Roman (extrait)

Kintu

Ecrivain

Kintu avait pourtant bien assuré son destin : deux épouses jumelles, une quantité d’enfants, une province bugandaise à gouverner, le tout sans trop pâtir des sanglantes rivalités entre familles royales. Jusqu’à ce que ce geste tragique, tuant accidentellement son fils adoptif, ne condamne sa descendance. Et la malédiction pèse lourd. Folie, mort violente, suicide : trois siècles de malheurs. Dès ce premier roman, l’écrivain ougandaise Jennifer Nansubuga Makumbi a su faire reconnaître de magnifiques talents de conteuse et un humour subtil mais non dissimulé. AOC continue sa série estivale avec les premières pages de cette saga traduite par Céline Schwaller, et à paraître à la rentrée aux Éditions Métailié.

Prologue

Bwaise, Kampala

Lundi 5 janvier 2004

 

Quelqu’un frappa à la porte. La compagne de Kamu se réveilla et l’enjamba pour aller ouvrir. Elle ramassa un kanga par terre et l’enroula autour de son corps nu. Elle tchipa, agacée d’être dérangée de si bonne heure, et alla à la porte avec la contrariété d’une épouse légitime dont le mari était à la maison.

La femme se considérait comme l’épouse de Kamu car elle avait emménagé avec lui deux ans plus tôt et il ne l’avait pas une seule fois jetée dehors. Tous les soirs après le travail il rentrait la retrouver, rapportait des provisions, mangeait les plats qu’elle préparait. Il avait toujours une faim de loup. Lorsqu’elle partait voir ses parents, Kamu lui donnait de l’argent pour qu’elle n’y aille pas les mains vides. C’était plus que ce qu’avaient bon nombre d’épouses agréées. En outre, elle n’avait entendu aucune rumeur à propos d’une autre femme. Kamu se tapait peut-être une fille de temps en temps mais au moins n’en faisait-il pas étalage devant elle. Le seul obstacle dans sa quête pour devenir l’épouse de Kamu à part entière était qu’il continuait d’utiliser un préservatif avec elle. Sa semence lui étant inaccessible, elle n’avait pu s’enraciner suffisamment pour résister à de futures tempêtes. Un enfant était beaucoup plus sûr que se dandiner dans l’allée d’une église avec une alliance au doigt et un bout de papier à la main. Néanmoins, elle attendrait son heure : on avait déjà vu des préservatifs se déchirer. Par ailleurs, faire l’amour avec un préservatif, c’était comme sucer un bonbon avec le papier : Kamu finirait par s’en lasser.

La femme déverrouilla la porte et l’ouvrit. Elle sortit et se campa sur la véranda l’air sévère, les bras croisés. En contrebas se trouvaient quatre hommes dont le souffle formait de la vapeur dans l’air matinal. Ils la saluèrent sèchement en évitant son regard, comme des prêteurs sur gages bien décidés à récupérer leur argent. Cela fit fondre l’irritation de la femme et elle s’humecta les lèvres. Les hommes demandèrent à voir Kamu et elle retourna dans la chambre.

 

La femme et Kamu vivaient dans une maison mitoyenne de deux pièces à Bwaise, un quartier marécageux situé derrière les hauteurs de Kampala. Kampala est perchée, de façon précaire, sur de nombreuses collines. Comme d’autres zones humides, Bwaise est une plaine inondable naturelle s’étendant au pied de celles-ci. Mais à cause des migrants urbains comme Kamu et sa compagne, ces marécages sont aujourd’hui des bidonvilles. À l’époque coloniale, ces plaines étaient occupées par l’élite intellectuelle ougandaise tandis que les Européens habitaient sur les collines. Après le départ des Européens, les Ougandais instruits étaient sortis des marais, délaissant la boue pour prendre les versants d’assaut alors que les Ougandais sans éducation inondaient les plaines marécageuses. Une fois installés sur les hauteurs, les Ougandais cultivés traitèrent ces derniers avec le même mépris que les Européens avaient eu pour eux. Quoi qu’il en soit, la méfiance avait dévalé les collines pour tomber dans les marécages : tous les habitants des marais étaient des voleurs.

En retournant dans la chambre, la femme trébucha sur des nattes roulées qui avaient glissé sur le sol. Elle les redressa et vit, à sa grande consternation, que les tons vifs de vert, rouge et violet s’étaient dissous pour devenir de vagues taches délavées, effaçant les motifs compliqués tissés par sa mère. Malgré les tonnes et les tonnes de terre compactée pour combler le marécage, Bwaise se comportait comme si ses résidents étaient encore les poissons, les grenouilles et les ignames de l’époque précoloniale. À la saison sèche, le sol de sa maison pleurait et l’humidité rongeait tout ce qui était posé dessus. À la saison des pluies, la femme portait tout ce qui avait de la valeur sur sa tête. Parfois, cependant, l’eau venait à la fois du ciel et du sol  ; là, la maison était inondée. À en juger par l’aspect de ses nattes, il avait plu pendant la nuit.

Alors qu’elle étendait les nattes décolorées sur le canapé Johnson maigrichon, elle sentit une couche de poussière sur ses élégants dossiers de chaises blancs. La coupable était l’étincelante chaîne Sonny 5 CD (une copie d’un modèle Sony fabriquée à Taïwan) tassée dans un coin. Elle jeta un coup d’œil en direction de l’appareil et sentit son cœur se gonfler d’orgueil. Depuis l’arrivée de celui-ci, juste avant Noël, Kamu mettait la musique à fond au grand désespoir de leurs voisins. Les vibrations secouaient les murs fragiles et faisaient voler de la poussière. Le coffre en bois sur lequel trônait une petite télé Pansonic (elle aussi made in Taïwan) était également humide. Si l’humidité s’infiltrait dans la télé, cela ferait des étincelles. Elle envisagea de déplacer l’appareil, mais il n’y avait nul autre endroit où poser l’écran plat.

La femme se faufila derrière le canapé et retourna dans la chambre. Kamu dormait encore. Elle le secoua doucement.

– Kamu, Kamu ! Il y a des hommes qui veulent te voir.

Kamu se leva. Il était contrarié, mais la femme ne savait pas comment s’excuser pour ces hommes. Il enfila un t-shirt, qui pendait mollement, trop grand pour lui. Lorsqu’il se retourna, le « Chicago Bulls » s’était incurvé dans son dos. Il prit ensuite un pantalon gris accroché à un clou planté dans le mur et l’enfila. La femme lui tendit une tasse remplie d’eau. Il se lava le visage et se rinça la bouche. Lorsque Kamu sortit de la maison, les hommes le saluèrent l’un après l’autre mais évitèrent de le regarder.

– Suivez-nous, monsieur Kintu. Nous avons des questions à vous poser, déclara l’un des hommes alors qu’ils tournaient déjà les talons.

Kamu haussa les épaules. Il avait reconnu les conseillers locaux de Bwaise centre.

– Des CL, murmura-t-il à sa compagne, et ils échangèrent un regard entendu. Les CL avaient tendance à poser des questions inutiles pour montrer qu’ils travaillaient dur.

Alors qu’il mettait une paire de sandales, Kamu fut pris d’une crise d’éternuements.

– Tu devrais peut-être mettre une veste, suggéra sa compagne.

– Non, c’est mes allergies du matin. Ça va aller.

Sans cesser d’éternuer, Kamu suivit les hommes. Il supposait qu’un débiteur était peut-être allé trop loin et l’avait signalé aux autorités locales. Les conseillers étaient venus le cueillir à l’aube, avant que la journée ne l’engloutisse. C’était par jalousie pour sa chaîne stéréo et sa télé flambant neuves, sans aucun doute.

Ils empruntèrent un petit chemin, traversèrent une rigole encombrée de déchets, passèrent devant des latrines surélevées en haut d’une volée de marches. L’herbe était tellement trempée qu’elle produisait des bruits de succion sous leurs pas. Kamu releva son pantalon pour le protéger jusqu’à ce qu’ils arrivent sur la route de terre rouge plus large avec son flot régulier de piétons, de cyclistes et de voitures.

Là, les conseillers le cernèrent et ses mains furent promptement liées derrière son dos. Pris au dépourvu, Kamu demanda :

– Pourquoi est-ce que vous me menottez comme un voleur ?

Par ces mots, Kamu se condamna. Un garçon – cela aurait pu être une fille – cria :

– Hé, hé, un voleur. Ils ont attrapé un voleur !

Bwaise, jusque-là encore à moitié assoupi, se redressa. Ceux dont le travail pouvait attendre un peu s’arrêtèrent pour regarder. Ceux qui n’avaient pas de travail du tout traversèrent la route pour mieux voir. Et pour ceux pour qui le travail était aussi rare qu’une fleur d’igname, c’était l’occasion de se sentir utile.

Le mot « voleur » se mit à rebondir ici et là, d’abord sous forme de question puis comme un fait avéré. Il se répétait encore et encore à la manière d’un écho. La foule grossit, gonflée par des insomniaques, par des hommes ayant fui le regard affamé de leurs enfants, par des enfants sans abri qui avaient bondi hors du marais comme des grenouilles, par des femmes en colère qui gesticulaient en disant « Faites-le souffrir : les voleurs nous font passer des nuits blanches », et par des jeunes qui criaient « On le tient ! »

Comprenant ce qui se passait, les conseillers pressèrent le pas pour mettre Kamu à l’abri, mais leur hâte ne fit qu’attiser la colère.

« Où l’emmenez-vous ? » voulait savoir la foule qui désormais les suivait. Les conseillers comprirent trop tard qu’ils se dirigeaient vers le marché de Bwaise. Une multitude de vendeurs, lesquels détestaient les conseillers, les avaient déjà repérés et venaient à leur rencontre. Avant qu’ils ne soient seulement arrivés, l’un d’eux pointa un doigt en direction des conseillers et cria :

– Ils vont le relâcher.

L’idée de relâcher un voleur révolta tellement la foule que quelqu’un donna un coup de pied dans les jambes de Kamu. Kamu chancela. Des jeunes se mirent à sauter de joie et à applaudir en riant. Enhardi, un autre lui asséna un coup de pied dans les chevilles. « Amuwadde ’ngwara ! » encouragèrent les jeunes. Puis un puissant coup de poing l’atteignit derrière l’épaule. Kamu se retourna pour voir qui l’avait frappé mais un deuxième lui meurtrit l’autre épaule et il continua de se tourner d’un côté et de l’autre jusqu’à ce qu’il n’arrive plus à suivre le rythme.

– Arrêtez ça, vous autres ! Arrêtez ça tout de suite ! intervint un conseiller en élevant la voix, mais une pierre lui passa juste au-dessus de la tête et il se baissa pour l’éviter.

La foule avait pris le contrôle. Tout le monde exigeait de frapper quelque part, n’importe où sauf à la tête. Un gamin se fraya un chemin à travers la foule, parvint à botter les fesses de Kamu puis repartit en courant et en criant d’une voix fébrile à ses amis :

– Je lui ai filé un coup de pied circulaire en mode tyang !

Des hommes en colère qui venaient d’arriver demandèrent :

– C’est un voleur, ça ? – car Kamu avait cessé d’être humain.

Le mot voleur résumait l’ennemi commun. Pourquoi il n’y avait pas eu de dîner la veille au soir ; pourquoi leurs enfants n’allaient pas à l’école. Voleur, le président arrivé vingt-cinq ans plus tôt en leur faisant miroiter la « démocratie » et qui avait récemment ri en déclarant : « J’ai vraiment dit démocratie ? J’étais teeeellement naïf à l’époque. » Voleurs, les percepteurs des impôts qui leur prenaient leur argent pour le redistribuer aux riches. Voleur, Dieu qui tenait un aérosol d’Africancide, le doigt fermement pressé sur le pulvérisateur.

Des voix dans la foule disaient leur ras-le-bol de voir la police arrêter des voleurs uniquement pour les croiser à nouveau libres le lendemain. Personne ne demandait ce que ce voleur avait volé : il a vraiment une tête de voleur, celui-là, et on en a marre. Seuls les conseillers savaient que Kamu devait simplement être interrogé afin d’expliquer où il avait trouvé l’argent pour s’acheter un lecteur 5 CD flambant neuf et une télé à écran plat.

Tandis que les coups pleuvaient sur son dos, Kamu se convainquit qu’il était en train de rêver. Il était Kamu Kintu, un humain. Et eux aussi, ils étaient des bantu. Des humains. Il allait se réveiller d’un instant à l’autre. Il irait ensuite voir son père, Misirayimu Kintu. Il faisait des cauchemars pareils parce qu’il le négligeait. Il ne s’apercevait pas qu’il s’était recroquevillé, qu’on lui avait arraché son menaçant Chicago Bulls, que son pantalon gris était sale et qu’il avait perdu une de ses sandales, que la peau de son torse était plus sombre et luisante là où elle était enflée, que ses lèvres avaient gonflé, qu’il saignait d’une narine et de la bouche, qu’il avait l’œil gauche fermé et que seul le droit fixait la scène. Kamu continuait de rêver.

À ce moment-là, un homme pris d’une fureur renouvelée arriva avec une hache. Sa colère et son impatience semblaient dire : Vous ne faites que caresser ce rat. Il prit de l’élan et abattit le dos de sa hache sur la tête de Kamu, kppau. Étourdi, Kamu s’effondra à côté d’un tas de blocs de ciment. L’homme souleva un parpaing au-dessus de sa tête, chancela sous son poids puis le lâcha. Le crâne de Kamu explosa en répandant une bouillie grise. La foule hurla et se dispersa, horrifiée. Les quatre conseillers disparurent.

L’œil droit de Kamu fixait la scène.

 

La compagne de Kamu apprit sa mort seulement quand l’enfant d’un voisin, qui se rendait à l’école à ce moment-là, rentra chez lui en courant et cria :

Muka Kamu, Muka Kamu ! Votre compagnon s’est fait tuer ! Ils ont dit que c’était un voleur !

La femme courut jusqu’à la route. Au loin, elle vit un corps étendu par terre avec un parpaing sur la tête. Elle reconnut le pantalon gris et la sandale. Elle retourna chez elle en courant et ferma la porte à clé. Puis elle se mit à trembler. S’assit dans le fauteuil. Se leva et posa les mains sur sa tête. Elle les retira de sa tête et se frappa les cuisses en murmurant « maama, maama, maama », comme si son corps était en feu. Elle avala une longue goulée d’air pour contrôler ses sanglots mais ses poumons ne purent retenir autant d’air très longtemps – et il ressortit en un autre sanglot. Elle secoua son corps comme si elle berçait un bébé en pleurs sur son dos, mais elle finit par abandonner et les larmes se mirent à couler en silence. Elle refusa d’aller ouvrir aux femmes qui frappaient à sa porte pour l’apaiser et pleurer avec elle. Mais les larmes solitaires ont la particularité de se tarir rapidement.

La femme ferma les yeux et se regarda en face. Elle pouvait rester à Bwaise et le pleurer ; fuir serait synonyme de culpabilité. Mais après ça, quoi ? Kamu n’allait pas revenir. Elle ouvrit les yeux et vit le lecteur 5 CD, la télé avec son écran plat, le canapé et le lit double. Elle se demanda : portes-tu son enfant ? Non. T’a-t-il présenté à sa famille ? Non. Et si tu étais morte, Kamu t’aurait-il glissée entre des draps de terre avant de s’en aller ? Oui.

Le lendemain matin, les deux pièces que Kamu et sa compagne avaient occupées étaient vides.

 

Trois mois plus tard, pour le Vendredi saint, le 9 avril 2004, Bwaise trouva à son réveil les corps de quatre conseillers et de six autres hommes – tous impliqués dans la mort de Kamu – dispersés le long de la rue principale. Bwaise, bourg sans cœur, haussa les épaules et dit :

– Leur heure était venue.

Mais trois personnes, deux hommes et une femme, dont l’ouverture des étals était retardée par le temps infini que prenait l’enlèvement des corps, firent le lien entre ce massacre et la mort de Kamu.

– Ils ont attaqué un essaim d’abeilles mortelles, déclara le premier homme. Parfois le sang est poisseux : on ne peut pas le verser et s’en aller comme ça.

Mais le second avait des doutes ; il accusait le destin.

– C’était inscrit dans son nom, dit-il. Qui donnerait à son enfant Kamu[1] comme prénom et Kintu comme nom de famille ?

– Quelqu’un qui cherche à redoubler la malédiction, rétorqua le premier en tchipant entre ses dents, agacé.

Mais la femme, qui mâchonnait un morceau de canne à sucre, secoua la tête :

– Mouais. – Elle aspira longuement et bruyamment le jus puis cracha la tige. – N’empêche… – Elle pointa le menton en direction des corps. – C’est ce qui arrive à une race incapable de se valoriser sur le marché.

 

 

Livre I

Kintu Kidda

 

1

Province du Buddu, Buganda :
La Lune de Gatonya, 1750

Minuit

 

Curieusement, c’est du soulagement que Kintu ressentit en sortant de sa maison. Un long et périlleux voyage l’attendait. Au bout de ce voyage soufflait une tempête royale : les princes se battaient à nouveau pour le trône et ils n’avaient pas encore rengainé leurs armes. Peut-être devrait-on le porter pour le retour, la tête séparée des épaules – les hommes du peuple avaient tendance à perdre la tête quand les membres de la famille royale se battaient. Pourtant, Kintu Kidda, ppookino de la province du Buddu, était heureux de s’éloigner de chez lui.

C’était Babirye, son autre épouse.

La dernière fois qu’il l’avait vue, c’était dans la matinée, alors qu’elle emmenait les chèvres manger les peaux de bananes. Elle avait l’œil noir et il avait détourné le regard. Kintu n’avait jamais trouvé de répit dans les yeux de Babirye, pas même le jour de leur mariage. Il songea aux hommes qui dans les légendes épousaient des esprits sans le savoir, mais il écarta cette pensée. Babirye n’était pas un démon, juste une femme exécrable. Il la chassa de son esprit. Il serait mal avisé de se charger en plus d’une épouse au regard haineux pendant ce voyage.

Il s’arrêta sur le seuil de Mayirika, sa résidence principale. Le monde était tranquille. Sur sa droite, une nébuleuse de jeunes étoiles formait une traînée dans le ciel. À sa gauche, quelques autres solitaires, plus vieilles, clignotaient d’une lumière lasse. Autour de lui, l’air de minuit était froid et calme. L’obscurité était dense. Des lucioles tentaient de la percer – allumées, éteintes, allumées, éteintes –, en vain. Kintu était satisfait de ces conditions. C’était la raison pour laquelle lui et ses hommes prenaient la route à minuit. Ils auraient parcouru une bonne distance avant l’aube et jouiraient ensuite d’un court laps de temps pendant lequel le soleil serait encore léthargique. À midi, quand le soleil commençait à cuire le monde, ils s’arrêteraient pour la journée et dormiraient jusqu’à minuit, heure à laquelle ils reprendraient la route.

Depuis l’endroit où il se trouvait, Kintu entendait Nnondo, son lieutenant, donner ses instructions aux hommes en bas de la cour, près du portail. Il ne les voyait pas mais sentait l’agitation fébrile des plus jeunes, sans doute impatients de commencer le voyage. Leurs aînés étaient doués pour cacher leur excitation. Kintu toucha sa courte lance, qu’il gardait dans un fourreau contre son ventre. Il ajusta son tissu d’écorce puis la peau de léopard par-dessus. Il s’éloigna du seuil de sa maison.

Tandis qu’il traversait la vaste cour, deux silhouettes sortirent précipitamment de la maison où logeaient les aînés des garçons. Ses fils, Kalema et Baale, étaient en retard et avaient manqué les consignes. Kalema se rendait à la capitale pour y trouver du travail et Baale tenait à accompagner son frère jusqu’à l’aube, après quoi il rentrerait au village. Kintu secoua la tête en les voyant passer devant lui.

– Vous auriez dû être des femmes, vous deux.

Comme ses hommes fermaient le portail extérieur en roseau, quelque chose poussa Kintu à se retourner. Les trois maisons principales, désormais de simples ombres, étaient silencieuses. Ainsi qu’il en avait donné l’ordre, tout le monde, y compris ses épouses jumelles Nnakato et Babirye, enfants et serviteurs, était couché. Pourtant, il se sentait épié par quelqu’un, quelque chose. Il hésita un instant puis entama son voyage.

 

Kintu était en chemin pour Lubya afin d’aller rendre hommage à Kyabaggu, le nouveau kabaka. Kyabaggu s’était emparé du trône et avait fait de la colline de Lubya la nouvelle capitale, prétendant que Namugala avait abdiqué. Personne n’était dupe. Les ba kabaka ne cédaient pas leur trône comme ça. Tant que Namugala n’était pas officiellement mort, le royaume marchait sur la pointe des pieds.

Kintu voyageait avec une modeste suite de vingt-cinq hommes choisis et menés par son lieutenant et homme de confiance, Nnondo. Tous étaient des guerriers. Kintu ne savait pas à quoi s’attendre de la part de Kyabaggu, mais emmener un grand groupe de bambowa était imprudent. Dans tous les cas, si Kyabaggu voulait le tuer, ses hommes seraient incapables de le protéger. En tant que nouveau kabaka et ayant récemment dépouillé son frère de son trône, Kyabaggu serait fébrile. Kintu était surpris que Kyabaggu ait renversé le fils de sa propre mère. En temps normal, la mère formait un véritable lien entre ses fils, mais une fois encore les familles royales n’étaient guère normales. C’était une époque terrible pour être de sang royal. Les rois et les princes avaient des vies particulièrement courtes. N’importe quel prince pouvait revendiquer son droit au trône à n’importe quel moment. Le vainqueur massacrait souvent ses frères et ses cousins. Les femmes intelligentes se gardaient de proclamer leurs fils princes. Les femmes encore plus intelligentes surveillaient le trône et prévenaient leurs fils lorsqu’il était prêt à être saisi.

Depuis qu’il avait été nommé ppookino, Kintu avait servi cinq rois. Il se souvenait de Kagulu, le premier kabaka qu’il avait servi. Durant son bref règne, Kagulu avait égorgé plus de sujets que de chèvres. Pendant les lukiiko trimestriels, les sessions parlementaires, les gouverneurs retenaient leur souffle. Kagulu était aussi changeant que le lac Nnalubaale[2] – tantôt calme ; tantôt agité ; tantôt mortel ; tantôt rieur. Les dieux avaient abandonné Kagulu après qu’il eut mis à mort son demi-frère, Musanje, pour avoir tué un autre de ses frères, Luyenhe, lors d’un combat de lutte. Craignant pour leur vie, les frères de Musanje, ceux avec lesquels il partageait une mère, s’étaient enfuis avec l’aide de leur sœur aînée Nnassolo, emmenant également les trois petits garçons de Musanje.

Quand Kintu se rendit à Bulizo pour le lukiiko suivant, il régnait dans le palais de Kagulu un silence sinistre. C’était comme si le souverain avait conscience que ses jours étaient comptés. Personne ne savait où Nnassolo et ses frères s’étaient enfuis. Mais tout le monde savait que la princesse était en colère. Peu après son retour dans le Buddu, Kintu apprit que Bulizo était en état de siège. Nnassolo était revenue, grondant comme Kiyira, le Nil. Kagulu s’enfuit et Nnassolo le poursuivit. Kagulu avait beau être aussi rapide qu’un cobe dans la savane, Nnassolo était impitoyable : elle voulait sa mâchoire en guise de trophée. Pendant un temps, Kagulu se cacha dans des fossés et dans des grottes de la région de Buto. Lorsqu’il se fit capturer, et alors qu’il avait passé des foules entières au fil de sa lance, Kagulu refusa d’affronter sa propre mort comme un homme. Magnanime, Nnassolo le fit noyer.

Nnassolo installa ensuite le frileux frère aîné, Kikulwe, sur le trône du kabaka. Kintu sut tout de suite que Kikulwe ne ferait pas long feu. L’histoire avait montré que les rois qui se battaient pour le trône le conservaient plus longtemps que ceux qui se contentaient d’en hériter, et Kikulwe était naïf. Comme si cela pouvait guérir le royaume, il y apporta musique et gaieté. Mais il dansa trop longtemps, trop loin de son trône, et son frère Mawanda s’en empara. Kintu rit en se rappelant l’excuse de Mawanda : apparemment, le gentil Kikulwe avait creusé une fosse avec des pieux au fond pour le tuer.

Le règne de Mawanda, quoique plus long et plus prospère, fut sapé par des rumeurs mettant en doute son héritage royal. Finalement, les trois fils de Musanje, ceux avec lesquels Nnassolo et lui s’étaient enfuis, déposèrent Mawanda. Kintu s’indigna. Mawanda avait élevé ces garçons lui-même ! Les trois vipères se succédèrent ensuite dans la folie. L’aîné, Mwanga, ne resta que neuf jours sur le trône bien qu’il ait sacrifié un cousin maternel pour assurer la longévité de son règne. Furieux, le père du cousin le tua avant que ses fesses aient réchauffé le trône. Tandis que Kintu prenait la route pour aller rendre hommage à Mwanga, Namugala, la deuxième vipère, planifiait sa propre cérémonie de couronnement élaborée à Naggalabi. Pendant les huit ans de règne de Namugala, le royaume connut la paix et la tranquillité. Mais Kyabaggu, la plus jeune des trois vipères, était fébrile. Et maintenant il avait attaqué. Kintu soupira. Une abdication, tu parles ; c’est dire à quel point le monarque prenait ses sujets pour des imbéciles !

Kintu imputait l’instabilité du trône du Buganda aux femmes. Contrairement aux hommes du peuple, les enfants d’un kabaka appartenaient au clan de leur mère. Si cela assurait la répartition du titre de kabaka entre les différents clans du Buganda, la coutume conférait un immense pouvoir à la reine-mère, la namasole. Afin de protéger sa position, la mère du roi en titre encourageait ses frères à hériter du trône. Les trois vipères partageaient la même mère, Nnabulya. D’une ambition sans limite, Nnabulya avait semé l’ardent désir de régner chez les trois jeunes princes. Kintu reconnaissait sa patte dans la calomnie malveillante ayant mis en doute la lignée royale de Mawanda. Mais qu’y avait-elle gagné ? Mwanga était mort, Namugala exilé, probablement mort aussi, et Kyabaggu était condamné à mourir de la même façon. Kintu soupçonnait Nnabulya, qui avait soutenu des cours rivales sous le règne de Namugala, de craindre que des demi-frères ne déposent facilement son fils inconsistant et n’orchestrent cette histoire d’abdication. Avec Kyabaggu, Nnabulya avait une troisième chance d’être la mère du roi.

Kintu secoua la tête. Nnabulya lui rappelait son épouse Babirye. Si seulement les hommes de sang royal voyaient au-delà de la beauté lorsqu’il s’agissait de choisir des femmes, peut-être le trône serait-il plus en sécurité. Mais bon, les hommes de sang royal n’étaient pas réputés pour leurs prouesses intellectuelles. Kintu ne voyait pas de fin à ce bain de sang. En dépit de tout cela, il avait hâte d’arriver à Lubya pour voir quelle nouvelle folie royale allait incarner Kyabaggu.

 

2

Le groupe formait un cortège ondoyant. Les hommes descendaient la colline depuis la cour de Kintu, traversant des parcelles cultivées sur ses terres, passant devant des maisons silencieuses plongées dans l’ombre jusqu’à ce qu’ils arrivent en bas près du puits où les habitants du village venaient tirer de l’eau. La lune, comme prise de timidité, se cachait encore derrière un nuage. Cela étant, l’obscurité nocturne commençait à se dissiper. Kintu regarda au loin mais la nuit n’offrait aucun horizon. Pourtant, pour lui, le paysage était clair. Il connaissait chaque ondulation de la terre, chaque buisson et fourré, et chaque vieil arbre de façon intime.

Le temps que le groupe arrive au Nswera, un large cours d’eau qui coupait le village de Kiyirika du reste de la province du Buddu, les lucioles s’étaient endormies. La lune les suivait désormais à distance, à la manière d’un petit frère curieux. Elle tombait à point : les marcheurs avaient besoin de lumière pour traverser le marécage. Le Nswera se trouvait dans un immense bassin : ses bords étaient abrupts tandis que le fond était plat.

Dix hommes descendirent dans le marais avant que Kintu n’autorise ses fils à les suivre. Les ronflements de la nature emplissaient l’air. Les feuilles bruissaient et les insectes stridulaient. Plus près du cours d’eau, des grenouilles coassaient comme si on les avait payées pour se produire en concert. Le groupe le traversa sans encombre et s’attaqua à la pente pour remonter de l’autre côté. Tout à coup, telle une chouette, Babirye descendit en piqué pour venir se percher dans l’esprit de Kintu. Elle était énorme et noire, menaçante. Kintu la contempla un instant puis la congédia.

Quatre heures plus tard, ils avaient pénétré à l’intérieur de Nabweteme, une forêt tropicale dense. La lune, à présent énorme et basse, voguait juste au-dessus de la canopée. Sa lumière formait des zébrures à travers les arbres. La forêt était silencieuse. Quand Kintu leva à nouveau les yeux, la lune s’employait à les distancer comme si elle s’était attardée trop longtemps en leur compagnie. Il la vit sombrer derrière les arbres et songea : c’est ainsi que nous vieillissons, en laissant la lune et le soleil nous dépasser.

La première partie de la forêt prenait fin brusquement et ils débouchèrent dans une clairière. L’aube se levait au loin. Kintu l’observait lorsqu’il sentit un courant d’air froid sur sa tête, comme si ses cheveux étaient soulevés. Il retint son souffle – il n’y avait aucune tension parmi ses hommes. Étaient-ils traqués ? Mais le groupe était trop conséquent pour être attaqué par des animaux sauvages. Son esprit retourna précipitamment auprès de sa famille mais il ne sentit aucun danger là-bas non plus. Pourtant, il était certain que quelque chose clochait. Il demanda à ses fils, Kalema et Baale, qui traînaient maintenant quelque part à l’arrière du groupe, de marcher à côté de lui.

L’horizon se fissura en rayons écarlates. Le groupe eut quelques précieuses minutes pour profiter du lever de soleil avant d’entrer dans la seconde partie de la forêt.

L’esprit de Kintu s’égara jusqu’à ses épouses, Babirye et Nnakato. Il aurait préféré affronter une mutinerie au sein de son armée plutôt que Babirye, même si celle-ci était la réplique de sa Nnakato bien-aimée. Il n’avait jamais voulu faire cohabiter deux femmes sous le même toit au départ, pas même de vraies jumelles.

La tradition prétendait que les vrais jumeaux étaient une seule âme qui, ne parvenant pas à résoudre le conflit primal de l’être, se scindait pour donner naissance à deux personnes. L’aîné des jumeaux, appelé Babirye si c’était une fille, était censé être l’âme originelle. Nnakato, la cadette, était la copie, la mutine. Mais Kintu ne voyait pas comment cela pouvait être le cas pour ses épouses. Pour lui, c’était Nnakato l’original. Loin d’être égoïste, Nnakato était la pacificatrice qui laissait toujours Babirye agir à sa guise. C’était forcément Babirye qui s’était brouillée avec elle. Elle l’avait poussée et bousculée jusqu’à ce que Nnakato s’écarte de son chemin. Babirye était née la première et était dès lors devenue la jumelle dominante.

Ils avaient pénétré dans la seconde partie de la forêt. Le feuillage était mouillé comme s’il avait plu quelques instants plus tôt. La frondaison cachait les premiers rayons de soleil. Pourtant, Kintu voyait parfaitement. D’immenses acajous s’élançaient vers le ciel, déchirant une voûte de branches touffues. Dessous, des arbustes malingres formaient un sous-bois chétif. Le sol de la forêt était tapissé d’une épaisse couche de feuilles en décomposition. De minuscules graines noires et dures jonchaient le sol. De temps à autre, ils tombaient sur un arbre très ancien dont les racines larges et entremêlées les dominaient de toute leur hauteur.

L’esprit de Kintu s’attarda sur le conflit primal qui conduisait une âme à se scinder en deux jumeaux. Quelle que soit la façon dont il regardait les choses, la vie était tragique. Si l’âme était en conflit dès le stade le plus précoce de l’existence, quelle chance les communautés avaient-elles ? Cela rendait absurde la coutume ganda de marier deux vraies jumelles au même homme. Cela allait à l’encontre de leur nature, se dit Kintu. Les jumeaux se séparaient car ils ne pouvaient former un tout, alors pourquoi les garder comme tels dans la vie ? En outre, lorsqu’il s’agissait d’hommes, des vrais jumeaux n’épousaient pas la même femme.

Mais alors même qu’il pestait contre la coutume, Kintu savait que dans le monde des jumeaux les choses pouvaient être pires. Certaines personnes naissaient sous la forme d’une âme unique mais abritaient deux personnalités. Plus tragiques encore étaient les jumeaux qui changeait d’avis trop tard et arrivaient soudés.

– Des fourmis rouges, s’écria quelqu’un, et les hommes s’immobilisèrent.

– Remontez vos vêtements : ces guerrières cherchent avant tout les zones poilues, avertit Nnondo, le chef de la troupe.

Un par un, les hommes sautèrent par-dessus le motif complexe formé par les processions de fourmis.

– Il y en a partout, cria quelqu’un d’autre à l’arrière du groupe.

Le cortège ordonné fut rompu. Par bonheur, ils avaient atteint l’orée de la forêt et débouchèrent bientôt à l’air libre. Les hommes jetèrent leur lance et leur chargement, tapant des pieds et se dévêtant.

Hors de la forêt, la végétation changeait du tout au tout. Une étendue d’herbe à éléphant s’étirait à perte de vue. Un léger jaunissement des feuilles indiquait que le sol de cette région était salé. La terre, jusqu’ici un terreau sombre, tirait maintenant vers le rouge. Après le tapis doux et humide du lit de la forêt, le sol était dur sous leurs pieds. Le vent balayait le haut de l’herbe à éléphant et les feuilles ondoyaient comme des vagues sur un lac vert. Kintu se tourna vers son fils Baale et lui dit qu’il était temps de rentrer au village.

À partir de ce moment-là, le groupe marcha face au soleil. Les hommes suivaient son rythme en observant la façon dont il projetait leurs ombres et mesuraient leur énergie à l’aune du triste état de la végétation.

 

Kintu avait épousé Nnakato en premier. Il l’avait épousée en dépit des conseils, en dépit de la coutume.

La première fois qu’il lui avait murmuré son désir pour elle, ils étaient tous les deux jeunes et Nnakato était timide.

– Tu sais que tu dois d’abord faire la cour à Babirye, l’avait-elle réprimandé d’un ton mélancolique.

Kintu avait secoué la tête :

– C’est toi que je veux.

Cette différence implicite entre elle et Babirye, la première dans la vie de Nnakato, était tellement enivrante qu’elle n’avait pas insisté pour que Kintu les courtise toutes les deux. En apprenant la demande en mariage de Kintu, ses parents rejetèrent tout d’abord l’idée de séparer les jumelles. Cependant, ils finirent par capituler. Si Kintu refusait d’épouser les deux filles, il devrait attendre que Babirye, l’aînée des jumelles, se marie.

Kintu attendit.

Aucun homme ne murmurait à l’oreille de Babirye, pas même pour plaisanter. Le père de Kintu mourut et Kintu devint ppookino. Il fit ensuite pression sur les parents des jumelles pour qu’ils le laissent épouser Nnakato. Il prétendit qu’en tant que gouverneur, il était nu sans une épouse.

– C’est vrai, convinrent les parents. Cependant, comme vous le savez, nous avons les mains liées. Si vous voulez notre Nnakato, vous devez d’abord épouser notre Babirye et revenir plus tard pour Nnakato.

Kintu rejeta la coutume alors même qu’il s’agissait de vraies jumelles. Les parents étaient perplexes.

– Elles ne sont qu’une seule personne. Si vous voulez l’une, vous voulez forcément l’autre ?

Kintu protesta en disant que les jumelles n’avaient pas le même regard.

– Le regard de Babirye ne m’inspire pas confiance.

Afin d’étayer son point de vue, il demanda :

– Pourquoi est-ce qu’aucun homme ne l’a épousée ?

Les parents, qui tremblaient désormais devant le pouvoir de Kintu, offrirent Babirye en échange d’une demi-dot, mais Kintu continua de refuser. Désespérés, ils lui proposèrent de la lui céder pour rien en même temps que Nnakato, mais Kintu ne voulait pas entendre parler d’elle. Ils recoururent aux menaces.

– Nous ne vous souhaitons aucun mal, Kintu. Cependant, vous avez non seulement séparé notre Babirye de son autre moitié, mais vous l’avez humiliée.

– Si les filles ne voulaient pas être séparées au départ, elles n’auraient pas dû se scinder en jumelles.

Kintu se montrait intraitable.

Les parents abandonnèrent, se tournant vers les dieux pour demander grâce.

Mais après les noces, Nnakato refusa de s’installer avec son mari. Elle ne cessait de faire des allées et venues jusqu’à la maison de ses parents pour voir comment allait Babirye. Quand, après de nombreuses saisons, elle n’était toujours pas tombée enceinte, Kintu lui interdit d’aller rendre visite à sa sœur. Il déclara que si les jumelles devaient se voir, ce serait à Babirye, qui n’était pas mariée, de faire les trajets.

Pourtant Nnakato ne tomba pas enceinte.

Les parents hochaient la tête pour signifier on-vous-l’avait-bien-dit. Mais Kintu tenait Babirye pour responsable du ventre réticent de Nnakato. Certes, les jumeaux avaient peut-être une perception mystérieuse l’un de l’autre mais, pour lui, l’inquiétude qu’éprouvait Nnakato pour Babirye était due à la culpabilité et à la peur. C’était cela qui l’empêchait de concevoir. Kintu était certain que Babirye l’avait frappée si fort quand elles étaient dans le ventre de leur mère que Nnakato avait appris à faire la paix avec elle. Il était surpris que Babirye ne l’ait pas dévorée ; des personnalités aussi dominatrices mangeaient souvent leur jumeau ou leur jumelle et naissaient bossues.

Finalement, comme Nnakato ne parvenait pas à tomber enceinte et que Babirye ne parvenait pas à trouver un mari, Nnakato suggéra que sa jumelle vienne l’aider à concevoir. Même si Nnakato l’avait abandonnée pour un homme, Babirye était prête à partager son ventre. Au début, Kintu refusa de coucher avec elle. Pourtant, comme le temps passait, la stérilité manifeste de Nnakato commençait à compromettre non seulement sa virilité, mais également son statut de gouverneur. Les murmures chargés d’attente – La jeune mariée a-t-elle déjà des nausées matinales ? – et au départ bien intentionnés, se firent inquisiteurs avant de finir par s’essouffler. Kintu céda : mieux valait avoir des enfants avec la jumelle de Nnakato qu’avec une autre femme.

Même si les moments passés avec Babirye étaient rares et de pure forme, Kintu sentait qu’elle avait sauté sur l’occasion de devenir son épouse. Quand Babirye tomba enceinte, elle prit la place de Nnakato au sein du foyer avec enthousiasme, se promenant dans le village en montrant son ventre de plus en plus gonflé. Même quand Nnakato expliqua à Kintu son accord avec Babirye – à savoir que, le temps de la grossesse, elle se mettrait en retrait et prendrait le rôle de Babirye veillant sur sa sœur enceinte, Kintu refusa de faire confiance à l’aînée des jumelles. Pour lui, au cours de ces deux premières années pendant lesquelles Nnakato n’était qu’en visite dans sa propre maison alors que Babirye devenait son épouse, Nnakato se replia sur elle-même. Babirye joua bien son rôle. Les habitants ne remarquèrent qu’un léger changement dans le caractère de « Nnakato ». Apparemment, elle parlait d’un ton plus sec et se montrait irascible. Les vieilles femmes hochaient la tête d’un air entendu : les femmes enceintes étaient connues pour leur mauvais caractère.

Babirye donna naissance à des jumeaux. Elle allaita les bébés jusqu’à ce qu’ils commencent à marcher. Puis elle retourna chez ses parents. Au fils des ans, elle tira Nnakato d’affaire à quatre reprises. Chaque fois, Babirye donna naissance à de vrais jumeaux. Toutefois, pendant ses grossesses, Kintu restait loin de chez lui : il se rendait à la capitale ou faisait le tour de sa province.

Kintu était partagé. Il en voulait à Babirye de revendiquer son droit au mariage mais se félicitait d’engendrer des jumeaux. Son nouveau titre était Ssabalongo[3]. Les habitants s’émerveillaient : « Comme géniteur, Kintu est vraiment un chef. » Chaque fois qu’une paire de jumeaux arrivait, ils lui serraient la main : « Un homme fort peut se réveiller tard et parvenir malgré tout à en faire autant que nous qui nous levons à l’aube. »

Nnakato et Babirye étaient toutes deux devenues Nnabalongo, les enfants les appelaient toutes les deux « Mère », mais dans son cœur Babirye savait que lorsque les gens la nommaient Nnabalongo ils s’adressaient à sa sœur. Elle savait que les enfants l’appelaient Mère non parce qu’elle s’était agenouillée pour les mettre au monde dans la douleur, mais parce qu’elle était la sœur de leur mère. Les huit enfants de Babirye appartenaient à Nnakato.

 

C’était le milieu de la matinée : le soleil était encore affable. Les villages se trouvaient désormais derrière eux. Plus ils avançaient, plus la végétation s’étiolait. Les roseaux avaient fait place à de la ssenke, une herbe robuste accoutumée à un climat avare de pluies. Le sol était plus dur qu’avant. Même pour un novice entreprenant le voyage pour la première fois, le durcissement du sol, le jaunissement et la rareté de la végétation indiquaient qu’ils s’éloignaient des terres fertiles pour s’approcher d’un paysage plus aride.

 

Jennifer Nansubuga Makumbi, Kintu, traduit de l’anglais (Ouganda) par Céline Schwaller, © Éditions Métailié, 2019.

En librairie le 22 août.

 


[1]. Kamu est le nom ganda de Cham, le fils maudit de Noé. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

[2]. Le lac Victoria.

[3]. Après la naissance de jumeaux, le père est renommé Ssalongo et la mère Nnalongo. S’ils ont plus d’une paire de jumeaux, ils deviennent respectivement Ssabalongo et Nnabalongo.

Notes

[1]. Kamu est le nom ganda de Cham, le fils maudit de Noé. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

[2]. Le lac Victoria.

[3]. Après la naissance de jumeaux, le père est renommé Ssalongo et la mère Nnalongo. S’ils ont plus d’une paire de jumeaux, ils deviennent respectivement Ssabalongo et Nnabalongo.