La Jumelle H
Helga
Nous avons d’étonnants et brusques trous de mémoire qui nous rendent bien service. « Oublier en mémoire de soi », pourrait être l’idéal collectif. Nos actes passés s’effacent, enterrés sous les lieux communs. Le Mal Terrifiant. La Bête Humaine. Le Criminel Absolu. Des millions de morts, mais nous sommes encore là, en quête d’autres objets, souscrivant à des comportements guidés par notre avidité pour les choses. L’idéologie – et son empreinte diluée – déploie d’autres contours, mais c’est toujours le désir de vivre selon des dynamiques oppressives, qu’elles s’appliquent au travail ou à la famille. Nous pouvons tout faire et subir, tant que cela relève du registre économique, financier. C’est reparti, l’on découvre les plaisirs modernes de la consommation et l’Année Sainte. Le pape bénit les vagues, le sable doré, les établissements balnéaires qui paraissent morts à la fin de l’automne, et cependant ressuscitent au printemps, brillent de plus belle en été. La Reine des sirènes de l’Adriatique. Miss Sourire. Miss Brise Marine. Monsieur Muscle. Le festival pyrotechnique. La course de tortues. La semaine de l’humour. Le concours de blagues quotidien. La marche au bord de mer réservée aux femmes. Le championnat d’aéromodélisme. Le rassemblement sportif du motoclub. Le gymkhana automobile. L’olympiade des enfants intelligents.
Helga et Hilde partent de Milan en train, un matin, au début juin 1951. Destination : Milano Marittima. Helga est sur le quai de la gare centrale en compagnie de son petit ami. Il se nomme Alessandro, il est fils d’avocat, il a fréquenté une autre section de l’Institut suisse de Milan, il est sur le point de s’inscrire en droit. Helga plisse les paupières et se laisse embrasser dans le cou. Elle rassure Alessandro, elle dit, je te téléphone dès que j’arrive. Hilde est déjà dans le compartiment, elle est témoin de la scène finale de l’embrassade. Alessandro a le menton appuyé sur l’épaule de Helga, il serre la taille de sa petite amie, il regarde les chaussures des passants sur le quai, les roues des chariots poussés par les porteurs. Helga fixe la paroi métallique du wagon, et au-dessus, la fenêtre ouverte, la tête immobile de Hilde. Blondi regarde Helga, muselée.
Helga, ses lunettes noires et la tête appuyée à la vitre du wagon de première classe, le soleil scintille sur la plaine. Les murs des vieilles fermes empourprés par les rayons, les travaux des champs, les énormes bottes de foin, l’air chaud stagnant, le maïs poussé bien droit comme autant de lances d’une armée, l’odeur de la campagne et des rails, la sensation d’engourdissement et l’envie de dormir que communique le balancement du train : peupliers bordant des rivières à sec ou clochers sur l’horizon, en contemplant le paysage par la fenêtre les jumelles ne savent plus si elles sont éveillées, ou bien, si elles ne se sont pas assoupies un instant, et il se peut que les bovins alignés – prisonniers dans les étables, la tête entravée pour les obliger à manger – songent eux aussi à ce qu’est la vie des hommes. Hilde dit qu’elle ne veut dépendre de personne. Mari ou père, c’est pareil. Elle veut gagner sa vie. Deux semaines de vacances avec La Rinascente, c’est mieux que de devoir se soumettre à un homme. C’est une question d’orgueil, dit-elle en caressant Blondi. Elle ne veut rien avoir à quémander à un fiancé, à un mari. Quand elle sort danser avec ses collègues, elle tient à payer sa consommation. Mais la générosité d’un homme, c’est aussi un moyen d’existence. Mendier est également un moyen d’existence. Tout est un moyen d’existence. Même aller à l’école et se fiancer avec le fils d’un avocat. Est-ce que ça a un sens ? Quoi ? Souligner à la règle les pages d’un livre. Savoir les noms d’endroits où sont morts des centaines de soldats lors d’une guerre vieille de cinq cents ans. Le temps libre est fait pour flâner l’après-midi devant les vitrines, aller chez le coiffeur, feuilleter les magazines pour se tenir au courant de la mode, parler la langue d’aujourd’hui, des expressions telle que « être dans le coup ». Seul un homme peut offrir du temps libre, il le donne en échange du corps de la femme. Il passe toute sa journée enfermé au travail, il gagne l’argent nécessaire. L’argent nécessaire peut s’avérer beaucoup ou pas assez. Mais dans tous les cas, c’est la même dépendance. Hilde répète ne vouloir d’argent de personne. Helga prétend elle aussi ne vouloir d’argent de personne. Elle souhaite juste que sa sœur se fixe avec elle et son père, en cet été 1951. Il faut t’y faire, Hilde : on est propriétaire d’un hôtel.
Hans Hinner attend dans la voiture devant la gare de Cervia. Il appelle ses deux filles, il agite le bras par la fenêtre dès qu’il aperçoit Helga et Hilde avec leurs valises. Blondi reconnaît immédiatement sa voix, elle frétille, sautille sur ses pattes arrière, agite dans le vide ses pattes avant, elle tire sur sa laisse, Hilde lui ôte sa muselière. Hans Hinner descend de sa voiture, caresse Blondi, il charge les valises dans le coffre. Helga s’installe à côté de son père. Hilde est derrière lui, elle appuie son menton sur le haut du siège, elle garde une main sur la tête de Blondi, langue pendante et assise sur la banquette derrière Helga.
Hans Hinner conduit lentement, en seconde, il lâche son volant et montre les monuments, il répète des noms pour l’heure inconnus aux jumelles, étonnées de voir leur père si à l’aise dans cette ville, la dernière fois qu’elles l’ont vu ainsi, c’était à Bockburg, dans la Mercedes Autobahnkurier, le long de la Markstraße. Il tourne à droite dans la via Mazzini, il traverse la piazza Garibaldi, voilà la mairie, dit-il à Hilde, et là c’est la cathédrale, dit-il à Helga. Il va jusqu’à la tour San Michele, il donne un coup de frein au passage piéton sur le front de mer, quand deux femmes de retour de la plage traversent la rue, leur couffin gonflé par les serviettes. Les filles, il faut vous protéger du soleil, mettez de la crème. La phrase sonne tel un slogan publicitaire pour un produit de beauté, et pas vraiment comme une recommandation paternelle. Hans Hinner secoue sa montre et gratte la trace claire laissée par le bracelet sur sa peau. En ce moment, l’endroit est animé, mais en hiver c’est plutôt mort, les gens vivent surtout dans le centre, à Cervia, il n’y a plus personne à Milano Marittima. La saison commence à la fin du printemps, et, les années où ça tombe bien, à Pâques, tout dépend du calendrier, de l’Église. C’est la première fois que Helga voit la riviera adriatique. C’est la première fois que Hilde voit la mer. Jusqu’à aujourd’hui elles ne connaissaient que la rivière, le fleuve, les piscines municipales de Merano, et, le dimanche, le plan d’eau de l’Idroscalo de Milan. À droite, du côté de la fenêtre ouverte, la mer en pointillé masquée par le ciment, les établissements balnéaires, les parasols. À gauche, les premiers hôtels construits dans les années vingt, les maisons de style Art nouveau appartenant à des médecins, des avocats, des notaires. Et au milieu de tout cela, la famille Hinner, à bord de sa Coccinelle allemande immatriculée à Milan. Après le pont sur le canal, Hans Hinner s’engage dans le viale Matteotti qui coupe en deux la pinède. Les rues transversales portent des chiffres romains, ce sont des voies souvent sans issue, qui se perdent dans le sable. Les bâtiments des colonies élevés sous le fascisme, les hôtels en construction et le goût immuable pour l’architecture monumentale assombrissent le ciel, étouffent aussi la rumeur de la mer, tandis que le fil de l’horizon semble s’adoucir sous les fines et inexorables vagues, qui, quoi qu’il arrive, n’en finissent pas de s’échouer vers nous.
L’hôtel est un bâtiment d’un étage, construit trois ans avant la naissance des jumelles. Une enseigne se dresse sur le trottoir. Hôtel Sand. Les lettres sont illuminées par le soleil, pourtant la flèche du panneau n’indique pas vraiment le chemin, elle ressemble à l’aiguille d’une horloge dont il manquerait les minutes, un temps indéterminé. Une grille de fer – Herbert Hinner l’aurait enjolivée de dorures – entoure la propriété. Des plantes grimpantes s’enroulent aux troncs des pins. Deux statues en ciment, grandes comme un enfant de six ans, se font pendant sur la petite allée qui mène à la réception. La statue masculine – identifiable à son torse dépourvu de seins et à un renflement racorni entre les jambes, une sorte de coquille à la mode médiévale censée contenir pénis et testicules – a le bras droit coupé au niveau du coude, d’où s’étend une tache moussue. La statue féminine – dont le sein gauche est ébréché – a le menton baissé dans une attitude pudique. Des sièges blancs en bois et des guéridons bleus occupent la partie gauche du jardin, éparpillés tel un groupe de convives, qui, après avoir fait semblant de s’intéresser à la conversation des amis, se seraient réfugiés dans leur propre solitude. Deux raquettes de ping-pong sont posées sur une table verte en ciment. La famille Hinner remonte la petite allée jusqu’à l’entrée. Le gravier crisse sous les pieds de Hans, Helga et Hilde. Blondi renifle le sol derrière leurs talons.
Elles ne s’attendaient pas à trouver « Willkommen » écrit sur le paillasson. Stratégie commerciale. Ce n’est pas un sentiment nostalgique de la part de leur père. Les touristes allemands : 0,5 pour cent des touristes étrangers en Italie. 0,5 pour cent, c’est-à-dire rien, est un chiffre prometteur, il ne peut qu’augmenter. Voilà, je vous présente mes filles.
L’hôtel accueille une dizaine de clients. Deux familles venues de Milan avec des enfants en bas âge. Et un couple de jeunes Suisses qui arrivent de Zürich, tout contents de pouvoir parler allemand.
Aux fourneaux, il y a Margherita. Cuisine traditionnelle romagnole. Tagliatelles à la bolognaise. Tortelli la bolognaise. Garganelli à la bolognaise. Strozzapreti à la bolognaise. Cappelletti farcis à la viande et à la ricotta. Raviolis farcis aux épinards et à la ricotta. Gnocchis à la sauce tomate. Poulet rôti. Brochettes de poisson. Soupe de poisson. Spaghettis aux palourdes. Salami, coppa, jambon. Fromage. Du squacquerone, une espèce de fromage frais très crémeux. Piadine fourrées avec du cresson et des légumes grillés, piadine avec de la saucisse, de la porchetta. Vin. Sangiovese ou Trebbiano. Tartes. Ciambelle. Glaces. Café.
Sur le mur du restaurant sont accrochées des scènes de travaux champêtres et marins. Les deux activités de la région. La campagne et la mer. Le mouvement régulier de la queue des bœufs, la charrue, le tracteur. Simples bateaux de pêche amarrés dans le port. Grossières frisures des vagues. Barques avec des noms de femme qui flattent l’orgueil des hommes qui en sont propriétaires ; qui fument d’un air satisfait à la proue. Filets remontés manuellement, le corps penché hors du cadre.
Le bruit de l’eau du robinet, le remue-ménage des casseroles et de la vaisselle s’entend jusqu’à l’étage, mais ça ne dérange pas, au contraire, cela accompagne la sieste après le repas. Les chambres à gauche du couloir donnent sur l’arrière de l’hôtel, là où sont garées les voitures des clients ; les autres chambres sont sur le jardin, et, s’il n’y avait pas un hôtel en construction devant, on pourrait voir la mer.
La chambre de Helga et Hilde est grande, suffisamment pour deux lits, deux tables de nuit, un bureau. Elle est même équipée d’une petite salle de bains. Elle est située au rez-de- chaussée, à côté de celle de leur père. La chambre de Hans Hinner est tout aussi grande, mais il en émane quelque chose de monacal, on ne s’y croirait pas au bord de la mer. Il n’y a qu’un lit, les draps parfaitement pliés, une table de chevet, un verre vide avec une cruche d’eau près du livre de compte, une ampoule pâle pend au centre du plafond. Mais Hans Hinner dort rarement dans cette chambre, sa nuit il la passe à somnoler dans le réduit aménagé derrière la réception. Helga s’assoit sous un arbre, Hilde est dans sa chambre, Hans Hinner est chez un fournisseur. Les clients sont à la plage ou se reposent dans leur chambre, dans la pénombre. Blondi dort au pied d’une chaise, à côté de Helga. Le chien pourrait faire peur aux clients, mais Blondi est là et le restera. Elle vivra dans le jardin ou derrière le comptoir de la réception.
Hans Hinner pense qu’il a un rôle à jouer dans la société. Il est l’entrepreneur de la nouvelle décennie, d’un monde nouveau né après-guerre. « Avant, nous ne mangions les pommes que dans le strudel. » Cette phrase est de Hilde, et il ne sert à rien de la répéter, quelque chose qui voudrait résister à demain mais qui, en réalité, est moins qu’un souvenir, qu’un regret, juste du passé sombrant dans l’oubli. Helga et son père n’ont aucun mal à tourner la page, il suffit de laisser faire le lent, l’inexorable mécanisme du temps qui se nourrit de son propre effacement.
« Avant, nous ne mangions les pommes que dans le strudel. » Seule cette existence est réelle à présent. L’enseigne d’un hôtel, le registre des clients, la riviera adriatique italienne. Plus besoin de fuir. Hans Hinner se tient immobile à la réception, l’avenir marche vers lui. Ensemble nous pouvons faire ce qu’on veut.
Les arbres de la propriété. Les oiseaux sur les branches. Les affaires dans le jardin. La voiture garée à l’ombre. L’appartement de Milan. La maison de Merano. La tombe de Maria Zemmgrund. Blondi. Hans Hinner pose une feuille blanche sur la table. Il trace trois x. xxx. Hans, Helga, Hilde. Une maison enfantine – avec un étage, plus grande que celle que l’on dessine normalement à l’école –, elle représente l’hôtel, la famille, le travail. Hilde se souvient d’un après-midi à Bockburg, le jour où Helga et elle étaient allées à la rédaction de Mutter, à la typographie, au moment de l’impression du journal. Elles avaient quatre ans, on était en 1937, elles ne savaient pas encore écrire mais elles découvraient les illustrations sur la première page, les rotatives du sous-sol, il fallait descendre par un escalier de bois qui craquait, il y avait beaucoup de bruit en bas et pour parler à ses filles Hans Hinner avait dû se pencher vers elles. On apercevait les jambes des piétons qui passaient au-dessus sur le trottoir, le martellement des rotatives leur insufflait une cadence militaire.
C’est la maison Hinner sur le dessin. Un projet personnel. L’Hotel Sand de Hans Hinner. Helga voudrait changer les statuts de l’entreprise. Hans Hinner dit, nous sommes une famille. Helga rétorque, oui, et désormais nous sommes aussi une société. Helga, écoute ton père, ce n’est pas une société qui fait que nous serons plus unis, on l’est déjà. Papa, je ne suis pas en train de dire que nous serons plus unis si nous montons une SARL ou autre chose. Helga, on peut quitter une SARL, pas sa famille.
On est en juin, les Hinner travaillent en famille. Hotel Sand, la renaissance de l’homme et du père sur les bases d’une structure hôtelière à la fois stable et en pleine évolution, la somme des existences d’autrui et la nouvelle vie de Hans Hinner, tout à l’écoute des clients qui veulent s’ouvrir à lui, acteurs essentiels quelques semaines par an. Les gens aiment parler d’eux, et parmi les gens, il y a les vacanciers, et parmi eux celui qui aime par-dessus tout se confier est le vacancier solitaire.
Hans Hinner écoute sans rien dire, il absorbe anonymement, comme les murs blancs de l’hôtel qui n’ont que faire du cours de l’Histoire au-delà des chambres, du restaurant, de la réception qui monte la garde, qui veille au respect de la norme et sur les distractions au goût du jour. La réception d’un charmant hôtel sur la côte adriatique italienne est un bon endroit pour se tenir à l’écart et passer inaperçu. Hans Hinner écoute tout le monde, il se montre attentif, il ne pense pas seulement au commerce et aux bénéfices. Maria Zemmgrund serait horrifiée en voyant les jumelles porter une blouse de femme de chambre, mais leur père a décidé que c’était bon pour leur éducation, ce sont des femmes de chambre propriétaires, ce n’est qu’une activité temporaire. Et puis Maria Zemmgrund est morte depuis cinq ans, Hans Hinner est vivant, il est père, chef d’entreprise, réceptionniste, secrétaire, caissier, directeur de sa propre vie.
Il faut arroser le jardin avant que ne se lèvent les clients les plus matinaux. Le petit déjeuner est servi entre sept heures et neuf heures. Le ménage des chambres commence après le petit déjeuner. L’hôtel possède seize chambres, sans compter celle du père et des jumelles. Huit au rez-de-chaussée, huit à l’étage. Si tous les lits étaient occupés, cela ferait une cinquantaine de clients, trois personnes dans chaque pièce. Les chambres sont spacieuses, bien que, lors de la restructuration, Hans Hinner en ait fait retailler quelques-unes. Hilde s’occupe du rez-de-chaussée, Helga de l’étage. Lorsqu’elles font le ménage, elles endossent des blouses bleu pâle à manches courtes avec un col blanc de collégienne et un tablier. À l’Hôtel Sand, il faut que l’on se sente comme à la maison, mais c’est mieux de revêtir une tenue professionnelle, cela crée une distance, atteste du sérieux de l’établissement. Il faut compter quinze minutes par chambre. Les draps sont changés trois fois par semaine. Dépoussiérer, balayer, laver le sol, refaire les lits, nettoyer la salle de bains. Ensuite le hall, le petit salon, la salle de restaurant. Débarrasser les tables, laver les assiettes, les verres, les tasses, les cuillères, les couteaux, la vaisselle du petit déjeuner.
Les Hinner n’hésitent plus à dire « nous ». C’est un « nous » affectif, qui englobe la famille, le travail, l’hôtel, il n’a rien de nationaliste. Dans ce nous, il y a un père et ses deux filles, une famille devenue une entreprise. Il n’existe pas d’hôtel comme nous ici, où la langue maternelle est l’allemand. Les jumelles ont passé plus de la moitié de leur existence en Italie. Deux univers unis à jamais.
Hans Hinner reconnaît immédiatement d’où ils sont à la manière de dire bonjour. Grüß Gott ! Ça fait presque vingt ans qu’il n’a pas entendu dire bonjour en bavarois, des mots remplacés par le salut nazi sous le Troisième Reich. Il a souvent pensé à l’instant où le premier Allemand passerait la porte de l’hôtel, il n’aurait jamais cru qu’il vienne d’aussi près. Grüß Gott ! Bonjour ! La famille d’estivants arrive de Wolfratshausen, une localité à quelques kilomètres de Bockburg. Hans Hinner le découvre, lorsque après avoir communiqué le prix des chambres et les services inclus, il enregistre le séjour de l’homme de quarante ans avec son épouse et ses deux enfants. L’homme laisse les cartes d’identité et monte avec sa femme choisir une chambre. Les enfants caressent Blondi couchée sur le tapis, dans le coin du hall qui sert de salon pour bavarder. Helga fait visiter les chambres, Hilde étend le linge dans le fond du jardin. Hans Hinner note le numéro des pièces d’identité. Le nouvel État. La République fédérale d’Allemagne. Les photographies d’identité ont été réalisées dans une boutique au centre de Wolfratshausen. Il y est allé une fois avec Herbert, son père, en charrette, il avait six ans, et au retour ils s’étaient arrêtés pour contempler la rivière Isar. Aujourd’hui, il n’a pas envie d’avoir plus de détails, il espère que l’homme ne lui posera pas de questions. Et si un jour quelqu’un entrait dans l’hôtel et reconnaissait le vieux directeur de Mutter ? L’homme devant lui a peut-être lu Mutter ?
Après la famille de Wolfratshausen, beaucoup d’autres vacanciers sont venus d’Allemagne, et particulièrement de Bavière. Ils partent la veille au soir, les maris conduisent toute la nuit sur les autoroutes allemandes, ils atteignent rapidement le Brenner, et de là ils suivent les lentes nationales italiennes jusqu’à la mer. Ils arrivent à l’heure du petit déjeuner à Milano Marittima. Ils se garent, ils descendent de voiture, ivres de fatigue, ils entrent dans l’hôtel, ils trouvent un Allemand en face d’eux à la réception, ils ont les yeux rouges, les lèvres desséchées par les cigarettes fumées pour se tenir éveillés ; ils s’enquièrent du prix de la chambre, est-ce qu’il y a la vue sur la mer? Ils sont bien disposés, ils font confiance à un autre Allemand, qui leur vante les prestations, la cuisine italienne du restaurant, le jardin, le parking privé. Au moment de se décider, les hommes sortent sur le seuil, ils hèlent de la main leur femme restée dans la voiture, les femmes inspectent les chambres, elles tâtent les matelas, contrôlent la salle de bains ; les hommes se fient au jugement des femmes, ils profitent du moment pour fumer près de leur voiture, ils jettent un œil à la carrosserie, les enfants se réveillent, s’étirent, écrasent les jouets dans leur dos.
Horst, Klaus, Franz, Humbert, Paul, Peter, Johannes.
Herr Hinner ! Grüß Gott !
Hans Hinner se sent plus tranquille lorsqu’un client milanais s’adresse à lui en dialecte.
La mer est à trois cents mètres, derrière les immeubles en construction. Certains jours, surtout le matin, on pourrait se dire qu’elle a disparu, s’il n’y avait cette brise marine qui soulève les légers rideaux bleu pâle du restaurant, ouvrant une brèche pour les mouches. À trois heures de l’après-midi, lorsque tout est en ordre dans la cuisine, Helga va à la plage prendre le soleil et se baigner. Hilde monte dans sa chambre, elle dort une quinzaine de minutes. Un quart d’heure lui suffit pour récupérer, quand elle se réveille elle est en forme, elle a l’impression d’être une autre personne. Mais comment elle faisait à La Rinascente pour rester debout toute la journée ? C’est une époque désormais révolue, soldée par un coup de téléphone à Milan, un voyage en train pour signer sa lettre de démission et arroser les géraniums morts sur le balcon de l’appartement de Porta Ticinese.
Helga quitte l’hôtel avec sa serviette de bain dans son sac, il y a aussi de la crème à bronzer et un petit réveil réglé sur 16 h 50, pour qu’elle ne soit pas en retard au travail, au cas où il lui arriverait de s’endormir. C’est une précaution totalement superflue, Hilde est toujours à côté d’elle sur la plage.
Helga s’installe au même endroit, elle longe les établissements balnéaires par-derrière, des bâtiments neufs, témoignant de l’organisation technique des loisirs, du développement méthodique de l’activité professionnelle. Les établissements forment un long et aveuglant serpent de ciment blanc où l’ombre monte et descend, un zigzag créé par les toits des cabines que Helga contourne, les panneaux publicitaires avec le nom des produits, les palmiers peints sur les murs des bars.
C’est une heure plutôt calme, après déjeuner la plupart des enfants font la sieste à la maison ou dans les chambres d’hôtel ; les adultes sont assoupis sous les paillotes des établissements balnéaires ou sous les parasols qu’ils ont charriés le matin sur l’épaule et plantés sur la plage publique avec ce mouvement de rotation bien caractéristique, vissant solidement des deux mains, les pieds campés dans le sable, un geste qui est désormais entré dans les mœurs de tout un peuple, la tige du parasol s’enfonce et fore dans le sable de l’été italien.
Les ex-colonies de vacances fascistes, gérées désormais par des associations religieuses ou des comités d’entreprise, ont repris du service dans les mêmes bâtiments. Chaque matin les sœurs sonnent la cloche pour réveiller les enfants, ils vont aux cabinets en traversant de longs couloirs, ils font leur toilette, ils revêtent leur uniforme, ils prennent le petit déjeuner, ils descendent les escaliers en colonne par deux, ils arrivent en rang sur la plage, ils sont heureux de participer aux activités sportives, les plongeons sont rythmés par le sifflet des religieuses, ils attendent voracement le repas de midi, avant de retourner à leurs jeux collectifs, les pistes tracées sur le sable pour les billes, et puis encore la baignade, le repas du soir, les prières, la nuit, un autre jour, jusqu’à ce que ces corps deviennent ceux d’adultes qui étalent leur maillot et leur short sur un parasol grand ouvert, écoutant distraitement les flots en arrière-fond, feuilletant en rêvassant des magazines, des revues féminines, les photos souvenir où l’on a été soi-même enfant.
Helga étend sa serviette sur la plage et se dirige vers la mer. Ses pieds s’enfoncent dans le sable brûlant qui atténue l’éclat du vernis à ongles rouge, ils émergent péniblement à chaque pas, les grains s’accrochent dans le creux des chevilles, qui ressemblent à de petits coquillages. Elle court un peu vers l’eau. Il y a quelque chose de consciencieux dans son approche du rivage ; le sable des vacances – humide et baigné par la mer –, ou le léger mouvement des vagues ne lui donnent pas totalement la sensation de se détendre. En réalité tout cela n’est qu’un décor, le temps d’un été, avant la reprise du travail, que ce soit dans deux heures, deux semaines ou deux mois : les beignets pour le goûter, la piadina, la cuisine grasse, les acidités d’estomac, l’odeur de la crème solaire, les bavardages sous le parasol, les réprimandes maternelles, la somnolence paternelle, papa est fatigué, il faut qu’il se repose. L’eau baigne les chevilles, les mollets, Helga doit avancer plus loin pour s’immerger jusqu’au torse ; elle se retourne, vérifiant où est sa serviette sur la plage, elle nage entourée de filles italiennes de son âge, allongées sur des matelas pneumatiques, affalées sur des canots en plastique d’où dépassent des pieds et de courtes rames. Le fond de la mer est seulement à un mètre cinquante, Helga s’oblige à faire de l’exercice : ce n’est peut-être pas du grand sport, mais au moins que ce soit bon pour la santé. Son style est impeccable, elle relève la tête à la seconde exacte, les bras parfaitement alignés, le bassin en surface, les jambes bien en rythme. À chaque brasse, Helga plonge la tête sous l’eau, elle se demande si elle a encore pied, si le fond est gentiment toujours le même et la mer un baquet dans lequel elle nage captive, malgré l’impulsion régulière de ses mouvements, l’expiration sous l’eau, l’inspiration, tandis que les muscles de son dos luisent entre l’écume, et que les gouttelettes glissent sur ses lèvres lorsqu’elle souffle des bulles claires d’oxygène, la lumière changeante des flots. La modeste profondeur de la mer peut sembler ridicule, mais c’est pratique pour se redresser et revenir vers la plage, c’est comme marcher dans la neige jusqu’aux genoux. Au sortir de l’eau, Helga secoue ses cheveux en arrière, le sable, encore une fois, vient coller mystérieusement à la peau, dessinant d’élégants chaussons qui montent jusqu’à la cheville.
Helga a les yeux mi-clos, elle les rouvre pour vérifier l’heure au réveil dans son sac, mais elle déchiffre mal les aiguilles, elle s’étend sur le dos, elle écoute les cris des enfants des colonies de vacances jouant librement plus loin, les sons arrivent par vague, oscillent en suivant la parabole aérienne d’un ballon ou des pics hystériques, comme ceux des goélands, quand, le matin, après un vol de reconnaissance, ils tournoient au-dessus des déchets du monde. Les gouttelettes forment une petite flaque au creux de la poitrine de Helga, elle les étale sur sa peau, pour qu’elles ne coulent pas le long de ses flancs, elle garde toujours un peu d’eau sur son nombril. En fermant les yeux, on peut voir le mouvement de l’univers se bousculer dans le corps, des galaxies rouges ou de simples taches orange éclatent dans la pupille, se dissolvent en billes parfois aussi grosses que les tomates cerises des cuisines de l’hôtel, une centrifugeuse dans laquelle le temps et l’espace se chevauchent au bord de la cornée, des cils : une simple sécrétion lacrymale crée une ombre, Helga cligne des paupières, ouvre les yeux, la vue brouillée par trop d’obscurité, trop de lumière, elle distingue la silhouette de Hilde. C’est comme d’habitude, pourtant cette présence paraît plus imposante, plus insistante, ça ne ressemble pas à Hilde, qui normalement s’accroupit près de Helga et étend sa serviette-éponge identique à celle de sa sœur. L’ombre massive reste piquée au-dessus du visage de Helga, le soleil réussit presque à disparaître derrière elle, Helga passe sa langue sur ses dents, déglutit. Elle ne risque rien, elle est à Milano Marittima, il est trois heures, un après-midi de juin 1951, c’est la saison des promesses, la plage commence à se remplir. Helga se redresse légèrement, elle plante ses coudes sur la serviette de bain et avant qu’elle ne puisse dire un mot, un homme lui demande : exchius mi, escus mua, sigarett ?
La peur de l’inconnu s’estompe avec cette formule d’approche galvaudée. Sigaretta signorina serait un titre idéal pour un tube de l’été. L’homme reste debout, les mains sur les hanches, comme le font spontanément les Italiens, ils se moquent de Mussolini mais ont des gestes et des postures similaires au dictateur, qui, honneur à son côté féminin, adoptait l’attitude de sa mère lorsqu’elle le grondait. À cet instant, Helga – la main droite sur le front, comme l’air de vérifier s’il est brûlant avant de prendre sa fièvre – est moins aveuglée par la lumière, mais elle enfile tout de même ses lunettes de soleil, elle se sent plus forte dissimulée derrière les verres obscurs, et l’homme, dont Helga sentait l’ombre gigantesque et telle une bourrasque, se révèle soudain ce qu’il est, un garçon d’une vingtaine d’années, fanfaronnant gauchement, en maillot de bain, un masque souriant, des cheveux noirs mal taillés avec une mèche rebelle, un épi – comme celui laissé par de récents points de suture –, et puis, plus bas, sur la poitrine, une croix en or au milieu de quelques poils. Debout au-dessus d’elle, il la prend pour une étrangère, les cheveux courts coupés au carré, éclaircis par le soleil, à l’instar des filles des magazines qu’on trouve sur les tables des bars. Il s’imagine qu’elle doit être suisse ou française, le teint déjà hâlé, la peau parsemée de grains de beauté et de taches de rousseur, telle une lumineuse contagion. En attendant la réponse de Helga, Franco enchaîne d’autres phrases décousues, des syllabes tronquées. Non, désolée, je ne fume pas, dit Helga. Ah, mais vous êtes italienne ? Excusez-moi, je me suis trompé, j’avais cru que vous fumiez, c’est vrai, j’ai pensé qu’avec un sac pareil vous deviez avoir des cigarettes ? Moi, en tout cas, je ne jette jamais les mégots sur la plage, je n’aime pas les gens qui les enterrent dans le sable, après on se retrouve avec les mégots entre les orteils pendant qu’on discute. Vous voulez que je vous montre ? Le jeune homme s’assoit et remue les pieds dans le sable, il creuse à la recherche d’un mégot, il trouve seulement une petite branche charriée un jour par un fleuve et un paquet de cigarettes froissé avec un motif de voilier, tandis que Helga s’est totalement enroulée dans sa serviette-éponge, sauf les orteils qui dépassent du tissu, et qui laissent un minuscule sillon dans le sable, signe, selon le garçon, qu’il peut tenter sa chance. Voilà, maintenant qu’il faudrait un mégot, il n’y en a pas. Hier, j’en ai trouvé un, dit Helga. Ici ? lui demande le garçon, en pointant le sable du doigt. Exactement là, renchérit Helga, qui trace un demi-cercle avec son index droit. Ah, vous voyez ! Vous voyez que je ne raconte pas de bêtises ? Bon, si on allait acheter des cigarettes ? propose Helga. Je m’appelle Franco, enchanté.
Giorgio Falco, « La Jumelle H », traduction de l’italien par Louise Boudonnat, © Éditions Verdier, 2019.
En librairie le 5 septembre.