Roman (extrait)

Peter Holtz – Autoportrait d’une vie heureuse

Ecrivain

On dirait presque Peter Holtz tout droit sorti d’un roman d’aventures du XVIIIe siècle. Mais c’est bien au XXe, quelques années après le Mur de Berlin, et du côté oriental de celui-ci, que ce jeune orphelin de 12 ans songe à un monde meilleur, à ce qu’est l’argent et à son abolition. Puis vient la chute. Comment ce garçon naïf deviendra-t-il un millionnaire avisé et parviendra-t-il à se débarrasser de son argent ? Où l’on apprendra comment le grand écrivain est-allemand Ingo Schulze, qui publie en France son sixième roman, raconte le déraillage des idéaux. Nous donnons ici, en avant-première, les premiers chapitres. À paraître aux éditions Fayard, dans la traduction d’Alain Lance et Renate Lance-Otterbein.

PREMIER CHAPITRE

Où Peter va au restaurant sans un pfennig en poche en expliquant pourquoi il trouve cela juste.
Réflexions sur le rôle de l’argent dans le socialisme.

 

En ce samedi de juillet 1974, huit jours avant mes douze ans, j’ignore encore tout de mon bonheur. Assis à la terrasse d’une auberge près de Waldau, j’attends que quelqu’un convainque la serveuse de la justesse de mes arguments ou bien règle mon addition qui s’élève à quatre marks et cinquante pfennigs. Je lui ai déjà expliqué à plusieurs reprises que je ne disposais d’aucun argent, ni dans les poches de mon pantalon ni chez moi, au foyer d’enfants Käthe-Kollwitz à Gradow-sur-l’Elbe.

« Mais enfin, ce n’est pas important, l’argent ! », dis-je, en ajoutant aussitôt : « Tant que je suis un enfant, notre société doit s’occuper de moi, que ce soit au foyer ou pendant un voyage à la mer Baltique. »

Je propose à nouveau à la serveuse de me confier un travail correspondant à la valeur de ce que j’ai mangé : une portion de jambonneau accompagnée de pommes de terre, de choucroute et de moutarde, ainsi qu’un verre de limonade, elle n’a qu’à me dire ce que je dois faire. Tout en ajoutant que je ne veux pas lui causer des problèmes pour avoir fait travailler un enfant. À l’évidence, elle ne devrait donc pas me facturer le repas. « Pourquoi notre société devrait-elle me remettre d’abord l’argent », lui dis-je, « si de toute façon cet argent aboutit tôt ou tard chez elle ? »

« Il aboutit où ça, l’argent ? » s’écrie la serveuse, haussant le ton à chaque mot prononcé.

« Dans la société », je lui réponds.

« Ça va pas, la tête ? » dit la serveuse en se tapotant la tempe. « Tu débloques complètement ! » Elle saisit la grosse natte noire qui pend en travers de son décolleté pour l’expédier par-dessus son épaule. Tandis qu’elle s’éloigne, la natte se balance entre ses deux omoplates avant de s’immobiliser lorsqu’elle s’apprête à monter les trois marches menant à la porte du restaurant.

Comme toujours en semblables situat


Ingo Schulze

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