Nouvelles

Le roman noir de l’Histoire

Ecrivain

Des 77 nouvelles qui composent Le roman noir de l’Histoire, dernier opus de Didier Daeninck à paraître bientôt, en voici deux situées vers la fin du recueil, c’est-à-dire à la fin du XXe siècle, dans les années 1990, cet ouvrage étant classé par ordre chronologique. « Nous payons les années 90 », disait-il dans l’entretien qu’il nous a accordé et que nous avons publié hier. Les années sida, les années où l’on voit bien que le chômage est devenu structurel, où l’on évoque (espère ?) un éventuel sursaut et plus tellement une révolution. Deux nouvelles certes sous le signe du noir, mais l’humour de Daeninckx ne s’y limite pas.

Mobile homme

 

 

23 septembre 1992

Cela fait maintenant trois jours que nous nous baladons dans la région de Carcassonne. Ceux des bureaux se sont affolés pour rien. On nous disait, avant de partir, qu’il y aurait un boulot monstre, mais quand on est arrivés, c’était plutôt la morne plaine. Le patron s’en est aperçu immédiatement : il a rassemblé toute l’équipe pour mettre les choses à plat. D’après lui c’était le coup classique du député en mal de publicité qui fait pression sur le préfet pour qu’il se passe, enfin, quelque chose dans sa circonscription. En gros, les types à écharpes tricolores se servaient de nous comme de figurants, et, si on faisait bien notre travail, l’édile avait toutes les chances de passer sur France 3 Région… Il nous a donc demandé de faire comme si on servait à quelque chose, et on s’est réparti les tâches.

Je n’ai pas à me plaindre, je ne suis pas tombé sur le plus mauvais morceau. J’ai fait tous les commerçants de la rue piétonne, un à un, en compagnie de Jean-Pierre. On lèche la vitrine pendant un bon quart d’heure, on entre pour serrer les louches qui se tendent puis on sort et on passe à la suivante. Il y en a qui nous donnent des bricoles : un pain au chocolat, une pochette pour mettre les cartes de crédit, des bonbons pour la toux. Il ne faut pas se plaindre, ils sont sympas pour la plupart. On s’est juste fait jeter de la librairie de la Cité. Pas vraiment jeter, mais presque. Ma main et celle de Jean-Pierre sont restées dans le vide… J’ai demandé au gars, derrière le comptoir, si c’était lui le patron et il s’est contenté de lever les yeux au ciel pour désigner les étages. On est repartis et au passage j’ai piqué un bouquin sur un présentoir qui se trouvait en dehors de la zone sous surveillance électronique. Au hasard. Jean-Pierre m’a vu faire, il était mort de trouille. Pourtant c’est un costaud, c’est même le plus costaud de nous tous. Son problème à lui, c’est la religion. Où qu’on soit, le truc qu’il fait en premier c’est d’aller dire un mot à la Vierge du patelin. Je l’ai suivi deux trois fois, en me disant qu’en fait de Vierge il allait voir les putes, j’en ai été pour mes frais ! Il entre dans l’église, se rince au bénitier, s’agenouille, puis il achète un cierge, l’allume et va prier, face à la Vierge. On se retrouve assez souvent ensemble tous les deux, et c’est rare qu’il me branche sur le sujet religieux. Il a essayé au début, et il s’est rendu compte que c’était pas mon truc. On parle d’autre chose, c’est-à-dire qu’en fin de compte on parle de rien.

 

8 octobre 1992

On est en Bretagne maintenant. J’ai pas eu le temps de repasser par la maison. Frédérique me fait la gueule comme si c’était moi qui décidais ! J’ai une piaule pour moi tout seul, dans un gîte de vacances trois épis. Je peux me faire ma croûte, et ça me repose l’estomac. Les restos, ça va un temps. Il y a un tout petit peu plus de boulot que dans l’Aude, mais il me reste pas mal de temps libre. Il y avait au moins dix ans que je n’avais pas lu un livre en entier. Gosse, j’en avalais par dizaines chaque mois, je me suis même tapé le Monte-Cristo en trois volumes qu’on m’avait offert pour Noël ! Mes parents n’en revenaient pas ; mille cinq cents pages dans la semaine. Ils me disaient que j’allais m’abîmer les yeux à force de lire… J’ai répondu à ma mère qu’elle ne s’usait pas la langue à force de parler ! Ils se sont marrés, sauf qu’au fond de ma tête je pensais qu’on ne s’usait pas la queue à force de baiser, mais ça, je pouvais pas leur dire. J’en ai dévoré des milliers d’autres, de pages, et ça s’est perdu avec le boulot, avec l’armée et encore le boulot par-derrière. Sans compter la femme, les gosses et tout le temps qu’on passait, tous, en famille. Puis, comme les copains je me suis mis à bouquiner des illustrés, des revues. Pour être franc, c’était surtout des trucs de cul. Même Jean-Pierre en lisait, pendant les voyages, et ce qu’il préférait c’était surtout les magazines « gros seins ». Dans un coin de ma tête j’ai fait le rapprochement avec la Vierge à l’enfant qu’il allait mater dans les églises, et le cierge aussi, toujours le plus gros. Je ne suis pas assez calé en psychologie pour dire vraiment qu’il y a un rapport.

Le livre, c’est celui que j’avais piqué à la librairie de la Cité, à Carcassonne. Je me suis forcé à le lire comme si ça pouvait racheter ma faute. Ça n’a rien effacé du tout pour la bonne raison que l’histoire m’a plu de bout en bout. J’ai pris du plaisir à le chaparder, et j’en ai repris à plonger dedans ! En fait d’histoires, il y en a plus de mille : c’est un type, Félix Fénéon, qui a résumé les faits divers de son époque en trois lignes. Il y a le bled, le nom des types et ce qu’il leur est arrivé… C’est tout con, mais ça marche à tous les coups… Je me souviens d’une :

Abel Bonnard, de Villeneuve-Saint-Georges, qui jouait au billard, s’est crevé l’œil gauche en tombant sur sa queue.

Et d’une autre encore :

À Trianon, un visiteur s’est dévêtu et s’est couché dans le lit impérial. On conteste qu’il soit, comme il le dit, Napoléon IV.

 

25 décembre 1992

Édith Piaf haïssait les dimanches. Moi, j’y ajoute les réveillons. Je me suis toujours arrangé, eu égard aux enfants, pour venir les passer en famille. J’ai des souvenirs de bonheur intégral. Par exemple quand on les réveillait, sur le coup de minuit, et qu’ils arrivaient, les yeux embués de sommeil, traînant leur poupée, leur ours par une main, un bras, et qu’ils se plantaient, bouche ouverte, devant le sapin illuminé… Je revois Sylvain déchirant le papier bariolé et découvrant son circuit de voitures folles, ou Sandrine serrant sur son cœur le bébé hamster que le Père Noël lui avait apporté… J’ai encore sur mes joues la caresse humide de leurs baisers… J’aurais dû utiliser toutes ces interm

inables heures d’attente à mettre au point une potion arrêtant le vieillissement… Je ne sais pas ce qu’on leur raconte sur moi, mais je ne les reconnais plus. Ils se foutent que je leur ouvre mon cœur, tout ce qui les intéresse c’est que je leur ouvre mon portefeuille. Dans La Ruée vers l’or, Charlot, affamé, a des hallucinations. Dans sa tête, son compagnon se transforme en un énorme poulet rôti. J’ai l’impression que mes mômes me voient transformé en cochonnet-tirelire. Sylvain a fait la gueule en comptant les billets que j’avais glissés dans une enveloppe à son nom. Cinq billets de cent francs. Il a fait semblant d’en chercher d’autres, dans le papier… Je lui ai demandé s’il était content. Il a haussé les épaules en soupirant. J’ai serré les mâchoires et je me suis retourné vers Sandrine qui ouvrait le paquet que j’avais fait faire à Lyon, lors du déplacement de la semaine précédente. Elle a déplié le pull, cherché l’étiquette. « C’est quoi comme marque Cynthia-Pull ? » Je lui ai répondu que c’était une belle boutique, près de la gare Perrache… Elle a levé les yeux au ciel en me disant que je n’y connaissais rien, que j’aurais au moins pu lui offrir du Benetton, du Blanc-Bleu, du Célio, si j’étais trop radin pour acheter du Lacoste.

Je suis allé me coucher après la revue du Lido, sur la deux, présentée par Ardisson. Frédérique ne dormait pas. Je me suis collé contre elle et je lui ai mordillé l’oreille. Elle a remonté son épaule pour m’obliger à lâcher prise. J’avais les seins des filles devant les yeux et dans les couilles. J’ai essayé de soulever sa chemise de nuit pour découvrir ses cuisses. Elle a tiré sèchement le tissu vers le bas. Trois jours qu’elle me laissait congestionné sur le bord du lit, le drap en toile de tente. Je l’ai embrassée dans le cou. « C’est Noël, chérie… Laisse-moi mettre le petit Jésus dans la crèche… » Elle a fini par se laisser faire. J’étais même pas entré que tout est parti d’un coup, du fait d’avoir été trop longtemps contenu. Elle s’est contentée de dire « Bravo ! » et elle s’est levée pour aller se laver. Quand elle est revenue se coucher, j’étais prêt à repartir mais elle n’a rien voulu entendre.

 

2 mars 1993

On est retourné en Bretagne pendant presque trois semaines. Dans le Morbihan cette fois, entre Vannes et Lorient. Il a plu tous les jours, sans interruption, et comme il a fallu rester dehors une bonne partie de toutes ces journées, j’ai chopé une grippe carabinée qui m’est descendue sur les bronches. Quand je toussais, ça me ramonait toute la tuyauterie. Le matin, au petit déjeuner, je crachais des morceaux gros comme des steaks. Ils ont fini par m’envoyer chez le toubib qui m’a fait admettre à l’hosto pour un début de pleurésie. Résultat, tous les copains sont partis pour Toulouse, et je suis resté comme un con dans une chambre collective en compagnie de trois vieux Bretons en bout de course dont le seul avenir avait la forme d’une caisse de sapin. On passait le temps à regarder la mer, sous la véranda du jardin d’hiver. Je ne leur ai pas dit ce que j’étais venu faire dans leur patelin. Il y avait un marin et deux ouvriers des chantiers navals de Lanester. Le marin connaissait les noms de tous les bateaux qui croisaient au large, et les ouvriers n’arrêtaient pas de s’engueuler à propos du chantier d’où était sorti le bâtiment. Si l’un disait « Gijón » l’autre affirmait que c’était « Saint-Nazaire », ou alors c’était « Gênes » contre « La Ciotat ».

 

12 mars 1993

Je n’y tenais pas plus que ça, mais le toubib m’a accordé une dizaine de jours de convalescence à la maison. Frédérique a décrété que ce que j’avais aux poumons pouvait s’attraper. J’ai eu beau lui montrer les papiers de l’hosto, rien n’y a fait, elle m’a installé un lit dans ce qui devait être la chambre d’amis et où, en fait, elle empilait toutes les vieilles fringues des gosses depuis leur naissance. Les cartons étaient stockés contre le mur, année par année, avec une mention au feutre : « Sylvain, costume de communiant, mai 1987 », « Sandrine, tenue de ski, 1989-1990 ». Si ça n’avait tenu qu’à moi, j’aurais tout fourgué au dépôt-vente de la route de Loignon, mais elle prétendait que ça lui faisait des souvenirs. Je n’avais pas le droit de sortir et je lui ai demandé de me trouver d’autres livres du gars qui avait écrit les faits divers en trois lignes. Elle a prétendu qu’il n’avait jamais rien fait d’autre, et a jeté Le Parisien du jour sur ma couverture puisque, a-t-elle dit, je n’étais bon à m’intéresser qu’à ce qui allait mal dans le monde ! Sylvain n’est venu me voir qu’une fois. Le piston de sa 125 donnait des signes d’essoufflement. Quand j’ai émis l’idée qu’il ménage son moteur jusqu’au versement de ma prime de printemps, il a poussé les hauts cris ! Selon lui, je ne semblais pas m’imaginer le drame que représenterait une panne le privant de sa moto et donc d’un, voire deux jours de cours, quelques semaines seulement avant le bac ! Je lui ai filé ses deux cents francs pour qu’il débarrasse le plancher. Quand il a tourné le dos, j’ai eu envie de lui rappeler que c’était mon anniversaire. Je me suis retenu en me disant que ça l’aurait sûrement fait rire. Ce soir Frédérique a varié l’ordinaire, j’ai eu droit à un quart de bordeaux, des bouteilles que pique son frère qui travaille dans les wagons-lits et qu’il nous offre lorsqu’il vient manger à la maison. J’ai cru y voir un signe, et j’ai glissé ma main sous sa jupe quand elle est venue reprendre le plateau. Elle a été tellement surprise qu’elle a fait un écart et m’a renversé le reste de soupe, de purée et de sauce de rôti sur le haut du pyjama. Il a fallu tout changer, les draps, la taie d’oreiller, le dessus-de-lit, et je me suis endormi au petit matin avec mon cigare roulé sur l’oreille, comme d’habitude…

 

25 avril 1993

Je n’aime pas Marseille. Je ne comprends pas comment ils fonctionnent, j’ai toujours l’impression de me faire rouler, sur ce que j’achète, sur les rencontres, sur les sentiments. La première semaine ils nous ont promenés dans les cités des quartiers nord. Le plus dur c’était le ghetto des gitans. Maintenant ils voyagent immobiles : la came fait voler les caravanes à travers l’espace. Il y en a bien la moitié, parmi les jeunes, qui se trouent les veines pour s’injecter du carburant à rêves. Après, nous sommes retournés dans le centre-ville. Les gens nous regardent comme des bêtes curieuses. Tout juste s’ils ne nous jettent pas des bananes. Jean-Pierre n’est pas de mon avis. On partage la même chambre dans un hôtel de Belzunce. La ville le passionne et il passe ses matinées à Notre-Dame-de-la-Garde, pour se faire pardonner ses virées nocturnes. Je l’entends quand il rentre, sur le coup de deux heures, le matin. Je lui ai posé des questions, plusieurs fois. Il ne répond pas ou alors il prétend qu’il est allé se payer une toile. Si je lui demande le titre il bafouille et cite un film dont je ne retrouve jamais l’annonce dans Le Provençal ou dans Le Méridional.

 

26 avril 1993

Tout à l’heure j’ai fait semblant de me coucher, après le film à la télé. Un western colorisé. En vérité je suis resté tout habillé sous les draps. Jean-Pierre est sorti de la salle de bains et m’a tapoté la tête, au passage. Il a dit qu’il allait faire un tour, pour digérer. Dès qu’il a fermé la porte j’ai sauté dans mes chaussures et je l’ai suivi. Il a rejoint la Canebière, s’est arrêté pour boire une bière au bar du Venturini avant de grimper vers le quartier du Panier. Je me suis fait accrocher par les mêmes putes africaines qui l’accrochaient. À un moment il est resté à se frotter contre une petite beurette, et j’ai bien cru qu’il allait se la faire sur le capot d’une Porsche garée dans l’ombre. Elle a fini par le lâcher, et il a bifurqué dans une petite rue pavée qui redescendait vers le port. La môme a laissé traîner sa main quand je l’ai dépassée. Elle ressemblait à Adjani jeune. Ses yeux parlaient pour son cul, et j’ai failli abandonner Jean-Pierre à son sort. J’ai serré les poings, au fond de mes poches, pour ne pas succomber. Je me suis mis à courir. Jean-Pierre discutait avec un type qui gardait l’entrée d’une boîte discrète. La porte s’est ouverte sur un flot de musique techno. Il a disparu à l’intérieur. Je me suis approché à mon tour. Le vigile, un Pakistanais large comme un camion, m’a demandé ma carte de membre. Je lui ai dit que j’étais pote avec Jean-Pierre, et comme ça n’avait pas l’air de suffire, j’ai allongé un billet de dix sacs. Le DJ venait de balancer le Cargo d’Axel Bauer dans la sono quand j’ai mis le pied dans la première salle, et j’ai tout de suite su où j’étais tombé. Malgré la lumière parcimonieuse, il était clair qu’il n’y avait que des mecs. Du casquette-moustache, du cuir moulant, de l’éphèbe duveteux, du gras libidineux, de la tante à perlouse, du brun ténébreux, du routier sympa, du poète évanescent, du tortionnaire heavy metal… J’ai voulu reculer, rejoindre la porte. Un groupe de danseurs m’a aspiré vers le fond du bar. Deux types se suçaient les lèvres sous une photo de Marlon Brando. Les bruits humides de langues, de frottement de tissus m’ont plombé le ventre. J’ai tiré un rideau sombre qui dissimulait un escalier dont les marches étaient éclairées par une multitude de minuscules ampoules clignotantes. J’ai gravi les degrés et longé un couloir dans lequel on avait aménagé des niches qui toutes abritaient un couple en action. Je m’apprêtais à faire demi-tour quand une main s’est posée sur ma cuisse pour remonter lentement et se fixer sur mon entrejambe. J’ai essayé de protester mais le type, avec une extrême dextérité, avait déjà fait glisser la fermeture Éclair de mon jean et s’était agenouillé pour me prendre dans sa bouche. Quand il m’a jugé assez ferme, il s’est relevé et m’a présenté son dos après m’avoir malaxé de curieuse manière. J’ai porté ma main à ma queue pour m’apercevoir qu’elle était habillée de latex. Je me suis décapoté, sans qu’il s’en aperçoive, et l’ai pénétré en criant le prénom de ma femme. Il ne s’est rendu compte de ce que j’avais fait qu’au premier spasme, et a tenté de se désaccoupler. Je l’ai maintenu fermement contre moi, le temps d’éjaculer, puis je me suis laissé tomber sur une banquette. Le type est venu me rejoindre et m’a saisi par le col en m’engueulant. Je l’ai laissé faire : je méritais ses crachats.

 

8 septembre 1994

Le divorce a été prononcé. J’ai accepté de prendre tous les torts, même si j’avais les preuves que Frédérique me faisait cocu depuis des années avec le professeur de piano de Sandrine. J’ai le droit de voir les enfants deux week-ends par trimestre, jusqu’à leur majorité. Sylvain aura dix-huit ans dans moins de six mois, et Sandrine l’année prochaine. Après ils feront ce que bon leur semble. Moi, je ne demande rien.

L’année dernière il n’y avait aucune trace quand j’ai passé l’examen de la médecine du travail. Je me suis dit que si j’étais passé au travers une fois, ça pouvait recommencer. Pour être tout à fait franc, je m’en foutais complètement, et ça ne m’a pratiquement rien fait d’apprendre que cette fois les résultats étaient positifs. La seule chose que ça a changé, c’est que maintenant je mets des capotes, pour ne pas le transmettre.

 

12 décembre 1994

Il n’y a rien de plus faible, rien de plus con qu’un humain. Hier soir j’ai été pris d’un sérieux coup de blues. Nous venions d’arriver à Clermont-Ferrand. Ça s’agitait sérieusement dans les usines Michelin à cause d’un plan de restructuration. J’ai passé la journée entière à discuter de choses et d’autres avec le type qui fait équipe avec moi, depuis que Jean-Pierre a été muté en fixe dans sa région d’origine. Un mot en a entraîné un autre, et quand je me suis rendu compte que je lui racontais ma vie par le menu, il était déjà trop tard. Il a fait un bond en arrière quand le mot « séropo » a passé mes lèvres.

Une heure plus tard, tous les collègues étaient au courant. Le chef, pour les rassurer, leur a dit qu’il prendrait une décision dès que le boulot serait terminé, et qu’en attendant je devais rester à l’écart. Ils ont vérifié les attaches de leurs chaussures, mis leur blouson molletonné, ajusté le casque sur leur tête, pris les matraques et les fusils lance-grenades, puis ils se sont mis en position le long de la place sur laquelle les grévistes de Michelin commençaient à se rassembler.

Moi, je suis resté seul, au fond du car bleu nuit de la CRS 54, engoncé dans mon gilet pare-balles.

 

 

Le forcené du boulot

 

Le groupe de tête venait juste de dépasser le panneau émaillé marquant la sortie d’Amiens quand Alexis se décida à allonger le pas pour refaire son handicap et se porter à hauteur d’une fille dont le balancement des hanches faisait chavirer ses nuits depuis qu’il l’avait aperçue, au départ de Lille. Il rajusta le sac dans son dos, d’un haussement brusque des épaules, se faufila entre deux groupes de marcheurs silencieux, et vint se placer dans son sillage. Il profita du passage d’une voiture pour se déporter sur la droite. Leurs bras nus entrèrent en contact. Elle tourna la tête pour s’excuser d’un sourire. Il se jeta à l’eau avec ses pauvres mots.

— Ça commence à être dur… Je n’ai pas trop l’habitude…

Il eut droit à un autre sourire.

— Vous marchez depuis quand ?
— Je suis parti de Roubaix. Et vous ?
— De Bruxelles.
— Bruxelles ? Je croyais qu’il n’y avait que des Français.
— Non, hier j’ai rencontré un Danois. Moi je fais partie d’une petite troupe de chômeurs belges.
— Vous devez être fatiguée, non ?
— Pas vraiment… Il faut se raconter des histoires, se chanter des chansons dans la tête, et surtout ne pas penser à ses jambes.

Le problème, c’est que c’était ça son problème : penser à ses jambes… Ils couvrirent un bon kilomètre en silence. La route partageait le morne paysage picard en deux espaces identiques. Une rangée d’arbres, un océan de terres betteravières parsemées de quelques villages îlotiers à droite comme à gauche. Ils contournaient le bourg endormi de Boves quand elle ranima la conversation.

— Et qu’est-ce que vous faites, à Roubaix ?
— Pas grand-chose…
— Je voulais dire… avant…
— J’ai bossé dans une imprimerie pendant une dizaine d’années. J’étais conducteur offset. Sur une machine à feuilles… Ça me plaisait bien… On imprimait de la pub, des bouquins, des pochettes de CD, de DVD…

Il dévida sa vie. Dans le désordre. Avec ses parties droites, évidentes, ses nœuds facilement démêlables, ses embrouillaminis supportables et ses accumulations de problèmes inextricables. Les mots coulaient naturellement, et pourtant cela faisait des mois, des années, qu’il n’avait pas eu le courage de réunir les morceaux épars de sa propre existence, de s’avouer ses défaites… La gamine qu’il voyait de moins en moins, les amitiés distendues, les déménagements improvisés, l’apprentissage de la solitude. L’impression de se dématérialiser, de ne même plus être l’ombre de soi-même… Tout en parlant, il se demandait ce qui le poussait à se confier ainsi. Depuis trois ans, les échecs s’étaient accumulés, comme si le malheur prenait un malin plaisir à se dédoubler… Il se posa la question, un bref instant, de savoir si l’inventaire de la déchéance pouvait exercer la moindre séduction sur la jeune femme.

Ils s’arrêtèrent pour fumer une cigarette dans un abri en béton des cars Citroën. Les autres marcheurs les saluèrent au passage. Il y avait là une majorité de types largués depuis des lustres, des fantômes que les statisticiens planquent sous le sigle commode de SDF, des êtres qui payent de leur morcellement le retour à la compétitivité des entreprises, les cobayes oubliés des plans d’adaptation de l’économie qui rendent l’individu inapte au quotidien. La veille, ils avaient été reçus par le maire communiste d’une petite ville de la périphérie amiénoise. Après le discours de bienvenue et de solidarité, tout le monde s’était retrouvé dans la salle des mariages pour un vin d’honneur. Au deuxième toast, une bagarre avait éclaté entre le fils d’un ancien mineur du Pas-de-Calais et un ex-chauffeur poids lourd à propos du chien du premier qui, selon l’autre, puait plus que de raison. L’adjoint à la culture s’était pris un pain de trois livres en tentant de les séparer, et c’était lui, Alexis, qui avait rétabli le calme et la concorde.

Il apprit qu’elle se prénommait Sylvie, et que son diplôme de puéricultrice ne lui avait servi qu’à décrocher des boulots de serveuse, de caissière dans les boutiques de Saint-Gilles, d’Ixelles ou de Molenbeek.

— Le seul rapport avec la puériculture, c’est que les patrons se prenaient pour des mômes et qu’ils voulaient que je les cajole…

Ils reprirent la route alors que le gros de la troupe disparaissait de leur vue, derrière un rideau d’arbres, dans un des seuls virages du parcours. Ils accélérèrent pour que l’écart ne se creuse pas jusqu’à l’étape du soir, un foyer de jeunes travailleurs perdu au milieu de la marée des entrepôts, dans la zone industrielle de Roye. Quelques militants d’extrême gauche, une poignée d’anarchistes vinrent les saluer, puis ils eurent droit à un repas standard sous le regard vitreux des pensionnaires habituels avant d’aller récupérer des forces sur les tatamis du gymnase attenant. Ils prirent une douche à tour de rôle, dans les vestiaires, puis Alexis déroula son sac de couchage près de celui de Sylvie. Ils parlèrent longuement dans la lumière douce qui tombait de la verrière, et s’endormirent à l’aube, main dans la main.

Le départ eut lieu vers neuf heures, le lendemain matin. Une demi-douzaine de nouveaux marcheurs s’étaient rattachés au cortège qui empruntait toute la largeur de la rue principale de la zone industrielle obligeant les camions-citernes, les camions toupies, les semi-remorques à rouler au pas. De temps en temps, des klaxons rythmaient les slogans des manifestants : « Cho, cho, chômage ras l’bol »… Alors qu’ils s’engageaient dans le cœur commerçant de Roye, Alexis se détacha soudain de Sylvie. Elle fit quelques mètres, emportée par le défilé, puis rebroussa chemin pour le rejoindre sur le trottoir où il se débarrassait de son sac.

— Qu’est-ce que tu fais ? Ça ne va pas ?

Pour toute réponse, il leva la tête vers l’inscription qui surmontait la devanture d’une vaste boutique aux fenêtres obscurcies par des affiches : « Imprimerie picarde ».

— Quand tu as demandé poliment, pendant des années, une chose à laquelle tu avais droit et qu’on te l’a toujours refusée, il ne te reste plus qu’une chose à faire…

Elle le fixa droit dans les yeux.

— Et c’est quoi ?
— La prendre !

Les doigts d’Alexis se posèrent sur le bec-de-cane. Il traversa le bureau d’accueil, entra dans l’atelier et repéra du premier coup d’œil une petite machine japonaise, une Hamada, qu’on avait dissimulée sous de larges feuilles de papier pour la protéger de la poussière. Les vingt ouvriers suspendirent leur travail pour l’observer tandis qu’il découvrait la presse. Alexis fit comme s’ils n’existaient pas. Il vérifia les rouleaux, l’encrier, le blanchet, les margeurs, brancha la prise de force et la mit en marche, par à-coups, graissant les rouages au moyen d’une burette qu’il avait dénichée sur une étagère, entre les boîtes d’encre. Le patron de l’imprimerie s’était approché et l’observait, les yeux écarquillés.

— Je peux vous demander ce que vous êtes en train de faire ?

Alexis avait levé la tête tout en s’essuyant les mains avec un chiffon.

— Vous le voyez bien, je la remets en route…

L’homme avait choisi d’en rire.

— Mais c’est moi qui commande ici, et je ne vous ai rien demandé !
— Je sais, mais ça ne change rien…

Alexis avait chargé la marge de papier, accroché une plaque autour du cylindre, empli l’encrier à l’aide d’une spatule et les premières feuilles imprimées commençaient à tomber dans la recette quand les ouvriers imprimeurs, les relieurs, le massicotier, le clicheur, se décidèrent enfin à faire mouvement vers lui. Le conducteur de la Nébiolo quatre têtes, la plus grosse des machines de l’atelier, s’était dévoué. Pas très grand mais râblé, des muscles entretenus à la gonflette qui tendait le tissu de la salopette.

— C’est quoi ton gag exactement ?
— Quel gag ?
— Ben… de rentrer dans l’imprimerie et de te mettre au boulot comme si tu faisais partie du personnel… Où tu veux en venir ?
— Je ne veux en venir nulle part : je suis arrivé. À partir de maintenant, je bosse avec vous.
— Mais tu es complètement dingue ! On n’a jamais vu ça. On ne sait même pas qui tu es. Personne ne t’a embauché. Le taulier ne te filera pas un centime…

Alexis se baissa pour prendre une cigarette dans son sac à dos.

— J’ai l’habitude. Ça fait des mois et des mois que je ne touche plus rien. Ici au moins, je servirai à quelque chose.

Alertés par la direction de l’Imprimerie picarde, les gendarmes de Roye refusèrent de bouger. Ils avaient déjà assez à faire avec les chômeurs en marche. Le cas d’un « demandeur d’emploi » prenant un poste de travail en otage ne s’était jamais présenté, on avait même pris l’habitude de les présenter comme des « fainéants », et le brigadier de permanence ne savait quel article de loi invoquer pour intervenir. Le plus sage était de s’en remettre aux tribunaux. Les correspondants de la presse régionale se montrèrent plus décidés que les corps constitués. L’action du marcheur pour l’emploi fut annoncée et amplement commentée sur les ondes des trois radios du secteur puis relayée dans la France entière par leurs réseaux. Un premier rebondissement s’afficha en milieu d’après-midi sur les écrans des portables : une marcheuse belge qui répondait au prénom de Sylvie venait d’occuper un poste de puéricultrice dans une crèche de Montdidier, à une vingtaine de kilomètres de Roye. Au cours de la semaine qui suivit, plusieurs dizaines de milliers de personnes se conformèrent à l’exemple d’Alexis et de Sylvie. Des gens remettaient en marche des lignes de production chez Goodyear, chez Whirlpool, des bricoleurs toutes mains réhabilitaient les écoles-poubelles de Marseille, on rebouchait les nids-de-poule sur les nationales abandonnées, on jardinait bio sur les pelouses des grands ensembles, on venait tenir compagnie aux employés des péages, dans leurs guérites, des parents donnaient des cours de rattrapage, on organisait des cours de français, de géolocalisation dans les maquis administratifs pour décrocher le papier planqué qui change la vie, on lançait des centres de loisirs pirates, des équipes doublaient les ouvriers sur les chaînes de production, des randonneurs nettoyaient les abords des villes couplés à des brigades de recyclage, des hôtesses improvisées remplissaient les caddies, à la demande, des comédiens privés de scène envahissaient les hôpitaux, les maisons de retraite pour lire le journal, de la poésie aux grabataires…

Quelques jours plus tard, il y avait une tête de plus, où que vous alliez. Un pilote supplémentaire dans la cabine de l’Airbus, un agent de renseignement à la sécurité sociale, un médecin scolaire au collège, un inspecteur du travail au coin de la rue. Le mouvement ne cessait de prendre de l’ampleur et après un mois de ce bouleversement, tout le monde attendait avec angoisse la date fatidique du 30 septembre et la réaction des presque trois millions de personnes qui avaient pris un poste de travail en otage sans être assurées de recevoir le moindre salaire en retour du travail effectué. La grande majorité des habitants du pays mesurait à quel point ce doublement de la présence humaine avait changé le climat dans les rues, mais quand l’usager laissait la place au salarié régulier, le jugement se teintait d’inquiétude : « C’est bien beau tout ça, mais combien ça va me coûter ? »

Le président de la République se décida à prendre la parole la veille du jour crucial, à treize heures, sur l’ensemble des chaînes de télévision publiques et privées et cela depuis les bureaux à dorures de son palais. Les caméras étaient en place et il s’apprêtait à répondre aux questions de Jean-Pierre Pernaut quand Alexis vint prendre place à côté du journaliste vedette de TF1. Le Président, interloqué, voulut intervenir mais Sylvie ne lui en laissa pas le temps. Elle lui tendit la main :

— On fait équipe…

 

Et c’est un quart d’heure plus tard, alors que La Marseillaise résonnait encore dans les salons de l’Élysée, que la première grève éclata. Les salariés réguliers des transports cessèrent le travail pour exiger l’embauche immédiate de leurs doubles. Ceux-ci se réunirent aussitôt et leur apportèrent leur soutien.

 

Didier Daeninckx, « Le roman noir de l’Histoire », Éditions Verdier, 2019.

En librairie le 3 octobre.

 


Didier Daeninckx

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