Récit

Noëlle

Ecrivain

Après Omar et Greg, François Beaune retourne dans la Zup. Cette fois c’est à Chambéry-le-Haut qu’avec l’illustrateur Fabrice Turrier il est allé puiser de quoi composer un documentaire dessiné. Dans ma Zup (à paraître le 24 octobre au Nouvel Attila) est aussi un roman à plusieurs voix. Nés en France, en Italie, en Algérie…, avant ou après la création de la Zone à urbaniser en priorité : les habitants se racontent, on les découvre, fragment après fragment. Maurice, Maria, Claudine, Hakim, Sandrine, Yazid… Mais il en manque une dans le livre. Et elle est ici, dans AOC. « Elle me voulait tellement pas, que c’est la sage-femme qui m’a donné mon prénom » : Noëlle, une anonyme qui récupère son nom et son histoire.

Noëlle est une des premières personnes que je rencontre sur la zup. Elle est venue ce matin-là faire le ménage chez Ginette, qui m’héberge chez elle, au Piochet, un quartier de maisons ouvrières des années 50 à l’entrée de la Cité, bordant les barres HLM. Et je me souviens qu’elle m’a bouleversé.

Or bizarrement, au sein du documentaire graphique, portrait des habitants d’une zup de sa création à nos jours, qu’on a imaginé avec le dessinateur Fabrice Turrier, à paraître au Nouvel Attila et intitulé Dans ma zup, Noëlle n’est pas présente, alors que Ginette, et Marie-Pierre, sa fille, le sont. Ce que je m’explique encore mal.

Tout au long de l’écriture particulièrement complexe du livre, qui mêle des dizaines de voix et cherche à raconter la vie des gens à la fois chronologiquement et par thèmes abordés, j’ai tenté d’insérer son histoire, ou un morceau de son histoire. Je l’ai coupée, recoupée, réécrite, intercalée entre différentes voix du livre, mais l’histoire de Noëlle résistait, peut-être trop forte dans son ensemble je me suis dit, trop intéressante dans son intégralité pour être morcelée, ou parfois aussi redondante avec d’autres histoires, ou encore nous amenant trop ailleurs dans son action, nous éloignant de la zup qui devait, il nous semblait avec Fabrice, rester la toile de fond narrative de ce documentaire choral.

Il a donc fallu, avec peine, que j’accepte qu’elle n’y soit pas, qu’elle ne trouve pas sa place dans le montage final. Que les mots de Noëlle trouvent maintenant leur place ici, dans les pages numériques d’AOC, me fait d’autant plus plaisir.

 

Dès les premières minutes d’entretien avec Noëlle, j’ai aimé son timbre un peu cassé, décidé-fragile, le choix bien conscient de ses mots, la liberté de parole de celle qui est aujourd’hui à sa place, et qui le sait car elle y a bien réfléchi, longtemps, et pas par choix, par nécessité, pour survivre.

On s’était installé deux chaises, dans le petit jardin de Ginette, près d’un rosier. Elle avait ses gants roses sur les genoux, pour après la javel, et moi le micro tendu vers l’encoignure de sa toute fine lèvre droite, car Noëlle est toute petite, menue, des yeux bleu-gris qui clignent à peine, qui transpercent. Alors elle a raconté ce chemin de croix franchi à bouts de nerfs, à grandes bouffées de souffles volés de son ventre, et toujours avec cette intelligence lucide dans la souffrance, comment raconter la douloureuse nécessité d’avoir à vivre, et la volonté toute humaine qui en découle (cette même volonté dont parle Chalamov dans ses Récits de la Kolyma, qui fait que même si le cheval sibérien à longs poils est mieux adapté aux conditions de la steppe, c’est le zek, le prisonnier, qui, grâce à sa conscience tendue vers l’objectif de vie, saura le mieux survivre), pour que ça cesse, que ça s’apaise à travers le bien qu’on fait aux autres, c’est-à-dire grâce à l’oubli de soi.

Noëlle a cette flamme en elle des femmes martyrisées, d’abord parce qu’elles sont femmes, et qu’elles portent le monde, qu’elles ont pour tâche de le faire vivre, comme Odette, une paysanne que j’ai pu rencontrer en Vendée, ou Fatima, au Maroc, qui, mariées à quatorze ans, passent leur vie à s’occuper de la ferme du mari, des enfants, de la fin de vie des beaux-parents, de la fin de vie du mari, et qui commencent à vivre enfin autour de soixante-dix ans, quand toute leur charge de vie a été débardée, et qu’elles peuvent prendre le temps de faire pousser quelques tomates dans leur jardin à elle et à plus personne d’autre. Des tomates vendéennes, marocaines, juste pour elles et leurs enfants, parce que c’est un plaisir, une bonne salade de tomates du jardin, avec du basilic, et qu’on l’a bien mérité.

L’histoire de Noëlle a cette puissance de vie liée aux destins solitaires, de ces héroïnes seules face au monde. C’est peut-être aussi pour ça qu’elle faisait le vide autour d’elle, comme si elle avait voulu incarner, à elle seule, toutes les histoires de la zup. Maintenant la voilà, à part, dans son coin, comme punie et heureuse, finalement bien à son image.

 

Noëlle

 

Je suis née le 15 janvier 49 à Montluçon, dans l’Allier. Mais ma mère me voulait pas. Je suis sortie de son ventre, j’avais le bras cassé. Ils m’ont plâtrée, alors qu’en principe on plâtre pas les bébés. Au bout de quelques jours c’était tout infecté. Ma mère a dit, elle sent mauvais. Elle a pas dit ma fille, elle a dit elle sent mauvais. Et quand ils m’ont déplâtrée, effectivement. J’en ai gardé une très grosse cicatrice sur le sein gauche, de celles qu’on porte à vie.

Elle me voulait tellement pas, que c’est la sage-femme qui m’a donné mon prénom, Noëlle. Puis j’ai été placée chez une nourrice pendant deux ans, dans le Cher, à Préveranges. Mais après elle m’a reprise, obligée.

Au départ elle avait été mariée, elle avait trois enfants. Puis il y a eu une quatrième petite fille, d’une relation adultère, mais le père l’a quand même acceptée, et a donné son nom.

Aux huit mois de la petite, elle est partie et a abandonné ses trois premiers enfants. Elle s’est mise en hôtel à Montluçon, c’est là qu’elle a appris qu’elle était enceinte de moi. Elle a tout fait pour me perdre. Ma naissance, ma petite enfance, mon adolescence, elle me l’a fait très cher payer.

 

Depuis toute petite, j’étais bougeante, je posais mille questions, j’étais curieuse, espiègle. Je voulais une vie, j’étais battante. Mon premier Noël, ma sœur avait eu un baigneur. Moi j’ai eu une poupée en chiffon, à deux têtes. C’est dur à croire. Mais si, elle avait deux têtes, un corps, et quatre bras. Quand j’ai vu cette chose, je l’ai balancée, donc je me suis encore ramassé ma raclée.

Ma mère, elle m’aimait pas, rien du tout. Si je parlais, tais-toi. Si je bougeais, tu bouges trop. Il y avait l’ange, ma sœur Hélène, et le démon, moi. Alors je faisais bêtise sur bêtise, pour lui dire que j’existe.

Elle tricotait beaucoup, des pulls en jacquard. Pour une fois ce jour-là, j’étais sage, accroupie le long de la fenêtre, et c’était pas bon signe. Tu fais quoi ? elle demande. Je dis, rien. Noëlle, lève-toi. J’avais tout détricoté le jacquard. Après c’était la volée de coups.

Ce père-beau-père, quand il rentrait de travailler, ma mère au lieu de lui dire, bonjour, comment s’est passée ta journée, elle lui disait, la No elle a fait ci, la No elle a fait ça. Et lui, pour un oui pour un non, paf paf, j’avais un aller-retour.

Mais même petite, j’étais déjà forte de caractère. Je me disais, vous m’aurez pas, je serai plus forte que vous. Bon ça me faisait mal d’avoir toujours des trempes, mais je me plaignais pas, je résistais, je m’automutilais, par exemple j’attrapais les guêpes à pleines mains, ou je me coupais volontairement, pour qu’on me soigne.

 

En 56, quand j’ai eu le vaccin de la tuberculose, ça a été positif, je suis partie en préventorium de Lanmary, à Périgueux. Je dépérissais, je me plaisais pas. Donc ils m’ont ramené à la maison, et j’ai raté mon année de CP. Après, l’école, c’était fini, je perdais mes copines, je retombais avec des petites. Donc je me suis mise à apprendre les leçons de ma sœur, et pas les miennes. J’étais souvent punie, je faisais le pitre, j’étais sur l’estrade. J’étais avant-dernière ou dernière, tout le temps. Puis un jour j’en ai eu marre, je me suis fabriqué mon cahier de notes, français tant, calcul tant, mais j’étais con, j’ai pas réussi mon coup, d’avant-dernière je me suis mis troisième.

Enfin ma mère, toute contente, j’avais les félicitations. On m’a emmenée chez la tante, chez la grand-mère, j’ai eu mon petit billet, et puis un jeudi matin, en allant au marché, comme le jeudi il y avait pas école, ma mère elle tombe sur la maîtresse. Alors, la Noëlle elle a bien travaillé. Ah bon ? Ben oui, elle est troisième. Comment ça ? Mon Dieu, le pot-au-rose a été découvert. Je m’en suis ramassé, et j’étais privée de récréation pendant je sais pas combien de temps. Heureusement après la maîtresse a été enceinte, en congés de maternité, une nouvelle maîtresse est venue, la punition a été levée.

 

Un jour ma mère avait acheté un imperméable, rouge, réversible gris, à ma sœur. Et pour moi, un poncho. Imaginez-vous un peu la tête que j’ai faite. Un poncho, en gros un tissu de plastique avec deux trous pour les manches. J’ai dit ben, je t’aurai ma cocotte. Le jour où il a plu, où il a fallu mettre ça, j’ai enlevé tout le caoutchouc dedans. Là, ce que je me suis ramassé.

Quand ma sœur était plus grande, comme la sœur de mon père était couturière, toutes les années, à Pâques, elle lui faisait un ensemble. Soit la robe ou la jupe, avec le chemisier, et ma mère lui achetait les gants les chaussures et le petit sac à main. Mais pour moi, rien, on faisait un trou dans un sac à patates.

On avait les bottes quand il pleut. Moi je les enlevais, et je marchais dans les flaques d’eau. J’aimais provoquer ma mère, pour qu’elle me montre de la tendresse. C’était un jeu, et puis sinon j’avais aussi mon monde à moi.

Ce qui m’a sauvé aussi, c’est mes voisins super gentils. Ma Gratienne et mon Edmond, le Victor, le Louis. J’allais chez eux le mercredi soir et le samedi soir, il y avait Zorro, la Piste aux étoiles. Ils ont toujours été là pour moi, je me réfugiais chez eux quand ça allait vraiment trop mal. Ils m’ont aidée à tenir.

Aujourd’hui je supporte bien la douleur, parce que je suis blindée.

 

Ma mère elle nous faisait la leçon. Elle disait, quand vous allez chez la tante, chez la grand-mère, vous essuyez bien les pieds, vous dites bien bonjour, et s’ils vous donnent quelque chose, vous dites, non merci. Et s’ils insistent, vous dites bien merci.

Quand on arrivait chez la grand-mère, son bonjour c’était, surtout me demandez rien, j’en suis à mon dernier billet de mille. Comme elle nous donnait jamais rien, qu’elle habitait en cité ouvrière, on traversait la route et il y avait une grande ferme où le soir on allait chercher le lait. Elle mettait ses petites pièces de côté pour le lait du soir. Moi j’ai vu les petites pièces, je les ai pris, je les ai semées dans la Cité, puis je revenais, mémé j’ai trouvé cinq centimes, j’ai trouvé deux centimes, dix centimes. C’est bizarre. Ben écoute, viens voir mamie, et je lui faisais faire le circuit où j’avais semé son argent. Et puis le soir, quand elle a été pour prendre les sous pour le lait, dans sa petite tête, ça a tilté, elle a fait les calculs, c’était les sous que j’avais volés. Elle a pris son petit vélo, il y avait quand même bien deux kilomètres, elle est arrivée, devant mes parents elle m’a fait dire la vérité.

Je lui en ai voulu. Bon j’avais mal agi, c’était certain, mais elle aurait pu me prendre à part, et puis me le dire qu’à moi, et là je me suis encore ramassé la ramassée de ma vie. Mais je crois que j’aimais ça, de me ramasser des raclées. Au moins on s’occupe de moi.

 

Mes parents s’engueulaient tout le temps, et pour eux on devait manger pile à midi et sept heures. Le dimanche après-midi, quand on a eu l’âge, on allait danser dans une salle entre jeunes, avec ma sœur et une copine, et ce jour-là on est rentrées à sept heures et quart.

C’est vite monté dans les tours, sur nous, puis entre eux. Ma mère était dans sa chambre, elle voulait faire sa valise pour partir. Ma sœur est sortie promener le chien, moi j’ai fouillé dans le tiroir, j’ai pris une lame de rasoir et j’ai dit, je le fais. Alors la cousine, qui était restée avec moi, me dit, t’es pas capable. Il fallait pas me dire. Donc clac, je me suis ouvert les veines. Et quand ma sœur est rentrée de promener le chien, il y avait du sang qui giclait de partout.

Elle est montée chez le voisin, et elle s’est trouvée mal. Donc le voisin est venu, le docteur est arrivé pour elle, qui avait repris ses esprits. Le docteur, qu’est-ce qui se passe ? Et ma mère, ben elle s’est trouvée mal. Et lui, mais celle-là elle va bien, c’est votre autre fille, là, qui pisse le sang. Il m’a fait un pansement, il m’a mis une agrafe.

 

Ma sœur c’était l’ange, et moi le démon. Ma mère adorait ma sœur. On allait voir nos autres frères et sœurs, à Hérisson. C’était magnifique là-bas. Mais on ne voyait pas le père. J’ai su dix-neuf ans après que c’était lui mon vrai père.

Il avait placé les trois enfants, puis il a pris une fille au pair, qui avait elle-même deux enfants, pour s’occuper d’eux. Il était ouvrier d’usine. Quand ils ont habité plus près de Montluçon, on est allés les visiter deux-trois fois, puis on les a plus revus du tout, avant dix ans plus tard. Maintenant je suis très proche de ma sœur aînée, j’ai mon frère qui est dans le Périgord, mais Hélène, celle avec qui j’ai été élevée, depuis 87 je lui parle plus, à elle. Je l’ai revue en 90 pour le décès de notre mère, mais rien. Je m’en fous que ce soit ma sœur.

Mon vrai père, on s’est fréquentés un peu, quand j’ai fait ses soixante-dix ans, ses quatre-vingt ans. Un jour il est venu me voir à Montluçon, j’ai dit je voudrais savoir la vérité, par rapport à ce que m’a dit ma mère. Est-ce que tu es mon vrai père ? Il m’a ri au nez. Mais alors pourquoi tu m’invites à ton anniversaire ? Alors là, il m’a dit, pour le nom. Comme je portais son nom, il se sentait obligé.

 

J’avais pas connu des je t’aime de ma mère, je savais pas ce que c’est. Le premier homme qui m’a dit je t’aime, je pouvais pas dire non. On s’était rencontrés au bal de la Saint-Jean, on avait même pas parlé, pas dansé. Il m’a ramenée chez lui, il m’a fait une bise, il partait en vacances à Juan-les-Pins, il m’a envoyé une carte, Je t’aime. Après on s’est fréquentés un an, on s’est mariés un an après. Avant j’avais eu des petits flirts, mais vraiment insignifiants.

Mes parents s’étaient renseignés, ils m’ont dit, il faut pas que tu te maries avec ce gars-là. Mais ils avaient pas à m’interdire quoi que ce soit, vue l’enfance que j’avais eue. Le premier je t’aime, j’ai foncé dans le mur.

 

Mon rêve, quand j’avais neuf ans, c’était partir soigner les lépreux. Je voulais faire aide-soignante, mais après l’école primaire j’ai été dans une école ménagère, et puis à seize ans et demi j’ai travaillé en usine, sur la chaîne, à Montluçon. Je confectionnais des pyjamas.

Puis je me suis mariée à dix-neuf ans et demi. Là j’aurais mieux fait de me casser les deux jambes.

On est partis habiter Dijon, je me suis mariée le 30 août, et le 2 septembre j’étais en usine, à faire des antivols pour vélos. On embauchait tous les deux le matin, le midi, à deux heures, le soir à six heures, et le premier mois j’avais ma paye, mais pas lui. Les coups ont commencé, ça a duré six ans.

Je suis tombée enceinte, et là j’avais très peur, ma grossesse s’est mal passée. J’ai accouché d’un petit garçon, mais au bout de trois mois, ça a été catastrophique. Ce soir-là, à vingt et une heure, le petit bébé s’est tout raidi, mon ex l’a emmené chez le docteur, qui a annoncé un quart d’heure après, Emmanuel est décédé. Après il y a eu les flics qui sont venus, le médecin légiste, pour contrôler dans la maison. Mais ils ont été sympas, ils nous ont donné l’autorisation de retourner dans l’Allier, à Montluçon. On est partis de Dijon, avec un petit bébé dans le landau, mort.

Mes parents ont dit, de toute manière on le savait, que vous alliez le laisser mourir de faim et de froid. Je lui ai dit, papa, même sur ton lit de mort, je te pardonnerai jamais ces paroles.

 

Je l’ai jamais vu boire, même chez ma belle-mère. Mais il était très violent, et fainéant. Je travaillais à Monoprix, à faire les ménages, près de l’hôtel de police. Je partais à six heures du matin, je rentrais à dix heures il était encore couché. Je lui disais, tu aurais pu faire un peu de ménage, ou même juste le lit, et paf j’avais des coups. Alors des fois j’avais des yeux au beurre noir, et quand mon père le voyait, il voulait le tuer.

À Monoprix, il y avait la grande porte d’entrée, et la petite porte sur le côté. Des fois mon père venait m’attendre pour voir dans quel état j’étais, alors je savais pas par quelle porte sortir.

 

Ensuite on a pris un restaurant routier, mais on avait pas d’argent. Les commerçants ils vous font crédit, vous paierez à la fin du mois, puis au bout de neuf dix mois, les huissiers sont venus, alors j’ai pris de la mort-aux-rats, des cachets et de l’alcool. Mais ça fait pas effet tout de suite. Au bout d’un moment quand même ça allait pas, alors j’ai dit à mon ex, écoute il faudrait qu’on emmène notre fils chez ta mère, parce que je me sens pas bien.

On arrive chez ma belle-mère, elle me donne du sucre avec du Solucamphre, pour me remonter le cœur. Puis plus ça allait, plus je partais, je partais. Et là, j’ai vu mon fils qui marchait dans le jardin, dans les fleurs. Ca m’a raccroché. Mon ex il est venu, paf paf, deux baffes, ils ont appelé mon père. Il est venu avec sa petite voiture, il m’a emmené à l’hôpital de Montluçon, ils ont dit non, les intoxiqués c’est la Verne, donc on est montés à la Verne, lavage d’estomac, et au bout d’un mois, comment vous vous sentez ? Est-ce que vous voulez sortir ? J’ai dit, non, si je ressors, je recommence. Donc un mois de plus à l’hôpital. Vous me mettiez un kilo de sucre dans chaque main, je vous sucrais un champ de fraises. J’étais comme ça, tremblante, puis j’avais grossi.

 

Après deux fausses couches, je suis retombée enceinte, et j’ai eu mon fils. Il a quarante-trois ans maintenant, tout va bien, j’ai trois merveilleux petits-enfants. Mais ça a pas été facile. On a eu les huissiers parce que mon ex avait fait pleins de chèques sans provision. Il s’était acheté des costumes, des chaussures. Moi il m’avait offert une gourmette, à la maternité.

Après les deux mois à l’hosto, je devais partir en maison de repos, à Toulon. Mais j’ai dit, non, j’ai pris conscience, j’ai arrêté tous les médicaments, j’ai pris ma plume, j’ai écrit, et j’ai été travailler à la Bourboule, dans une maison d’enfants, puis en hôtellerie.

Mon mari m’a suivie, mais mes patrons m’ont dit, écoutez, Roland il boit. J’ai dit, non, il y a pas une goutte d’alcool dans la chambre. Oui, mais il boit pendant le service. Bref, ils en voulaient plus, donc je l’ai ramené à ma belle-mère, et il m’a dit, t’inquiète pas, on s’occupe du petit, puis la saison finie on viendra avec, te chercher, il y aura un taxi.

 

J’arrive à la gare, pas de taxi, pas d’enfant. Je prends un taxi jusqu’à chez mes beaux-parents, ma belle-mère dit, ben il est où ? Je dis, ben écoutez, il est pas là. Mon beau-père, super gentil, a dit bon, il est parti voir, et l’heure après, ils sont à l’hôpital, tous les deux. Le mari et l’enfant.

Apparemment il me l’avait jeté par-dessus un pont. Et lui s’était blessé dans les ronces, il s’était écorché de partout. Certains ont dû le voir, c’est sûr, mais l’affaire a été étouffée, parce que mon beau-frère était pompier. Pour moi il s’est griffé volontairement, avec les ronces, pour faire croire qu’il était tombé aussi. Est-ce qu’il l’a jeté ou qu’il l’a mis dans l’eau volontairement, je ne sais pas.

Mon fils avait un an, et là j’ai pris conscience qu’il me tuerait et qu’il tuerait mon fils, si je faisais rien. À l’hôpital, ils l’ont gardé deux jours, et là j’ai dit, c’est bon, je le quitte. Après ça, j’en avais plus peur.

 

J’ai été travailler à Chamonix, et là j’ai été vraiment très heureuse. Les patrons, qui étaient des gens bien, m’ont dit que je peux prendre mon enfant avec moi, c’est pas pour ce qu’il va nous coûter. J’étais femme de chambre-lingère, ça se passait super bien, sauf que mon ex m’a rejoint, il m’a fait mille conneries, mais maintenant j’allais toujours porter plainte à la gendarmerie, je le craignais plus.

L’autre problème, c’était que mon fils était asthmatique. Je l’amenais toutes les semaines à Annecy. Le médecin a dit qu’il fallait le changer d’altitude, soit vous montez, soit vous descendez.

J’ai quitté ce travail, ma sœur est venue me chercher, on est allés un peu chez elle, puis je suis retournée sur Dijon, vu que je connaissais. Mais pas de travail, pas de logement. Mon père nous a trouvé un petit meublé à Montluçon, mais je voulais pas y rester, j’avais trop de mauvais souvenirs.

Des amis à Chalon-sur-Saône, m’ont dit, pourquoi tu viendrais pas ? On a acheté une maison, on te loue notre petit studio. Donc j’ai refait les valises, je suis restée six ans chez eux, et ils avaient une amie à Chambéry, qui m’a proposé de m’installer à Chambéry. Voilà comment je suis arrivée, depuis 81, à Chambéry-le-Haut.

 

Quand on a débarqué en 81, mon fils avait 14 ans, et on a trouvé à se loger rue du Bertillet, en HLM. Depuis j’ai plus bougé. Je suis bien là, j’ai des super voisins.

Au début j’ai travaillé en maison de retraite, à la Motte-Servolex. Je faisais les nuits, ça me plaisait bien, mais on avait un patron horrible. Quand on avait des réunions, il nous coupait, mais c’est pas un dialogue, c’est un monologue ! Donc on se la fermait.

Ça faisait partie de la Croix-Rouge, les gens faisaient des dons, et comme patientes on avait la mère du docteur untel, la mère du pharmacien, la mère de ci, machin. Cette personne elle pouvait sonner toute la nuit, on lui changeait la couche. Mais une simple petite mamie, elle c’était 21h-5h du matin. Alors moi j’ai pris la parole, j’ai dit toutes ces personnes, elles sont toutes à la même enseigne.

Ça s’est envenimé, on a été trois à être licenciées. À l’inspection du travail, ils m’ont dit, demandez pas votre licenciement, il y a à gratter. Mais comme j’en avais marre de la vie, je voulais en finir, j’ai une copine aide-soignante qui me dit, tu fais ci, tu fais ça, il y aura pas de soucis. Pour ce que je devais faire, il me fallait du matériel des hôpitaux. La mère de mon amie de Chambéry, sa maman avait été hospitalisée à Marseille, et l’infirmière est venue, elle a laissé ce qu’il me fallait, donc j’ai piqué ça, quand le moment était venu.

 

Quand il m’a vu dans cet état, mon fils a appelé ma voisine, qui a appelé le docteur de nuit. Il voulait m’hospitaliser. J’ai dit, hors de question. Il m’a dit, promettez-moi que demain à la première heure, vous irez voir votre médecin traitant.

À l’époque, toute nouvelle sur Chambéry, j’en avais pas. Je suis allée voir celui de ma copine. Il m’a dit, vous seriez pas venue, je serais monté vous voir. Il m’a dit, moi je vais pas vous donner de médicaments, je vais simplement vous dire des paroles. Il y a pas d’enfer, il y a pas de paradis. Vous êtes venue sur terre pour accomplir des missions. Si vous les accomplissez pas ici, vous aurez des comptes à régler là-haut. Je lui ai répondu, ben nom de Dieu, j’en chie assez comme ça en bas ! S’il faut encore en chier là-haut ! Et c’était terminé.

Depuis 92, grâce au docteur Rey, fini les tentatives de suicide. Depuis la petite enfance, l’adolescence, je me suis toujours automutilée, pour moi c’était comme une force d’expression, enfin j’en sais rien. Depuis, avec ses mots, je lui dis un grand merci. Avant quand on allait se promener, j’aimais bien aller dans des endroits où il y avait des cascades, des précipices, me dire tiens, le jour où tu auras décidé, tu viendras là.

 

Ce qui m’a sauvé la vie, c’était pas la peur de l’après, ça je m’en fous, mais le fait de comprendre que j’étais venue sur terre pour accomplir des missions. C’était ça le plus important. Moi j’aime rendre service aux personnes. J’aime pas qu’on s’occupe de moi, qu’on m’aide, mais j’adore les gens.

Après j’ai travaillé en foyer logement, en remplacement, et puis comme j’en avais marre d’avoir des patrons derrière moi, par une amie j’ai commencé à faire le ménage chez une mamie, ça s’est bien passé, puis de bouche à oreille, elles se connaissaient toutes, donc j’en ai eu plusieurs, et Mme Boscareau ça fait vingt ans.

Maintenant, je suis à la retraite, mais j’ai deux trois mamies comme ça, dont je m’occupe. Et je continue d’aller dans les Ehpad, au Clématys, voir mes mamies. Ça me donne un but, j’aime ça.

 

J’ai deux moi, un intérieur et un extérieur. À l’extérieur je parle, je fais la folle. Mais à l’intérieur, c’est bouffé, parce que ma mère déjà était de père inconnu. Et mon père aussi. Après lui, sa mère a eu quatre autres garçons, donc cinq garçons sans père. Et quand mon père a eu treize ans, ma grand-mère s’est mariée avec un agriculteur de soixante et onze ans. Elle avait trente-six ans, et il a reconnu toute la nichée, il lui a donné son nom.

Déjà mon nom de jeune fille ne m’appartient pas. C’est peut-être gentil comme geste, ce qu’il a fait cet homme, mais moi j’aurais préféré porter le nom de ma grand-mère. Et à ma naissance, c’est la sage-femme qui m’a donné mon prénom, pas ma mère. Je suis cassée, parce que rien n’est solide. On me dit, t’as fait ta vie. Je dis, ben oui, à l’extérieur. Mais c’est à l’intérieur que c’est cabossé de partout.


François Beaune

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