Spectacle (Extrait)

Les Termites

écrivaine

Mais pour qui, au juste, les espèces nuisibles sont-elles nuisibles ? Olivia Rosenthal s’interroge ici en se penchant sur le cas particulier des termites. Ce texte s’inscrit dans un spectacle, Macadam animal, qu’elle a écrit puis conçu et réalisé avec le compositeur et vidéaste Eryck Abecassis et créé à la MC93 de Bobigny.

On ne sait pas s’il faut dire
un termite
ou une termite
les termites sont toujours au pluriel.

 

Au même titre que la fourmi, la guêpe, la mite
les termites pondent
muent
pullulent
et suscitent une certaine répulsion.
Pour toutes ces raisons
multiplication incontrôlée larvaire transformiste
et un peu dégoûtante
on serait intuitivement porté à utiliser le féminin
pour désigner cet insecte
Une termite
mais on découvre avec surprise
que la termite est un termite.

 

Les termites ne bénéficient d’aucun genre assuré
comme si pour vivre dans une société si populeuse et si hiérarchisée
il valait mieux ne pas avoir de sexe.

 

Dans la foule grouillante et compacte
où la tension est exacerbée par le nombre
et où de petites copulations consommées entre deux portes
permettent de décharger son énergie et sa violence
qui pourrait bien s’intéresser à un être asexué et avoir envie de le soumettre?

 

Les termites ne bénéficient d’aucun genre assuré
comme si pour vivre dans une société si populeuse et si hiérarchisée
il valait mieux ne pas avoir de sexe.

 

Seuls les individus ailés, mâles ou femelles,
participent à la reproduction de l’espèce
ils sont aussi les seuls à posséder des yeux
la cécité est un moyen comme une autre d’échapper à ses semblables
il n’est pas utile de voir et de voler quand on n’a pas besoin de plaire.

 

Hermétiques aux signaux et appels frénétiques
que lancent tous ceux qui cherchent des contacts
les aveugles et les mutilés continuent leur route sans dévier de leur objectif
il n’est pas utile de voir et de voler quand on n’a pas besoin de plaire.

 

Les ouvriers et les soldats qui assurent la pérennité d’une colonie
sont donc aveugles et sexuellement neutres
ça leur évite de connaître ce qui n’est pas immédiatement à leur portée
et d’être distraits par des tâches annexes
la vue et le désir pourraient interférer et contredire l’intérêt collectif
au profit de curiosités et pulsions tout à fait personnels.

 

Au moment de l’essaimage
quand la colonie se sépare pour en former plusieurs autres
certains termites dit néoténiques
ni tout à fait soldats, ni vraiment ouvriers, ni clairement sexués,
mais dans un état intermédiaire
sont contraints de choisir une fonction plus nette.
Leurs ailes, leurs yeux et leurs organes reproducteurs
jusque là atrophiés
se manifestent.
L’indétermination aurait pu être un moyen d’échapper à la règle
de passer inaperçu
voilà qu’il faut prendre position.

 

De même quand la nécessité s’en fait douloureusement sentir
certains ouvriers peuvent voir leur mâchoire grossir
jusqu’à ce que deux énormes mandibules
greffées sur leur petite bouche
leur donnent la force de repousser l’ennemi
mais les empêchent de s’alimenter par eux-mêmes.
Ce n’est pas parce qu’on porte des armes de destruction massive
qu’on accède à l’autonomie et à la liberté.
La métamorphose a beau nous fasciner
elle n’ouvre pas forcément à une émancipation
ou à un bel avenir.

 

Malgré toutes ces transformations suspectes
sur lesquelles les scientifiques ont omis de se pencher
par peur sans doute de découvrir
chez les termites comme ailleurs
des espaces de liberté
des projets alternatifs
des objecteurs de conscience
les termites sont bien organisés.

 

Ils opèrent silencieusement
ils mâchent
ils dévorent
ils digèrent
nos poutres
nos solives
nos charpentes
nos planchers
et les réduisent en poussière.

 

Ils s’introduisent dans les maçonneries
par les fissures
par les vides sanitaires
par les joints de dilatation
par les gaines électriques
ils construisent des galeries introuvables.

 

Quand nous dormons
quand nous rêvons
quand nous lâchons nos défenses et même quand nous restons sur nos gardes
ils investissent invisibles les fondations de nos maisons
qu’ils fragilisent
nous obligeant
tels les homo habilis, homo neandertalis et homo sapiens
qu’ils ont côtoyés jadis
nous obligeant à éprouver
chétifs exposés et tremblants
le vent de la nuit.

 

Au lieu d’entamer la chair
les termites assaillent directement le squelette
la peau flotte un moment sur du vide
avant de s’affaisser
sèche et friable
comme une vieille pelisse.

 

En attaquant nos abris
les termites nous dénudent
ils nous réduisent in extremis
à l’état de nature.

 

Pourtant ils agissent sans méchanceté
selon les dispositions ancestrales
qui règlent la conservation de leur espèce.

 

Un procès intenté contre eux en 1713
dans la commune de Piedade no Maranho au Brésil
l’a montré.
Les termites ont été accusés de la destruction partielle d’un monastère
mais leur culpabilité n’a pu être établie.
Les juges ont décidé de leur sacrifier un tas de bois
pour qu’ils puissent continuer leurs activités
tout en épargnant les possessions des hommes.
Le droit est un instrument de partage
on croit que grâce à lui
on pourra établir avec les autres espèces peuplant cette planète
des contrats justifiant notre statut d’occupants et de propriétaires.
Mais l’histoire ne dit pas si les termites ont respecté le jugement
en limitant leur industrie au matériau prescrit.

 

Malgré l’exemple brésilien
notre cohabitation reste anxiogène
leur innocence supposée ne peut pas nous calmer
à quoi servirait de les excuser quand ils s’en prennent
à l’espace parfois large parfois étroit
mais toujours intime et secret
où nous avons élu domicile

 

Les termites sont-ils des animaux nuisibles ?

 

Une seule femelle
la reine
pond environ un œuf toutes les deux secondes
et vit entre quinze et vingt ans
elle donne donc naissance à des millions de larves.
La termite est un termite
mais quels que soient les caprices de la grammaire française
on ne peut pas lutter contre le nombre.

 

Nous sommes obligés pour les repousser
de les détruire à l’aide de pièges chimiques
qui les attirent avant de les empoisonner.
Les ouvriers viennent déguster l’appât
qu’ils distribuent ensuite
par voie de trophallaxie
(régurgitation buccale et anale)
à l’ensemble du groupe.
Sans le savoir
les aveugles et les neutres se retournent contre leurs chefs
ce sont de naïfs dissidents
des révoltés sans mot d’ordre et sans programme
ils sont dangereux à force d’être stupides
on ne peut plus faire confiance à personne
il y a des taupes dans la termitière.

 

En creusant leurs tunnels
en érigeant leurs cathédrales
les termites labourent et aèrent les sols
ils ameublissent et fertilisent les terres
comme les vers.
Leur nuisance n’existe qu’au regard d’une société humaine
concentrée dans les villes
et polarisée sur les biens matériels.

 

Pour qui les espèces nuisibles sont-elles nuisibles ?

 

 

Texte extrait d’un spectacle, Macadam animal, conçu et réalisé avec Eryck Abecassis (compositeur et vidéaste). Le spectacle a été créé à la MC 93 de Bobigny en décembre 2018. Produit par La Muse en Circuit, la MC 93, le Festival Le Goût des autres, le Festival Masnâa et l’Institut français du Maroc.


Olivia Rosenthal

écrivaine