Nouvelle

Une soirée prodige dans la vie d’une jeune serveuse

Écrivain

Les nouvelles du recueil La Peur au milieu d’un vaste champ (à paraître aux éditions Actes Sud, dans la traduction d’Amal Albahra) feront découvrir l’écrivain syrien Mustafa Taj-Aldeen Almusa et sa manière malicieuse d’incorporer le surnaturel, le conte de fées, au milieu de l’ordinaire. Des mortes amoureuses, des personnages de peinture qui s’animent, un génie, un animal doué de raison. Ou, comme ici, une fable où l’amour atteint une dimension parallèle. Ainsi entrons-nous dans l’hiver, en avant-première de la rentrée littéraire étrangère de janvier 2020.

Dans un modeste restaurant travaillait une jeune serveuse d’une beauté à faire damner un saint. Sa présence était une joie pour tous ceux qui la côtoyaient. Elle avait tellement de charme. Son âme habitait son corps tout entier. C’était palpable à la façon dont elle occupait l’espace et rythmait le temps. Quand elle se déplaçait, ou plutôt flottait entre les tables, on aurait dit un papillon qui voltigeait d’une fleur à l’autre. Ah ! Qu’elle était belle ! Ses pas avançaient en rythme sur la musique qui sortait d’un vieux gramophone, telle ceux d’une ballerine dansant sur une scène. Son doux et beau sourire ne quittait jamais ses lèvres.

 

Infatigable, toujours débordante d’enthousiasme et d’une joie infinie, elle servait les verres et les plats avec ardeur. La douceur de son visage laissait deviner qu’elle ne devait guère avoir plus de dix-huit ans. Elle portait toujours le même uniforme : une minijupe noire et une chemise rose, et elle exhalait un parfum qui emplissait l’atmosphère de plaisir et de gaieté.

Sa patronne était une vieille dame, une amie de sa mère. Sa famille avait une vie difficile : une mère diabétique et un père à la retraite après une quarantaine d’années dans la marine. Désormais, il passait son temps à assembler des petites boîtes de cigarettes et à les coller pour créer différents tableaux. Personne n’appréciait son travail, mais lui s’en satisfaisait.

La belle jeune fille travaillait pour aider son père qui n’avait plus que sa retraite, un revenu insuffisant pour élever une grande famille : trois filles plus jeunes qu’elle qui allaient encore à l’école et un petit frère trop gâté par sa mère qui, lui, n’était pas encore scolarisé.

Sa mère l’appelait toujours « mon petit oiseau », pour son père c’était « le Capitaine », tandis que ses sœurs et elle le trouvaient maladroit et trop gâté.

Chaque matin, elles s’approchaient de son lit pour le réveiller. Du bout des doigts, elles soulevaient son couvre-lit et sentaient la mauvaise odeur de son pyjama souillé. Il ouvrait les yeux en souriant et disait bonjour à tout le monde. Elles voulaient l’étouffer mais l’innocence de son regard et l’ignorance de ce qu’il avait fait sous les draps les rendaient toujours incapables de le punir. Pour lui, ces taches jaunes ne voulaient rien dire. Sa mère venait toujours à son secours, le prenait dans ses bras et les blâmait en disant qu’il était encore trop petit, que le pipi nocturne était involontaire à son âge. Elle leur demandait de patienter en disant que même Dieu ne punit jamais les petits enfants illettrés. Elle le prenait dans ses bras, le serrait fort et l’embrassait. Lui en profitait pour tirer la langue à ses sœurs, se moquant d’elles, et tout au fond de lui il avait décidé de ne pas apprendre à écrire afin de ne jamais être puni.

 

Cette scène était quotidienne. La jeune fille de dix-huit ans n’avait pas le choix. Elle devait accepter sa vie comme elle était, bien qu’elle n’en fût jamais tout à fait convaincue. Elle ramassait rapidement tout ce qu’il y avait sur le lit pour faire la lessive, puis elle s’habillait pour aller au restaurant, où elle restait jusqu’à la fin de la journée.

Comme elle n’avait pas pu poursuivre ses études, elle se contentait de ce travail offert par hasard lors d’une simple visite à cette vieille dame, amie de sa mère, qui l’avait regardée avec des yeux admiratifs. Elle avait apprécié sa beauté naturelle, son corps svelte et avait présumé qu’elle serait l’étoile qui illuminerait son petit restaurant. Pour la jeune fille, cette offre généreuse était comme un cadeau du ciel qui lui permettait d’aider sa famille. Le salaire qui lui fut proposé était assez intéressant pour elle et sa mère, et elles avaient accepté sans aucune hésitation. Quant à son père, rien d’autre ne le préoccupait que ses boîtes de cigarettes qui, pour lui seul représentaient tout un monde créatif.

La belle jeune fille trouvait du plaisir à consacrer une grande partie de son salaire à l’achat de lessive pour laver le linge et faire disparaître les taches jaunes des pyjamas de son frère. Pendant ses jours de repos, elle adorait aussi choisir des livres de contes de fées pour ses sœurs. Le soir, elle les réunissait près de la cheminée pour leur en faire la lecture. Les petites l’écoutaient, passionnées et ébahies. Leur père était toujours absorbé par son travail. Il accumulait des tas de boîtes et les contemplait d’un air rêveur, tout en se caressant le menton. Leur mère tricotait pour son petit garçon qui, de son côté, n’arrêtait pas de boire de l’eau en cachette. Il le faisait exprès alors qu’il n’avait même pas soif ! C’était sa manière de se venger de ses sœurs et de leurs moqueries.

Il était quatre heures de l’après-midi. La vieille dame lisait un conte de fées que lui avait offert la jeune serveuse tandis que celle-ci flânait entre les tables, le regard inquiet. Les minutes lui semblaient s’écouler comme des heures. Tout à coup, elle l’aperçut qui s’approchait, poussait la porte d’entrée du restaurant. Soudain il fut là : l’Étranger, l’homme de ses rêves, à qui elle n’avait jamais pu adresser la parole alors qu’elle était follement éprise de lui et que son âme en était chavirée.

Trois mois plus tôt, dès le premier regard, ç’avait été le coup de foudre. Chaque fois qu’elle l’apercevait, elle retenait avec peine le sourire de joie qui éclairait son visage et elle tentait de dissimuler au mieux les émotions que sa vue suscitait dans tout son être. L’homme de ses rêves avait l’air triste et sombre, mais il était séduisant avec son teint bronzé, son corps svelte et musclé. Elle adorait ses traits orientaux, sa fine moustache, son allure majestueuse et son regard soucieux. Il semblait toujours préoccupé.

Il s’installait immanquablement à la même table et personne ne la lui avait jamais prise. On l’appelait : « la Table de l’Étranger ». Personne n’avait pu entreprendre une discussion avec lui. Il ne disait pas le moindre mot. Elle n’avait jamais entendu sa voix, mais elle savait toujours ce qu’il préférait.

Il était arrivé une fois que deux jeunes filles s’installent à sa table sans demander la permission. Elle s’était approchée d’elles, calmement, et leur avait gentiment demandé de changer de table car celle-ci était réservée. Les deux jeunes filles s’étaient excusées et s’étaient installées à une autre table. Elle avait le sentiment que l’Étranger avait une réservation permanente chez eux et que cette table était son coin préféré, un asile personnel où il trouvait calme et repos, car son premier geste, quand il entrait avec ses journaux sous le bras, était de les étaler sur la table. Alors son visage mélancolique commençait à s’éclairer, il fumait une cigarette tout en jetant à travers la vitre un regard vide sur la rue et les passants.

Il n’avait pas à appeler pour demander le menu. Son plat quotidien lui était servi par cette adorable créature qu’il n’avait jamais remarquée, à qui il n’avait jamais adressé ne serait-ce qu’un simple regard. Elle était toujours présente, elle lui servait son verre de vin rouge en essayant de le regarder en face et en espérant qu’il l’aperçoive enfin et qu’il remarque sa présence, qu’il mesure toute l’attention et les émotions dont elle essayait de lui faire part.

Il finissait son plat et buvait son verre de vin d’une seule gorgée. Il reprenait ses journaux sous le bras, déposait la somme habituelle et se hâtait de partir, toujours silencieux, sans aucun regard ni remerciement pour son ange gardien, qui n’avait jamais perdu espoir mais qui détestait les vitres et les journaux auxquels il portait un intérêt exclusif.

Ni la rancune ni le désespoir n’avaient pu faire disparaître un amour si profond. Ses sentiments si purs et la joie qu’elle ressentait à le contempler, même de loin, avaient laissé fleurir dans son cœur d’innombrables ramifications de cet amour qu’elle ressentait pour la première fois. Avec le temps qui s’écoulait, l’amour laissait s’épanouir au fond de son cœur des rêves auxquels elle s’adonnait même en plein jour. L’Étranger était devenu sa plus grande joie au monde et elle voyait la vie en rose. Changer et laver chaque jour les couvertures, ces actes rituels pour elle, étaient devenus des travaux qu’elle faisait avec plaisir. Elle accrochait toutes ses peines sur un fil qu’elle tendait hors de son âme et ne gardait au fond d’elle-même que cet amour pur dont elle prenait soin sans regret.

Malgré toute l’indifférence et la négligence qu’elle endurait, elle attendait l’Étranger, chaque jour, patiemment. Elle essayait de calmer les battements de son cœur qui s’affolait chaque fois qu’elle s’approchait timidement de sa table pour le servir. Elle avait même peur que tout le monde les entende aussi fort qu’elle. Elle ne put jamais le regarder droit dans les yeux. Elle se contentait de le contempler de loin.

Notre belle amoureuse prit l’habitude de rêver toutes les nuits que l’Étranger était à côté d’elle et qu’il la serrait dans ses bras pour l’emmener voyager parmi les étoiles. Quelquefois, elle se laissait porter par ses rêves et commençait à confier à l’une de ses sœurs son histoire, et ses soupirs. Elle les décrivait en détail mais elle découvrait alors que sa sœur n’écoutait rien et était en train de s’endormir.

 

Un jour, il y eut des rumeurs au restaurant. Elle prêta l’oreille aux chuchotements des uns et des autres, car il s’agissait de l’Étranger. Elle entendit quelqu’un dire en jetant un regard soupçonneux vers la table où il s’asseyait :

« Cet Étranger s’est enfui de son pays, juste une demi-heure après un coup d’État. Les autorités qui ont pris le pouvoir ont insisté auprès de notre gouvernement pour qu’il l’expulse hors de nos frontières, faute de quoi notre ambassadeur serait renvoyé de chez eux. »

Le porteur de cette nouvelle se tut pour boire un verre d’eau avant de reprendre, insistant :

« Il paraît que cet “Étranger” est un homme politique très important dans son pays. »

Des jours passèrent entre les chuchotements des habitués, l’air taciturne de l’Étranger et les regards passionnés que la timide serveuse essayait toujours de dissimuler. Trois mois s’écoulèrent… Elle ne s’occupait des battements de son cœur que lorsqu’elle entendait les quatre coups de l’horloge, lors de son entrée quotidienne dans le restaurant.

 

Cet après-midi-là fut spécial et extraordinaire. Notre Étranger fit une entrée exceptionnelle en sifflant un air joyeux. Il ne marchait pas, il chancelait, comme s’il avait bu. C’était une star sur une scène. Il saluait tout le monde avec son chapeau, le visage éclairé d’un beau sourire alors qu’il s’inclinait modestement. Tous les gens le saluèrent vivement, stupéfaits par cette attitude inhabituelle. Le changement soudain de sa conduite et la joie qui éclairait ses traits les rendirent tous heureux, surtout la jeune serveuse, qui s’était figée sur place, serrant fort son plateau contre sa poitrine. Il remit tout doucement son chapeau qu’il enfonça sur ses yeux, puis il commença à danser tout en chantant une chanson que tout le monde connaissait. L’ambiance devint familière et chaleureuse. Les gens applaudissaient pour l’encourager. Il releva un peu son chapeau pour lancer une œillade pleine de charme à la serveuse, qui se mit à rougir et détourna vite le regard de peur qu’il ne découvre combien elle était troublée. Mais rien ne l’empêcha de la contempler des pieds à la tête. Elle avait un corps splendide. Ses longues jambes, sa taille fine, sa posture le ravissaient et il en était ébloui. Il l’attira contre lui. Le plateau qu’elle tenait contre sa poitrine tomba. Personne ne s’en soucia. Il prit ses doigts fragiles dans sa main droite et les posa sur son épaule. Elle ne pouvait pas croire ce qui lui arrivait. Était-ce un rêve ? Elle dansait entre ses bras, leurs corps collés l’un contre l’autre, était-elle Cendrillon ? Était-il son prince charmant ? Ou étaient-ils plutôt deux amoureux qui jouaient dans un film ?

Au début, elle eut du mal à bien danser, mais l’ambiance la porta loin, dans un monde de rêve très doux, romantique et magique. Elle le suivait d’un pas souple, emportée par la musique. Elle était belle comme une Gitane aguichante. Elle ondulait avec lui, buste contre buste, avec des mouvements provocants. Elle était arrivée à dépasser sa peur pour laisser agir cette proximité affective et sensuelle propres aux histoires d’amour éphémères. Les deux corps se déplaçaient en rythme, affichant l’harmonie qui peut exister entre l’homme et la femme. Elle s’envolait avec légèreté comme si elle avait des ailes de jasmin et de giroflée, car tous les deux embaumaient la salle d’odeurs exquises, voyageant à travers des mers et des forêts, accompagnés d’oiseaux migrateurs. Elle était emportée tout entière dans un monde qu’elle avait tant désiré et rêvé.

C’était une soirée de fête imprévue, trépidante et pleine d’amour. L’ambiance joyeuse et festive avait gagné tout le monde. Soudain, l’Étranger se sentit un peu fatigué. Des gouttes de sueur sur le front, il se mit à tousser et porta la main à son cœur mais cela ne dura qu’une minute. Il reprit la danse en la serrant doucement avec sa main droite et salua le public qui les applaudit. Elle s’inclina à son tour. Son cœur battait à tout rompre. Elle ne pouvait reprendre son souffle, elle ne s’attendait pas à tant de bonheur !

L’Étranger n’arrêtait pas de l’admirer. Il ne la quittait pas du regard, comme s’il la voyait pour la première fois, séduit par sa beauté surprenante. Tout le monde criait :

« VIVE L’AMOUR ! Embrasse-la, vous formez un couple formidable. »

Pour elle, c’était une histoire d’amour comme elle en rêvait depuis toujours, mais lui n’en savait rien. Ce jour-là seulement son rêve se réalisait. Lui se laissa emporter par l’attirance qu’il ressentait pour elle. Il la regarda avec les beaux yeux qu’il avait longtemps dissimulés. Trop de secrets y étaient enfouis, et elle n’avait jamais eu l’audace de les fixer. Aujourd’hui ses doux regards la trouvaient à la fois embarrassée et éprise. Son souffle était tout près de son visage, il la respirait et son attirance pour elle était palpable. Il l’embrassa doucement sur la joue et le monde s’illumina pour elle d’un arc-en-ciel multicolore. Elle posa la main à l’endroit de son baiser pour le garder sur elle. Elle voulait en conserver la trace, il était tellement précieux !

Tout le monde partageait leur joie. Tous étaient heureux et enthousiastes. On lançait des cris d’encouragement, on ressentait l’envie de vivre leur amour, de s’embrasser et de s’aimer. Tout cela incita l’Étranger à s’exprimer mais la belle serveuse avait été sur le point de perdre conscience lorsqu’il avait eu le courage de l’embrasser. Elle était devenue toute rouge et s’était assise sur une chaise à côté de la vieille dame.

L’Étranger n’arrêtait pas de tousser. Un homme assis tout près lui tendit un verre de vin à moitié plein. Il s’en empara d’un seul coup et salua tout le monde avec. Chacun but à sa santé sans se soucier de ce qu’il y avait dans les verres. Il se dirigea vers sa table tout près de la fenêtre, se jeta épuisé sur la chaise, fuma une cigarette en respirant difficilement, puis il déboutonna sa chemise pour mieux respirer et reprendre son souffle. L’un des clients, un gars un peu gros, se leva brusquement, demanda à la jeune serveuse de distribuer des verres de vin à tout le monde, et ajouta d’une voix rauque :

« Je paierai tout. »

Tout le monde le salua et l’applaudit. Avant de se rasseoir, il ajouta :

« Ma belle serveuse, n’exagère pas en choisissant un vin trop cher ! S’il te plaît, sois indulgente et choisis du vin bon marché. »

Des rires et des exclamations emplirent la salle. Le gars n’y prêta pas attention. Ce qui lui importait maintenant, c’était de ne pas payer trop cher.

La jeune serveuse ne quittait pas l’Étranger du regard. Son état la préoccupait, mais c’étaient des questions sans réponses qui lui emplissaient la tête. Elle remarqua que ses quintes de toux s’aggravaient. Un sentiment de tristesse s’empara d’elle et tout d’un coup elle posa la question qui la tourmentait depuis toujours :

« Penses-tu qu’il m’aime vraiment ? » demanda-t-elle à la vieille dame.

Celle-ci se pencha vers elle, toucha et caressa ses longs cheveux noirs qui ondulaient sur son dos et, d’une voix tendre, elle lui répondit :

« Bien sûr ma petite, il t’adore, il est épris de toi. Où pourrait-il rencontrer une fille aussi jolie que toi ? Il n’en trouvera nulle part, ni dans son pays ni dans le nôtre. »

Le visage de la jeune fille s’éclaircit en entendant ces paroles, et elle s’exclama, étonnée :

« Pourquoi est-ce seulement aujourd’hui qu’il est heureux, plein de vie, alors qu’il avait toujours l’air taciturne et mélancolique et que personne ne pouvait s’approcher de lui ?!

— Il a sûrement entendu une bonne nouvelle à la radio, comme le succès de la révolution de ses camarades dans son pays, lui répondit la vieille dame après avoir bien réfléchi.

— Oh ! Alors il va retourner dans son pays ! s’écria la serveuse.

— Sûrement, il va y retourner comme ministre ou… ajouta la vieille dame.

— Et s’il s’en va, qu’est-ce que je ferai, moi ?! » se demanda la belle serveuse, tout à son étonnement.

La vieille dame sourit et lui dit avec un clin d’œil :

« Tout ce que tu auras à faire, c’est d’écouter tous les bulletins d’information à la radio, comme le fait quotidiennement mon mari. Lorsque tu apprendras un jour – j’espère pas trop lointain – qu’un autre coup d’État les a renversés, lui et ses camarades, tu le verras sans doute revenir ici. »

Puis elle se tut quelques secondes et reprit la parole pour lui dire d’une voix ferme et sûre :

« Tous les étrangers ont les mêmes habitudes et n’en changent pas. Ils apparaissent soudain pour nous séduire de leur regard charmeur et nos cœurs s’enflamment pour eux. Hélas, ils disparaissent avant même que nous commencions à bien les connaître et ils emportent avec eux une part profonde de notre âme. Il faut que tu y prennes garde car tu pourras en rencontrer plusieurs dans ta vie, mais puisque tu es comme toutes les femmes, tu ne retiendras jamais cette leçon. De tout temps, les femmes se sont éprises d’étrangers et quand ils sont partis, elles se sont réveillées, se sont pris la tête entre les mains, ont regardé autour d’elles et en elles : leur âme avait déserté. Leurs corps étaient bien là, leurs mains pouvaient saisir, leurs lèvres pouvaient parler, leurs yeux pleurer. Tout était là, sauf leur âme. Les étrangers avaient dû l’emporter dans leurs bagages sans y prendre garde. Ce qui m’intrigue vraiment, c’est qu’Interpol – pourtant organisation de police internationale – s’occupe de tous les cas, sauf de ceux-ci. »

Elle éclata de rire en voyant le visage de la serveuse, effrayée de ce qu’elle venait d’entendre, puis à voix basse elle lui recommanda calmement :

« Vas-y, va t’asseoir à côté de lui pour lui parler. Pose-lui des questions sur sa vie, sur sa famille, sur ce qu’il aime et ce qu’il déteste et, surtout, demande-lui comment il est arrivé là. En attendant, je vais te remplacer et servir les clients jusqu’à ton retour.

— Je ne peux pas », marmonna la jeune serveuse.

Elle se tut puis se reprit vivement, comme si elle avait trouvé la solution :

« Je vais lui écrire une lettre que je mettrai sur son assiette lorsque je lui servirai son dessert. »

Elle se leva sans attendre l’avis de la vieille dame et se dirigea vers la cuisine. Cette idée de lettre éveilla chez la vieille dame beaucoup de lointains souvenirs.

La jeune serveuse entra dans la cuisine, ferma la porte derrière elle, puis elle sortit de son sac bandoulière bleu ciel accroché au portemanteau un stylo et un petit carnet. Elle s’assit tout en feuilletant nerveusement les pages presque toutes remplies par les gribouillages de son petit frère qui avait l’habitude de dessiner en quelques minutes des dizaines de dessins sur toutes les pages. Elle réussit enfin à trouver une page blanche qui avait pu échapper aux mains de son frère. Elle poussa un soupir de soulagement et commença à rédiger spontanément sa lettre. Elle relut tous les mots qu’elle avait écrits d’une écriture simple et régulière.

 

Bonsoir monsieur au doux visage et aux yeux profonds,

Je m’excuse de vous appeler ainsi puisque je ne connais toujours pas votre nom, ni ne sais de quel pays vous venez. Tout ce que je sais, c’est la couleur de vos yeux. C’est la première fois de ma vie que j’écris une lettre à un homme. Ma cousine avait l’habitude d’écrire beaucoup de lettres à son amoureux, mais elle n’est pas là pour m’aider.

Ça fait trois mois que je vous regarde, mais en fait, vous m’avez plu dès le premier jour. Hélas, vous n’avez jamais remarqué ni ma présence ni mes regards, vous ne m’avez même pas regardée une seule fois, ce qui m’a tourmentée et m’a rendue triste pendant de longues soirées.

Il semble qu’aujourd’hui vous avez été à l’hôpital pour subir une opération et rectifier votre vue, et que cette intervention a réussi, car vous m’avez enfin remarquée. Merci pour la danse formidable et épatante. Demain, c’est un jour de congé. En ville, il y a un très beau film au cinéma. Je l’ai déjà vu avec mes deux sœurs. Je suis sûre qu’il vous plairait. Si jamais vous m’aimez comme me le dit la vieille dame, rencontrerons-nous demain soir devant le jardin public pour aller le voir ensemble. Êtes-vous d’accord ? Si vous l’êtes, envoyez-moi un baiser de loin avec vos doigts.

Je vous regarderai et je comprendrai. Si vous ne m’aimez pas, déchirez gentiment cette lettre et jetez-la tendrement par la fenêtre pour qu’elle tombe sur la tête des gens dans la rue comme des flocons de neige…

NB 1. Je ne vous écrirai mon nom qu’après avoir connu le vôtre.

NB 2. Je vous prie d’arrêter un peu de fumer. Vous ressemblez à la cheminée de ma grand-mère. Je vous le demande car je tiens à votre santé. Sans vos maudites cigarettes, nous aurions pu poursuivre notre danse jusqu’à minuit, mais votre toux vous a obligé à vous éloigner de moi et à interrompre notre si belle danse.

Il me faut vous remercier pour toute la joie que vous m’avez offerte en dansant avec moi. Jamais de ma vie je n’ai éprouvé autant de bonheur que lors de cette danse.

 

Elle plia sa lettre comme elle aurait plié un tissu auquel elle accordait une grande valeur et la serra contre son cœur. Elle leva un peu la tête, soupira et murmura une prière solennelle au fond de son âme :

« Mon Dieu, je vous en supplie, ne permettez jamais aux camarades anarchistes de cet Étranger de réussir leur révolution. Que le gouvernement présent reste en place pour toujours. Le gouvernement actuel est pieux et légitime. Aidez-le à garder en prison tous les amis de l’Étranger, je ne veux pas qu’ils soient pendus, seulement qu’ils soient condamnés à perpétuité.

Mon Dieu, faites qu’il soit possible de prendre les années durant lesquelles notre gouvernement est censé rester au pouvoir et de les ajouter aux années du gouvernement de l’Étranger, car c’est un gouvernement pieux qui vous adore.

Je vous prie également d’aider mon petit frère. Je ne veux pas passer ma vie à faire tous les jours la lessive. Je vous en prie, je ne veux plus. »

Elle termina sa prière silencieuse, respira profondément puis expira lentement, ouvrit les yeux et alla préparer les tartes préférées de l’Étranger. Elle les mit sur un plat qu’elle couvrit d’un napperon coloré sur lequel elle posa sa lettre. Tout émue, elle se dirigea vers la table de l’Étranger qui avait le front appuyé sur la vitre et contemplait les passants dans la rue. Il avait toujours entre les doigts la cigarette qu’elle haïssait. Elle s’arrêta timidement avant d’arriver à sa table pour reprendre sa respiration car son cœur commençait à battre très fort. Du coin de l’œil, elle jeta un regard sur ses épaules puis un autre à la vieille dame pour se donner du courage. Celle-ci lui sourit et l’encouragea à avancer d’un signe de tête.

Elle s’approcha sur la pointe des pieds, posa le plat sur le coin de la table puis s’enfuit rapidement entre les tables pour arriver juste devant la vieille dame et s’asseoir à côté d’elle afin de reprendre son souffle. Elle arriva quand même à lui dire joyeusement, à haute voix, en joignant fort ses deux mains :

« Je lui ai donné la lettre… »

Tendrement, la vieille dame lui tapota la joue. Quelques clients remarquèrent ce qui se passait : un homme et une femme chuchotèrent à une table ; à une autre table, une jeune fille esseulée l’enviait au fond d’elle-même et aurait bien aimé écrire une lettre à n’importe quel homme au monde. Un autre homme cria, en colère :

« Il n’y a pas de lettres pour les autres, par hasard ? Ce n’est pas juste ! Moi aussi, je suis beau, jeune et élégant ! »

Il mangeait avec un copain. Il se dressa et appela la serveuse :

« S’il vous plaît, mademoiselle, je veux deux lettres : une lettre avec un peu de sucre pour mon copain et une autre avec beaucoup de sucre pour moi. »

Il s’assit en riant avec tout le monde, même la vieille dame et la serveuse. Tout le monde riait sauf l’Étranger, toujours penché sur la vitre, ignorant tout ce qui se passait. Rien n’attirait son attention, ni son dessert ni même sa cigarette.

Le temps passait lentement, surtout pour la serveuse qui attendait impatiemment – comme elle en avait rêvé quelques minutes plus tôt – le baiser qu’elle espérait le voir envoyer du bout des doigts. Le temps passait et elle commençait à s’inquiéter. Elle le contemplait avec nervosité et anxiété. Elle ne pouvait plus entendre les cris des autres. Son regard était fixé sur l’Étranger. Elle n’avait plus à l’esprit que l’espoir de le voir ouvrir sa lettre, mais cette attente qui n’en finissait pas tua tout ce qui lui restait de patience. Quelque chose de mystérieux se passa au fond d’elle-même sans qu’elle sache de quoi il s’agissait.

Ce pressentiment la fit se lever pour se diriger tout droit, sans hésitation, vers sa table, sous les regards qui la suivaient en silence. Elle se pencha pour le regarder, mais elle ne put voir que la moitié de son visage. Il avait un sourire terne, les lèvres toutes rouges. Les cigarettes semblaient l’avoir épuisé. Ses traits étaient tirés, sa peau d’une couleur bleuâtre très pâle, l’un de ses yeux était collé à la vitre, fixant un infini jamais retrouvé, et l’autre était à moitié clos. Sa cigarette n’était plus entre ses doigts, elle était sur la table où les cendres s’étaient répandues. C’était comme s’il l’avait allumée mais n’avait pas eu assez de temps pour fumer. Elle était vraiment effrayée. Elle ressentit une peur qu’elle n’avait jamais éprouvée dans sa vie. Elle hésita à poser ses mains sur ses épaules, elle le secoua, mais il s’écroula et la chute de son corps sur le sol fit un bruit énorme. Elle était debout figée, tétanisée, elle ne pouvait en croire ses yeux. Tout autour d’elle, les femmes crièrent d’effroi ; deux d’entre elles fondirent en larmes. Quant aux hommes, beaucoup d’entre eux regardaient, pétrifiés par ce choc, ne sachant comment agir. D’autres accoururent pour lui porter secours, bousculant toutes les tables et les chaises qui se trouvaient sur leur chemin. Ils se penchèrent sur l’Étranger et l’un d’eux hurla :

« Y a-t-il pas par hasard un docteur parmi nous ?

— Poussez-vous ! Éloignez-vous de lui, je viens ! » répondit un docteur d’une voix ferme.

Il se pencha sur la poitrine de l’Étranger, déchira prestement sa chemise, posa ses doigts sur son poignet et son cou pour compter les palpitations de son cœur. « On dirait qu’il a eu une crise cardiaque fatale », ajouta-t-il d’une voix triste.

Puis il y eut un silence terrible. Le docteur lui ferma doucement les yeux en disant d’un ton sans espoir :

« Il est mort. »

Tout le monde pleurait. Certains tapaient du poing sur la table, comme pour exprimer leur protestation contre la mort qui avait envahi la salle. Le docteur se tourna vers la jeune serveuse pour lui demander :

« Connais-tu son nom, ma petite ? »

Elle était incapable de parler, de dire le moindre mot. Elle se contenta de lever les sourcils, ce qui révéla l’état de trouble, de folie dans lequel elle se trouvait. Sa langue était très lourde. Des gens s’approchèrent en nombre pour hisser le corps sur leurs épaules et ils le conduisirent silencieusement en dehors du restaurant, comme s’ils voulaient rendre les honneurs à cet Étranger inconnu par cette cérémonie solennelle et spontanée de funérailles.

Il ne restait plus dans la salle que la vieille dame, qui était accablée par cette mort soudaine. Elle pleurait et se lamentait en essayant de ramasser les assiettes et les verres dispersés. La jeune serveuse s’était effondrée sur la chaise de l’Étranger.

De loin, et comme par coïncidence, lui parvenait la triste musique d’un violon. Quelqu’un avait laissé une radio allumée et était parti sans l’éteindre. Au son de cette musique mélancolique et du bruit de la porte du restaurant qui claquait sous le vent d’automne, une première larme coula sur ses joues. Elle ramassa sa lettre de ses doigts affaiblis puis l’ouvrit et la regarda fixement. Cette atmosphère de tragédie la fit glisser dans un monde sombre et absurde. Inconsciemment, elle se mit à relire sa lettre à haute voix. Au milieu de ses larmes, elle s’imaginait qu’elle chantait les mots de sa lettre comme elle chantait ses chansons préférées, accompagnée par la musique absurde qu’elle entendait.

 

Tout à coup, une lumière divine éclaira son âme. Les belles chansons d’autrefois résonnèrent en elle. Elle ressentit la présence de l’Étranger. Il écoutait sa chanson. Des ondes la firent basculer dans un monde fantasmatique qui l’entraîna vers des horizons et des divagations fantastiques. Dans sa tête, résonnaient mille chansons et lettres d’amour adressées à des personnes anonymes, des étrangers dont la vie était comme celle de leurs cigarettes, s’allumant et se consumant, puis réduite à l’état de cendre et s’éteignant subitement. En même temps, ses lèvres furent effleurées par des baisers majestueux et grandioses dont elle sentit le goût.

Son ombre ne la quittait pas. Elle ne cessait de le contempler et il était là, devant ses yeux, portant ses journaux sous le bras. Elle lui fit un signe d’adieu en levant sa main juste au niveau de la poitrine, car elle avait perdu toute force et se sentait quasiment anéantie. Avant qu’il se retourne pour partir, elle bougea les lèvres pour lui dire tendrement, entre deux larmes tellement salées :

« Que Dieu te garde. »

 

Le 2 avril 2010

Une soirée prodige dans la vie d’une jeune serveuse est tiré du recueil
Un sous-sol humide pour trois artistes.

 

Mustafa Taj-Aldeen Almusa, « La Peur au milieu d’un vaste champ », traduction de l’arabe (Syrie) par Amal Albahra, © Actes Sud, 2020.
En librairie le 8 janvier.


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