Roman (extrait)

Peter Holtz – Autoportrait d’une vie heureuse

Ecrivain

On dirait presque Peter Holtz tout droit sorti d’un roman d’aventures du XVIIIe siècle. Mais c’est bien au XXe, quelques années après le Mur de Berlin, et du côté oriental de celui-ci, que ce jeune orphelin de 12 ans songe à un monde meilleur, à ce qu’est l’argent et à son abolition. Puis vient la chute. Comment ce garçon naïf deviendra-t-il un millionnaire avisé et parviendra-t-il à se débarrasser de son argent ? Où l’on apprendra comment le grand écrivain est-allemand Ingo Schulze, qui publie en France son sixième roman, raconte le déraillage des idéaux. Nous donnons ici, en avant-première, les premiers chapitres. À paraître aux éditions Fayard, dans la traduction d’Alain Lance et Renate Lance-Otterbein.

PREMIER CHAPITRE

Où Peter va au restaurant sans un pfennig en poche en expliquant pourquoi il trouve cela juste.
Réflexions sur le rôle de l’argent dans le socialisme.

 

En ce samedi de juillet 1974, huit jours avant mes douze ans, j’ignore encore tout de mon bonheur. Assis à la terrasse d’une auberge près de Waldau, j’attends que quelqu’un convainque la serveuse de la justesse de mes arguments ou bien règle mon addition qui s’élève à quatre marks et cinquante pfennigs. Je lui ai déjà expliqué à plusieurs reprises que je ne disposais d’aucun argent, ni dans les poches de mon pantalon ni chez moi, au foyer d’enfants Käthe-Kollwitz à Gradow-sur-l’Elbe.

« Mais enfin, ce n’est pas important, l’argent ! », dis-je, en ajoutant aussitôt : « Tant que je suis un enfant, notre société doit s’occuper de moi, que ce soit au foyer ou pendant un voyage à la mer Baltique. »

Je propose à nouveau à la serveuse de me confier un travail correspondant à la valeur de ce que j’ai mangé : une portion de jambonneau accompagnée de pommes de terre, de choucroute et de moutarde, ainsi qu’un verre de limonade, elle n’a qu’à me dire ce que je dois faire. Tout en ajoutant que je ne veux pas lui causer des problèmes pour avoir fait travailler un enfant. À l’évidence, elle ne devrait donc pas me facturer le repas. « Pourquoi notre société devrait-elle me remettre d’abord l’argent », lui dis-je, « si de toute façon cet argent aboutit tôt ou tard chez elle ? »

« Il aboutit où ça, l’argent ? » s’écrie la serveuse, haussant le ton à chaque mot prononcé.

« Dans la société », je lui réponds.

« Ça va pas, la tête ? » dit la serveuse en se tapotant la tempe. « Tu débloques complètement ! » Elle saisit la grosse natte noire qui pend en travers de son décolleté pour l’expédier par-dessus son épaule. Tandis qu’elle s’éloigne, la natte se balance entre ses deux omoplates avant de s’immobiliser lorsqu’elle s’apprête à monter les trois marches menant à la porte du restaurant.

Comme toujours en semblables situations compliquées, je tente de garder la tête froide et de réprimer la déception que j’éprouve à constater que même des adultes peuvent aujourd’hui encore faire preuve de manque de clairvoyance. Paul Löschau, que ferait-il à présent ? Je regarde le ciel. Observer les nuages, disait-il, serait la meilleure manière de se reposer quand vient à vous manquer l’énergie pour étudier. Ensemble, nous avons toujours découvert quelque chose dans la forme des nuages. D’énormes hérissons, crabes, ours ou lièvres défilaient au-dessus de nos têtes. Mais, certains jours, nous avons aussi aperçu les pionniers de la lutte pour notre cause, Ernst Thälmann ou Rosa Luxemburg et même une fois Lénine, menton pointé vers l’avant !

Mais aujourd’hui aucun nuage ne veut se métamorphoser. Dois-je prendre mes jambes à mon cou ? Mais ce serait faire passer mes propres intérêts avant ceux de la société. Et en fin de compte, la serveuse prendrait son égoïsme pour de la vigilance !

Entre-temps, l’affluence est telle que plusieurs clients attendent et qu’un serveur les repousse à l’entrée pour qu’ils fassent gentiment la queue. Je vais faire une dernière tentative pour convaincre la serveuse !

« La queue, c’est derrière ! » crie un homme. J’ai failli trébucher lorsqu’il m’a attrapé par le coude pour me tirer en arrière. « Tout au bout ! » ajoute la femme à côté de lui.

« Je dois parler à ma serveuse », dis-je. « J’ai déjà mangé et bu, mais la serveuse insiste pour que je paye… » Je les regarde l’un après l’autre, mais personne ne me répond. Lorsque finalement je commence à exposer à nouveau que cela n’a aucun sens d’utiliser de l’argent dans le socialisme, la femme me fixe d’un air pincé et montre derrière elle avec son pouce. « Tout au bout derrière », répète-t-elle.

Comme la serveuse ne revient pas, je me résous à barrer le chemin au serveur.

« T’as pas les yeux en face des trous ? » me dit-il en me poussant de côté, passant rapidement dans ses souliers noirs vernis.

« Ce n’est pas ainsi que tu trouveras une place », me dit sans élever la voix un homme d’un certain âge, dont le pantalon beige est retenu à hauteur du nombril par une mince ceinture blanche.

« Ce n’est pas une place que je cherche… », dis-je en me retournant à nouveau parce que le serveur est de retour, son plateau vide sous le bras. En marchant d’un pas rapide à côté de lui, je renouvelle ma demande.

« Ce garçon a une requête ! » dit l’homme aimable au pantalon beige en sortant de la queue. « C’est votre devoir de lui répondre ! »

Quand le serveur réapparaît, il me tend un livre et un stylo-bille.

« Ça s’appelle reviens, compris ? » fait-il sans s’adresser à moi, mais en dirigeant son regard vers l’homme aimable qui a repris sa place dans la file des gens qui attendent.

« Maintenant, tu dois avoir aussi le courage d’écrire ! », dit l’homme aimable.

Sur la reliure de faux cuir, je déchiffre le mot « livre d’or ». Comme il n’y a aucune chaise de libre, je m’assieds sur la barrière rouge et blanche qui longe la route, mon sac de camping posé à mes pieds. J’ouvre avec précaution le livre d’or. Les premières pages ont été arrachées, le restant ressemble à des tartines grignotées. Le livre d’or commence par des photos de mariage, il y en a même deux en couleurs. Puis un avis. Le texte n’est pas long, je reconnais quelques lettres et tente de former des syllabes pour ensuite les mettre bout à bout. J’ai une faiblesse en lecture et en écriture très importante, c’est ce que l’on pouvait lire dans l’appréciation sur mon bulletin, mais la note porte d’abord sur mon expression orale. Je ne parviens pas à saisir le sens de toutes les phrases. Quand je reprends depuis le début, je commence à comprendre que cet avis porte sur les toilettes pour dames, ce qui me facilite la compréhension. Toutes les toilettes seraient hors d’usage ! C’est avec une indignation croissante que je prends connaissance de cette situation concrète. En conclusion : elle n’a même pas osé faire « la petite commission ». La personne qui a signé, Dagmar Freudental, exige une prise de position de l’équipe responsable de ce restaurant entreprise d’État. Puis une adresse est indiquée. Je suis impressionné par le caractère factuel et la richesse de détails de ce qui est écrit. C’est comme ça que j’aimerais pouvoir exprimer mes idées. Mais comme je me suis patiemment exercé à écrire les mots d’ordre du 1er Mai, je peux maintenant en faire usage de façon autonome : « Vive la satisfaction des besoins primordiaux ! » Jambonneau et limonade, j’en suis convaincu, c’était le bon choix. « À bas l’égoïsme personnel, à bas la propriété privée ! », écris-je ensuite. Le collectif du restaurant fera le lien entre mes revendications et sa situation concrète, en discutera, mettra un terme à son comportement erroné et s’améliorera.

Je suis sur le point d’écrire mon adresse lorsque quelqu’un s’arrête devant moi. Une jeune serveuse me tend un verre rempli à ras bord.

« Une limonade au citron », dit-elle, « c’est la maison qui régale ! »

Je veux lui demander ce que signifie cette expression, mais comme elle veille à ne pas lâcher le livre d’or pendant que je prends le verre, je bois d’un trait la limonade.

« Prends ton temps », dit-elle, « et n’écris pas du mal de nous. »

« Nous devons tous apprendre », dis-je en lui redonnant le verre vide. « Il ne faut jamais cesser d’apprendre. » Elle incline son regard vers le sol. Elle médite mes paroles plutôt que de donner une réponse hâtive. Je lui tends la main et laisse échapper le stylo-bille. Elle se baisse rapidement. « Merci ! » lui dis-je en saisissant sa main droite et en la serrant fort.

Puis je complète l’adresse du foyer Käthe-Kollwitz et je signe, avec nom et prénom. Je remarque trop tard qu’il manque la formule de salutation. Entre l’adresse et la signature, j’insère « Avec toute ma considération socialiste » et je referme le livre d’or, content d’avoir mené cette affaire à bonne fin. Je longe rapidement la file des gens qui attendent. Depuis tout à l’heure ils n’ont pas avancé. Il n’y a que mon ami en pantalon beige que je ne retrouve pas. Sans aller jusqu’à dire que j’ai donné aux autres une leçon, j’ai en tout cas mieux utilisé mon temps qu’eux. Et c’est quelque chose comme cela qui doit leur passer par la tête en voyant l’orage qui se lève.

 

DEUXIÈME CHAPITRE

Où Peter se retrouve dans un bungalow et rencontre des animaux sauvages.
Hésitation et confiance. 
Comment il tire sur un couple. 

 

J’agite mon bras pour arrêter l’une des voitures venant du lac qui, dans les nuages de poussière du chemin forestier, obliquent vers la route. Lorsque je sens les premières gouttes de pluie, je renonce et continue mon chemin dans la forêt jusqu’à ce que je m’arrête devant un bungalow. Comme je n’aperçois personne à la ronde, j’escalade la barrière et atteins l’auvent au moment même où l’averse se déclenche. Des fontaines jaillissent devant mes pieds.

Appuyé contre les volets fermés, je me souviens des paroles de Paul Löschau. « Si tu connais ton but », répétait-il, « concentre-toi sur le prochain pas que tu feras. » J’en conclus que mon prochain pas ne peut consister qu’à trouver un gîte au sec pour la nuit. Paul Löschau m’a raconté une fois que des prisonniers n’avaient survécu que grâce à leur aptitude à dormir debout. Mais comment acquiert-on cette aptitude ? Certainement pas aussi vite qu’il me le faudrait maintenant.

J’accroche mon sac de camping à la clenche de la porte d’entrée et bois à petites gorgées le thé froid de ma thermos, je vois mon sac tomber par terre et la clenche se soulever. La porte s’entrouvre, comme actionnée par la main d’un fantôme.

Je n’ose pas tendre ma main vers mon sac de camping.

Mais personne n’apparaît. On n’entend que la pluie. Je revisse avec précaution le couvercle de la thermos.

Quand j’ai fini par prendre mon sac, je frappe et appelle plusieurs fois : « Hé ho ? » Et je finis par risquer un œil au-delà du seuil. De la pénombre surgissent des ramures, de petites ramures ornant les cloisons. J’entre. Au sommet d’un buffet, renard, lièvre, fouine fixent sur moi leurs yeux brillants. Quelque chose remue à côté. Mais, avant que la peur ne gagne mes membres, je repère le miroir, et moi dedans. Je pousse un soupir de soulagement, mais l’instant d’après je remarque que quelque chose se passe, bien que je sois immobile. Un grondement. Un chien noir, aussi grand qu’un veau, mèches mouillées retombant sur ses yeux. Au moment où je fais un pas vers lui, il pousse un hurlement effroyable. Je lève aussitôt les deux bras en l’air en signe de reddition. Lui ne bouge pas non plus. Aux bois à côté de la porte est accroché un chapeau de chasseur orné d’une longue plume. Entre la vitre et le rideau, une mouche émet de brefs bourdonnements. Le frigo ronronne dans le coin de la cuisine. Dehors, c’est l’obscurité. Mes bras commencent à me faire mal. Plus que la morsure du chien, c’est la piqûre du sérum contre la rage que je redoute. Parce qu’on la fait dans le ventre. Je ne vais pas tenir longtemps… Lorsque j’ose essuyer mes larmes, quelque chose de froid touche mon mollet. De râpeux. Je me suis cogné à un divan, un vieux divan de cuir. Lentement, je m’assieds. Le chien noir répond par un bâillement et s’allonge sur le seuil, la tête sur les pattes de devant. Il me faut bâiller aussi, comme si c’était le langage dans lequel nous nous comprenons.

Je dégage mes talons des sandales et m’installe confortablement, genoux repliés. Il y a même une couverture. À peine suis-je allongé que j’éprouve un pressant besoin. Le chien s’est redressé aussitôt. Je me rassois, me glisse en direction du buffet et saisis l’une des deux chopes à bière marron. Je fais dedans ce que Dagmar Freudental appelait sa « petite commission » et la repose précautionneusement. Je garde l’autre comme pot de nuit. La couverture gratte. Il ne faut pas que je bouge. La pluie a cessé. À plusieurs reprises, je crois entendre des pas. Et, chaque fois, je scrute la porte pour percer l’obscurité. J’ai beau me dire que ce n’est que le vent qui fait tomber les gouttes d’eau des branches de pin, ou la chute d’une branche, je suis reconnaissant à l’animal noir qui se tient sur le seuil. Quand je me retourne sur le côté gauche, quelque chose appuie sur mon cœur : c’est le stylo-bille du serveur, que j’ai oublié de rendre.

Je suis sûr de devoir passer toute la nuit éveillé tout comme le frigo qui ne cesse de s’éteindre et de se remettre en marche. Mais, soudain, il fait grand jour, la porte est fermée et le chien a disparu. Un verre de lait est posé sur la table. Je trouve à côté un petit pain, mon stylo-bille et un papier sur lequel je déchiffre lentement : « Bonjour, mon gars. Tout va bien. Quand tu partiras, merci de fermer la porte. »

« Ce sra fait, salu, Peter », écris-je en dessous et je remets le stylo-bille dans ma poche intérieure. Les deux chopes à bière, couvercle ouvert, sont dans l’évier.

Le verre de lait dans une main, le petit pain dans l’autre, je sors dans le matin de juillet, lève la tête en clignant des yeux vers le soleil à travers les pins et, un bref instant, je crois déjà entendre le grondement de la mer. Après avoir bu le lait et mangé le petit pain, j’inspecte le bungalow. Sur l’arrière, il y a deux chambrettes. Entre les deux portes sont alignés des chaussons bleus, rouges, verts, rangés selon leur taille. À l’une des ramures à côté de la cuisinette est accroché un étui en cuir marron.

La paire de jumelles est si lourde qu’il faut être presque un géant pour la porter à son cou. J’essaie de regarder avec, j’ajuste et aperçois un étui à pistolet. Le pistolet dégage une odeur de graisse et de métal. Je ne me risque pas à le sortir complètement. C’est quelque chose que je n’ai vu qu’à la télé. Indécis, comme si en agissant ainsi je faisais resurgir une époque de guerre et de fascisme, et avec précaution, comme si quelque chose devait prendre vie et me faire mal, je finis par l’extraire complètement. Cette arme-là aussi est faite pour un géant.

Avec le chapeau de chasseur sur la tête et le pistolet dans la main droite, je me campe devant le miroir. Je commence à m’habituer à son poids. J’essaie de le faire tourner autour du majeur, comme un colt. J’y parviens une fois, mais à la deuxième tentative il m’échappe et tombe par terre. Quand je le fais tourner la troisième fois, tout arrive en même temps : j’aperçois derrière moi un homme et une femme, un terrible fracas retentit, des bruits d’éclats de vitre, des cris, des cavalcades, des aboiements qui n’en finissent pas. Puis je ne vois plus personne et plus rien. J’ai mal au poignet droit. Le pistolet est par terre à mes pieds.

« Je me rends ! », m’exclamé-je, quand j’entends dehors des voix furieuses et je fonds en larmes avant d’apercevoir quelqu’un.

 

TROISIÈME CHAPITRE

Où Peter mange à sa faim. Sans pour autant oublier d’exposer sa vision du monde.
Quel garçon peu ordinaire !

 

À peine une heure plus tard, lavé et peigné, je préside, sur la terrasse du bungalow, une table de petit-déjeuner richement garnie. À ma droite est assis monsieur Grohmann, à ma gauche madame Grohmann, et le chien noir, qui répond au nom de Wanka, allongé sur le paillasson, nous regarde d’un air triste.

« D’abord, mange à ta faim », me répète madame Grohmann.

« Oui », dis-je, reconnaissant.

Monsieur Grohmann porte une cicatrice qui va de la joue gauche jusqu’au bas du menton, ce qui lui donne une allure audacieuse, comme s’il avait été auparavant corsaire ou bandit, mais c’est toutefois quelqu’un qui a des manières. Et même pour ses tartines de pain noir – madame Grohmann et moi mangeons des petits pains – il se sert du couteau et de la fourchette.

Madame Grohmann est non seulement jeune, elle a même quelque chose de juvénile. Cela tient à ses cheveux blonds et courts et à sa vivacité quand elle parle et gesticule.

J’ai raconté au couple Grohmann, ce qui est vrai, que je vis au foyer d’enfants Käthe-Kollwitz, mais que je m’étais mis en route sans autorisation pour aller chercher Paul Löschau, notre ancien directeur du foyer, qui dirige actuellement un camp de vacances pour enfants à Wiek, sur l’île de Rügen, afin qu’il revienne chez nous, à Gradow-sur-l’Elbe.

« Mais pourquoi veux-tu qu’il abandonne son nouveau travail ? » demande madame Grohmann.

« Parce que le nouveau directeur n’est pas une personnalité socialiste, mais quelqu’un qui ne pense qu’à lui-même. »

« Ah bon ? »

« Et en plus, il cède sans arrêt à ses pulsions sexuelles. »

« Ça alors ! », dit madame Grohmann. Monsieur Grohmann continue de regarder poliment son pain tout en mâchant.

« Et de quelle façon cède-t-il à ses pulsions sexuelles ? » demande-t-elle.

« Comment donc ? Eh bien en s’enfermant avec toutes les femmes qui passent à sa portée. »

Madame Grohmann baisse les yeux à son tour.

« Il court après les éducatrices, les cuisinières et leurs auxiliaires. Personne n’est en sécurité avec lui, même pas les femmes de ménage. La secrétaire de Paul Löschau a déjà donné sa démission. »

« Ça alors », répète madame Grohmann, « ce n’est pas bien. »

« Ce n’est vraiment pas un exemple », dis-je. « Et en plus il est injuste. »

« Mais le directeur précédent… »

« Paul Löschau, tout le monde l’aime. »

« Et pourquoi est-il parti ? »

« D’abord il était malade. Puis, on l’a envoyé faire une cure, sur la mer Baltique. Et puis on a dit qu’il devait rester là-bas, à cause de ses poumons. Il n’a même pas eu le droit de prendre congé de nous. »

« Mais alors il ne peut pas revenir ! Il faut qu’il reste ! Il n’a pas le choix, dans ce cas-là ! »

« Sans lui, nous serons des ratés », dis-je.

« Des ratés ? » intervient monsieur Grohmann.

« Oui ! Sans lui, nous autres enfants allons évoluer dans une mauvaise direction. »

« Mais tu n’as quand même pas le droit de partir comme ça de ton foyer ? » dit madame Grohmann.

« J’ai laissé là-bas une lettre où je m’engage à revenir le plus tôt possible. »

« C’est assez risqué », dit-elle.

« Quand on a vu que quelque chose est juste et nécessaire », je réponds, « il faut s’y consacrer de toute son énergie. Et qu’est-ce donc qu’un voyage à la mer Baltique, comparé au combat antifasciste de Paul Löschau, comparé à la peur de la torture, à la faim, la soif, la mort. Et pourtant il a pris sur lui-même pour accomplir cela ! »

Mes paroles semblent empêcher Madame Grohmann de mordre dans son petit pain, bien que le miel commence à couler sur l’ongle de son pouce.

« Tu es vraiment un garçon peu ordinaire », finit-elle par dire en posant sur son assiette la moitié du petit pain, qui se renverse aussitôt comme un navire en perdition, si bien que le miel coule du bastingage. Nous continuons de manger sans un mot. Sans un mot, nous nous passons le beurre et le miel.

« Honnêtement, dis-moi », commence monsieur Grohmann, « t’attends-tu vraiment à t’en tirer, à ce que l’on t’aide partout, comme ça ? »

« Mais oui », fais-je joyeusement. « Je suis quand même un membre de notre société ! Il y a cinquante ans, par contre… »

« Soit », m’interrompt-il. « Mais comment ça peut marcher ? »

« Que voulez-vous dire par là ? » dis-je, assez inquiet.

« On ne peut pas demander sans arrêt aux autres de vous donner ce qu’on veut sans offrir soi-même quelque chose en échange », répond monsieur Grohmann.

« Je ne veux que ce dont j’ai besoin. L’être humain a besoin de manger ! » dis-je d’un ton convaincu tout en étalant du beurre sur les deux moitiés de mon petit pain.

« Mais enfin, mon garçon ! Personne ne peut tout le temps te gaver de spécialités parce que tu as justement envie de manger dans un restaurant ! Personne ne peut te dire tout bonnement : tiens, prends ce que tu veux, pour toi c’est gratuit ! » C’est dit sur un ton indigné, comme s’il était contrarié de ne pas arriver à enfiler facilement dans l’anneau d’argent sa serviette, qu’il a roulée en boule.

« Que voulez-vous dire par “tout bonnement” ? »

« Eh bien tout bonnement ! À la grâce de Dieu. »

Ni son argumentation ni ce ton mystique ne me plaisent. Mais l’attention que me prête sa femme m’encourage cependant à argumenter.

« Que je mange ici ou au foyer, quelle différence cela fait-il ? Naturellement, j’aurais pu prendre aussi bien la paupiette de bœuf à trois marks quatre-vingts ! Mais le jambonneau était copieux et je n’avais rien mangé de chaud depuis deux jours. »

« Est-ce qu’il fait semblant ou bien est-il vraiment si… si naïf ? », demande-t-il à sa femme, comme si je n’étais pas là. Puis il se renverse sur sa chaise en poussant un soupir.

« Tu demandes vraiment beaucoup aux autres », dit madame Grohmann en retirant la mie du petit pain coupé en deux.

« Paul Löschau a dit une fois : “Si tu peux voyager dans notre République et manger à ta faim et si tout le monde est gentil avec toi, c’est que le communisme a triomphé. Je ne connaîtrai pas cela de mon vivant, mais toi peut-être.” Moi, je veux que Paul Löschau le connaisse encore ! »

« Tu es vraiment un garçon à part », dit madame Grohmann, qui roule entre ses doigts des lichettes de mie. Elle en trempe une dans son œuf décapité.

« Beate ! » lance entre ses dents monsieur Grohmann. « Faut-il donc ce rituel ? »

Elle se penche sur son assiette tout en plaquant sur son corsage son collier d’ambre et expédie dans sa bouche la lichette imprégnée de jaune d’œuf.

« Goûte-moi ça », me dit-elle en mâchant et elle me tend une lichette.

« Nos éducateurs considéreraient ça comme une singerie », dis-je, mais je prends le morceau de petit pain qu’elle me tend et l’observe consciencieusement. « Chez nous, rien n’est plus puni que jouer avec la nourriture. »

« Eh bien tu vois ? Tu vois ? », fait monsieur Grohmann.

Je m’empresse d’ajouter : « Mais je veux bien essayer », et je trempe la lichette dans le jaune d’œuf et mâche lentement.

« Très bon », dis-je, en dirigeant mon regard de l’un à l’autre.

« Eh bien, je suis vraiment très contente de rencontrer une fois un garçon comme toi, avec une conscience si juste », dit madame Grohmann. « Mais, malheureusement, on est encore loin de voir les gens prêts à travailler sans argent, même en Union soviétique ce n’est pas encore le cas. »

« Comprends-nous bien », ajoute monsieur Grohmann, jetant un bref regard à sa femme et se tapotant le menton, ce que tu penses serait juste, au fond, mais… »

« Nous n’en sommes pas encore là », l’interrompt madame Grohmann en essuyant le jaune d’œuf de son menton.

« Mais moi, je n’éprouve aucune joie à travailler pour de l’argent » insisté-je. « Car on n’a plus alors la satisfaction d’avoir accompli quelque chose pour la société. Et bientôt chacun ne sera plus intéressé que par l’argent qu’il touchera ! »

Monsieur Grohmann boit une gorgée de thé. Madame Grohmann avale une autre lichette.

Malgré le peu d’intérêt qu’elle manifeste, je risque une nouvelle tentative pour la convaincre. Je lui raconte comment, en septembre dernier, j’ai dû m’enfuir du Käthe-Kollwitz avec la moitié du foyer à mes trousses.

 

Ingo Schulze, « Peter Holtz – Autoportrait d’une vie heureuse », traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, © Librairie Arthème Fayard, 2019.

En librairie le 21 août.


Ingo Schulze

Ecrivain