Roman (extrait)

Lake Success

Écrivain

Il n’y a rien de tel qu’un Américain pour faire entendre l’auto-détestation américaine ou dresser le portrait de la misère des États-Unis — et le faire avec humour. Nous voici en pleine nuit à la gare routière de New York d’où partent les cars qui traversent le pays. Barry Cohen, à la tête d’un fonds de 2,4 milliards de dollars, jeune père d’un enfant dont l’autisme vient d’être diagnostiqué, vient de décider de partir retrouver son premier amour. Les premières pages du prochain roman de Gary Shteyngart, l’auteur d’Absurdistan et de Super triste histoire d’amour, donnent le ton. À paraître aux Éditions de l’Olivier, traduit par Stéphane Roques.

1

Destination Amérique

 

Barry Cohen, homme aux 2,4 milliards de dollars d’actifs sous gestion, entra d’un pas chancelant dans la gare routière de Port Authority. Il était visiblement ivre et saignait. Il y avait une incision nette au-dessus de son sourcil gauche, où l’ongle de la nounou l’avait coupé, et, stigmate de sa femme, une égratignure en forme de larme sous son œil. Il était 3 h 20 du matin.

La dernière fois qu’il s’était rendu à Port Authority remontait à vingt-quatre ans. Il avait pris le car à destination de Richmond, en Virginie, pour aller voir sa petite amie de fac. Il se repassait mentalement ce voyage de jeunesse chaque fois que le cours de l’indice S&P le minait ou qu’il découvrait un nouveau et terrible fait sur les troubles dont souffrait son fils. Quand Barry fermait les yeux, il voyait le long ruban d’autoroute, son pays l’appeler des deux côtés de l’asphalte. Il s’imaginait assis sur un dur banc de bois devant quelque cahute au bord de la route. Une femme épaisse qui marchait en crabe et n’était jamais à court d’anecdotes à raconter lui servait une assiette de haricots au vinaigre et de porc braisé. Ils discutaient d’égal à égale de la période de leur vie où tout avait déraillé, et elle lui offrait le repas, mais il payait quand même. Et elle disait : « Merci, Barry », car malgré les fortes disparités d’actifs sous gestion qui existaient entre eux, ils s’appelaient déjà par leur prénom.

Il s’approcha en titubant de la rangée de policiers et policières qui protégeaient les barrières du dispositif de sécurité nocturne conduisant les voyageurs de la rue jusqu’aux portes. « Où sont les cars ? demanda-t-il. Je veux partir d’ici. »

Aux yeux des flics, c’était un New-Yorkais comme un autre. Un homme qui saigne ; rudoyé, les cheveux plaqués par la sueur nocturne ; un gilet Patagonia, sur sa chemise Vineyard Vines, orné du seul mot CITI. Il était grand et avait une carrure de nageur, ses larges épaules rétrécissant jusqu’à deux poignets féminins, ce qui pour un homme avait toujours été un handicap, mais jamais plus qu’au cours de l’année 2016, au début du Premier Été de Trump. Il était essoufflé d’avoir traîné une petite valise à roulettes depuis son appartement de Madison Square Park, à vingt rues de là. La nuit était chaude et venteuse, le genre de nuit, typique de Manhattan, où l’on se dit Je ne veux pas mourir, et chaque rue traversée avait un peu plus renforcé sa détermination à aller au bout de ce qu’il s’apprêtait à faire de sa vie de couple marié.

« Au niveau inférieur », lui répondit un des flics.

Barry fit ce qu’on lui dit, la petite valise à roulettes brinquebalant derrière lui. L’air, ici, était différent. Il pouvait dire avec certitude qu’il n’avait pas, de mémoire récente, ni lointaine, d’ailleurs, respiré un air de cette nature. Une façon simple de le décrire serait de dire qu’il sentait les pieds. Mais ceux de qui ? L’homme n’avait pas l’habitude de respirer l’odeur des pieds, sauf peut-être aux vestiaires de l’Equinox, où ses pieds sentaient le chlore, à cause de la piscine. Ceux de sa femme, il en était sûr, sentaient le chèvrefeuille comme le reste de sa personne, mais il n’allait pas penser à elle maintenant. Il y avait un guichet de la Greyhound, mais son rideau était baissé et une note indiquait l’heure de sa réouverture. « Le socialisme », dit Barry tout haut, même s’il savait très bien que la Greyhound était une filiale basée à Dallas de la compagnie écossaise FirstGroup, et non un service public. Il avait bu pour vingt mille dollars de whisky Karuizawa ce soir-là. Ça lui arrivait de faire des erreurs.

Il y avait un kiosque à journaux Hudson et Barry s’approcha du vieil Indien derrière le comptoir. « Où sont les cars ? demanda-t-il.
— Au niveau inférieur, répondit le vieux.
— J’y suis déjà. »

Le vieux haussa les épaules. Il regarda Barry et son visage ensanglanté de ses yeux aux paupières lourdes, comme s’il voulait concourir à sa perte. Barry le détesta. Il avait le droit de le détester, sa propre femme étant indienne.

« Vous avez le magazine WatchTime ?
— Non.
— Watch Journal ?
— Non.
— N’importe quel autre Watch ?
— Non. »

Il n’y avait pas d’autre interaction à espérer. Il jeta de nouveau un œil autour de lui. Le guichet socialiste de la Greyhound était toujours fermé. Incroyable, merde. Il vit le panneau PORTES 1-78. Les cars étaient peut-être là-bas. L’escalator menant au niveau inférieur était hors d’usage et un autre Indien vêtu d’un gilet Hudson News était assis sur les marches du haut, la tête entre les mains. Il avait l’air de sangloter. L’un des meilleurs agents de change de Barry s’appelait Akash Singh, mais dans la salle des marchés, c’était un vrai tueur.

Il traîna sa valise à roulettes sur l’escalator hors d’usage, inquiet pour les montres qu’elle contenait. Les automatiques étaient protégées dans leur remontoir Swiss Kubik, mais les manuelles devaient éviter l’exposition à ce genre de secousses, surtout l’Universal Genève Tri-Compax, qui datait du début des années 1940 et restait fragile. Barry ne pouvait généralement pas partir en voyage sans au moins trois montres pour lui tenir compagnie, chacune étant une vieille et précieuse amie, mais il lui faudrait pas moins d’une demi-douzaine de pièces pour mener ce voyage à son terme. Il souleva sa valise, mais l’effort lui donna envie de vomir. Il s’assit sur une marche de l’escalator et observa l’Indien qui pleurait assis au-dessus de lui. Il surmonterait cela. Il pouvait tout surmonter après ce qu’il avait traversé cette année. Sa femme ne l’aimait pas. Ne le désirait pas. Et même s’il la voulait, il n’était pas certain, lui non plus, de l’aimer. Il repensa à ce long voyage à Richmond, en Virginie, pour aller voir sa petite amie de fac, Layla, et au vent dans ses cheveux quand le car s’était engouffré dans le Lincoln Tunnel puis dans le New Jersey. Y avait-il vraiment du vent dans ses cheveux ? Les fenêtres du car ouvraient-elles vraiment à l’époque ? Oui, sans doute. Ouvraient-elles encore de nos jours ? Probablement pas. Mais il imagina le vent dans ses cheveux, le peu qui lui en restait, car contrairement à ce que sa femme avait dit, il avait de l’imagination. Il se leva et, serrant bien fort contre sa poitrine la valise et les montres qu’elle contenait, descendit les dernières marches.

Quelque chose n’allait pas, ici. Vraiment pas. Ça sentait comme si quelqu’un avait mangé un sandwich au poisson. Il y avait des gens assis sur des bancs, assis sur leur valise, assis sur le linoléum marron. Il y avait des portes avec des numéros et des destinations, comme dans un aéroport, et de l’autre côté des portes les cars stationnaient tous dans la puanteur et l’obscurité. C’était ça l’ennui. On pouvait aller n’importe où dans notre pays. Prendre la route ! Un jour, Barry avait pris l’Acela Express pour Boston, après un pari avec Joey Goldblatt de chez Icarus Capital Management ; le train était plus rapide et confortable, mais là, on prenait la route, et une fois qu’on avait pris la route, c’est le pays tout entier qui défilait pour nous saluer et nous resservir du thé glacé. On devenait un routard et personne n’avait le droit de nous dire qu’on n’a pas d’imagination, ou d’âme, ou tout ce que sa femme avait trouvé d’insultant à lui dire devant l’écrivain guatémaltèque et sa doctoresse d’épouse originaire de Hong Kong, de chez qui il était parti couvert d’ignominie quelque heures plus tôt dans la chaleur d’une soirée arrosée de whisky. Être rabaissé devant autrui, se faire démolir devant des inférieurs, il avait déjà vu ça chez les épouses de ses amis de la finance, et cela avait toujours été le signe annonciateur du divorce. Dans sa partie, la fierté n’était pas négociable.

Barry regarda les destinations. Washington Express. Cleveland Express. Casino Express. Il n’y avait que des express. Puis il trouva ce qu’il cherchait. Une porte indiquant RICHMOND, VIRGINIE. C’était le seul car à ne pas être un express. Bon. Il irait à Richmond. Ces deux derniers mois, depuis le diagnostic de son fils, il avait très sérieusement et assidûment fureté sur Facebook, et découvert que Layla, étrangement, habitait El Paso, au Texas. Mais Richmond, c’était un début. Richmond, c’était une histoire de souvenirs. Les parents de Layla y vivaient peut-être encore. Ne serait-ce pas incroyable de débarquer comme ça ? Pas avec NetJets, mais avec un Greyhound ?

Il se souvint d’un détail du voyage qu’il avait fait il y a si longtemps pour aller voir Layla. La façon dont le Greyhound, juste après avoir démarré, avait suivi les méandres de passages sombres et mystérieux avant d’émerger sur un pont doré, sous lequel la ville brillait de tout l’éclat de ses ferronneries Art déco, aussi séduisantes qu’attirantes. Barry avait repensé à ce départ, cette rampe de sortie vers le ciel, de plus en plus fréquemment ces trois dernières années, chaque fois que les chiffres rouges qui lui taillaient l’âme en pièces s’affichaient sur son terminal Bloomberg, à côté duquel il gardait une photo encadrée de son fils, Shiva, dans toute sa beauté aux yeux noirs ; Shiva renfrogné, tenant une poupée qui s’appelait Maurice mais qu’il ne regardait pas. Sous le cadre, Barry avait fait graver les mots JE T’AIME, PETIT LAPIN, en lettres dorées tape-à-l’œil, uniquement pour se rappeler que c’était vrai, plus que tout.

Un jeune Noir en gilet vert était à l’entrée de la porte d’accès du car à destination de Richmond. Il était difficile de savoir ce qu’il faisait là, mais il portait un gilet vert. « Je veux acheter un billet, lui dit Barry.
— Mince alors, fit l’homme. Qu’est-ce qui vous est arrivé à la figure ? »

C’était la première fois de la nuit que quelqu’un se montrait attentif à sa douleur. « Ma femme m’a battu, dit Barry. Et la nounou de mon fils.
— Mmh. » Le type avait un chapelet de boutons en travers de la figure.

« Je veux aller à Richmond.
— Mmh, fit le type au gilet vert.
— Je n’ai pas de billet.
— Il faut aller au guichet du niveau supérieur.
— C’est fermé.
— Oui, mais ça va finir par ouvrir.
— Où sont les toilettes ?
— Elles sont cassées.
— Cassées ?
— Il y en a au deuxième étage, mais il faut que j’active l’ascenseur avec ma clé pour vous faire monter.
— Je ferais mieux d’aller d’abord acheter mon billet.
— Le car n’est pas près de partir. Je peux aussi bien activer l’ascenseur pour vous faire monter. Vous avez la figure toute cassée. »

Il était temps de conclure le marché comme si cet homme était un investisseur potentiel. « Je m’appelle Barry Cohen. Vraiment enchanté de vous rencontrer.
— Moi, c’est Wayne. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas aller aux toilettes ?
— Je vais d’abord acheter mon billet, Wayne. On peut vraiment compter sur vous. J’aimerais bien avoir quelqu’un comme vous dans mon équipe.
— Vous travaillez à Citibank ? » Wayne avait remarqué son gilet Citi.

« Non.
— Dans ce cas, j’ai comme un doute sur vos goûts vestimentaires », dit Wayne. Il adressa un sourire à Barry, qui le lui retourna. Son premier sourire de la soirée.

Barry remonta l’escalator avec sa valise à roulettes. Le type en gilet Hudson News avait cessé de pleurer, le regard perdu sur les marches de l’escalator hors d’usage, les yeux bouffis. Le car de Richmond partait dans vingt minutes, mais le rideau du guichet était toujours baissé. Une femme coiffée d’un serre‑tête violet à oreilles de lapin et vêtue d’un débardeur barré des lettres PARIS en strass s’agrippait à la grille du rideau, scrutant le guichet vide comme l’épouse d’un marin regarde un bateau prendre la mer.

« Il faut que je parte d’ici », lui dit Barry.

La femme considéra son visage. Elle pouvait avoir trente ans comme cinquante, impossible à savoir, et Barry se dit que chaque seconde de sa vie avait dû être douloureuse. « Sans déconner, répondit-elle.
— Pourquoi ça n’ouvre pas ?
— Il y a un guichet au niveau supérieur, mais le type a dit qu’il est fermé suite à une défiance technique.
— Une défiance ?
— Ce sont ses mots.
— C’est pas juste. Mon car part dans vingt minutes.
— À qui le dites-vous.
— C’est pas juste, répéta Barry.
— Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? » dit la femme. Une de ses oreilles de lapin lui tombait sur la figure. On aurait dit que ses dents du haut avaient toutes été remplacées par celles du bas, lui laissant la gencive inférieure édentée. Elle était blanche. Son voyage n’avait pas commencé depuis plus d’une heure que déjà Barry avait un aperçu du phénomène Trump. Comme un idiot, il avait gaspillé 1,7 million, presque deux briques, pour Marco Rubio. Avait-il vraiment eu le choix ? Il avait participé pendant cinq heures à un dîner avec Ted Cruz dans un salon privé de la Gramercy Tavern, après quoi Joey Goldblatt s’était tourné vers lui pour lui murmurer : « Ce type est un psychopathe. » Ils avaient donc misé leurs millions sur Rubio. Ils auraient mieux fait de tomber sur cette femme avant. Rubio ne pouvait rien pour elle.

Il ne pouvait monter à bord du car sans billet. Mais le guichet de vente de billets n’était pas ouvert. Il palpa son téléphone.

Non.

Arrête.

L’objectif de ce voyage était d’affronter le monde et de résoudre seul ses problèmes, comme la femme aux oreilles de lapin, comme l’étudiant de dix-neuf ans en deuxième année de Princeton qu’il avait été. Où était-il passé, ce gamin de dix-neuf ans ? Lui qui était si prompt à l’amour et aux chagrins d’amour, pas le genre de chagrin que lui valait son fils Shiva, mais le genre de chagrin dont on se remet.

La femme aux oreilles de lapin discutait avec une trans qui mangeait des chips Lay’s à grand renfort de gestes emphatiques. Barry était à trente centimètres, mais elles l’ignoraient royalement. Il appela Sandy sur son numéro d’urgence. Il était 3 h 30, mais elle ne manquerait pas de répondre, et il ne lui faudrait pas plus de deux secondes pour effacer toute trace de sommeil de sa voix. Sandy avait rempli la même fonction auprès de Pataki quand il était gouverneur, ce qui en disait long sur sa compétence. Il l’imagina allongée à côté de sa solide compagne dominicaine, cul contre cul. Barry était républicain, mais avait accepté le mariage homosexuel dès le troisième trimestre 2014. Il avait même fait à Sandy un grand laïus sur la nécessité pour elle et cette fille dont il avait oublié le nom de se marier, car le problème de notre pays, c’était…

« Que se passe-t-il ? dit Sandy.
— Réservez-moi sur-le-champ un billet de Greyhound à destination de Richmond.
— Une observation, dit Sandy. Vous n’avez pas l’air trop désespéré. » Elle fit un tas d’autres commentaires à toute allure. Elle voulait savoir s’il y avait un empêchement d’ordre légal, dont il ne fallait pas parler au téléphone, mais elle allait tout de suite regarder sur Uber, lui demandait de ne pas quitter. Quel que soit le problème, la nuit serait porteuse de « résolution ». Elle parla d’« optiques ». Savait-il bien ce que c’était de voyager à bord d’un Greyhound ? S’il fallait absolument qu’il s’en aille, il y avait des NetJets au départ de Teterboro. Il pouvait décoller dans deux heures. Il y avait des vols directs sur JetBlue, Delta et United pour Richmond. Il pouvait prendre l’Acela puis une ligne régionale. Pourquoi faisait-il cela ? Elle était magnifiquement compétente. Sandy était la seule femme de sa boîte, en dehors des canons du service relations investisseurs. Ils avaient certes embauché une acariâtre ex-biologiste d’Oxford pour diriger le service de gestion des risques, encore une lesbienne qui l’avait un jour ouvertement traité d’« attardé », mais après trois ans où s’étaient succédé les catastrophes, leurs actifs réduits de plus de la moitié, sans compter ce que vous savez, elle avait rejoint une start-up de la Silicon Valley. Tandis que le champ et le degré de compétence de Sandy se déployaient à l’autre bout du fil, Barry observait la femme aux oreilles de lapin et la trans au paquet de chips, qui continuaient de l’ignorer. La colère qui venait peut-être de lui faire perdre sa famille coulait encore dans ses veines. Les hommes et les femmes, les femmes et les hommes. Rien ne pouvait contenir sa colère. « Quand vous m’avez embauchée comme chef d’équipe, je vous ai dit que j’avais besoin de pouvoir faire confiance à mon supérieur, disait Sandy. Il faut que je sache, là. Est-ce que je peux vous faire confiance ?
— Faites votre boulot, putain ! » cria-t-il.

La trans cessa de manger ses chips. Elle et sa compagne scrutèrent sa gueule cassée. Instinctivement, elles regardèrent autour d’elles à la recherche d’une protection, mais malgré le nom de Port Authority, il n’y avait aucune autorité en vue à une telle profondeur, sous les zones administrées de la cité impériale. Voilà donc ce qu’il était devenu – un homme qui crie sur des femmes. Qui malmène un enfant handicapé. Il revit le visage effrayé de Seema et Shiva. Il fallait qu’il parte avant de provoquer de plus amples dégâts. « Bon, bon, dit Sandy. Ne bougez pas. » Sa compagne se tenait déjà sans doute derrière elle bien éveillée, lèvres luisantes, apeurée par le tumulte régnant dans la boîte en verre de 80 m2 à 1,3 million de dollars qu’elles habitaient au cœur de Brooklyn, se disant ce que tout New-Yorkais se dit toujours dans les moments difficiles : Va-t-il falloir que je quitte cet appart ?

Ainsi, après avoir torturé sa femme et la nounou philippine, il venait de gâcher la nuit de deux autres femmes.

La trans aux chips et Oreilles de Lapin étaient parties à l’autre bout du hall et le surveillaient à tour de rôle. Elles murmuraient quelque chose, se disaient sans doute qu’il était cinglé, que les types dans son genre, elles connaissaient, qu’elles sortaient même sans doute avec, enfin quand même pas ceux qui portaient un gilet Patagonia Citi aussi ridicule. Il fallait qu’il se calme. La violence était toujours là, faisait pulser le sang au bout de ses doigts. Chaque fois qu’il sentait que cela prenait des proportions incontrôlables, que le monde convulsait autour de lui et que son corps lui donnait l’impression d’être une contrefaçon, il se souvenait de ce que lui disait son psy : « Regardez votre montre. »

Il regarda sa montre. C’était une Nomos Minimatik à cadran champagne. Les Nomos étaient son nouveau dada. Elles n’étaient pas chères, coûtaient tout au plus vingt mille dollars, mais étaient fabriquées dans la petite ville allemande de Glashütte, loin de tout le clinquant suisse hors de prix, et s’en tenaient à une esthétique Bauhaus aussi stricte que ludique. La montre tenait son rôle. Elle le calmait. L’aspect crémeux du cadran, les grands espaces entre les chiffres arabes et, plus important, la minuscule trotteuse orange, une aiguille d’enfant, vraiment, qui faisait élégamment le tour de son petit cadran subsidiaire, comme si la vie était facile et joyeuse. La montre aspirait la lueur inhumaine de l’espace qui l’entourait, lui substituant espoir et beauté. Il se souvint de Shiva à trois semaines, endormi dans ses bras, ce doux petit lapin au teint cuivré, et même alors il avait murmuré au milieu de ses perpétuelles conneries de Juif non pratiquant et agnostique : « Pitié, mon Dieu, ne lui fais rien de mal, d’accord ? Mes péchés n’appartiennent qu’à moi. »

Il respira. Et sourit. C’était ça, le plus dingue. Une bonne montre le faisait sourire comme son fils quand il n’était encore qu’une petite chose parfaite et sans défense. Comme Seema le faisait sourire avant leur mariage, quand elle contestait tout ce qu’il pouvait dire sur la vie, la politique et l’esthétique. Il trouvait ça cool pour une personne de sa stature d’épouser quelqu’un qui était systématiquement en désaccord avec lui. L’opposition loyale. « C’est la femme la plus belle et la plus intelligente que j’aie jamais rencontrée », aimait-il dire à ses amis après qu’ils eurent cessé de s’aimer.

Il resituait le moment précis. Ils étaient allés à une soirée d’anniversaire à Eleven Madison, dix couples du gotha des fonds spéculatifs et autres capitaux d’investissement, et elle discutait avec Joey Goldblatt et son épouse du moment, postadolescente de fraîche date. Seema avait passé son temps, depuis le diagnostic, à chercher des services pour Shiva, sans prêter attention à Barry. Il se sentait déjà seul. Mais ce soir-là il entendit aussi sa voix pour la première fois depuis des semaines, et elle parlait trop fort, était trop ivre de son propre bien-être, quand elle annonça à la nouvelle jeune épouse de Joey : « Notre seul vrai luxe est un chef particulier. » Cette humilité dans la vantardise était typique du monde de la finance. Ça sonnait tellement faux. C’était si loin de la vraie Seema. Comme une confession sans fard à tous ses amis : L’argent est la dernière chose que nous avons en commun.

Mais quels amis ? Il lui en restait si peu. Elle avait été sa meilleure amie. Elle lui lisait du Paul Krugman au petit déjeuner et il lui lisait Les Aventures de Nick Adams de Hemingway sous la couette, avec l’impression d’être tout à la fois viril et masculin. Elle avait été sa meilleure amie, et lui avait déclaré deux heures plus tôt qu’il n’avait pas d’imagination (ou pas d’âme ?). Une heure plus tôt elle avait pris son visage entre ses mains, enfoncé les doigts dans la peau sous son œil gauche, et l’avait laissé se démerder avec leur fils qui hurlait. Comment tourner la page après ça ?

« Vous êtes Barry Cohen ? » Un Latino entre deux âges s’approcha. Il portait un épais gilet mauve agrémenté d’un pin’s correspondant peut-être à la hauteur de son rang au sein du clergé de la Greyhound. Même dans le rayonnement nucléaire incandescent du carrelage orange des murs de Port Authority, il avait réussi à faire tenir sa banane à la perfection.

L’homme ouvrit le rideau du guichet, fit signe à Barry de le suivre, puis referma derrière eux.

« Attendez ! cria Oreilles de Lapin quand le rideau retomba sur elle et la femme aux chips. Nous aussi, il nous faut un billet ! C’est pas juste ! » Le type s’approcha d’une espèce de moniteur auquel était branchée une imprimante. L’installation rappela à Barry le Commodore 64 sur lequel il adorait faire de la programmation dans sa jeunesse.

« Vous connaissez Wayne, qui travaille au niveau inférieur ? demanda Barry au Latino. Celui qui porte un gilet vert. »

Un billet pour Richmond sortit de l’imprimante. Barry regarda sa montre. Il n’avait pas fallu plus de trois minutes à Sandy pour remettre de l’ordre dans son monde. Oreilles de Lapin et Lay’s secouaient la grille du rideau, demandant qu’on les respecte, mais l’homme au gilet vert était à court de respect.

Une fois de plus, Barry traîna sa valise en bas de l’escalator hors d’usage menant aux portes. L’Indien de l’escalator s’était endormi, tête sur les genoux, le chagrin de sa journée désormais derrière lui. Barry s’approcha de Wayne et son gilet vert à la porte d’accès au car de Richmond. « J’ai mon billet ! dit Barry.
— Je savais que vous réussiriez, dit Wayne.
— Je peux aller aux toilettes ?
— Oui, mais elles sont cassées. Alors…
— Je sais, il faut que vous me fassiez monter au second avec votre clé.
— Vous comprenez vite, Barry. »

Au second, dans un autre paysage de murs orange et de barrières jaunes, la colère de Barry céda la place à la tristesse. Il n’aurait pas dû appeler Sandy ! Il n’avait pas le droit de se reposer sur elle pour faire ce voyage. Il devait en assumer l’entière responsabilité. Pas de Sandy, pas de Seema, pas de nounou philippine, pas de chef estonien, pas de chauffeur bangladais. Personne d’autre que Barry Cohen ne présiderait à son destin. Il prit son téléphone et l’éteignit. Il regarda autour de lui. Les toilettes étaient vides. Il ouvrit la poubelle, jeta le téléphone et le recouvrit de serviettes en papier.

Il pensa aussi jeter son portefeuille, mais comment ferait-il pour payer ? Il s’approcha des WC hors service et vomit.

Le car de Barry se gara dans un soupir pneumatique devant la porte d’accès, un son heureux qui lui rappela distinctement son voyage d’étudiant à Richmond. Accrochée près de la porte, une photo noir et blanc de la compagnie Greyhound en des temps meilleurs montrait une cérémonie d’inauguration avec coupure de ruban, placée sous le patronage d’un lévrier en chair et en os ceint d’une écharpe portant l’inscription LADY GREYHOUND. La girouette du car affichait AMÉRIQUE pour destination.

De nombreux voyageurs dormaient encore sur les bancs crasseux, bouche ouverte, bonnet ramené sur les yeux pour atténuer l’éclairage aveuglant de Port Authority. Pourquoi portaient-ils des bonnets en plein été ? À cause de la drogue ? La drogue les rendait-elle frileux ? Il émanait une certaine tendresse d’un pauvre qui dort. La vieille devant lui, qui respirait bruyamment et dont les yeux au bord rosi étaient fatigués, avait attaché à sa valise une étiquette sur laquelle était écrit CLARKSDALE, MISSISSIPI. Sans doute un voyage de plusieurs jours. En regardant autour de lui, Barry comprit que le Greyhound était le principal moyen de transport des Noirs américains, une façon de resserrer les liens familiaux sur une terre inhospitalière. Il y avait aussi quelques ex-soldats latinos en treillis et des gens de toutes races portant des bracelets signifiant probablement qu’ils venaient de sortir ou de s’échapper de quelque établissement, le devant de la chemise humide de sécrétions. Il était encore temps de faire marche arrière. Il était encore temps de sentir la chaleur du dos lisse comme le marbre de sa femme. Mais il ne pouvait faire cela à Shiva, dont le visage, convulsé par la terreur, était la dernière chose qu’il avait vue quand les deux femmes l’avaient lacéré. Il mit instinctivement la main à la poche, mais son téléphone n’était plus là.

Il était libre.

Wayne aidait la femme en partance pour Clarksdale à porter ses imposants bagages. Avant Princeton, Barry avait l’impression de mieux comprendre ce qui se disait dans la rue, alors qu’il avait désormais besoin de sous-titres. Seema avait peut-être raison. Plus de vingt ans dans la finance avaient tari son imagination. Il lui fallait réapprendre le langage des habitants de ce pays. Wayne traversa le hall jusqu’au car en portant les sacs de la vieille. Et si le reste du pays était aussi aimable que Wayne ? « Je tiens à vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour moi », lui dit Barry en passant, et il lui tendit la main.
« Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Vous m’avez remarqué.
— Prenez soin de vous, Barry », dit Wayne.

Barry imagina un bar branché aux lumières tamisées où Wayne et lui se prendraient une belle cuite. Devant une barmaid aux courbes généreuses en T-shirt Coors, sur fond de néon en forme de palmier, il lui parlerait de Shiva. J’avais un cousin comme ça, lui dirait Wayne, caressant le fin maillage de son gilet vert. Il disait pas un mot. Il tournait en rond. Aujourd’hui, il bosse au ministère des Anciens Combattants. Il a trois enfants. Ne croyez pas ce qu’on vous raconte. Personne ne sait rien. Les toubibs, là.

Une fois la porte franchie, il fallait montrer son billet au chauffeur, un petit Noir qui portait des lunettes de soleil et un blouson de cuir orné de l’inscription MARINES. Barry lui montra son document imprimé, croyant qu’il se contenterait de le scanner, mais le chauffeur voulait le conserver. « Monsieur ! dit-il. Il faut que je donne le billet à la Greyhound.
— Je croyais que je pourrais garder ce document pour mes archives, dit Barry. Comme preuve.
— Monsieur ! Vous devez me remettre ce billet ou vous ne monterez pas dans ce car. »

Barry hésita. Il se dégrisait peu à peu, mais la colère était toujours là. Où étaient donc passés les modèles de courtoisie comme Wayne ? « Écoutez, je ne veux pas faire de grabuge pour un morceau de papier…
— Monsieur ! Vous comptez rester planté là et faire perdre son temps à tout le monde ou vous allez me le remettre, ce billet ? Décidez-vous. »

Barry baissa les yeux sur le chauffeur. Il pouvait se le permettre vu qu’il faisait quinze bons centimètres de plus que lui. Mais il n’avait plus de téléphone, et n’avait plus Sandy, il n’y avait donc rien à faire. Il devait se soumettre à ce petit vétéran du Vietnam tout ratatiné, titulaire d’une licence de chauffeur de car délivrée par l’État de New York. Il devait se séparer du billet, seule preuve à sa disposition de son droit de prendre le car, de voyager jusqu’à Richmond. Il fallait être sûr que la partie adverse, le chauffeur de car, ne le flanquerait pas dehors à un moment donné, comme il fallait que les gars de son équipe soient sûrs que Barry leur verse une prime après une grosse année. Même s’il n’y en avait plus vraiment, des grosses années.

Il lui donna le billet. « Merci ! » dit le chauffeur, roulant ostensiblement des yeux derrière ses lunettes de soleil, pour bien rappeler aux autres personnes faisant la queue de se conduire comme il faut sous peine de subir une humiliation en règle. Il n’avait même pas remarqué que Barry était blessé, qu’il saignait.

À l’intérieur, le car était plongé dans la pénombre d’un éclairage au néon qui lui donnait des allures de boîte de nuit clandestine. Ça puait l’urine aussi. Ça puait l’urine et le désinfectant, dont les relents doucereux ne faisaient qu’aggraver la puanteur de l’urine. Barry ne voulut pas demander si c’était la procédure d’usage ou s’il y avait un problème, mais il remarqua que la plupart des passagers s’agglutinaient le plus loin possible des toilettes. Il apprenait une autre règle du Greyhound. On s’asseyait devant.

Il comprit aussi que sa valise et les six précieuses montres qu’elle contenait n’entreraient jamais dans le compartiment à bagages au-dessus du siège. Il pouvait déposer la valise dans la soute à l’exemple d’autres voyageurs, mais l’idée que ses montres soient là-dessous, qu’elles se fassent bousculer par les bagages sans gêne d’autres passagers, était plus qu’il n’en pouvait supporter. Il pouvait capituler, se soumettre, ouvrir grand les narines à l’Empire des Relents du Greyhound, mais il ne permettrait jamais qu’on fasse du mal à ses montres. Il cala sa valise sur le siège voisin.

Le chauffeur était monté à bord. « Je m’appelle [nom inintelligible] et je serai votre conducteur d’autocar jusqu’à Richmond. Est-ce que les prises électriques fonctionnent ? Répondez simplement par oui ou non. »

On entendit quelques oui ensommeillés de voyageurs qui branchaient leurs appareils électroniques. Le chauffeur se tourna vers la femme assise au premier rang.

« Madame, ce siège est réservé aux handicapés. »

Une petite voix rauque latino : « Jé handicapée.
— Vous êtes handicapée ? Qu’est-ce que vous avez ?
— Jé toujours m’assois devant.
— Madame, si vous discutez, vous ne voyagerez pas à bord de ce car. C’est certain. J’ai posé une question, et vous allez me répondre. Comment vous êtes handicapée ? Qu’est-ce que vous avez ?
— Mon genou, j’ai mal.
— Moi aussi j’ai mal aux genoux. Bon, qu’est-ce que vous avez vraiment ? Comment vous êtes handicapée ? Madame. Discutez pas. Madame ! Répondez à la question : comment vous êtes handicapée ? »

Barry suivit la conversation jusqu’à sa conclusion logique, quand la molle du genou battit en retraite vers la partie plus urinaire du bus, sans cesser de marmonner à propos de ses genoux. C’était une scène incroyable. Dans le monde de Barry, on ne pouvait pas exercer sans incidence un contrôle absolu sur son épouse, son enfant, voire un grand nombre de ses employés. Il y avait des garde-fous. Avocats. Travailleurs sociaux. Médias. L’autorité du chauffeur, elle, était totale. Un soupçon se fit jour chez Barry à propos de notre pays. Nous étions, au fond, prodigieusement enrégimentés et militaristes. Malgré notre mentalité de cow-boys, nous étions vraiment tous aux ordres, et tout ce que nous pouvions dire ou faire en signe de contestation pouvait être interprété comme une volonté de « discuter », entraînant notre expulsion du car. La Greyhound était une sorte de filiale de nos forces armées. Et Barry un simple troufion.

Le moteur gronda. Barry regarda sa Nomos, son cadran Bauhaus crème masqué par l’obscurité, mais la délicate forme féminine de ses cornes bien reconnaissables. Il comprit une chose. Contrairement aux nombreux divorces de son ami Joey Goldblatt qui avaient fait les gros titres des tabloïds, il mettrait fin à son mariage avec une grâce inhabituelle. Même dans l’échec, il se poserait en exemple, et un jour, à plusieurs années de distance, Seema lui dirait : « Je suis heureuse que tu aies eu le courage d’y mettre un terme. Je suis heureuse que tu aies compris qu’il était temps de fuir. »

 

« Lake Success », de Gary Shteyngart, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Roques, © Éditions de l’Olivier, 2020.

En librairie le 2 janvier.


Gary Shteyngart

Écrivain