Roman (extrait)

Le Clou

Ecrivain

Deux amis d’enfance se retrouvent après de nombreuses années sans nouvelles l’un de l’autre. Elle, Li Jiaqi, de retour de Pékin. Et lui, Cheng Gong, qui vit toujours avec sa tante, comme avant. Deux adultes cabossés par la vie, et sans doute plus encore. L’histoire de leurs grands-pères, tous deux médecins, recèle un secret remontant aux heures les plus cruelles de la Révolution culturelle. Zhang Yueran, écrivain chinoise prometteuse et pourtant inconnue en France jusqu’à présent, publie à la rentrée aux éditions Zulma son premier roman traduit en français, par Dominique Magny-Roux. Premières pages d’un roman de la Chine d’aujourd’hui.

Li Jiaqi

 

Depuis mon retour à Nanyuan il y a quinze jours, je ne suis pas sortie, sauf au supermarché du coin. Et à la pharmacie, pour mes insomnies. Jusqu’à ce matin où il a sombré dans le coma, je suis restée à la maison, à veiller cet homme en train de mourir. Le temps était couvert, il faisait très lourd dans la chambre. Je me tenais près du lit, l’ombre de la mort rôdait comme un vol noir de chauves-souris tournoyant au plafond. Enfin ! Ce jour était venu. J’ai quitté la pièce.

J’ai sorti de ma valise un gros manteau de laine. La maison a toujours été mal chauffée, sans doute parce qu’elle est trop grande. Jusqu’à présent, j’avais essayé de m’habituer au froid qui suinte des murs, mais je n’en pouvais plus. Je suis allée à la salle de bains, sans allumer : la lumière bleue du néon est encore plus glaçante. Je me suis rincé le visage en pensant à ce qui se passerait le lendemain. Demain, quand il sera mort, je changerai toutes les ampoules de la maison. Le lavabo fuyait, l’eau dégoulinait sans bruit sur mes pieds, tiède comme du sang. Je suis restée là, sans me décider à fermer le robinet.

Je suis descendue à la cuisine, j’ai préparé deux œufs au plat et une tranche de pain grillé. J’ai pris mon petit déjeuner sans me presser, ensuite j’ai décroché tous les rideaux de la maison en montant sur un escabeau que j’ai trouvé dans la réserve. De retour au salon, au rez-de-chaussée, je me suis rendu compte qu’il était métamorphosé. Depuis le seuil, j’ai contemplé la grande fenêtre dénudée en clignant des yeux. Dans le moindre recoin, les rayons du soleil illuminaient chaque particule de poussière, remuant le secret enfermé dans la pièce.

L’après-midi, je suis retournée le voir dans sa chambre. Sous l’épais édredon, on aurait dit que son corps avait rétréci. Il faisait toujours sombre et la mort continuait de tournoyer là-haut, hésitant à descendre. Oppressée, les tempes battantes, j’ai enfilé mon manteau et je me suis enfuie.

 

J’ai erré sans but sur le campus de la Faculté de médecine. L’ancienne école primaire, la galerie derrière la bibliothèque, la tribune déserte du terrain de sport, rien de tout cela ne m’a fait penser à toi, jusqu’à ce que j’arrive dans les quartiers ouest de Nanyuan. Les vieux bâtiments ont disparu, remplacés par des tours d’habitation modernes équipées de grilles anti-effraction flambant neuves. Puis j’ai découvert avec surprise ton immeuble, au milieu des tours, minuscule et solitaire, blotti à leurs pieds.

Après tout ce temps, rien ne disait que tu habitais encore là. J’ai tout de même sonné au n° 102. Une voix a répondu : « Entrez. » Après une hésitation, j’ai ouvert la porte. Il faisait sombre, la pièce était pleine de vapeur, il devait y avoir quelque chose en train de cuire. Sur le canapé, un homme assis, les yeux clos, semblait assoupi. Par-delà la lumière sinistre, l’épais nuage de vapeur et les décennies écoulées, j’ai compris que c’était toi. « Cheng Gong », ai-je appelé à mi-voix. Tu as ouvert les yeux, comme si tu m’avais longtemps attendue avant de céder à la fatigue. Un instant, j’ai failli croire que c’était un rendez-vous fixé depuis toujours, que j’avais juste oublié. Mais tu ne m’as pas reconnue, tu es resté de marbre lorsque je t’ai dit mon nom. À grand peine, j’ai essayé de faire la conversation. J’ai évoqué les amis d’avant, notre ancienne école, mais j’ai très vite épuisé les sujets et je me suis tue. N’ayant plus aucune raison de m’attarder, je me suis résolue à partir.

Tu m’as raccompagnée jusqu’à l’entrée. J’ai dit « Au revoir », et toi « Prends soin de toi », puis j’ai tourné les talons et la porte s’est refermée derrière moi. Il régnait un tel silence qu’on aurait pu entendre la poussière tomber. Je n’ai pas osé faire un pas de plus, de peur que nous ne soyons de nouveau séparés pour longtemps dès que j’aurais retrouvé la lumière du jour. Le vent a fait grincer la grille comme si quelqu’un soupirait dans l’obscurité. J’étais pleine de pensées confuses, minuscules flammes qui se rallument au moindre souffle d’air. Mais en repensant à ce qui m’avait amenée jusqu’ici, j’ai rassemblé mon courage et j’ai à nouveau sonné chez toi. Je t’ai demandé de me rejoindre ce soir au Petit Pavillon blanc. Sans te laisser le temps de répondre, je suis repartie.

Je suis rentrée sans me presser, par la petite route du bord du lac. À mon retour dans la chambre, je me sentais apaisée. J’ai sorti d’un tiroir le DVD que je n’avais toujours pas regardé, je l’ai mis dans le lecteur. J’ai préparé du thé, apporté deux chaises, et je me suis assise pour t’attendre. Dans le jour déclinant, l’homme sur le lit a monologué d’une voix sourde pendant un moment, comme s’il était plongé dans un rêve. Il avait du mal à respirer, la chambre était saturée d’un air violet sorti de ses poumons en putréfaction. La lumière s’est subitement ravivée et le ciel a lancé des derniers feux comme pour annoncer un événement extraordinaire. Un coup de vent a ouvert la fenêtre. En allant la refermer, je me suis aperçue qu’il neigeait. J’ai eu soudain le sentiment que tu ne viendrais pas. Mais j’ai continué à attendre.

Je soupçonnais vaguement que les choses se passeraient ainsi. Il faisait nuit noire, la neige tombait de plus en plus dru. Je me suis postée à la fenêtre pour contempler la route au loin. Elle avait disparu sous la vaste étendue blanche dont je ne pouvais détacher les yeux, à en être aveuglée. Enfin un point noir est apparu sur la nappe immaculée, comme un bourgeon sortant de terre, et a grandi peu à peu. C’était toi qui avançais vers moi.

Sans poser de question, tu m’as suivie à l’étage jusqu’à cette chambre. Tu devais en avoir le pressentiment depuis longtemps car tu n’as manifesté aucune surprise en le voyant. Tu t’es approché et tu as examiné son visage, comme pour faire un dernier bilan de son existence. Mais devant la complexité de la tâche, tu t’es contenté de le fixer d’un air absent jusqu’à ce que je t’apporte une chaise et que je t’invite à t’asseoir.

 

Oui, tu as bien vu, mon grand-père est en train de mourir. Je sais que je devrais appeler l’hôpital. Ils enverraient aussitôt une ambulance et ils le feraient examiner par des spécialistes réunis en pleine nuit pour tenter de le sauver. Peut-être pourraient-ils prolonger sa vie de quelques jours, mais guère plus. Puis ils prépareraient les obsèques – les grandioses funérailles de l’académicien Li Jisheng. Le jour de la cérémonie, en tant que seul membre de la famille présent, je lui dirais un dernier adieu devant toute l’assistance. Les yeux pleins de larmes, les gens évoqueraient sa vie, iraient à pas lents s’incliner devant son portrait funéraire ; des inconnus m’aborderaient pour me parler de mon grand-père, un homme remarquable, brillant, éminemment respecté. Le gouverneur de la province ou le maire s’empresseraient de me présenter leurs condoléances en me serrant la main avec sollicitude. Les caméras se bousculeraient à leur suite comme des chiens fidèles, pour capter une expression de gratitude sur mon visage. Il y aurait des gens pour tout organiser et je n’aurais rien à faire, à part constituer une abondante réserve de larmes.

Je pourrais sans doute pleurer, en effet, pas pour lui mais pour tout ce qui va disparaître avec lui. Pourtant, je ne me résous pas à appeler l’hôpital. À la minute, sa mort deviendrait une affaire publique, sans plus de rapport avec moi. Infirmières et médecins, étudiants et collègues, dignitaires, officiels, sans compter les médias… Tous ces gens se presseraient autour de lui, ils s’empareraient des derniers instants de sa vie en déployant tout le faste approprié. Sa mort serait à la mesure de sa vie. Le naufrage d’un paquebot. Je ne devrais pas priver un grand homme d’une mort grandiose, je le sais bien, mais c’est moi qui tiens ce moment à présent, et je ne compte pas le lâcher. Pendant toutes ces années je ne lui ai rien demandé, ni son attention, ni son amour, ni sa célébrité… Je n’ai rien voulu de lui. Maintenant, je veux simplement que sa mort soit à moi. J’attends qu’une voix qui n’existe pas m’annonce que tout est fini.

Chez toi, cet après-midi, j’ai bien senti que quelque chose s’interposait entre nous, ce secret que tu connais sûrement depuis longtemps. Il s’est sans doute dissous au fil du temps et infiltré dans la texture de la vie. Mais, quelle que soit sa forme, je suis certaine qu’il subsiste et que, comme moi, tu ne peux faire comme s’il n’existait pas. Alors parlons-en, veux-tu ? Pour la première et la dernière fois, rassemblons tout ce qui se rapporte à ce secret et cantonnons-le à ce soir.

Dehors la neige continue de tomber dru. D’énormes flocons tourbillonnent, comme si Dieu se débarrassait des lettres que les hommes lui écrivent. Déchirées en mille morceaux.

 

Cheng Gong

 

Je ne pourrai pas rester longtemps. Tout à l’heure, dès que la neige se sera calmée, j’irai à la gare. Je m’en vais ce soir pour un long voyage. En fait, je comptais partir cet après-midi. Quand tu as sonné, j’attendais le livreur d’eau. S’il était arrivé un peu plus tôt, nous ne nous serions probablement pas retrouvés.

Cet après-midi, après avoir préparé ma valise, en allant me servir à boire à la cuisine, je me suis aperçu que la fontaine d’eau potable était vide. J’ai appelé le point relais mais, une demi-heure plus tard, le livreur n’était toujours pas là. Je n’avais pas l’intention de l’attendre. Mais à son dernier passage, je n’avais pas pu le payer car je n’avais pas d’argent sur moi. J’ai pensé que je devais m’acquitter de cette dette. Avant de partir en voyage, il faut régler tout ce que l’on peut. Il faisait lourd, j’avais de plus en plus soif. J’ai sorti du placard une bouilloire en fer-blanc toute cabossée. Une flamme bleue chuintait sous la bouilloire qui sifflait. Je me suis assis dans le canapé et je me suis assoupi. J’ai même fait un rêve. C’était la nuit, Grand Bin, Zifeng et moi, encore adolescents, courions dans une ruelle. Nous avions tous un peu bu, nous étions très joyeux. Sur nos visages luisaient, écarlates, des boutons d’acné. Nous courions, courions, sans nous arrêter jusqu’à la grand-rue. Les enseignes lumineuses scintillaient, la rue était envahie de jeunes gens de notre âge qui se dirigeaient, les bras chargés de canettes de bière, vers une place toute proche. Nous sautions dans une Jeep garée sur le côté, une Jeep rouge. Le moteur partait dans un vrombissement, nous poussions tous des cris de joie et nous nous penchions au-dehors en sifflant. Dans cette ambiance euphorique, la voiture fonçait à tombeau ouvert.

Du fond de ma torpeur, j’ai entendu sonner. Pensant que c’était le livreur, j’ai crié : « Entrez ! » Comme la porte n’était pas fermée, il pouvait la pousser et entrer avec sa bonbonne. J’ai gardé les yeux clos pour rester dans mon rêve. Il se terminait comme un film, avec une voiture qui s’éloigne, les maisons et les rues qui rapetissent, des rires et des cris qui s’évanouissent peu à peu. Le rideau tombait, fondu au noir. Tout semblait avoir été emporté et j’attendais en silence dans l’obscurité, comme un bol vide. Au bout d’un moment j’ai senti l’air froid qui s’engouffrait, j’ai compris que la porte était restée ouverte. Mais je n’entendais aucun bruit de pas, la pièce était plongée dans le silence.

J’ai ouvert les yeux. Tu te tenais à la porte. J’ignore depuis combien de temps tu te trouvais là, tu as dû me voir rire aux éclats en rêvant. Peut-être as-tu même remarqué ma tristesse au réveil, mon moment de plus grande faiblesse. Tu as murmuré mon nom, Cheng Gong, d’une voix rauque, comme si tu n’avais pas parlé depuis longtemps. Il allait neiger, le ciel était affreusement couvert et il faisait très noir dans la pièce. Sur le fourneau, l’eau bouillonnait à grand bruit. Je t’ai observée un moment avec attention, sans te reconnaître. Mais j’ai immédiatement senti que cette étrangère face à moi devait avoir un lien très étroit avec mon existence. Le genre de sensation qui vous donne froid dans le dos. Je me suis efforcé de me rappeler, tournant et retournant mes souvenirs. Alors tu m’as dit que tu étais Li Jiaqi.

La buée blanche que tu exhalais, ta chevelure bouclée décoiffée par le vent, ton genou légèrement tremblant sous le pan de ton manteau, tout cela me confirmait que ta présence était bien réelle, que ce n’était pas un prolongement de mon rêve. Nous ne nous sommes pas vus depuis dix-huit ans, il n’était pas anormal que je ne te reconnaisse pas. Ton visage, sans maquillage, était pâle, un peu gonflé, mais tu n’as pas déçu nos attentes, tu es devenue une jolie femme, même avec ce petit visage en cœur et cet air maussade de celle qui a vécu longtemps dans une grande ville. Tu m’as demandé si tu étais différente de l’image que je me faisais de toi. J’ai souri d’un air évasif. À vrai dire, je ne t’ai jamais imaginée adulte. J’avais mis de côté tout ce qui te concerne dans un dossier cacheté à la cire. La formulation est peut-être un peu blessante, mais j’avoue que je n’avais aucun espoir de te revoir.

Je suis allé à la cuisine éteindre le feu. La moitié de l’eau s’était évaporée et la pièce baignait dans une brume blanche. Tu t’es assise, embarrassée, tu m’as regardé verser le thé.

— Tu vis toujours avec ta grand-mère et ta tante ? as-tu demandé.

Je t’ai appris que Grand-Mère était morte et que je vivais à présent avec Tante.

— Elle ne s’est jamais mariée ?

— Mmh.

Notre conversation s’est poursuivie tant bien que mal. Dès que le silence retombait, mon cœur se serrait, je n’aspirais qu’à mettre un terme à cette entrevue. Je crois que tu t’en es aperçue, mais tu t’es évertuée à chercher des sujets de conversation. Le thé avait refroidi et la brume blanche s’était dissipée quand tu t’es enfin levée pour prendre congé. J’avais à peine fermé la porte, soulagé, que la sonnette a retenti de nouveau. C’était toi, qui me demandais de venir te retrouver ce soir au Petit Pavillon blanc. Avant même que j’aie le temps de décliner l’invitation, tu avais déjà quitté le grand hall d’entrée.

Je n’avais aucune intention d’honorer ce rendez-vous. Peu importe la raison, je pensais qu’il n’était pas nécessaire de se revoir. Assis dans le canapé, j’ai fumé cigarette sur cigarette. La nuit tombait quand soudain des coups énergiques ont retenti à la porte. C’était le livreur, la bonbonne sur l’épaule, qui m’a expliqué qu’il avait dû faire une livraison en banlieue ouest. Avec son bonnet de laine grise tout sale sur la tête, il n’avait pas l’air dans son assiette.

— Je me suis perdu, a-t-il dit.

Je l’ai expédié, j’ai boutonné mon manteau et je suis sorti en tirant ma valise. Il faisait déjà nuit, la neige commençait à tomber. À la sortie de Nanyuan, j’ai attendu longtemps sans voir un seul taxi. Il en est finalement passé un, mais le chauffeur a agité la main pour signaler qu’il avait terminé sa journée. Il faisait terriblement froid, je battais la semelle en soufflant de l’air tiède au creux de mes paumes. Derrière moi, la porte du petit restaurant s’est ouverte à grand bruit. C’était la patronne qui allait acheter des cigarettes pour un client à la boutique voisine, elle m’a chaleureusement salué. L’été dernier, j’allais souvent prendre un verre chez elle.

— Tu pars en voyage ? m’a-t-elle demandé.

J’ai acquiescé.

— Tu es pressé ? Attends que la neige se soit calmée. Tu auras du mal à trouver un taxi par ici.

Je l’ai suivie dans sa gargote. À la table du fond, un homme d’âge mûr a saisi le paquet qu’elle lui tendait, il a aussitôt déchiré le film plastique et allumé une cigarette. J’ai choisi une table près de la fenêtre et j’ai commandé un assortiment de hors-d’œuvre. La maîtresse des lieux, originaire de Chaozhou, s’est installée ici avec son mari. Il l’a quittée pour une autre, mais elle est restée.

— J’ai une nouvelle bière importée du Laos, tu veux essayer ? m’a-t-elle demandé.

Je n’avais aucune envie de boire mais j’ai accepté. Je sais que l’alcool émousse la volonté.

J’ai bu en grignotant du tofu séché en saumure. La bière était légère, elle avait un goût d’été. La patronne a engagé une conversation animée avec l’homme d’âge mûr, sautant du coq à l’âne, de l’effigie de la déesse Mazu à la recette du tofu fermenté.

— L’eau n’est pas bonne ici, ça fait du mauvais tofu, a-t-elle soupiré.

Un moment plus tard, l’homme a réglé la note et s’en est allé. Le restaurant a retrouvé son calme, j’étais le seul client.

— Comment va l’asthme de ton amie ? m’a soudain demandé la patronne. Il y a quelque temps, un client m’a dit qu’il avait une recette de grand-mère contre l’asthme. Je lui ai demandé de me la noter.

Elle a fouillé dans un tiroir sous la caisse.

— Où j’ai pu mettre ça ?

— Ce n’est pas grave, ne cherchez pas.

— Voilà ! Je savais bien que je l’avais rangée en lieu sûr !

— Merci.

J’ai fourré le papier dans ma poche. La patronne est allée se rasseoir en allumant une cigarette.

— Quelle neige ! a-t-elle marmonné.

Je me suis retourné pour regarder par la fenêtre. Sur fond de nuit noire, les flocons voletaient. Le sol était devenu tout blanc. Sur la chaussée, de légers creux dans la neige laissaient deviner des traces de pas.

— S’il n’y avait pas la neige, je serais retournée dans le sud depuis longtemps. Tu aimes la neige ?

— Oui.

Puis nous avons contemplé sans rien dire le spectacle au-dehors. J’observais le fossé, illuminé sous les réverbères, d’énormes flocons tourbillonnaient et s’abattaient avec force, comme s’ils se démenaient dans un océan de souffrance.

Je me suis souvenu de cet après-midi, il y a bien des années.

La neige tombait aussi dru, je m’étais échappé de l’école pour te rejoindre chez ton grand-père. Tu allais déménager, ta mère t’avait accompagnée à l’école pour les formalités. À la porte du bureau, tu avais croisé Grand Bin, tu lui avais dit que tu voulais me voir et qu’il fallait que je te rejoigne chez ton grand-père.

Je savais que nous ne nous reverrions peut-être plus, que c’était sans doute la dernière occasion de te dire tout ce que j’avais à te dire. Mais plus j’avançais, plus je ralentissais, et je me suis finalement arrêté devant la petite épicerie Kangkang où nous allions souvent à l’époque. Tout à coup, j’ai fait demi-tour et je suis rentré chez moi. J’ai su que tu m’avais attendu longtemps ce jour-là, jusqu’à ce que ta mère vienne te chercher pour le dîner. J’ai toujours regretté de t’avoir fait attendre en vain. Et je suis incapable d’expliquer pourquoi j’ai agi de la sorte. Je voulais peut-être, puisque tout m’échappait, choisir moi-même la manière de mettre fin à notre amitié. Depuis ce jour, j’ai enfermé tout ce qui te concerne dans un carton à archives.

La veille de ton anniversaire, Grand Bin, qui connaissait ta nouvelle adresse, s’est attablé à son bureau pour t’écrire une carte, mais j’ai refusé de la signer. Plus tard, il s’est désolé que tu ne lui aies pas répondu, ni adressé un mot pour lui souhaiter le sien. Personne n’avait de tes nouvelles. Tu as tout simplement disparu de notre vie, comme je le souhaitais. C’était, je suppose, ta façon de me faire savoir que tu approuvais ma décision : comme il était impossible de retourner au passé, maintenir le contact n’avait aucun sens. Nous avions été si proches, nous avions cru notre amitié indestructible, alors qu’en réalité elle était extraordinairement fragile. Elle était condamnée dès le départ, comme un arbre qui pousse au beau milieu de la route devra tôt ou tard être abattu.

Après avoir vidé trois bouteilles de bière, j’ai reboutonné mon manteau et je me suis levé.

— Tu pars ? m’a demandé la patronne.

J’ai réglé l’addition.

— Continue tout droit, tu trouveras une voiture au carrefour un peu plus loin.

Elle m’a rendu la monnaie.

— Sois prudent sur la route.

À grand bruit, elle a entrouvert la porte. Un vent glacé mêlé de neige fine s’est engouffré à l’intérieur.

Sur le seuil, je me suis à nouveau arrêté. Je suis resté là immobile, le visage échauffé par l’alcool.

— Puis-je vous laisser ma valise un moment ? me suis-je entendu demander. J’ai oublié quelque chose.

— D’accord, de toute façon il neige si fort que je ne vais pas pouvoir rentrer chez moi, tu peux venir la chercher aussi tard que tu veux. Voilà pourquoi tu avais l’air préoccupé toute la soirée, va vite ! a-t-elle dit avec un sourire.

Je l’ai remerciée et je me suis enfoncé dans la bourrasque.

Tout à l’heure, sur le chemin qui me menait chez toi, je suis à nouveau passé devant l’ancienne épicerie Kangkang qui est devenue le fast-food Dongdong. Le grand garage à vélos juste à côté a été détruit, le raidillon d’autrefois aplani, et ton grand-père a, lui aussi, quitté le quartier ouest pour le Petit Pavillon blanc. Mais la neige, en recouvrant tous ces changements, m’a donné comme l’impression d’être revenu à cette soirée de ma onzième année, où tu t’apprêtais à partir et où je me dépêchais pour te rejoindre. Cette fois-ci, je ne me suis pas arrêté devant l’épicerie. Je suis allé au bout du chemin que je n’avais pas parcouru ce soir-là.

 

Zhang Yueran, « Le Clou », traduit du chinois par Dominique Magny-Roux, © Zulma, 2019.

En librairie le 22 août.


Zhang Yueran

Ecrivain