Roman (extrait)

Je crois que tu me plais

Écrivaine

Un homme, une femme, une histoire. Chacun de son côté a une vie conjugale légitime. Ils s’écrivent de 2013 à 2016 par mails et textos. La dernière œuvre de la grande poétesse et romancière grecque Ersi Sotiropoulos est bien plus qu’un roman épistolaire. Le lecteur est précipité, de plain-pied, dans la vie, les sentiments, le travail, les voyages, l’organisation des rendez-vous, l’érotisme, les facéties, etc., des deux amants. Et fait aussi l’expérience de ce qui ne lui est pas dit : des blancs à remplir, du hors-champ qu’il est amené à imaginer. Suite (et presque fin) de la série estivale des avant-premières de la rentrée littéraire étrangère avec ce roman à paraître aux Éditions Stock, dans la traduction de Gilles Decorvet.

 

 

Objet: cher monsieur petit nichon
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 29.11.2014
À: moineau@gmail.com

Tes photos me vont bien. Tu as su saisir l’univers d’Eva. Un univers solitaire, mais pas isolé ou pitoyable pour autant. Mon seul souci est lié au travail d’impression. Quand on convertit des clichés couleurs en photos noir et blanc, l’image perd un peu en qualité parfois, tu sais ?
J’ai un rendez-vous téléphonique avec le graphiste, je le questionnerai à ce propos.
Je me suis remise à écrire ce matin dès 5 h. Je continue à l’aimer, ce texte. Peut-être même à l’aimer beaucoup.
D’habitude les beaucoup m’inquiètent, mais cette fois non. Il se dégage de ce bouquin une liberté, comme s’il avait su s’affranchir de moi – je ne suis pas sûre d’employer les mots justes.
Ce qui est certain, c’est que tu l’as nourri jusque dans ses détails. Paradoxalement, le profond (là non plus, je ne suis pas sûre d’employer les mots justes) sentiment que j’éprouve pour toi – qui n’est pas un seul, mais plusieurs à la fois, et souvent contradictoires – ces sentiments qui me semblent parfois pesants et contraignants vis-à-vis de l’Ersi telle que je la connais et telle que je la veux, au point qu’il y a des moments où je souhaite comme par miracle me réveiller, ne plus rien ressentir et repartir à nouveau libre sur les routes du monde : voilà précisément ce qui donne au bouquin sa liberté.
Il se passe la chose suivante. Lorsque je ne te vois pas et qu’ensuite nous nous retrouvons, il y a toujours comme une distance, je ne sais pas si tu es le petit nichon que j’aime. Il faut que je te touche, te hume, qu’on s’embrasse. Et c’est ce contact-là, qui n’est pas que physique tout en étant physique (et que dans Eva je nomme « lucidité du corps »), qui rétablit l’équilibre. Tu perds alors ton statut d’oursin et de M. Poussièropoulos.
Demain je me rends à Patras pour la cérémonie d’hommage et rentrerai lundi soir.
Quand peux-tu passer une nuit avec moi ?

 

Objet: nuit
De: moineau@gmail.com
Envoyé: 03.12.2014
À: lafarce@hotmail.com

Le noir pur et dur lui va bien, ou le noir sentimental (?).
Est-ce qu’elle pourrait se trouver dans un lieu situé en dehors des rues sombres du ventre de la ville ? Avec comme point commun, dans cet autre lieu, l’intensité d’une solitude bien à elle ?
Si oui, alors viens. On peut en tirer quelque chose.

 

Re: nuit
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 03.12.2014
À: moineau@gmail.com

Le noir sentimental serait hors de propos. Eva n’appartient pas à ces femmes broyant du noir ou souffrant de dépression. Ce serait trop facile. Je vais tâcher de retrouver le texte d’une autre Eva, Eva Stefani, à propos du roman, paru dans The Book’s Journal.
Il est court et elle avait bien saisi ce noir-là.
Si je le retrouve, je te l’envoie.

 

Objet: Ce beaucoup et un rêve
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 05.12.2014
À: moineau@gmail.com

La nuit dernière j’ai rêvé que nous étions couchés à l’Arche et que je te priais d’écrire encore deux ou trois mails, parce que j’avais l’intention de publier un bouquin intitulé Ombres rassemblant tous les messages échangés entre nous. J’ai de la peine avec le début, m’as-tu dit. Le début, je n’en ai pas besoin, t’ai-je expliqué, ce qui manque, c’est les mails de notre séparation. Pourtant, l’ambiance n’était pas à la rupture entre nous, au contraire on était enlacés et on s’embrassait, de sorte que la question semblait relever surtout de la littérature et que les mails se révélaient nécessaires pour assurer une forme d’équilibre au bouquin. Écris les mails de la fin, ai-je insisté de manière peut-être excessive, et j’ai vu que cela te perturbait ou que tu cherchais le moyen de t’esquiver, parce que tu as dit non, ces lignes-là risquent de jeter leur ombre.
À cet instant mon père est entré pour s’asseoir sur le lit. Il devait t’apprécier beaucoup parce qu’il s’adressait surtout à toi en parlant d’un denté qu’il avait acheté chez le poissonnier et demandait comment tu voulais qu’il le prépare (avoir à table un bon poisson, pour mon père, c’était sa façon à lui d’honorer une personne).
À mon réveil, je me suis rendu compte à quel point il me manquait et j’ai un peu pleuré.

P.-S. Il me plaît (beaucoup) aussi, le tableau que tu m’as envoyé. Ne range pas le bouquin de la galerie, je voudrais le regarder.

 

Objet: Antimimésis
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 07.12.2014
À: moineau@gmail.com

La vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie (autrement dit : le contraire de la mimésis telle que défendue par Aristote).
Petit nichon rien n’existe avant que l’art le découvre. Relis le mail que je t’ai envoyé vendredi. Malgré ma tristesse, j’ai envie d’en rire.

 

Aucun objet
De: moineau@gmail.com
Envoyé: 09.12.2014
À: lafarce@hotmail.com

JE T’ÉCRIS SUR MON PORTABLE PARCE QU’AUJOURD’HUI JE N’AI PAS ACCÈS À INTERNET CHEZ MOI. TU M’AS ÉCRIT IL Y A NEUF JOURS : « QUI N’EST PAS UN SEUL, MAIS PLUSIEURS À LA FOIS, ET SOUVENT CONTRADICTOIRES – CES SENTIMENTS QUI ME SEMBLENT PARFOIS PESANTS ET CONTRAIGNANTS VIS-À-VIS DE L’ERSI TELLE QUE JE LA CONNAIS ET TELLE QUE JE LA VEUX » (J’AIME BEAUCOUP CETTE PHRASE PARCE QU’ELLE TE RÉFUTE EN PARTIE ET C’EST PROBABLEMENT POURQUOI JE L’AIME BIEN) « AU POINT QU’IL Y A DES MOMENTS OÙ JE SOUHAITE COMME PAR MIRACLE ME RÉVEILLER, NE PLUS RIEN RESSENTIR ET REPARTIR À NOUVEAU LIBRE SUR LES ROUTES DU MONDE » (TU SAIS IL S’AGIT LÀ D’UNE SORTE D’ANTIMIMÉSIS, POUR REPRENDRE TON MOT, PAR RAPPORT À TON HÉROÏNE, DISONS, PARCE QUE J’OUBLIE DE DIRE QUE TU LUI AS AUSSI DONNÉ UN JOLI NOM, CELUI DE TON AMIE DE JEUNESSE DE PATRAS.) ET TU CONCLUS : « TU PERDS ALORS TON STATUT D’OURSIN ET DE M. POUSSIÈROPOULOS.» TU M’AS ÉCRIT IL Y A QUATRE JOURS : « CE QUI MANQUE, C’EST LES MAILS DE RUPTURE. POURTANT, L’AMBIANCE N’ÉTAIT PAS À LA RUPTURE ENTRE NOUS »… « LA QUESTION SEMBLAIT RELEVER SURTOUT DE LA LITTÉRATURE » ET TU CONTINUES EN ME FAISANT DIRE : « CES LIGNES-LÀ RISQUENT DE JETER LEUR OMBRE » … ENFIN TU M’AS ÉCRIT : « PETIT NICHON RIEN N’EXISTE AVANT QUE L’ART LE DÉCOUVRE. » JE PENSE QUE DANS TOUT CELA COEXISTENT L’ANTIMIMÉSIS ET LA MIMÉSIS. TU ME VIS ET TU NE ME VIS PAS. JE SUIS ET NE SUIS PAS. MOI JE L’EXPRIMAIS AUTREMENT, DISANT QUE PARFOIS JE ME SENTAIS EN RETRAIT PAR RAPPORT À L’INTENSITÉ ET AU BEL ENGAGEMENT D’ERSI. DIS-MOI, AU-DELÀ DE ÇA, À TON AVIS : EST-CE QU’AVEC TOI JE NE SENS PAS UNE JOIE PROFONDE, JE NE SENS PAS UN PROFOND ÉROTISME ? JE RESSENS PEUT-ÊTRE PLUS QUE TOI LA DIFFICULTÉ, SANS PERDRE CE QUE NOUS SOMMES, À SORTIR DE CETTE IMPASSE. MAIS EXISTE-T-IL DES RELATIONS HUMAINES DÉPOURVUES D’IMPASSES ? LE PROBLÈME EST QUE L’ON N’AFFRONTE PAS LA NOUVELLE IMPASSE DE LA MÊME MANIÈRE QUE L’ON A AFFRONTÉ LA PRÉCÉDENTE. SI TU AS REÇU UNE PHOTO, C’EST QUE JE SUIS ALLÉ AU CHAI ET QUE JE TE L’AI ENVOYÉE

 

Objet: tentative de réponse
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 09.12.2014
À: moineau@gmail.com

Je vais tâcher de te répondre d’une façon différente, moins cérébrale, plus proche de mon cœur.
Je me suis beaucoup ouverte à toi, tu le sais, et même si nous avons tous les deux à notre actif de nombreuses expériences amoureuses, en ce qui me concerne cette ouverture-là a constitué l’exception, et non la règle. Comment cela est-il arrivé ? J’ai senti qu’il se passait quelque chose d’exceptionnel entre nous, une attirance amoureuse dans laquelle la lucidité du corps (je m’y suis attachée, à cette expression) allait de pair avec la lucidité de l’esprit, et que l’une enrichissait l’autre de son éclat, en intensifiant l’érotisme, en intensifiant l’acuité de l’esprit. Cette part d’exception, donc, on se doit de la respecter et de la protéger. Et si je n’ai pas voulu coucher avec l’initié d’Itaparica, malgré le fait qu’il m’a draguée, je lui plaisais et il me plaisait, je ne te l’ai pas caché, un beau jeune homme avec quelque chose de particulier, raffiné et primitif à la fois, c’est parce que, en passant à l’acte, j’aurais risqué d’« altérer» la qualité de notre propre liaison amoureuse.
La question n’est pas de savoir si, comme tu l’écris, tu es resté en retrait par rapport à mon propre engagement ou l’intensité émotionnelle que moi j’ai investis dans cette relation. Nous sommes tous différents, et c’est tant mieux. Le problème est qu’à un moment donné, datant probablement d’avant notre rencontre à Paris, tu as commencé à prendre des airs de M. Poussièropoulos. En répandant alentour du « primordial ». Or, lorsqu’une chose se voit généreusement diffusée en tout lieu, elle finit par perdre de sa valeur. Pour te donner un exemple, s’il existe cent poèmes contenant le mot « port », un seul est réussi. Tu comprends ?
Lorsqu’on est amoureux, on attend de l’autre personne de la force et des égards. Dans ces domaines-là, j’ai senti des carences chez toi ces derniers temps. Peut-être est-ce de ma faute. Peut-être ai-je placé la barre trop haut.
Et oui, j’ai senti que tu étais joyeux avec moi et je m’en réjouissais, car je crois que derrière ta façon de faire la fête il y a en toi une grande tristesse, d’où peut-être ton goût pour la fête.
Moi non plus je ne veux pas « perdre ce que nous sommes ».
Dis-moi, arrives-tu à dégager quelque sens de ce message que je t’envoie ?
(je n’ai pas compris de quelle nouvelle impasse tu parlais, comparée à l’ancienne)

 

Re: tentative de réponse
De: moineau@gmail.com
Envoyé: 10.12.2014
À: lafarce@hotmail.com

Je perçois, et je ne percevais pas, ce que tu m’écris. Il se passe quelque chose d’exceptionnel entre nous, m’écris-tu. C’est ce que je crois moi aussi (quant au mot « amoureux », je ne l’utiliserais pas, c’est à peine si je comprends ce qu’il veut dire). Je me retrouve dans l’exceptionnel, le particulier, l’unique. Lucidité du corps allant de pair avec lucidité de l’esprit. Cela, je le sens, comme un arrière-goût de ce qu’on a vécu. Et c’est unique.
À ta place j’aurais couché avec l’homme raffiné et primitif que tu mentionnes, à Itaparica. Je n’aurais pas eu peur que cela risque d’altérer la qualité de notre propre liaison amoureuse. Dans le domaine, il n’y a pas de recette. Bien au contraire, les relations essentielles portent toujours en elles la fraîcheur du neuf et de l’inattendu. C’est la relation en tant que telle qui génère sa propre morale, l’équivalent de cette force et de ces égards que tu évoques. À l’image du héros façonné par toi qui, au fil de l’écriture, gagne en autonomie et dont tu suis l’évolution : c’est cette évolution de sa part qui, en émergeant peu à peu, en forge la morale particulière, et dans ta capacité à consigner cette évolution-là réside la valeur de ta démarche.
Dans une relation essentielle (chose difficile à décrire) nous éprouvons le besoin – à l’image du petit papillon dont les cercles qu’il décrit autour de la lampe le rapprochent toujours plus de celle-ci, se moquant ou ignorant que sa course folle n’a d’autre fin que se brûler – d’épuiser cette relation-là. Cela vient-il d’un profond besoin de nous affranchir ? D’un profond besoin, comme dans l’acte érotique, d’échapper à notre moi, fût-ce pour un moment d’éternité ? Dans l’un de tes messages, tu me demandes avec insistance, fût-ce en rêve, les mails du dernier acte. Il s’agit là d’une impasse originelle, je pense. Alors, que faire ? Comment gérer cet élément inhérent à une relation, disons, essentielle, lorsqu’on sent sur nous son influence ? Se voir de plus en plus souvent, briser les situations conventionnelles qui sont des obstacles à notre relation ? Est-ce important, en fin de compte, de parler de notre relation ? La grande question de base, la voici. Je te veux et tu me plais. Comment accepter l’idée qu’à l’aune du temps qui passe notre relation ait une date d’expiration ? Alors qu’en même temps la chose est archi-connue, tout comme le fait que nos jours sont comptés ? Tiens-moi au courant, fille d’exception, pour tes examens.

 

Re: tentative de réponse
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 11.12.2014
À: moineau@gmail.com

Pour les examens, c’est en ordre. On pourrait croire que les médecins éprouvent un plaisir maladif à vous farfouiller et qu’ils semblent déçus quand ils ne trouvent rien.
Très bien, ton texte.
Deux points. Tu écris : « À ta place j’aurais couché avec l’homme raffiné et primitif que tu mentionnes, à Itaparica. » Je te comprends. Moi aussi j’aurais fait pareil en d’autres circonstances. Mais en l’occurrence j’ai préféré attendre notre étreinte à nous et finalement, côté libido, l’abstinence s’est révélée plus excitante. Plus bas, tu écris : « Alors, que faire ? Se voir de plus en plus souvent, briser les situations conventionnelles qui sont des obstacles à notre relation ? » Jamais il n’a été question de tels renoncements ou bouleversements entre nous. À moins que tu n’aies pris mes propositions de voyages pour des envies de briser les ménages. Ce n’était pas mon intention. Si je me suis permis d’insister pour le Caire, et je reconnais avoir un peu trop insisté, je regrette de t’avoir mis la pression, c’était parce que je croyais que ce serait pour toi une grande joie, l’occasion de faire de nouvelles expériences, que ce séjour te ferait du bien, en particulier en ces temps difficiles liés à la vente du Chai. S’agissant de notre « relation » – je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais employé ce mot-là à propos de nous, je le trouve réducteur, trivial – je dirais qu’elle est si particulière, si exceptionnelle, cette lente fraîcheur de notre noble passion, comme dit Pound, que jamais l’idée de sa date d’expiration ne m’a effleurée.
Je suis dans le chapitre 13. Place Pigalle, la nuit. Cavafy quitte le Rat mort, un café ayant connu son heure de gloire au temps de la Commune, et chemine en direction du boulevard de Clichy. Il est assailli d’images liées à sa brève rencontre avec le jeune danseur russe, de bribes de vers, de mots épars, d’esquisses d’un nouveau poème dont la trame paraît vaguement se dessiner et qui le met en joie, et voilà qu’en se rapprochant du cimetière de Montmartre son humeur s’assombrit, les figures d’Hugo, de Baudelaire, de Balzac s’engouffrent dans son esprit, leur stature l’écrase, il n’est rien, jamais il ne saura les égaler, il décide de brûler tout ce qu’il a écrit jusqu’alors. Je te le décris sommairement, mais il pose de gros problèmes, ce chapitre, des problèmes de fond qu’il me faut résoudre avant de poursuivre. En fin de compte le personnage n’a pas encore acquis l’autonomie que je pensais, le traitement de ce chapitre sera décisif, c’est lui qui donnera le ton à tout le reste du livre et j’aimerais beaucoup pouvoir en discuter avec toi, car tu possèdes une perspicacité et une sensibilité supérieures à bon nombre d’écrivains reconnus.

 

Objet: Cavafy
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 13.12.2014
À: moineau@gmail.com

Je vais t’expliquer : le roman a su acquérir son autonomie, mais le personnage principal, non. Le bouquin possède maintenant son relief, il ne peut plus revenir en arrière. Le personnage se trouve à la croisée des chemins et moi je suis comme dans l’attente (étant moi-même mon propre lecteur) d’une surprise, d’un retournement. Or Cavafy n’était pas un homme de surprises. Et cela, c’est le piège (un piège dangereux et peut-être inutile j’en ai peur) dont j’aimerais parler avec toi – l’esquiver, faire comme s’il n’existait pas, serait une lâcheté littéraire.
Je t’embrasse

 

Objet: Zeïbekiko
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 15.12.2014
À: moineau@gmail.com

Et tes feux d’artifice, éruptions de joie,
Qui font rire le Ciel, muet et ténébreux. (Charles Baudelaire)

 

Re: Zeïbekiko
De: moineau@gmail.com
Envoyé: 15.12.2014
À: lafarce@hotmail.com

Quelqu’un, quelqu’une m’a photographié avec mon portable au moment où je dansais (j’ai bien aimé les « éruptions de joie »).
Je viendrai mercredi. J’ai un rendez-vous en milieu de journée. Nous pourrions nous retrouver vers 19h30. Je repartirai le matin. Tu m’as dit que tu étais libre. Si tu es seule, j’apporte le lard et la pasta corta (correcte, l’orthographe ?). À moins que tu préfères un restau ?

 

Re: Zeïbekiko
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 15.12.2014
À: moineau@gmail.com

Quelqu’un, quelqu’une m’a chuchoté un vers précédent du poème

Tes débauches sans soif et tes aurores sans âme

il donne une tout autre couleur aux « éruptions de joie ».
J’ai reçu ton mail au moment où je songeais à t’écrire à propos d’une chose étrange ? drôle ? qui m’est arrivée pendant la nuit. Je t’enverrai le message séparément.
Mercredi je serai au centre-ville moi aussi dans l’après-midi. Retrouvons-nous à 19h30. Un endroit proche de la place Syntagma ?

 

Objet: Visite à l’improviste
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 15.12.2014
À: moineau@gmail.com

La nuit dernière Cavafy m’est apparu dans mon sommeil. Il s’est approché, puis s’est tenu à mes côtés pendant que j’écrivais.
Il m’a dit ceci : « Ersi, si tu cherches à ôter le derme des œufs, tu n’y arriveras pas. Les œufs n’ont pas de derme. »
Ces mots-là, depuis mon réveil, aussi drôle que cela puisse paraître, me tournicotent dans la tête.
Que voulait-il dire par là ?

 

Re: Visite à l’improviste
De: moineau@gmail.com
Envoyé: 15.12.2014
À: lafarce@hotmail.com

Très intéressant et révélateur, aussi révélateur que les oracles de la Pythie. L’intérêt, et peut-être le plus important, est que cela même appartient au corps de l’art. Enlever le derme, fût-il inexistant en apparence, relève de la démarche artistique. Sinon, en quoi l’art nous serait-il nécessaire ?

 

Re: Visite à l’improviste
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 16.12.2014
À: moineau@gmail.com

Et si c’était une chimère ? Si sous la coque des œufs – le voilà leur derme, encore que – il n’y avait rien ? Seul le désir fait face à la mort. Je regarde Un tramway nommé désir de Kazan. Texte superbe de Tennessee Williams.

 

Re: Visite à l’improviste
De: moineau@gmail.com
Envoyé: 16.12.2014
À: lafarce@hotmail.com

Et quand bien même. Bien que je considère la question comme un point secondaire de l’art (étant donné que c’est à toi que je parle d’art, j’ajouterais : et toi, qu’en dis-tu ?) toi tu auras eu la chance de faire le voyage (comment disait-il, ton ami Cavafy, « Ithaque t’aura offert le beau voyage » ?)
Comment m’y mettre moi aussi ? Je bois de l’eau-de-vie de figue de Barbarie et je m’efforce de pondre un petit texte pour le site du Chai.

 

Re: Visite à l’improviste
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 16.12.2014
À: moineau@gmail.com

Je t’expliquerai demain. C’est le danger d’une œuvre parfaite mais vide.

 

Objet: Sur les planches
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 17.12.2014
À: moineau@gmail.com

J’étais venue te voir. Nous sommes allés à la salle de spectacle. Beaucoup de gens de l’île étaient là, rassemblés. Il y avait une scène de théâtre. Ils ont tiré les rideaux. J’étais assise dans le public et je regardais.
Les hommes étaient sur la scène et toi parmi eux au troisième rang. D’un geste vous avez baissé en même temps vos pantalons. Tous les hommes avaient un dispositif compliqué à la place du sexe : l’un, un système de tuyaux, un autre, une sorte d’immeuble ancien, un troisième, une boussole lumineuse qui sifflait en émettant de la lumière.
Toi tu n’avais rien, que ton sexe. Tu as tenté de le couvrir de tes mains. Tu étais désemparé. Tu m’as cherchée du regard et tu m’as crié : « Je suis erdéon. » Alors je me suis réveillée.

 

Objet: Bien arrivé ?
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 18.12.2014
À: moineau@gmail.com

Bien arrivée. Une tiède nuit érotique. Chuchotis ombres parfums je vois une étoile blême qui a une petite queue comme tu dirais.

 

Objet: Sans doute à un âge plus avancé que le mien, mon pè
De: moineau@gmail.com
Envoyé: 18.12.2014
À: lafarce@hotmail.com

Sans doute à un âge plus avancé que le mien, mon père est venu s’installer au village de Baxès y cultiver la vigne. Il logeait dans une petite chambre étroite bien ensoleillée – pratique en hiver – avec toilettes dans la cour, mais une vue imprenable sur la mer Égée, face au Chai, comme il l’appelait (sa cave, quelques années plus tôt). Il est devenu ouvrier du Chai. Il se faisait payer ou pour être exact il notait ses heures et me les débitait. C’était le meilleur ouvrier, toujours perfectionniste, surtout pour les tâches délicates. Maniant le tournevis, il extrayait les pépins coincés dans les rainures entre les planches tapissant la cage de l’antique pressoir français, un Vaslin. Il devait avoir 76 ans : petit et maigre, mais d’une grande endurance. À nettoyer passionnément les rainures, la bouche crispée, se crispant encore davantage par moments, les yeux légèrement écarquillés, ce qui donnait à son visage un air encore plus intense : c’est une des images que j’en garde.
Il était solitaire, sobre, choses marquées sur sa figure. Il riait rarement, mais lorsqu’il était en compagnie de quelqu’un, le vin aidant à l’occasion, son expression changeait, il s’allégeait, un petit air de gaieté venait alors remplacer son visage d’habitude fermé, pensif, crevassé. Il devenait même un peu taquin, ouvert à la liberté et à la transgression de l’esprit. Forte personnalité au sein de ses groupes d’amis, qu’il a délaissés tôt. Et sa nature solitaire a pris le dessus. C’est au cours de cette période où il logeait à demeure à Baxès qu’il m’est devenu le plus accessible, malgré son intransigeance. Il appréciait de boire en compagnie de mon copain Vrassidas, tous deux assis sur le muret, qu’il avait construit de ses mains devant la petite « cuisine», comme on appelait la chambrette où il s’était installé, laquelle ressemblait davantage à une remise flanquant notre pauvre maison de Baxès.
Ils buvaient beaucoup. Ils étaient devenus copains. Je les sentais heureux en les voyant boire à la bouteille en plastique un mélange d’eau et de vin, dont ils se régalaient (je n’invente rien : il s’agissait du liquide qui sortait du filtre, une fois celui-ci nettoyé), tous deux assis sur le muret, baignés par la lumière du soleil d’un après-midi d’hiver. Ils causaient Histoire, en buvant beaucoup, accompagnant de tomates et de sardines leur vin authentiquement frelaté. Mon père, adorateur de l’Histoire, la moderne surtout (il avait lu l’ouvrage de Kokkinos en douze volumes), Vrassidas, lui, cultivé, connaisseur. Je les regardais en m’affairant au Chai (à dix pas de distance), j’étais content, et peut-être que je n’en comprends que maintenant la raison. Le vin, non, pas exactement le vin, mais plutôt l’influence qu’il a sur les buveurs, l’image de ces deux-là, buvant et causant, donnait une autre dimension au travail que je faisais. Et même davantage : elle expliquait peut-être pourquoi j’avais choisi le métier du vin.
Mon père vraisemblablement préférait ce vin-là – le frelaté – pour des raisons financières – non pas que je le leur fasse payer – parce que, ayant un autre rapport à l’argent, il n’était pas tenté de consommer un vin cher, et ce d’autant plus après avoir entendu que le prix de ce dernier était dix fois supérieur à celui qu’il buvait et qu’il appréciait. Vrassidas, lui – qui n’a jamais senti la finesse du goût, si ce n’est peut-être même, plus généralement, la finesse – le buvait, comme il disait, pour son effet, en accentuant ce dernier mot, pour me faire comprendre – peut-être inconsciemment – que mon domaine d’activité était sans valeur. J’étais content parce qu’entre eux se nouait une belle relation. Vrassidas, qui se targuait d’avoir le sens de l’égalité, appelait mon père par son prénom : Stephanos. (Je crois que c’était là ses moments les plus sincères.) Quelque chose d’existentiel et d’enfoui, une forme de libération, le saisissait ou plutôt l’animait, sans plus ce corset idéologique qui l’entravait. Mon père, de son côté, respectait son interlocuteur, parce qu’il enseignait à l’Université. Cela ne relevait pas chez lui d’un réflexe petit-bourgeois, mais il respectait, je dirais, l’institution. Il respectait le savoir. Le savoir l’attirait, même si pour sa part il n’avait pas dépassé la troisième année de l’école primaire. (J’écoute Sotiria Bellou : « Quel chagrin te rend si triste ? ») Il aimait le fait qu’une institution suprême s’incarne en un homme qui causait et buvait en sa compagnie. Il s’ouvrait, chose qu’il faisait rarement, devenait souriant et farceur avec son copain. Il n’était pas conservateur dans sa façon de penser. Au contraire : ouvert, faisait facilement des théories – le drapeau universel, une langue commune, il n’a pas connu la langue électronique –, un intellectuel informe, en puissance, quelle que soit l’importance qu’on accorde à ce mot-là.
Me revient souvent en mémoire la visite que Vrassidas lui a faite à l’hôpital où il a passé les derniers jours de sa vie. On m’avait prié de me rendre au plus vite à Athènes parce que mon père n’en avait plus pour longtemps. C’était un jeudi, Vrassidas m’a accompagné. Il y tenait beaucoup. Il semblait plus affligé que moi. Mon père, quand nous sommes entrés, était sous oxygène et sous narcose, en soins palliatifs. Il a ouvert les yeux, qui se sont écarquillés soudain, et nous a lancé un bref regard intense, sans manifester qu’il nous reconnaissait, avec une certaine nervosité ou, mieux, une certaine hâte doublée d’un effort il s’est redressé, a tendu la main de la plus solennelle des façons à Vrassidas, qui lui a rendu la pareille avec un naturel enfantin et qui lui a dit : « Stephanos, tu te rappelles… » Sa main dans la sienne, mon père a ri comme si défilaient tout à coup les images de ces scènes vécues ensemble sur le petit muret, et dans le même temps j’ai perçu qu’il donnait à l’instant une forme de solennité, qu’il honorait son visiteur en maître d’un espace plus vaste, tandis que s’ouvraient les rideaux séparant le monde des vivants de celui des morts. Il était le maître de maison qui honorait son ami au moment de prendre congé.
Il m’a regardé, je me rappelle, peut-être ne m’a-t-il pas reconnu, il s’est allongé, a fermé les yeux et peu à peu a retenti le râle, comme un fond musical berçant le chemin vers le passage.

 

Re: Sans doute à un âge plus avancé que le mien, mon pè
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 18.12.2014
À: moineau@gmail.com

Je te lis sur un balcon qui paraît suspendu au ciel près de la place Tahrir – les barreaux de fer courbés, certains manquent, comme une bouche édentée.
Étonnant ce texte que tu as écrit. « Le râle comme un fond musical », les scènes sur le petit muret. Je voudrais que tu sois là pour t’embrasser doucement.
Encore plus étonnant, le fait que tu l’aies écrit – le fait en tant que tel. Moi je n’y suis pas arrivée avec mon père. Et si tu veux tout savoir, ce rêve où je te demandais d’écrire les mails de notre séparation, était avant tout lié à cette incapacité que j’ai, au tabou de ma relation avec mon père (si tu te rappelles à la fin mon père entre dans la chambre, s’assied au bord du lit et ne parle qu’avec toi, moi je n’existe pas).
L’air est humide ici, j’entends des chèvres dans le noir, juste à côté circulent chariots et camionnettes à trois roues, tous feux éteints. Je vais te relire

 

Objet: Une sensation
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 19.12.2014
À: moineau@gmail.com

d’inertie peu avant l’explosion. On perçoit l’invisible bouillonnement même en ce vendredi, jour sacré ici.

 

Re: Une sensation
De: moineau@gmail.com
Envoyé: 19.12.2014
À: lafarce@hotmail.com

À ce que j’imagine tout est lié à l’écriture chez toi. Ça me plaît, que tu attendes un événement. Comme une explosion, qui fait voler en éclats la porte verrouillée, et apparaît le mystère qu’elle dissimulait soigneusement.
D’où viennent-elles, ces photos ?

 

Re: Une sensation
De: lafarce@hotmail.com
Envoyé: 19.12.2014
À: moineau@gmail.com

Mais enfin p’tit nichon, je suis au Caire.

 

Ersi Sotiropoulos, « Je crois que tu me plais », traduction du grec par Gilles Decorvet, © Éditions Stock, 2019.

En librairie le 18 septembre.


Ersi Sotiropoulos

Écrivaine, Poète