Roman (extrait)

Nouvel an

Ecrivain

Lanzarote. Theresa, Henning et leurs deux enfants y passent leurs vacances de Noël. Des vacances qui commençaient plutôt bien, s’il n’y avait cette angoisse qui assaille, ou menace d’assaillir, Henning. Pour s’en défaire, celui-ci entreprend à vélo l’ascension du volcan Atalaya. Sous la banalité d’une vie sans histoires, les souvenirs, les remords, creusent leur sillon. Et lorsque, au bout de ses efforts, il atteint son but, il retrouve alors une mémoire enfouie et comprend qu’il est déjà venu sur l’île, du temps de son enfance, dans des conditions traumatisantes. La romancière allemande Juli Zeh se livre ici à une sorte d’expérimentation psychique qui concerne son personnage, certes, mais aussi le lecteur embarqué dans l’empathie. Extrait inédit de ce thriller à paraître chez Actes Sud à la rentrée, dans la traduction de Rose Labourie.

Il a mal aux jambes. En dessous, à l’endroit des muscles qu’on sollicite rarement et dont il a oublié le nom. À chaque coup de pédale, ses orteils cognent contre le revêtement intérieur de ses baskets, qui sont faites pour la course, pas pour le vélo. Le cuissard de cycliste premier prix ne protège pas correctement des frottements, Henning n’a pas d’eau sur lui, et le vélo est clairement trop lourd.

Pourtant, la température est presque parfaite. Le soleil est blanc dans le ciel, mais il ne tape pas. Si Henning était installé sur une chaise longue à l’abri du vent, il aurait chaud. S’il se promenait en bord de mer, il enfilerait une veste.

Faire du vélo, c’est de la pure détente – à vélo, Henning reprend des forces, à vélo, il est seul avec lui-même. Une bouffée d’air entre le travail et la famille. Les enfants ont deux et quatre ans.

Le vent lui permet de ne pas transpirer. Ça souffle fort aujourd’hui, trop fort même. Dès le petit-déjeuner, Theresa a commencé à se plaindre, elle aime se plaindre du temps qu’il fait, ce n’est pas méchant, mais ça agace quand même Henning. Trop chaud, trop froid, trop humide, trop sec. Aujourd’hui, trop de vent. Impossible de sortir avec les enfants.

 

Devoir rester enfermés toute la journée, on ne part pas au soleil pour ça. C’est Henning qui tenait à ces vacances. Ils auraient pu fêter Noël à la maison, sans se ruiner et dans le confort de leur grand appartement de Göttingen. Ils auraient pu rendre visite à des amis ou prendre une location à Center Parcs. Mais d’un coup, Henning s’était mis en tête de partir à Lanzarote. Chaque soir, il surfait sur internet, à contempler des photos d’écume blanche sur des plages noires, de palmiers, de volcans, d’un paysage semblable à l’intérieur d’une grotte de stalactites. Henning étudiait des tableaux de normales saisonnières et envoyait ses trouvailles à Theresa. Surtout, il faisait défiler des photos de villas blanches à louer. L’une après l’autre, soir après soir. Jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il se promettait d’arrêter là et d’aller au lit, puis il cliquait sur l’annonce suivante. Et il contemplait les photos, avec avidité, convoitise, presque comme s’il cherchait une maison précise.

Et les voilà, ces villas, à quelque distance de la route, disséminées sur le Campo. De loin, on dirait des lichens blancs qui se seraient fixés sur le sol noir. À mi-chemin, elles se transforment en rangées de cubes de différentes tailles. Il faut passer devant en roulant au pas pour bien les voir : d’imposantes haciendas, souvent situées à flanc de montagne, sur des terrains en escalier, ceintes de murs blancs avec des portails en fer forgé. Au pied des bâtisses, des jardins artistiquement abandonnés, de hauts palmiers, des cactus insolites, de luxuriants bougainvilliers. Dans les allées, essentiellement des voitures de location. Des terrasses diverses et variées aux orientations diverses et variées. Tout autour : panorama, vue, horizon. Volcans, ciel, mer. Au passage, Henning effleure ces propriétés du regard. Il devine à quoi doit ressembler la vie dans ce genre d’endroits. Le bonheur, le triomphe, la grandeur.

Sans demander à Theresa, il avait fini par réserver une location de vacances pour lui et sa famille, deux semaines au soleil, pour Noël et le Nouvel An. Pas une villa, mais un endroit dans leurs moyens. Une « tranche de maison » parmi d’autres, toutes semblables les unes aux autres, avec une terrasse abritée du vent et un minuscule jardin. Très jolie, mais vraiment petite. La piscine commune est turquoise et bien entretenue. L’eau est généralement trop froide pour se baigner.

En Allemagne, giboulées par un degré, a-t-il déclaré ce matin en réponse aux jérémiades de Theresa.

Premier janvier, premier janvier – à chaque coup de pédale, il scande ces mots dans sa tête. Le vent est fort et souffle d’en face. La route grimpe, Henning avance tout doucement. Il a loué le mauvais vélo, les pneus sont trop épais, le cadre trop lourd. En contrepartie, il a plus de temps pour observer les maisons. Il sait à quoi ressemble l’intérieur, il a les photos d’internet en tête. Sols dallés et cheminées ouvertes. Salles de bains aux murs en pierre de taille. Lits doubles avec moustiquaires suspendues au-dessus. Patios fermés au milieu desquels pousse un palmier. Vue sur la mer à l’avant, spectacle des montagnes à l’arrière. Quatre chambres à coucher, trois salles de bains. Une épouse souriante en pantalon de lin clair et chemisier flottant au vent. Des enfants heureux qui, dans l’idéal, s’occupent tout seuls en jouant calmement. Un homme fort, conscient de ses responsabilités et aimant avec sa famille, ce qui ne l’empêche pas d’avoir son indépendance d’esprit et de vivre pleinement l’instant présent. Installé dans sa chaise longue, cet homme sirote son premier cocktail de la journée, en début d’après-midi. Murs épais, petites fenêtres.

Pour ce genre de propriété, le loyer aurait été de 1 800 euros par semaine. Leur tranche de maison en coûte 60 par jour. Ils ont une chambre à coucher avec un lit en 140 que Henning trouve trop petit. Une seconde chambre avec un lit pour enfant, un autre pour bébé et même une table à langer entièrement équipée, lingettes, huile pour bébé et petit stock de couches compris. Sur les étagères du salon, on trouve des thrillers laissés par d’autres vacanciers, la plupart en anglais, quelques-uns en allemand. La cuisine est ouverte, il y a un coin repas dehors, derrière une grande porte vitrée coulissante. Dans le jardin, un barbecue et des bancs en brique où ils s’installent le soir pour boire du vin une fois que les enfants sont au lit. D’un côté, la maison mitoyenne est habitée par des jeunes gens qui ne sont pas là de la journée et ne rentrent que pour dormir. De l’autre, un couple anglais au-dessus de la soixantaine qui parle à mi-voix, comme Henning et Theresa, et ne s’est jusque-là pas plaint des enfants.

On a vraiment de la chance. On est super bien tombés. Dès la première nuit, Bibbi a dormi à poings fermés, et même mieux qu’à la maison, comme Theresa et Henning n’arrêtent pas de le répéter. Ils s’assurent mutuellement que la maison est charmante, et c’est effectivement le cas. Il fait un temps idéal, à part le vent, mais c’est seulement depuis aujourd’hui que ça souffle autant. Ils ont déjà été plusieurs fois à la plage. Maintenant, Theresa trouve que c’était une bonne idée de venir ici. Au début, elle était contre. Henning a fait semblant d’avoir voulu la surprendre en réservant ces vacances en douce, alors que son seul but était d’éviter la confrontation. Elle ne lui a pas fait de reproches pour autant, elle n’est pas comme ça. Elle préfère lui donner le sentiment d’avoir merdé sans prononcer le moindre mot. Pourquoi les Canaries ? Trop stressant, trop cher – cette idée sortait de nulle part. Theresa n’est pas du genre à changer d’avis comme de chemise. Mais maintenant, elle est contente d’être ici, il n’y a que le vent qu’elle trouve insupportable.

La voiture de location coûte 135 euros par semaine, le vélo 28 par jour. Pour leurs premières courses à l’Eurospar, ils ont dépensé plus de 300 euros. Quand ils vont au restaurant, à deux enfants et deux adultes avec une boisson par personne, ils en ont pour 30 à 50 euros. L’avion n’était pas trop cher, même si Henning trouve scandaleux que les enfants payent pratiquement plein tarif. Il ne sait pas pourquoi il est toujours aussi attentif à ce que coûtent les choses. On ne peut pas dire qu’ils tirent le diable par la queue. Et pourtant, Henning a dans la tête une calculatrice que Theresa trouverait ridicule si elle était au courant de son existence. Il n’y peut rien. C’est juste qu’il retient toujours la valeur des choses – ou plutôt leur prix. Peut-être que l’argent est le dernier système de classification de ce monde.

Premier janvier, premier janvier.

À part lui, il n’y a pratiquement pas d’autres cyclistes sur la route. Pour être précis, disons que Henning n’en a pas vu un seul. C’est sans doute le vent qui les empêche de sortir. Ou bien ils sont en train de cuver au lit. Des gens qui n’ont pas d’enfants. Ou qui s’en sortent mieux que lui.

Au magasin de vélos, ils lui ont demandé ce qu’il comptait faire. Un petit tour dans le coin, a répondu Henning. L’homme lui a recommandé un VTT élancé, profil moyen, suspensions pneumatiques.

— Avec ça, rien ne vous arrêtera, même sur les pistes de sable, a-t-il dit.

À la maison, Henning a laissé tomber l’entraînement, il n’y arrive plus. Avant, il faisait du vélo tous les week-ends, parfois plus de cent kilomètres par jour. Lanzarote, l’île aux vélos. C’est ce qui est écrit sur internet. De bonnes routes, des côtes raides. Même les pros viennent s’entraîner ici. Henning s’est dit que ce serait une bonne idée de faire une ou deux sorties pendant les vacances, pas trop loin et sans pression. Mais ça fait plus d’une semaine qu’ils sont là, et il n’est pas monté une seule fois sur un vélo. À part aujourd’hui.

Ça l’a pris sans crier gare. Après le petit-déjeuner, il est sorti sur le pas de la porte pour contempler le volcan Atalaya qui embrasse l’Atlantique du regard, sombre et taciturne. Et là, Henning a su qu’il devait l’escalader. À cinq cents mètres d’altitude se trouve le village montagnard de Femés. La route est un large ruban qui monte régulièrement et finit en lacets escarpés. Henning a crié dans son dos, en direction de la maison : «  Salut, un petit tour à vélo, je reviens tout de suite », et il a fermé la porte sans attendre de réponse.

Premier janvier, premier janvier. Ce qui est bien dans le vélo, c’est qu’il n’y a qu’à pédaler. Rien d’autre. Ça avance bien. Lentement, mais bien. À part ses cuisses qui lui font mal, Henning se sent en pleine forme.

Il n’arrive pas à croire qu’ils ne sont sur l’île que depuis une semaine. Il a l’impression que Noël était il y a beaucoup plus longtemps. Quand il y repense, le réveillon était sympa. Même si, depuis quatre ans, « sympa » signifie : « sympa pour les enfants ». Theresa tenait à avoir un sapin de Noël. Dès leur arrivée, elle a passé des heures au volant de la voiture de location, à sillonner le coin pour trouver un sapin sur une île sans végétation digne de ce nom. Pendant ce temps, Henning est resté à la maison avec Jonas et Bibbi, et il s’est rendu compte que quand on n’a ni bac à Lego, ni petit train Brio, ni collection de peluches sous le coude, les vacances avec enfants sont absolument épuisantes.

Dans la tête de Henning, il existe des enfants qui seraient comblés par un petit jardin comme celui de la tranche de maison. Ils joueraient pendant des heures sur le gravier noir qui recouvre toute la surface du jardin en guise de pelouse. Mais ce n’est pas le cas de Bibbi et Jonas. Parfois, Henning se demande si Theresa et lui ne se sont pas plantés quelque part. Jonas n’a qu’une question à la bouche : « Et maintenant, on fait quoi ? », et même Bibbi dit déjà : « Je m’ennuie », une phrase qu’elle tient de son frère.

Selon Theresa, ils sont tous les deux encore trop petits pour s’occuper tout seuls. Dans leur cercle de connaissances, les enfants du même âge ont eux aussi sans arrêt besoin de distractions. Mais Henning veut être père, pas animateur ni camarade de jeux. Il se dit qu’il y a un truc qui cloche là-dedans.

 

Quand Henning et sa sœur étaient petits, il ne leur serait jamais venu à l’esprit de demander à leur mère de jouer avec eux. Difficile de comprendre ce qui a changé depuis.

Au bout du compte, Theresa a dû se rendre à l’évidence : il n’y avait aucun sapin de Noël sur toute l’île, ou plus précisément, il n’y en avait qu’un nombre limité et réservé d’avance par les clients, qu’une jardinerie allemande faisait importer par bateaux pour les expatriés. Alors, elle est rentrée avec un petit sapin en plastique prédécoré caché dans le coffre de la voiture, histoire de pouvoir raconter aux enfants que c’est le père Noël qui l’a apporté. Depuis que Bibbi et Jonas sont nés, Theresa fait le même cirque chaque année. Cachotteries, père Noël, cadeaux. En plein Himalaya, elle arriverait à dégoter un sapin de Noël et à le cacher aux enfants. Souvent, Henning est agacé par l’acharnement de Theresa, mais au fond, il sait bien qu’il est jaloux. Déjà parce que Theresa se bat jusqu’à obtenir ce qu’elle veut. Mais aussi parce que chez elle, il y avait des sapins de Noël apportés par le père Noël. Découvrir l’arbre orné de bougies et de boules de toutes les couleurs au milieu du salon fait partie des plus beaux souvenirs d’enfance de Theresa.

Pour Henning et Luna, il n’y avait généralement pas de sapin, et quand il y en avait, c’était le plus petit et le plus rachitique de tous, embarqué par leur mère tout en faisant les magasins au pas de course et fourré dans le coffre plein à craquer de la voiture. En plus de temps, leur mère manquait toujours d’argent. Leur père avait abandonné le reste de la famille alors que Henning avait à peu près l’âge de Jonas, quatre ou cinq ans. Quand Henning repense à son enfance, il voit leur mère, Luna et lui. Pas son père, Werner. Il n’a aucun souvenir de l’époque avant que Werner « prenne un nouveau départ », comme dit sa mère.

De ce qu’il en sait, il n’est pas rare que les souvenirs d’un individu commencent à cinq ou six ans. Une fois, à la maison d’édition, il s’est occupé d’un livre sur la mémoire. D’après ce texte, les premiers souvenirs reposent en réalité sur des photos ou des récits. On peut même les créer en montrant à des adultes des photos truquées de leur vie passée. Et ils se souviennent d’événements qui n’ont jamais eu lieu.

Cette idée met Henning mal à l’aise. Il préfère ne pas se souvenir du tout. De fait, il existe quelques photos de la famille au complet : la belle maman, le blond Henning, le souriant Werner avec une moustache sombre et, au milieu, la petite Luna avec un trou entre les dents qui lui donne un air effronté à croquer. Mais Henning ne reconnaît pas son père dans ce Werner moustachu, pas plus qu’il ne se rappelle comment Luna a perdu si tôt ses deux incisives, même si on lui a raconté l’histoire de la chute à tricycle un nombre incalculable de fois.

À la différence de ceux de Theresa, les sapins de Noël de leur mère n’avaient rien à voir avec le père Noël. C’étaient des sapins « Pour que vous me fichiez enfin la paix ». Henning et Luna les aimaient quand même, malgré ou peut-être à cause de leurs branches rabougries. Mais Henning ne veut pas y penser : si ça ne tenait qu’à lui, il ne s’infligerait plus la vue du moindre sapin de Noël de toute sa vie.

Pourtant, le soir du réveillon, il avait été reconnaissant à Theresa de sa ténacité. Les yeux brillants, les enfants s’étaient retrouvés devant le sapin en plastique aux décorations cheap, à dévorer du regard les guirlandes lumineuses artificielles et donner des pichenettes aux boules de toutes les couleurs. Jonas avait particulièrement aimé les bonshommes de neige coiffés d’un bandana de pirate suspendus aux branches en plastique, Bibbi les petits oiseaux avec leur bonnet. Planté à côté d’eux, Henning se demandait si Jonas, au moins, se souviendrait un jour de ces instants. Si un seul détail de ces vacances lui resterait.

La peau des montagnes a des rides habitées par des ombres. À croire que la nuit y attend chaque soir d’entrer en scène. Vers 18 heures, l’obscurité montera des gorges et recouvrira l’île en un clin d’œil. En journée, la vue est parfaitement dégagée, les montagnes bien dessinées, les couleurs profondes, comme si l’image avait été retouchée. Au milieu de ce paysage lunaire parsemé de lichens, Henning a un sentiment d’irréalité – ni son vélo ni lui n’ont leur place ici. Dans le guide de voyage, il a lu que les dernières éruptions volcaniques ne remontaient qu’à trois cents ans. Que le Timanfaya avait inondé de lave un tiers de l’île. Anéanti la végétation et la faune, recouvert de cendres et de scories des zones entières. Vapeurs toxiques, geysers d’eau salée, jets de pierres. Résultat : l’heure zéro géologique. Un début minéral, sans visage ni histoire, muet.

D’après le guide de voyage, certaines personnes détestent Lanzarote, tandis que d’autres l’idolâtrent. Henning ne sait pas encore de quel côté il est.

Ce sont les premiers instants qu’il passe en tête à tête avec l’île. Jusque-là, les journées se sont écoulées en activités pour enfants – terrain de jeux, plage, musée des pirates, promenades à dos de chameau. Glaces, karting, zoo, encore une glace. Qui tiendrait toute la journée enfermé avec deux petits ? Avec les enfants, les vacances sont une parenthèse où la vie est encore plus épuisante que d’habitude. On n’a pas une minute à soi, et on consacre toute son énergie à ériger une forteresse contre le chaos, l’ennui et la mauvaise humeur. On lit le chapitre « famille » dans le guide de voyage, cherche ses saucisses préférées dans les rayonnages du supermarché et des émissions pour enfants à la télé. On apprend à faire rentrer la poussette dans le coffre trop petit de la voiture de location, on se bat avec les ceintures des sièges enfants, on parle beaucoup de la gentillesse des Espagnols avec les petits, du fait que tous les restaurants disposent de chaises hautes Ikea et que les pères sont vraiment nombreux sur les terrains de jeux. Ils ont compris depuis longtemps que le travail n’était plus l’ennemi du temps libre, mais une stratégie de défense face aux sollicitations permanentes des enfants. Ils se reposeront des vacances une fois de retour au boulot.

« C’est juste une phase » – l’une des répliques favorites de Theresa. Parfois, Henning entend : « C’est juste une phrase. » Le pire, c’est que les deux sont vrais.

Pour que le réveillon du Nouvel An convienne à toute la famille, ils ont réservé en last minute le menu de fête de l’hôtel Las Olas : premier service à 18 heures, quatre plats. Fin à 20 h 30, car les clients d’après arrivent à 21 heures. C’était humiliant, mais parfait pour les enfants, dont le rythme habituel ne serait décalé que de deux heures.

La salle de restaurant de Las Olas était tellement grande qu’on n’en voyait pas le bout. Des tables de huit étaient collées les unes aux autres. Ça sentait le service à la chaîne. Henning et Theresa s’étaient imaginé quelque chose de plus festif. Le menu coûtait 100 euros par personne – au moins, c’était gratuit pour les enfants.

Aussitôt, Theresa a entrepris de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Chez elle, faire-contre-mauvaise-fortune-bon-cœur est un programme qui se met en route dès que les choses ne se passent pas comme prévu. Elle s’est décidée pour une promenade dans le hall d’entrée avec les enfants afin d’admirer le sapin de Noël orné de décorations Swarovski, tandis que Henning était chargé d’aller chercher les places réservées et de tout préparer pour leur arrivée. Trouver une chaise haute, sortir les lingettes, remplacer les verres par des gobelets en plastique apportés exprès.

En entrant dans la salle de restaurant, Henning a eu l’impression de se retrouver sur une croisière, alors qu’il n’en a jamais fait. La plupart des tables étaient déjà occupées, les convives regardaient les nouveaux venus arriver avec curiosité ou étudiaient le menu qu’ils connaissaient sans doute déjà par cœur. Henning n’aime pas être attablé avec des inconnus. En présence d’autres personnes, contrôler les enfants devient une obligation forcenée. Henning a cherché le numéro 27 et a fini par tomber sur une table près d’une fontaine avec, au fond, une poignée de carpes koïs en train de nager. Au moins un quart d’heure de distraction, a-t-il estimé. Les tables étaient dressées de manière moins encourageante : des assiettes, couverts, verres et serviettes assortis – le genre de choses à mettre à l’abri des mains des enfants. Mais par bonheur, une chaise haute était déjà à disposition.

À l’autre bout de la table, un couple d’un certain âge s’est levé pour lui serrer la main, ils lui ont souhaité joyeux Noël en allemand et se sont présentés – Henning n’a pas compris les noms. Il a annoncé que sa femme n’allait pas tarder à arriver avec les enfants, et ils ont répondu : « Formidable ! » sans la moindre trace d’ironie.

Henning a résolu de se détendre. Toutes les conditions étaient réunies. Les vacances se passaient aussi bien que possible, et même comme sur des roulettes. Il l’avait sentie dès l’aéroport, cette atmosphère particulière faite de lumière, d’air et de légèreté. Les Espagnols étaient accueillants et, même avec des enfants, on se sentait bienvenus partout. Personne ne vous donnait l’impression de faire tache. Comme si le mot « stress » n’avait pas encore été inventé.

Sauf que la nuit précédente, la Chose était revenue. Dans la salle de restaurant de Las Olas, Henning ne se doutait encore de rien. En attendant Theresa et les enfants à la table 27, il repensait à cette semaine sans la Chose. Une semaine de vie normale, de sommeil normal, de problèmes normaux, de joies normales. Le plus long répit depuis deux ans. Les jours d’avant, Henning s’était interdit de penser à la Chose, car une simple pensée risquait de la faire surgir de sa tanière. Ce qui ne l’empêchait évidemment pas d’y penser tout le temps. À sa grande surprise, la Chose était quand même restée dans son trou, en retrait, tapie, à somnoler ou vaquer aux occupations qui étaient les siennes quand elle n’était pas sur son dos. En temps normal, Henning s’interdisait ne serait-ce que de se réjouir de son absence, car quand l’espoir pointait, la Chose frappait avec une violence redoublée. Mais cette fois, dans la salle de restaurant surpeuplée et surchauffée de Las Olas, il s’était autorisé quelques moments de bonheur prudent. Après tout, pourquoi pas ? Il allait bien. C’était un homme normal parmi des gens normaux. Il n’était pas en train de devenir fou.

Le couple allemand venait de Würselen, la ville de naissance de Martin Schulz, et s’est empressé de lui raconter qu’ils avaient connu le chef du SPD à l’époque où il était libraire. Tout en opinant du chef et en émettant des bruits d’approbation, Henning cherchait du regard Theresa et les enfants, qui devaient bientôt avoir terminé d’admirer le sapin de Noël. Il a fini par les apercevoir un peu plus loin : Theresa était en train de rire, debout près d’une table pleine à craquer avec deux enfants de l’âge de Bibbi et Jonas. Les quatre têtes blondes étaient réunies, sans doute plongées dans la contemplation d’un jouet. Bibbi devait montrer le cochon d’Inde qui couine qu’elle avait reçu à Noël et qui faisait fureur partout. D’un coup, Henning s’est dit qu’il aimait ses enfants plus que tout, à tel point que c’était parfois une vraie torture.

Theresa a porté la main à la bouche et a éclaté d’un rire sonore, que Henning entendait de l’autre bout de la salle. Souvent, quand il la voit de loin, il est frappé par sa petite taille, comme si, depuis le temps, il n’avait toujours pas remarqué ou avait oublié. Theresa a beau faire moins d’un mètre soixante, c’est une vraie pile. Il ne saurait pas dire si elle est belle ou juste jolie. Ses cheveux bruns sont coupés court, son corps est compact et vigoureux. Elle a un effet irrésistible sur les gens. Chacun semble voir en elle quelque chose de particulier. Pas seulement les hommes – les femmes aussi recherchent sa compagnie et se mettent aussitôt à lui raconter leur vie. Ce que Henning préfère chez elle, c’est son rire communicatif, même si c’est souvent de lui qu’elle rit. Ces derniers temps, ses joues ont commencé à se creuser légèrement, ce que personne ne remarque à moins de la connaître depuis longtemps. Pour Henning, c’est la preuve que, malgré ses hanches larges, l’âge la fera plus maigrir que grossir. Il n’a aucune idée de ce qu’il préférerait. En règle générale, il n’aime pas les vieilles femmes, et pourtant, tôt ou tard, il partagera la vie de l’une d’elles. Il aime encore moins les vieillards, et pourtant, un jour ou l’autre, il en sera lui-même un.

À cette pensée, la Chose a tendu ses antennes, et Henning s’est dépêché de fixer son attention sur autre chose. Un serveur approchait de la table avec un plateau rond garni de verres de mousseux. Henning s’est servi, le couple âgé aussi. Il a décidé qu’ils s’appelaient Katrin et Karlchen. Ils ont trinqué ensemble. Il a vidé son verre cul sec, et l’alcool a aussitôt fait effet. Habituellement, Henning ne boit pas beaucoup, encore moins en début de soirée et aussi rapidement. Il a levé un doigt pour faire revenir le serveur à la table avant de descendre son deuxième verre d’un trait. Désormais, l’ambiance lui semblait moins cheap. Ils allaient manger un menu tout compris dans un hôtel tout compris rempli de touristes en voyage tout compris – et alors ? Katrin et Karlchen étaient sympathiques, la déco supportable, et plus tard dans la soirée, il y aurait peut-être l’occasion de danser un peu ou un magicien pour les enfants. Au moment où Henning commençait à se dire qu’il était temps qu’elle le rejoigne, Theresa est arrivée avec les enfants. Accueil chaleureux de Katrin et Karlchen, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. On est tout de suite passé au « tu », plus simple et courant sur l’île. Le premier plat est arrivé, des coquilles Saint-Jacques vraiment délicieuses, les enfants ont attrapé chacun un morceau de pain avant de disparaître sous la table. Il a voulu les rappeler à l’ordre, mais Theresa lui a dit : « Laisse-les » en posant une main sur son bras.

La soirée prenait une meilleure tournure qu’escompté. Le repas était bon, et Bibbi et Jonas étonnamment discrets. Ils n’arrêtaient pas de retourner voir les enfants de la table 24, avec lesquels ils avaient l’air de s’entendre à merveille. À intervalles réguliers, Theresa allait les chercher, et chaque fois, elle restait bavarder quelques instants avec les autres convives, des Français, à ce que Henning avait compris. Contrairement à ses habitudes, il avait décidé de ne pas bouger et de siroter son mousseux en attendant les plats. Il profitait d’être un peu ivre, il profitait d’apprécier la musique dont Katrin et Karlchen se plaignaient – des tubes des années 1990, « Lemon Tree » et même « Come As You Are », il aurait pu chanter toutes les paroles, et ce n’était pas l’envie qui lui manquait.

Katrin et Karlchen parlaient politique. Ils faisaient partie de ces gens qui puisaient dans les médias non des informations mais des états d’esprit, et étaient d’accord avec le reste de l’Allemagne pour dire que tout allait à vau-l’eau. Toujours pas de nouveau gouvernement, sans parler du Brexit, de Trump, de l’extrême droite. Katrin répétait les clichés qu’on entendait partout – que le monde était en train de basculer, qu’une ère nouvelle s’ouvrait, que face aux populistes et aux réseaux sociaux, la vérité ne faisait plus le poids. Elle a voulu trinquer à une année 2018 meilleure que la précédente, et Henning s’est prêté au jeu, même si entendre parler de « post-vérité » et de « changement d’époque » lui tapait franchement sur le système.

Au moins, Katrin et Karlchen faisaient des sourires aux enfants, et leur descente de mousseux n’avait rien à envier à celle de Henning. Après avoir demandé à Theresa quel métier elle faisait, ils ont enchaîné sur une discussion animée au sujet des meilleures combines pour payer moins d’impôt.

Régulièrement, Henning oubliait qu’il n’était pas sur un bateau. Il avait l’impression que la salle illuminée de mille feux était en train de voguer sur une mer sombre et calme à travers la nuit. À 21 heures, heure du départ forcé, minuit semblait avoir déjà sonné trois fois. Theresa avait passé une bonne partie de son temps à la table 24. Peut-être même plus qu’à la table 27. Au lieu de revenir avec les enfants, elle s’attardait toujours plus longtemps, à parler français avec un verre d’eau minérale à la main.

Premier janvier, premier janvier.

À partir de Playa Blanca, ça commence à monter doucement. C’est surtout contre le vent que Henning lutte, un vent plus fort que l’attraction terrestre, dont les rafales le poussent parfois plusieurs mètres sur le côté, prêt à tout pour lui faire rebrousser chemin. Henning tient bon. Comme son pouls s’accélère, il rétrograde, adapte son allure à ce nouveau rapport de vitesse, se concentre pour respirer au rythme des pédales et vider entièrement ses poumons. Un coup de pédale, inspiration… deux coups de pédale, expiration. L’essentiel est de bien doser ses forces, pour ne pas finir en nage ou à bout de souffle. Inutile de se presser, il s’est seulement promis d’arriver en haut, peu importe le temps qu’il met. Aujourd’hui, c’est un bon jour pour aller à Femés, il se sent reposé malgré sa nuit pourrie. Premier janvier, un jour comme fait pour les défis. Henning va montrer à la nouvelle année de quel bois il se chauffe.

La dernière ne l’a pas épargné. Même s’il n’y a pas eu de gros pépin – pas de maladies graves, pas de décès –, Henning a vécu dans l’impression permanente qu’une catastrophe était imminente. Désormais, la Chose lui tombe dessus non seulement la nuit, mais aussi en plein jour. Entre deux crises, Henning lutte contre la peur de la prochaine. À part ça, il peine à trouver sa place entre le boulot et les enfants. Sa vie est une fuite, il ne termine rien, ne trouve le temps de rien.

Theresa et lui travaillent à mi-temps. Ils se répartissent les enfants et le travail. C’est important pour eux. Ils ont pris sur eux pour imposer leur modèle à leurs employeurs, et le cabinet d’experts-comptables de Theresa s’est même montré plus coopératif que la maison d’édition de livres pratiques orientée à gauche où travaille Henning. L’éditeur a été jusqu’à le menacer à mots couverts de licenciement, et il a fallu que Henning lui promette d’emporter du travail à la maison pour que son employeur mette de l’eau dans son vin. Theresa appelle ça « travailler à plein temps, être payé à mi-temps ». Au moins, comme ça, Henning peut faire sa part au quotidien. « Organisation » est le mot magique. Souvent, il travaille sur ses manuscrits tôt le matin ou tard le soir, ce qui ne l’empêche pas d’avoir le sentiment désagréable de ne plus s’occuper des livres aussi bien qu’avant. Par chance, aucun de ses auteurs ne s’est plaint jusque-là.

 

Juli Zeh, Neujahr, © Luchterhand Literaturverlag / Verlagsgruppe Random House GmbH, Munich, 2018
© ACTES SUD, 2019, pour la traduction française, traduction (allemand) de Rose Laborie.

En librairie le 4 septembre.


Juli Zeh

Ecrivain