Les eaux de Joana
C’était une fête privée et les gens vaquaient à travers l’appartement de São Domingos de Rana, un spacieux rez-de-chaussée, avec deux amples vérandas, où s’agglutinaient les convives qui échangeaient, dans l’ouverture des portes coulissantes, des pronostics sur le prochain Benfica-Sporting et des briquets. Dans ces poches d’air interstitiel, s’élevaient de généreuses colonnes de fumée dans lesquelles avançaient, paso doble, la civilisation et le cancer, pour aller se répandre sur les vêtements accrochés aux étendoirs. C’était une fête familiale, chaque couple avait apporté, dans des tupperwares ou enveloppés de feuilles d’aluminium, des gâteaux préparés dans des efforts marathoniens pour concilier boulot, enfants, courses et cuisine, ainsi que de non moins fatigants amuse-gueules salés, des jus de fruits aux étiquettes blanches estampillées d’un sourire aseptisé, des vins à foison, de l’Alentejo pour la plupart, bon marché mais buvables, des vins qui ne rassasient pas l’ego sans pour autant le destituer, dans des bouteilles qu’on pouvait apporter sous le bras, sans les enrober d’un sac de couchage en plastique, et des chips et des cacahuètes salées, des petits fours en tous genres, saupoudrés de cannelle, de sel, de piments, ou de sucre, miniatures en forme d’étoile, ou de duomo milanais, une incroyable variété garnissant la table en pin massif, achetée lors d’un voyage à Paços de Ferreira lors d’une promotion de meubles aux lignes démodées, qui surprenait par l’apparente actualité de ses formes et par la robustesse de sa construction et, lorsqu’on était arrivé avec à la maison, il avait fallu la faire entrer par une fenêtre de la véranda, car elle ne passait pas par la porte d’entrée, c’est alors que la femme avait remarqué que la table avait une bosse dans un coin, indécelable dans la pénombre du magasin, et elle en était devenue toute triste.
Les enfants, un bourdonnement de frelons nains, carambolaient dans une frénésie incontrôlable qui s’arrêtait à peu près au niveau de la ceinture et, depuis le fossé impraticable qu’on nomme l’enfance, ils faisaient irruption, éclaboussures de feu d’artifice, avec une infinie variété de cris à travers lesquels leur énergie s’éteignait, très lentement, comme le temps figé sur la corde du funambule. Parfois, quelqu’un trébuchait sur un mouflet et, aussitôt, il se répandait en excuses et en bisous, répudiés les uns comme les autres avec la même détermination, prolixe et audible, qui avait pour effet de faire s’approcher de la source sonore la progénitrice, attirée par le timbre particulier de ce sanglot concret, dans un magnétisme primaire qui pourrait être documenté en vidéo et, dans un discovery channel quelconque, on verrait alors le petit José au premier plan, hurlant sa fureur qu’on lui ait écrasé le petit orteil puis, filmée par une autre caméra sur un autre plan, surgirait Josefa, d’abord amusée, éperonnée par les railleries, mais aussitôt alerte, la caméra focaliserait alors certaines expressions remarquables par leur caractère primitif, comme le soulignerait le narrateur, un anthropologue de Cambridge docteur en programmation neurolinguistique, ayant fait carrière des deux côtés de l’Atlantique, consultant à ses heures perdues, accroc aux jeux de rôle online et propriétaire d’une chienne nommée Brandy, qu’il promènerait dans tous les jardins de Londres, afin d’aborder le plus grand nombre de femmes possible, sans jamais rien engager avec aucune, parce qu’il se trouverait moche, ou par respect freudien rétroactif envers sa mère, on ne saura jamais, conservant tous leurs visages, leurs seins, leurs parfums, dans un laboratoire imaginaire où il essayerait diverses combinaisons d’où s’épanouirait, en érections très acceptables, le palimpseste d’un désir infini, et Josefa, pour en revenir à elle avant que l’anthropologue n’achève de conclure, suivait la piste des pleurs prise en filature par une caméra qui la projetait en un plan transformé, une fois sur la toile, en thèse universitaire, dont le corollaire serait l’idée que tous les primates se ressemblent, du moins quant à leurs pulsions les plus authentiquement profondes, tout le reste, poésie et musique comprises, n’étant que le revêtement fragile d’un corps qui ne sait pas se résoudre à vivre tourné vers l’intérieur ou vers l’extérieur, et petit José, violet de rage, car sa mère ne trouvait pas la chambre, sanglotait suspendu à sa morve, la fin de la fête, quant à l’adulte maladroit, celui-là, il s’était éclipsé depuis longtemps.
Une oreille fine qui n’eût pas réprimé sa curiosité au prétexte que ce n’était pas son affaire, eût perçu en passant à côté d’une des chambres interdites aux garnements, qui respectaient tout de même certaines règles – les adultes en convenaient tous à voix basse, satisfaits –, un son, un pleur, un pleur étouffé et torturé, dans le registre des basses, et quiconque eût passé par là muni d’un cœur, en général, et d’un cœur féminin normalement calibré, en particulier, n’eût pas résisté à tourner la poignée de la porte puis à s’aventurer dans la pénombre de la chambre, où reluisaient, éparpillant la lumière accumulée dans le chambranle de la porte, des objets en plastique dont on devinait, faute d’hypothèse plus plausible, la fonction ludique, des petites voitures ou des armes factices, combinaisons de plastique et de vide avec des appliques argentées et des morceaux manquants et, dans la chambre, Joana, dans une impulsion de sonar, écourtait l’espace qui la séparait des pleurs, heurtant de la pointe de sa chaussure des objets inconnus qui s’interposaient entre ses pas et, parvenue au berceau d’où provenait le son, elle écartait du bout des doigts les couvertures d’où émergeaient, vociférant, les pleurs réclamant l’arrivée de leur public réticent.
Joana, avec une attention méticuleuse, tripotant le bébé qui se contorsionnait comme un mollusque, écartait les draps du lit jusqu’à mettre complètement à découvert le corps revêtu de coton bleu, d’où sortaient, en vagues successives, les pleurs inquiets par lesquels la gravité affective se contractait comme en un trou béant, appelant, d’abord, les femmes puis, en désespoir de cause, un homme quelconque que ne laisserait pas indifférent l’énorme disproportion entre le corps qui criait et le cri.
Joana crut qu’il suffirait de prendre le bébé dans ses bras pour qu’il cesse de pleurer, mais celui-ci, une fois placé à la verticale, incapable encore de soutenir son cou sans un appui généreux, démontrait, à pleins poumons, ne pas avoir besoin de chaleur humaine mais d’une chose toute différente, peut-être complémentaire, une chose placée, sur l’échelle de Richter des désirs, quelque part entre l’affection et le sommeil, et Joana, mettant en mouvement sa pensée, se vit défaire son soutien-gorge plus naturellement qu’elle ne s’en serait crue capable et faire poindre dans la lumière tamisée de la pièce un téton d’où transpiraient déjà (pour un œil muni d’un puissant zoom qui obéirait à volonté) des gouttelettes microscopiques de lait, que Joana faisait affluer sur le mamelon rose en une éruption opaline. Le bébé, peut-être par intuition, peut-être par coïncidence, cessa de pleurer dès que Joana pensa à lui donner le sein. Le contact avec le lait se produisit déjà dans un relatif apaisement, le petit se trémoussant seulement d’anxiété naturelle d’un désir encore aveugle à sa propre postérité, car à cet âge-là, voire parfois à un âge bien plus avancé, l’identité est comme une rage de dents, qui éclipse tout le reste lorsqu’elle se produit, si bien que le corps qui a faim n’est plus qu’une bouche, que le corps qui chie n’est plus qu’un anus, processus aussi primitif que difficile à verbaliser, qui valide à la fois Deleuze, le sadomasochisme et une bonne moitié de Freud, et Joana, assise sur le rebord du lit, son enfant dans les bras, faisait office de pietà domestique pour qui voudrait bien tourner la poignée de la porte et laisser la lumière entrer dans la chambre.
La succion lente et continue de la bouche du bébé collée à l’alvéole du mamelon forçait Joana à baisser le rideau de ses paupières, fourbue par une journée dans laquelle on en avait fait entrer deux, fatiguée des nuits striées d’intervalles de pleurs et de faims, rompue et meurtrie par les vergetures aux seins, gerbe de sillons prouvant l’existence de l’enfant, s’il y avait eu le moindre doute, lors des rares occasions où elle se réveille en silence, fatiguée des preuves d’affection qu’il faut donner pour expier les heures dérobées à l’économie familiale, entre demandes de pardon et demandes de compréhension, chaque coin de la bouche articulant une requête distincte dans une dissonance d’avécé, et le bébé, dans les bras de Joana, en attente d’être rassasié, pédale d’avidité, pendant que Joana, souriant dans la pénombre, lui caresse la tête, près de l’atlas, dans un petit creux entre deux tendres tendons qui maintiennent la peau dans une tension de pont suspendu.
Transformée en trayeuse facile et disponible, Joana s’appuie peu à peu au chevet du lit et les doigts de sa main gauche caressent avec précaution, à cause de l’alliance en or avec son inscription intérieure pour toujours, qu’elle n’enlève jamais à présent, par honte de l’inaltérable puberté de la phrase, elle ne l’enlève pas à cause de l’allergie que ce serment provoque sur son nerf cynique, elle ne l’enlève pas parce qu’elle n’est pas prête pour l’éternité, mais encore moins à reconnaître son erreur et, dans un mouvement d’audace, faire effacer ces mots pour apaiser son aigreur, saturée déjà par le travail, par les enfants, par la vie intraitable qui met un péage à l’entrée de toute voie permettant à l’imagination de soulever les jupes des choses et le plastron d’ennui qui les enveloppe et, la tête remplie de pensées décousues, crépitantes dans une explosion de pop-corn, Joana se sent excitée, d’abord sans trop savoir pourquoi puis, sans y attacher trop d’importance, les yeux fermés, la zone que ses doigts caressent sur la nuque du bébé devient tout à coup un pubis inversé, une petite pente imberbe descendant vers une cavité qui recèle, au plus profond, dans un abandon d’arbuste déplumé, un clitoris bien visible que ses doigts n’atteignent pas, soit par pudeur, soit par ineptie, et Joana croise les jambes sans interrompre la succion, afin que, subitement, son propre mont de vénus soit le reflet spéculaire inversé de la petite pente derrière la tête de l’enfant, où sa main creuse des cercles que le plaisir emplit peu à peu en s’évanouissant, comme de la neige tombant dans un puits, et les cuisses contractées l’une contre l’autre, Joana parvient à provoquer des répliques dont l’épicentre variable se situe, tantôt, dans le ravin imberbe recouvert de coton, tantôt, en un point situé à l’intérieur des cuisses, d’une imprécision définie, un plaisir heisenberguien, non localisable mais, certainement, plus ou moins là et, dans les rares moments où elle interrompt l’apnée du plaisir, Joana pense que tout cela, une mère et son enfant, le plaisir des sens qui se confondent, ça doit être normal, elle pense que, si ça se trouve, ce n’est qu’un inconscient de plus racheté depuis les profondeurs de l’ignorance et de l’obscurité, peut-être faut-il que, tous les cent ans, surgisse quelqu’un dont la radicale honnêteté vienne témoigner de la nudité intérieure de tous les hommes sur le canapé de la thérapie et, bien que Joana n’ait aucune prétention scientifique ou thérapeutique, elle n’en a pas moins un cerveau et quelques instincts appréciables, tout entiers tournés en l’occurrence vers la conservation de sa santé et vers le maintien du rythme du plaisir, même si tout cela repose sur de la boue, pense Joana, mais le plaisir, personne ne me l’enlèvera, et le bébé suce de plus en plus fort le lait qui se raréfie dans les vaisseaux lactifères, pendant que Joana remue légèrement mais intensément le bassin pour conjuguer au futur proche la possibilité d’un orgasme, qui pourra provenir de son pubis aussi bien que de celui inversé que ses doigts distraits ont trouvé derrière la tête de son fils qui, plus tard, adulte, ne se rappellera pas ce qu’il n’aura jamais compris, car tout compte fait il n’est que faim et pleurs et, tant que le langage ne coulera pas de sa bouche, il ne sera rien d’autre qu’une créature pour qui la postérité des désirs n’existe pas, un temps qui s’accomplit dans un présent parfait, sans mémorisation du passé ni tension vers l’avenir, un point unique qui finira par se distendre, d’abord en un cercle tracé par le quotidien et par la répétition puis, ultérieurement, en un horizon aplani, à propos de quoi Baudelaire disait qu’il suffit de dix kilomètres carrés de mer pour sublimer la sensation de l’infini.
Dans le corps de Joana, étourdie par le nouveau vêtement des sensations qu’elle connaît maintenant, les tremblements intimes se succèdent et elle vibre tout entière comme une cloche sonnant l’urgence, sa respiration converge peu à peu vers le rythme qui régit la respiration du bébé et rien ne peut plus l’arracher à cet état, pas même les cris des enfants dans le couloir ou la voix traînante de quelqu’un qui a bu un coup de trop, le plaisir émergeant lui trotte tout le long du corps et, comme un Coca-Cola bien secoué, elle explose, d’abord par la bouche, avec un gémissement dont le fil ininterrompu emplit progressivement toute la chambre, et aussitôt ses cuisses reçoivent la moiteur d’une éclosion liquide, et tout en elle se contracte puis se détend, plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il ne reste sur le lit et sous le bébé qu’une lassitude contente. Si la vie avait une bande-son, pense-t-elle, ce serait en ce moment Antony and the Johnsons, le vibrato de la voix d’Antony parcourant en une déflagration contenue les nénuphars des notes de piano, dommage que Jorge n’aime pas Antony, ni même le piano, dommage que Jorge leur préfère un pastiche de rythmes africains en une cadence syncopée au micro-ondes, des chansons d’où la voix humaine s’enfuit faute d’y trouver une chaleur qu’elle puisse habiter de sa présence, une musique, si l’on peut dire, sans le moindre vestige de tragédie, des rythmes dessinés dans la cordillère monotone d’un clavier, à seule fin de satisfaire, et encore, en partie seulement, la soif d’agitation de glandes surrénales hypo-stimulées, mais ce n’est pas de la musique, ça, je me tue à le lui répéter, la musique c’est une histoire, une annonce de mort, d’amour ou de culpabilité à expier, un poème, peut-être, la musique, surtout la musique qu’un poème possède, ou d’un poème qui se laisse posséder par elle, c’est un extrait de vie où la vie n’a pas posé pied.
Joana s’efforce de ne pas s’endormir, comme le bébé qui, les yeux parfaitement clos, fait mine de s’éveiller seulement quand Joana tente de l’éloigner du sein, dont la fonction alimentaire se transforme aussitôt en un apaisement de tétine. Joana n’a aucun moyen de sortir de là sans provoquer une nouvelle irruption de pleurs, et elle n’est rien de plus qu’un récipient où l’on vient laver sa faim et son ennui, et peut-être toutes les mères ne sont-elles pas plus que ça, dans tous les cas, pense-t-elle, des points d’attache pour la volonté de leurs enfants, qui leur grimpent sur le corps jusqu’à ce que des ailes leur poussent aux pieds et que, dans une soudaineté imprécise où apparaissent, concomitamment, les poils de barbe, les érections et le sperme, ils les considèrent désormais de haut, comme on contemple un paysage familier, peut-être le foyer où ils cherchent la nostalgie depuis le sommet du monde qu’ils habitent, et rien, pas même les signes que les mères cultivatrices creusent dans le sol, suivant les indications des pères architectes, qui dessinent à la lueur de la chandelle, des nuits durant, des Stonehenges et d’autres mystères, inventés par des esprits possédés par le gène de la transcendance, ayant désappris à regarder leurs chaussures ou par terre, rien, pas même ces signes ne les font descendre des voûtes étoilées d’où ils ne retombent, finalement, qu’au moment où ils se laissent prendre par l’ancre affective d’un amour qui leur rend tout leur poids, et, quand ils engendrent une descendance, ils finissent par perdre tout sens de l’orientation dès le seuil de leur foyer, et ils se mettent alors à dessiner des plans au dos des factures qui encombrent la boîte aux lettres, des choses magnifiques restant le plus souvent sur le papier, des symboles qui, comme ils en sont persuadés par ouï-dire, leur restitueront une masculinité dont ils ont perdu la trace, entre autres, dans la chute qu’ils n’ont su anticiper ni éviter.
Joana ?
La porte s’entrouvre et c’est une voix féminine qui ausculte la chambre,
Joana ? C’est toi ?
Soudain, la clarté envahit l’espace, la femme, en entrant, s’invite avec la lumière, elle touche l’interrupteur du bout des doigts et, en ajustant son regard à son champ de vision, Joana, qu’est-ce que tu fais avec Martim ?
Sur ce, Joana se maintient immobile, sauf l’index qu’elle porte à sa bouche, silence, demande-t-elle d’un geste, le bébé a fini de manger, pense-t-elle, à présent nous avons trois ou quatre heures de tranquillité ininterrompue devant nous, et ça n’est pas peu, s’il se réveille, c’est la colère de fatigue assurée et jamais je ne parviendrai à le rendormir, il sautera une sieste, et moi une chance de me plonger dans cette marée humaine, je me sens comme s’ils étaient de l’eau pour qui ne s’est pas lavé depuis des semaines, assoiffée de conversation, de connaissances sur la différence de températures entre le quatrième et le septième étage, entre Bobadela et Pirescoxe[1].
Joana, donne-moi vite mon fils et explique-moi ce qui se passe, mais Joana, assise sur le lit, ne comprend pas ce qui se passe, ni ce qu’elle doit expliquer pour résoudre un différend dont elle ignore l’origine, elle ouvre péniblement les yeux comme quelqu’un qui s’est habitué à la pénombre et dévisage la femme qui se trouve en face d’elle, et celle-ci répond à son regard en y mêlant, en proportions indiscernables, de la surprise, de la peur et du dépit, et Joana ne comprend pas pourquoi elle est regardée de cette façon, comme un voleur qui aurait l’audace de cambrioler une maison habitée et qui serait surpris la main dans le sac, et ce n’est que progressivement qu’elle comprend le sens véhiculé par l’expression mon fils, puis aussitôt après celui de donne-moi, comme des pièces de monnaie s’additionnant peu à peu pour totaliser le prix d’un paquet de cigarettes ou d’une boisson fraîche, mais en l’occurrence les pièces tombent sans produire de contre-valeur, elles ne sont qu’un combustible pour le désordre, mais même sans comprendre ce que veut cette femme qui l’interpelle sèchement, Joana éprouve le besoin de se justifier, d’exprimer l’indicible, c’est-à-dire sa certitude vitale d’être la mère de l’enfant qu’elle allaite.
Excusez-moi, je ne crois pas vous connaître, dit Joana, et je ne vois pas ce que vous voulez de moi, vous devez vous tromper de chambre, cette chambre est celle de Francisco et lui c’est Francisco, elle sourit, désignant des yeux le bébé qui dort dans ses bras, enveloppé dans son sommeil de chrysalide, voyez dans la chambre à côté, le petit que vous cherchez doit y être, ces jours de fête, la maison se transforme en pouponnière, nos amis, à notre âge, se mettent tous à avoir des enfants, et bien entendu ils les amènent avec eux, et aussi des amis qui ont également des bébés, cela doit être votre cas, d’où la confusion, mais dites-moi donc, avec qui êtes-vous venue ?
Joana, je ne sais pas ce qui se passe ni à quoi tu joues, mais donne-moi Martim et ensuite on en parle, car tu ne sembles pas aller bien et tu m’effraies, je devrais peut-être appeler Jorge, ou mon mari, le mieux serait sans doute de les appeler tous les deux, oh mon Dieu, on m’avait bien dit que parfois tu déraillais, et moi qui n’y avais pas vraiment prêté attention, Joana, donne-moi Martim, on en parle calmement ensuite, je veux faire tout ce que je peux pour t’aider, tu vas voir que tout s’arrangera, maintenant il y a plein de médicaments, d’aides et de thérapies, c’est pas comme avant, tu vas voir, mais donne-moi Martim, s’il te plaît.
Avec sa main gauche, Joana cherchait la fermeture de son soutien-gorge, laissant sa main droite libre pour soutenir le bébé en essayant de trouver une position qui lui permette de le tenir plus fermement, car la femme avançait peu à peu vers elle sans quitter le bébé des yeux, et Joana, de plus en plus nerveuse, les jambes engourdies par la position dans laquelle elle était assise, se rappelait plusieurs films où des choses semblables se produisaient, des hommes ou des femmes momentanément privés de raison dont les audaces faisaient honte au spectateur, et de toutes ces scènes, elle avait retiré, comme seule substantifique moelle, que le calme est notre meilleur allié, et d’une certaine façon ça la rassurait, car Joana ne se souvenait pas des armes cachées ou des aides inattendues qui venaient au secours de ces gens, d’où le calme, d’où la foi en une issue positive.
Joana, dit la femme, presque timidement, pendant qu’elle avance pas à pas, donne-moi le gamin, donne-moi Martim, et elle pose sa main gauche tremblante sur sa bouche dès qu’elle a fini de parler, pendant que sa main droite sonde, telle un fil pénétrant dans l’artère fémorale pour parvenir, patiemment et sans à-coups, au cœur où loge un mal inconnu, c’est le toucher transmué en regard scrutant chaque centimètre qu’il reste à parcourir pour arriver à Joana, et celle-ci maintient, voire augmente, l’intervalle qui la sépare de la main suppliante en faisant de petits mouvements amblyopes à reculons, en contournant le lit en même temps qu’elle proteste : arrêtez, ne m’approchez pas, je ne comprends pas cette plaisanterie et elle ne me plaît pas, ça suffit, appelez votre mari, ou le mien, ou quelqu’un de lucide, car en ce qui me concerne, j’en ai assez, le gamin va finir par se réveiller et par prendre peur, vous ne voulez pas qu’il commence à brailler, vous ne voulez pas avoir la honte de votre vie, même si c’est une plaisanterie, une plaisanterie de mauvais goût, surtout si c’est une plaisanterie, car elle a cessé d’être drôle, reculez Madame, reculez avant qu’il se réveille, sortez de la chambre et nous pourrons peut-être éviter une situation désagréable pour tout le monde. La femme ne recule pas, la femme avance, avec une patience de glacier, la main droite en avant, comme si elle éclairait son chemin avec les phares de ses doigts et, se couvrant la bouche de la main gauche, dont les phalanges forment une coupole évoquant le sommet d’un volcan prêt à l’éruption, les yeux rivés sur l’enfant, le regard fixe et vide comme celui d’un poisson exhalant sa mort horizontale sur l’étal d’un poissonnier, la femme avance perchée sur des jambes immenses, comme des joncs de rivière qui menacent à tout moment de s’affaisser à cause du tremblement qui secoue tout son corps, et Joana recule, sans oser exprimer le moindre cri, le bébé de plus en plus chevillé à son corps, la main gauche tâtonnant sur le matelas, comment va-t-elle expliquer à ses invités, pense Joana, qu’une femme surgisse comme ça chez elle, confondant les chambres et les maternités, parce que la vérité peut parfois, comme l’amour, être nécessaire mais non suffisante, mais ça arrive dans les meilleures familles de São Domingues de Rana, où se déroule une fête privée et où les personnes vaquaient à travers l’appartement, un spacieux rez-de-chaussée, avec deux amples vérandas, où s’agglutinaient les convives qui échangeaient, dans l’ouverture des portes coulissantes, des pronostics sur le prochain Benfica-Sporting et des briquets, et les meilleures réputations peuvent être tachées soudainement par la défiance, par la diplomatie équivoque, et pour laver l’affront il faut, au-delà des nombreuses explications, aussi dispensables qu’insuffisantes, une confiance venant des autres et de soi-même, née d’expériences communes, plus heureuses que malheureuses, une confiance que Joana ne trouve malencontreusement, ni dans son caractère, ni parmi les gravats entassés dans le ravin de son passé.
Trois hommes croisent la porte, promenant des bières au bout de leurs pinces, et l’un jette par hasard un œil dans la chambre où se déroule secrètement cette joute salomonique, calfeutrée dans un silence parrainé par les quatre murs, et l’homme, faute de rien relever à première vue de vraiment digne d’arrêter ses pas, passe son chemin, flanqué des deux autres, et tous trois rient à cause d’une blague ou à cause des jambes dyslexiques de quelqu’un qui n’a pas l’expérience de boire, mais l’image de ces deux femmes ne sort pas de la tête de l’homme, soit parce qu’il les connaît toutes deux, soit parce qu’il y a quelque chose dans la scène qu’il vient de voir qui l’intrigue, une sorte d’arythmie de la réalité, et il ne peut s’empêcher de revenir sur ses pas, comme si ses talons rembobinaient sa vie, tout seul d’abord, mais bientôt rejoint par ses comparses, qui entreprennent de récupérer sa présence dès qu’ils s’aperçoivent qu’il leur en manque un pour être trois, nombre créé par dieu quand il a décidé de compliquer le monde, la métaphysique et le principe d’identité, et tous trois s’arrêtent à la porte en silence.
Tournée vers la porte, Joana reconnaît son mari, d’abord, puis un ami à lui à ses côtés avec une troisième personne dont elle ne remet pas le visage, et elle s’empresse de faire un signe des sourcils, avec une expression du regard qui marche à quatre pattes dans la chambre dans l’espoir de se réfugier entre les bras d’un adulte, sans oser rompre le silence, de peur que la femme ne commette quelque folie qu’on ne pourrait pas empêcher à temps, car il n’y a qu’un mètre et demi entre elles deux, alors que la cavalerie masculine qui se tient dans le chambranle de la porte est à plus de trois mètres de la menace, or sur ces questions de probabilités, Joana a toujours préféré la prudence au calcul et, dans la présente affaire, où sont en jeu, non seulement sa vie et sa sûreté à elle, mais surtout celles de son fils, qu’elle protège par la coquille de ses bras, Joana n’hésite pas à choisir la stratégie prudente, espérant, par une sémiotique de gestes qui dans l’urgence trouveraient un sens commun, conduire les hommes, ou du moins son mari hameçonné par son regard, vers l’intérieur de la chambre, où ils deviendraient les agents de neutralisation de la femme, qu’elle maintient toujours à distance, tant qu’elle n’en est pas empêchée par le mur qui finira par rendre la confrontation inévitable.
Comme les yeux parlent plus que la bouche, même si celle-ci parle toujours plus fort, la femme, avertie par la déviation subite du regard de Joana, se tourne vers les hommes, qui sont toujours à la porte, chacun pourvu de son expression spontanée d’étonnement, et elle laisse retomber son bras le long de son corps, abandonnant l’arsenal de poses prédatrices qu’elle déployait en approchant Joana, et quand elle aperçoit son mari parmi les trois hommes dont les bouches ne laissent pas échapper le moindre son, même inarticulé, elle n’essaie pas de retenir ses larmes, qui accompagnent le texte dont elle se débarrasse dans une urgence de confessionnal.
Fernando, tu ne vas pas me croire, cette Joana ne tourne vraiment pas rond, moi qui ne faisait pas attention quand on m’en disait pis que pendre aux anniversaires des gamins, finalement c’est vrai, elle ne tourne pas rond et n’a vraiment aucune limite, jusqu’au jour où il arrivera un malheur, et c’est peut-être aujourd’hui, mon Dieu, fais qu’elle nous rende Martim, après quoi que son mari l’emmène ou que le diable l’emporte, je m’en fiche, moi, tu comprends, ça n’est plus mon problème.
Pendant qu’elle accélère la cadence, ponctuée de sanglots avec force larmes, qui sont au discours oral ce que les caractères gras sont au discours écrit, soulignant la frustration, l’impuissance, voire une surprenante inclination au mal, le mari de Joana, reprenant son souffle, tente de balbutier quelques mots, dans une viduité comateuse, quelque chose qui commence, inévitablement, par Joana, mais qu’il ne parvient pas à achever à propos et, dans le chambranle de la porte, les trois hommes, que l’urgence du communiqué a mis au garde-à-vous, même s’il leur est parvenu étouffé par sa conversion en chuchotement, retiennent leurs bières par le cou, les faisant ressembler à des fantômes de lapins morts tombant de leurs doigts, et ils s’accrochent à l’impression d’avoir les pieds posés sur le sol, car la réalité, cette garce à l’humour douteux, fragile comme une fiole, cabriole dans la chambre en faisant trembler les fondations de ce qu’on appelle vulgairement le monde, qui n’est rien d’autre que la version commerciale, bon marché, éviscérée, dépourvue de rigueur, de quelque chose de bien plus lourd et inesthétique, dont on ne voit que la silhouette en contre-plongée quand elle s’apprête à nous écraser dans un remake de godzilla, et la chambre tout entière n’est plus qu’un bateau secoué par les lames de la surprise, mais ces gens de la Terre du Milieu, habitant un deux-pièces à Benfica[2] ou un pavillon dans le Bairro dos telefones[3], ne sont pas préparés pour naviguer en haute mer existentielle, là où tout ce qui existe se dépouille dans l’absence de terre ferme.
Joana, reprend son mari, qu’est-ce que tu fais avec ce gamin dans les bras, qu’est-ce qui se passe ?
C’est Francisco, balbutie timidement Joana, notre fils, comment peux-tu ne pas le reconnaître, il a les vêtements que ta mère lui a offerts il y a un mois et demi, et Joana soulève le bébé pour que son père le voie, pour que tous attestent de la véracité de ses dires, elle le montre comme on produirait une preuve, les bras tremblants, attendant qu’une bouche prononce un verdict qui mette fin au malentendu et, pendant que Joana se soumet à l’appréciation du jury, elle sent que la tache liquide qui, il y a peu, correspondait à l’apogée d’un plaisir ponctuel, s’étend à présent sur le tissu de son pantalon, comme une vague naissant d’une contraction du ventre de l’océan Indien et qui s’élève jusqu’à ressembler à un immeuble de sept étages sans fenêtres, engloutissant sur son passage bateaux, maisons, gens et quelques animaux moribonds ou mutilés par la main de l’homme, pour déverser le produit de son butin dans l’océan infini qui régurgite tout ce qui ne lui plaît pas sur une plage du Mozambique, où accourent des enfants pour fouiller les décombres, affamés de trésors.
Que dis-tu, Joana ma chérie, répond son mari, quel Francisco ? Joana, nous n’avons pas d’enfants, souviens-toi, mon amour. Il n’y a pas de Francisco, ce gamin c’est leur fils, regarde-les, nous sommes en train de leur faire peur, ma chérie, donne-leur le gamin et on rentre à la maison parler de tout ça, tu es fatiguée, elle est fatiguée, elle a beaucoup travaillé dernièrement et n’a pas beaucoup dormi, explique-t-il en regardant l’assistance, qui suit la conversation en mode match de tennis, donne-leur le gamin et on s’en va, je vais m’occuper de toi, tu es fatiguée, tu as besoin de sommeil, je vais m’occuper de toi, viens s’il te plaît, viens, et pendant qu’il parle il entre dans la chambre, abandonnant le confort du spectateur pour prendre place sur scène, forcé par l’amour ou par la honte, jamais il n’aura le courage de dire lequel des deux sentiments le pousse à secourir sa Joana, de plus en plus effrayée, cernée entre le mur et l’inconfort d’une vérité impartageable, tremblant comme un crayon de sismographe, Joana voit la force de ses bras défaillir en même temps que se ratatine le muscle de sa certitude et, appuyant son dos au mur, elle se met à sangloter, dévisageant le bébé qui lui est tombé dans les bras, en une vendange de natalité, le petit Francisco qui se transforme, même pour elle, en un Martim inconnu, un Martim bien plus lourd que Francisco, beaucoup plus difficile à contenir dans le couffin de ses bras, et Joana veut avertir qu’elle est sur le point de perdre le gamin au bénéfice de la gravité, mais elle ne parvient pas à parler parce que sa voix se heurte à un mur de larmes puis rebondit en arrière, Joana tente de gagner du temps accrochant chacun des bras de Martim avec sa main opposée, mais c’est en vain, le petit plomb lui glisse entre les bras avec une force proportionnelle à sa masse et inversement proportionnelle au carré de la distance qui le sépare de la terre, cette mère informe qui réclame tout dans une étreinte universelle, et Joana laisse tomber le gamin, on n’entend aucun cri, contrairement à ce qu’on aurait attendu (dans les couloirs de la neurologie on dit qu’une personne normale met deux-cents millisecondes à réagir, or il ne s’est sans doute pas écoulé autant de temps, ou alors le silence étouffé est peut-être une réaction), le bébé tombe lourdement et Joana s’aperçoit que ses jambes, qu’elle sentait de plus en plus mouillées, sont en réalité couvertes de sang, et elle ne peut réprimer un cri.
Valerio Romão, « Les Eaux de Joana », traduction du portugais par João Viegas, © Chandeigne, 2019.
En librairie le 19 septembre.