Roman (extrait)

À la merci du désir

Écrivain

Suite de notre série d’avant-premières d’hiver avec un événement : la sortie du troisième et dernier opus de l’écrivain américain Frederick Exley mort en 1992, fidèlement publié par les éditions Monsieur Toussaint Louverture et traduit par Jean-Charles Khalifa. Dans ces « mémoires » dits « fictifs », Exley raconte son frère, vétéran retiré à Hawaï et alors en phase terminale, qu’il part retrouver, et quantité d’autres personnages ou situations aussi dingues et excessifs que l’est le narrateur lui-même. Premières pages inédites.

I

À sept heures ce matin, je décolle pour Oahu. Au départ, c’était censé être une virée de quelques jours, sympa, à s’imbiber et, rêvons un peu, à copuler avec des Eurasiennes à tomber (personnellement, j’étais dévoré de lancinants fantasmes sur la chute de reins de toutes ces nymphettes tahitiennes), mais là en l’occurrence, c’est pour une veillée funèbre. Mon frère aîné, Bill, avec qui j’avais depuis toujours espéré pouvoir passer ce genre de joyeuses journées, est en train de mourir d’un cancer, une tumeur qui démarre dans le cæcum, cette poche située entre gros intestin et intestin grêle. Comme ce cancer, d’après ce que m’en disait un grand ponte de la chirurgie thoracique, a un taux de guérison très élevé, la seule conclusion possible est que le Général a laissé traîner les choses jusqu’à ce que la douleur devienne intolérable. À ce stade, il convient de préciser qu’il a toujours, mais alors toujours, été têtu comme une mule, le Général.

Même si, voici des années de ça, je l’avais affublé de ce surnom de « Général », Bill est, en réalité, seulement colonel. Général, c’était une vieille plaisanterie entre lui et moi. À 17 ans, aussitôt sorti du lycée de Watertown, il s’était engagé dans l’armée ; c’était en février 1944. Depuis, il a fait trois guerres, et récolté une belle collection de décorations : Silver Star, Légion du Mérite, Bronze Star, Médaille des Armées et deux Purple Hearts. Il a commencé comme soldat et a grimpé tous les échelons, et moi j’arrêtais pas de le mettre en garde en lui disant qu’il ne connaîtrait jamais de repos avant de recevoir sa première étoile. Et Bill, même si dans ces cas-là sa seule réponse était un meeerde grommelé entre les dents, ne m’avait jamais contredit.

Mais finalement, convaincu que la somme de grenouillages requise pour dépasser le grade de colonel était bien trop élevée et bien trop fatigante, et persuadé que lui, simple bachelier en concurrence avec des frères d’armes diplômés de West Point ou de l’Académie Militaire de Virginie, on l’« oublierait » forcément à la première demande (quand un candidat est « oublié » deux fois, c’est la mise en retraite d’office, au moins tacitement), il avait donc décidé de prendre sa retraite à Honolulu, où on l’avait affecté au 500Renseignement, le service secret militaire d’élite pour le Pacifique.

L’idée était de s’installer pour de bon à Oahu avec son épouse, elle-même fille de colonel, et son fils de quinze ans. Le Général est propriétaire d’une maison à 300 000 dollars à Kailua, une banlieue résidentielle d’Honolulu sur cette côte nord d’Oahu si prisée par les militaires. Pour autant que je sache, il bossait dans une agence immobilière du coin histoire de compléter sa confortable retraite de gradé. Il vendait donc de l’immobilier une moitié du temps, et pour le reste se faisait dorer près de sa piscine en forme de haricot, à s’envoyer des cannettes bien glacées de bière Olympia (dite O-Li), tout en se remémorant les moments de sacrifice et de carnage, de canonnade et de massacre, de folie, de poltronnerie et d’héroïsme. Et moi, même si je désapprouvais tout ça avec une élégance suprême (il le savait bien, le bougre, et s’en foutait totalement !), même s’il y avait des jours où je me demandais vraiment comment on avait pu sortir du ventre de la même bonne femme à trois ans d’intervalle, je m’étais néanmoins pris à espérer qu’une fois le Général à la retraite, j’aurais pu passer une année entière avec lui au bord de cette piscine azur et qu’ensemble nous aurions écrit l’histoire de sa vie. Comme il avait fait la Seconde Guerre mondiale, celle de Corée et celle du Vietnam, j’avais pensé qu’un tel récit aurait pu éclairer sous un jour nouveau le cauchemar américain du milieu du vingtième siècle.

Hélas, jamais lui et moi ne pourrons (du moins ensemble) raconter l’histoire de sa vie.

Il n’était pas malade, le Général. Ou plus exactement, il était très malade et ne le savait pas. Pour les militaires qui font valoir leurs droits à la retraite, les examens médicaux sont des plus minutieux. Une maladie ou une blessure contractée au cours du service, et cela peut signifier plein salaire et non pas demi-salaire. Les militaires de carrière se racontent toujours, clin d’œil à l’appui, cette histoire sans doute apocryphe : aux officiers généraux, les docteurs trouvent toujours quelque chose « qui ne va pas », ce qui leur permet invariablement de partir à plein salaire. Dans le cas de mon frère, et bien qu’il n’eût en réalité aucune étoile, l’histoire ne s’était pas avérée. Après l’avoir rappelé plusieurs fois pour de nouvelles radios, les toubibs avaient fini, en novembre dernier, par l’ouvrir, puis le refermer après avoir jeté un coup d’œil, et une fois recousu, par le mettre sous ces nouveaux médicaments anti-cancer. Et c’est là que les lignes téléphoniques reliant Honolulu et mon bled d’Alexandria Bay dans l’État de New York, sur le Saint-Laurent, juste au nord de Watertown, la ville où j’avais grandi, avaient commencé à grésiller.

« Cancer… » Mon père étant mort d’une tumeur pulmonaire… je pourrais percevoir le sifflement de ce mot à plus de cent mètres. Et pourtant, sur le moment, je n’avais pas saisi les détails, ni compris l’importance de cette nouvelle. À l’époque, j’étais enfermé à double tour dans un bureau à l’étage de la maison de ma mère à Alexandria Bay (« la Baie », comme on disait), tout absorbé par l’écriture de À l’Épreuve de la faim, et, novembre devenant décembre, puis janvier, les appels entre ma vieille et ma belle-sœur prirent une fréquence alarmante. Je levais les doigts des touches de ma machine à écrire, oreille aux aguets, respiration suspendue, et entendais ma mère dont la voix depuis sa chambre à coucher, en bas, traversait tout un continent plus la moitié du Pacifique. Au début, elle faisait des oh, des oh et des oh, comme si on la mettait au courant de la situation. Puis, les jours passant, elle s’était mise à faire des oh, des oh et des oh comme pour déplorer le sort du Général. Désormais, j’entendais constamment ce mot démoniaque de cancer.

À notre grande surprise, nous vîmes arriver une lettre signée du chirurgien des armées qui s’occupait du Général à l’hôpital militaire Tripler d’Honolulu. Ma sœur jumelle est technicienne de laboratoire à l’hôpital E.J. Noble ici même à la Baie. Cet hôpital, il a été construit grâce au gus qui avait fondé la société de bonbons Life Savers et qui était tombé amoureux de notre archipel des Mille-Îles. Ma sœur fit lire la lettre à notre ami le docteur Bob Burton pour lui demander comment il l’interprétait. En l’occurrence, l’interprétation de Bob fut un chef-d’œuvre de poésie aussi succincte que glaçante : le Général en était au stade terminal.

Cette vieille dame qu’était ma mère, qui comptait déjà un AVC au compteur, avait le palpitant fragile, de l’hypertension, la vésicule biliaire détraquée et toutes sortes d’autres affections liées à l’âge. C’est pourquoi Frances, qui l’avait accompagnée au bureau de Bob à l’hôpital, demanda d’abord à ce dernier de lui prendre la tension avant de lui expliquer en détail la dure, l’immuable vérité.

À compter de ce jour, la vieille dame avait commencé à verser toutes les larmes de son corps, à se tordre les mains de désespoir et à faire des projets de voyage à Hawaï pour voir une dernière fois son aîné. Connaissant sa peur des avions, je ne pensais vraiment pas que de tels projets puissent aboutir. Et là, en février, il se produisit quelque chose de complètement inattendu, quelque chose qui allait me faire descendre de la tour d’ivoire qu’était le bureau à l’étage pour me forcer à me confronter à la vie dans ce qu’elle pouvait avoir d’angoissant, si loin des touches froides et aveugles de ma machine à écrire. Voilà que le Général lui-même, en permission de sortie de l’hôpital militaire Tripler, nous appelait de Kailua. Il commença par avoir une longue conversation avec ma mère, l’assurant que tout allait pour le mieux, et que ces nouveaux médicaments « miracle » avaient un effet… eh bien, quasiment miraculeux. Puis il demanda à me parler.

Ma mère m’appela pour que je décroche à l’étage. Quand le Général l’entendit raccrocher, il commença par demander de façon pressante si elle pouvait m’entendre. Non, répondis-je, et de toute façon elle est un peu dure d’oreille. Alors il se mit à me parler comme il l’avait toujours fait, avec une franchise brutale, en tant que Général et en tant que grand frère. Pas question, et sous aucun prétexte, que notre mère, compte tenu de son état de santé et d’une peur de l’avion bien au-dessus de la moyenne, ne vienne à Hawaï. Il devait retourner à l’hôpital militaire, avait une mine de décavé, ouais mec, de décavé, un vrai macchabée, putain, et il était hors de question qu’elle le voie comme ça.

« Tu comprends bien ce que je te dis, petit ? »

Un blanc. Puis je dis que oui. Je m’humectai les lèvres. Et restai à nouveau silencieux, respirant difficilement. Moi le taciturne, déconcerté, tout à mon obstination douloureuse, je ne savais pas quoi ajouter. Au bout d’un long moment, et avec l’impression que ces paroles feutrées sortaient d’un inconnu à la voix douce, je finis par dire que j’avais bien envie de m’arracher à mon manuscrit pendant quelques jours pour me prendre une petite perme à Oahu. Connaissant mon aversion, toujours exprimée en termes pompeux, pour la chose militaire, le Général, comme je l’espérais, trouva jouissif que j’utilise le terme argotique de « perme ». Il éclata de rire avec à la bouche, soupçonnai-je, son éternel cigare Antoine et Cléopâtre. Je pouvais, continuai-je, aller loger chez mon vieux pote Wiley Hampson, avec qui j’avais fait tous les établissements scolaires publics de Watertown depuis la maternelle. Ça faisait quinze ans que Wiley habitait Oahu, et, selon des amis communs, il s’en sortait fort bien, propriétaire qu’il était d’une grande académie de billard et de bateaux de pêche industrielle. Et, avais-je ajouté négligemment, comme si j’y avais pensé après coup, comme ça je pourrais aller voir le Général pour bavarder en vidant un nombre absolument indécent de verres.

« Oui, c’est sûrement une bonne idée. »

Depuis cette conversation des plus circonspectes, moi comme ma mère avions vaqué à nos activités terrestres, sans pleurs ni gémissements ; bien au chaud dans mes sous-vêtements de chasse molletonnés, je faisais des kilomètres à pied sur Goose Bay Road en compagnie de Killer, mon boxer. Là, au sommet de la colline, avec les vents de février qui, venant du Saint-Laurent, traversaient en bourrasques furieuses le parcours de golf, le froid me pénétrait jusqu’aux os et mon chien, qui se léchait à grand-peine les babines, ses oreilles en pointe rabattues timidement sur son crâne fauve, me regardait d’un air aussi interloqué que suppliant. Mais malgré tout, je ne pleurais pas. Tête baissée et coiffé de ma toque, je cheminais sur les bas-côtés gelés de la route, visage cramoisi de froid. Je pris brusquement conscience que j’avais quelque chose de bizarre dans la bouche, quelque chose de dur au goût saumâtre. Je retirai mon gant pour pouvoir le cracher dans ma paume soudainement raidie, et découvris, ébahi, qu’à force de grincer des dents, j’avais fini par détacher un gros bout de plombage argenté d’une de mes molaires. Comme s’il y avait un moyen de le réutiliser, je le glissai dans ma poche. Et puis, après un demi-tour rapide, Killer et moi repartîmes au pas de course, à corps perdu, en direction de la maison.

En arrivant à destination, tous deux en état de tachycardie, je trouvai un mot de ma mère : elle était allée faire des courses à Watertown. J’appelai directement les renseignements à Honolulu, demandai le numéro de Wiley Thompson, et quelques secondes après me voilà en train de bavarder avec lui à son domicile de Hawaï Kai, un faubourg sur la côte sud-est d’Oahu, un peu au sud de Kailua. Wiley, je ne l’avais pas vu depuis 1949, lors de la veillée funèbre de sa mère Ethel ; ce jour-là, il m’avait rejoint au Crystal, sur la grand-place de Watertown, où nous avions sifflé quelques godets histoire de bien montrer le chemin au fantôme d’Ethel. Après quelques minutes de plaisanteries, j’en vins au fait. Mon frère, le colonel William R. Exley, que Wiley connaissait depuis aussi longtemps qu’il me connaissait, autant dire depuis toujours, était vraisemblablement en train de mourir à l’hôpital militaire Tripler. Pas moyen de me rappeler le nom du médecin. Wiley voudrait-il essayer d’avoir au téléphone le toubib qui s’en occupait et lui demander ce qu’il en était au juste ?

« Écoute, Wiley, mon vieux, tous ces guignols en blouse blanche, ils sont très à cheval sur leurs putains de prérogatives, et ils ont pas du tout envie de parler des patients avec des gens qui sont pas des parents. Alors, tu fais comme tu veux, j’en n’ai rien à foutre, tu peux leur dire que t’es un ami de toujours, un demi-frère, n’importe quoi, mais fais-lui cracher le morceau, à cet enfoiré. Et puis, ajoutai-je, la vieille est sortie faire des courses, alors tu me rappelles le plus tôt possible, ok ? »

Il m’avait rappelé moins d’une heure plus tard, alors que j’en étais à ma troisième Budweiser. D’après le chirurgien militaire, le Général ne quitterait l’hôpital que les pieds devant. Si je voulais le voir vivant, j’avais tout intérêt à venir au plus vite. Est-ce que, demanda-t-il, je préférais loger chez lui ou chez ma belle-sœur ?

« Viens plutôt chez moi, ajouta-t-il.

— Oui, je vais sûrement faire ça. »

J’appelai ensuite ma belle-sœur à Kailua pour lui dire ce que Wiley venait de m’expliquer. Elle confirma. Avait-elle organisé le rapatriement du corps sur le continent pour les obsèques ? Non. La volonté du Général, me précisa-t-elle, était de reposer parmi ses camarades, dans le fameux cimetière militaire d’Honolulu, à l’intérieur du cratère du volcan éteint que l’on appelait le Punchbowl. Je n’en fus pas franchement surpris : même si, sur le sujet de la bêtise militaire, le Général pouvait se montrer d’une condescendance caustique, sardonique, au vitriol même, il adorait l’armée et en était fier. Il avait vu tomber au combat plus d’amis qu’il n’en pouvait compter, et je trouvais fort approprié son désir de reposer parmi eux. Quand je parlai à sa femme du dernier appel de mon frère, où il m’avait bien précisé que sous aucun prétexte il ne voulait voir notre mère débarquer à Hawaï, je lui expliquai que, si par malheur je disais que j’allais à Honolulu, jamais je ne pourrais l’empêcher de m’accompagner.

« Merde, enfin, si je mets ne serait-ce qu’un pied dehors je la trouverai sur le perron, assise sur sa valise ! »

Si vraiment je n’arrivais pas à la dissuader, suggéra ma belle-sœur, je n’avais qu’à l’amener, la laisser dans la salle d’attente, et à un moment propice au cours de la conversation, annoncer au Général qu’elle était derrière la porte et voulait absolument le voir. Connaissant un peu le caractère du frérot, et sachant que dans notre famille, les desiderata de l’aîné équivalent presque à des ordres (quasiment à l’italienne, en l’occurrence), cette perspective ne m’enchantait guère. Mais, comme je n’avais pas d’autre choix, j’acceptai le marché.

J’étais prévenu. Le Général s’est terriblement dégradé. En plus de ses intestins, c’est maintenant son foie et ses reins qui sont fichus. Il a énormément de liquide dans l’estomac et, à cause des médicaments « miracle », il oscille constamment entre veille et sommeil, entre rationalité et irrationalité. Et moi, poltron que je suis, et même si cela peut sembler impoli envers ma belle-sœur, je sais que je n’aurai pas d’autre choix que d’aller loger chez Wiley. Pour supporter ça, il me faudra pas mal de vodka, et l’idée même de m’en taper un litre à un litre et demi par jour en sa présence, sans compter celle de mon neveu et de ma mère, c’est… eh bien… sinistrement traumatisant.

L’ironie de l’histoire, c’est que, pour une raison qui m’échappe encore, sans doute morbide ou saugrenue (ou peut-être tout simplement parce que Bill était militaire), j’avais lu pas mal de choses ces dernières années sur le cimetière Punchbowl. Inauguré en septembre 1949 sous le nom officiel de « Cimetière National Mémorial du Pacifique », il avait pourtant vu son premier enterrement, ou plutôt ré-enterrement, dès janvier de cette même année : les restes d’un soldat inconnu décédé le 7 décembre 1941 pendant l’attaque japonaise de Pearl Harbor. Parmi les soldats ré-inhumés à Punchbowl cette première année figurait Ernie Pyle, le correspondant de guerre que je m’étais récemment mis à relire, et que j’avais trouvé, à ma plus grande joie, aussi agréable que quand j’avais quinze ans. C’est à Ii-shima, un îlot au large de la pointe nord d’Okinawa, que Pyle avait été tué par une mitrailleuse japonaise. Bien sûr, c’est grâce à la prise d’Okinawa par les Américains (quelques semaines à peine après la mort de Pyle) – une bataille qui avait fait une centaine de milliers de victimes côté japonais –, que notre aviation avait pu se retrouver à quelques heures de vol à peine des grands centres urbains japonais. Depuis son inauguration, le cimetière avait vu arriver, par vagues successives, les restes de soldats de la Seconde Guerre mondiale (ré-inhumés), de la guerre de Corée (où le Général avait été blessé, presque mortellement la deuxième fois), et bien sûr de celle du Vietnam. C’est pourquoi il émane de ce cratère volcanique éteint comme un relent de laideur maussade, rémanence de la préoccupation, vieille d’un bon siècle, de l’Amérique pour le Pacifique Sud. En hawaïen, le cimetière se nomme Puowaina. Aux temps lointains de la monarchie, on avait monté d’énormes canons sur les bords du cratère pour protéger le port d’Honolulu. Le mot signifie, selon les interlocuteurs hawaïens questionnés, soit « révérence au plus haut degré », soit « colline du sacrifice ». Et même si, bien plus tard, je devais en arriver à adorer Hawaï et les Hawaïens, je suis toujours tenté de me dire qu’aucune des deux traductions n’est vraiment appropriée pour un tel endroit.

 

II

 

Le premier vol de notre périple (Aéroport International Hancock de Syracuse – Chicago O’Hare International, d’où, après une escale de quarante minutes, nous repartions, toujours avec American Airlines, pour un vol direct de plus de neuf heures jusqu’à Honolulu) décollait très tôt, sept heures du matin, c’est pourquoi John, mon beau-frère, nous avait conduits la veille au soir d’Alexandria Bay à Syracuse, à cent soixante kilomètres de là. Dès notre arrivée, nous avons fait enregistrer au comptoir nos bagages jusqu’à Hawaï ; moi, je ne gardai que ma trousse de toilette, et la vieille dame, deux petits sacs. Puis mon beau-frère nous conduisit à l’Airport Inn où nous avions réservé une chambre et où nous avons demandé à être réveillés à 5 h 30, avant de prendre congé de John, lequel promit de nous appeler tous les jours pour avoir des nouvelles. Pour un beau-frère, John s’était depuis toujours montré très proche du Général, plus proche que moi à bien des égards.

Après un dîner aussi solennel que silencieux au restaurant de l’hôtel : poêlée de gambas en chapelure pour ma mère (dont l’appétit augmente à vue d’œil sous l’effet de l’angoisse, comme chez bien des gens), et pour moi, qui ne pus que grignoter, un répugnant filet mignon grillé au goût chimique, accompagné de crudités non moins répugnantes (carottes crues et tomates d’hiver sans aucun goût), je m’emparai des deux sacs de la vieille dame, un cabas rouge vif à fermeture éclair et un cabas noir en crochet, orné d’un motif de fleurs rouges, orange et jaunes, et la conduisis à la chambre. Ils étaient lourds comme le plomb, ces cabas, et je lui demandai, mais Nom de Dieu, qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? Un peu gênée, elle m’avoua qu’elle y avait fourré une meule de six kilos de cheddar extra (sans doute le meilleur du nord de l’État de New York) qu’elle avait acheté à l’usine de Rodman, à quelques encablures de Watertown, le chef-lieu du comté. Ce fromage, le Général l’adorait, au point de s’en faire systématiquement livrer aux divers endroits de la planète où il avait pu être affecté.

Comme cela faisait quinze ans que Wiley habitait Hawaï, ma génitrice l’avait coupée en deux, cette meule, et emballé les deux moitiés dans du papier aluminium en se disant que cela lui rappellerait le pays. Et pour tous les deux, elle avait ramené de la mortadelle de Croghan (encore un trou perdu de par chez nous), qui a davantage un gabarit de saucisse que celle que l’on trouve en supermarché, surnommée « pine de cheval » par nous autres autochtones mal embouchés. La mortadelle de Croghan, elle, est affreusement riche, affreusement épicée, et affreusement délicieuse. Fromage comme mortadelle sont exquis avec des biscuits salés, du raifort, de la moutarde relevée et une caisse de bière blonde Molson, devant un match de football à la télé le dimanche avec les potes. J’étais touché, mais même si j’étais sûr que Wiley, lui, apprécierait énormément ces cadeaux, vu ce que je savais de l’état du Général, j’étais tout aussi certain que jamais son péritoine rongé par le crabe ne pourrait supporter le fromage, et encore moins les épices de cette mortadelle qui aurait fait baver d’envie n’importe qui.

Une fois dans cette chambre d’hôtel accablante d’uniformité morne (à combien d’années-lumière, me dis-je à ce spectacle, sommes-nous désormais du rêve américain ?), j’ajustai la couleur de l’étrange petite lucarne, puis, au prétexte que les marchands de journaux ne seraient peut-être pas ouverts avant 6 h 30, notre heure d’embarquement, mais surtout pour laisser la vieille dame faire tranquillement sa toilette et enfiler la chemise de nuit toute neuve qu’elle avait achetée exprès pour son séjour au domicile du Général, je lui dis que je retournais faire un tour dans le terminal pour y prendre quelques magazines à lire pendant le long vol transpacifique.

J’en saisis une demi-douzaine, les premiers venus, avant de me diriger vers le bar pour commander une double vodka avec un trait de tonic et sans jus de fruit ; de la poche de ma chemise, je sortis deux cachets de 30 mg de Serax que je balançai au fond de mon gosier et fis descendre d’une gorgée.

Mais soudain, à ma grande surprise, et fort ennuyé d’avoir déjà avalé les médocs qui n’allaient pas tarder à m’expédier dans les bras de Morphée, voilà que je tombe sur John Ray, l’avocat pénaliste de Syracuse, un monsieur des plus distingués, à la voix posée (jamais il ne tonitruait dans le prétoire, à la différence de bon nombre de ses confrères) et d’une affabilité exquise. Dans toute la région, John Ray a la réputation d’être le meilleur (je ne crois pas qu’il ait jamais perdu un procès dans notre comté de Jefferson, tout au moins après appel). Des années auparavant, il avait défendu un de mes amis devant la cour d’appel de l’État de New York (hélas, celui-là, il l’avait perdu !), lequel ami était menacé de radiation du barreau suite à des plaintes auprès de l’Ordre des Avocats du Comté de Jefferson, une affaire à laquelle j’avais été indirectement et illicitement mêlé, mais qui n’a aucun rapport avec les présentes pages. J’avais à l’époque entendu dire qu’à la base John Ray ne voulait pas de ce dossier. La « charge de la preuve », exercice auquel il était rompu, ne s’appliquait pas dans une telle procédure. Ainsi, l’accusation, pour le compte de l’Ordre, était autorisée à citer comme « preuves » les antécédents de mon ami en matière de boisson, de sexualité et ainsi de suite, bref sa moralité, qui bien entendu n’aurait pas pu entrer en ligne de compte dans une procédure criminelle. Comble de l’ironie, les avocats n’accordent donc pas à leurs pairs le droit à un procès équitable qui est par ailleurs accordé à un gentil « prêtre », le doux Charles Manson.

Au départ, John Ray avait recommandé mon ami à un professeur de droit de l’Université de Syracuse, qui avait défendu pas mal d’avocats menacés de radiation, avait parfois gagné et parfois perdu, et qui, selon John, était le meilleur spécialiste qu’il connaissait. Mais mon ami, désespéré, ne voulait pas en démordre ; il signifia à John Ray qu’il était dans la mouise, ouais mec, dans la mouise, et qu’il ne faisait confiance à personne d’autre que lui. Alors que John, très réticent, prenait quelques jours de réflexion avant de lui rendre sa réponse, il se produisit un événement totalement inattendu, en tout cas c’est ainsi que l’histoire est racontée. On dit (de manière apocryphe, pour ce que j’en sais) qu’un ou deux des avocats en vue de Watertown avaient contacté John Ray pour lui susurrer qu’ils savaient qu’il envisageait de prendre l’affaire, et qu’ils trouveraient préférable qu’il ne la prenne pas.

À chaque fois que j’entendais cette histoire, un sourire attristé me venait aux lèvres, et ce soir-là, j’eus vraiment, mais vraiment envie de lui demander si elle était véridique. Mais je résistai à la tentation de forcer le grand homme aux commérages. Si elle était avérée, une telle intervention d’un avocat auprès d’un confrère ne serait pas seulement contraire à l’éthique, mais passible d’un blâme sévère de la part de n’importe quel Ordre. Mais au-delà de ça, et encore une fois si elle était vraie, l’histoire ne serait qu’une illustration assez touchante du provincialisme naïf de mon pays, et montrerait à quel point notre bourgeoisie locale n’a rien compris à quelqu’un comme John Ray. À l’instar des plus grands pénalistes, John a toujours été un solitaire. J’ai entendu dire que son cabinet était d’allure aussi spartiate qu’une cellule monacale ; pas le genre à installer de la moquette de luxe, lui ! Et même s’il avait la réputation de lever le coude (comme à peu près tous les solitaires, à mon avis), il reste toujours totalement sobre lorsqu’il prépare ou plaide une affaire. Un ami à moi, avocat lui-même, aime à raconter ce jour où John Ray, un jeune confrère et lui étaient réunis pour déjeuner en face d’un palais de justice où le jeune avocat plaidait dans une affaire. John Ray, voyant son jeune confrère s’imbiber de martinis à l’apéritif, lui signifia, du ton toujours aussi courtois du parfait gentleman, d’une grande sévérité toutefois, que c’était la Loi dont le jeune homme faisait pratique, et que son devoir absolu envers son client était de ne pas s’adonner à ladite pratique avec de l’alcool dans le corps.

Quelle qu’en soit la raison, John Ray avait fini par accepter de prendre l’affaire. Et là, dans ce bar d’aéroport, nous nous retrouvons tous les deux à nous payer tournée sur tournée, moi, déclinant de minute en minute, lui, parlant de sa résidence secondaire dans l’Ontario, où il va pêcher le bar en été, et finalement, c’était inévitable, nous en arrivons à l’Affaire. John Ray me confia à quel point il avait apprécié mon ami le radié et sa « charmante épouse », et surtout à quel point il avait regretté de perdre ce procès. Cinq ans plus tard, il avait introduit un recours en appel pour le faire réintégrer, recours qui avait été rejeté d’office. Et aujourd’hui – comme le temps passe ! –, dix ans plus tard, la charmante épouse le suppliait d’introduire un nouveau recours. Et voilà qu’il me demandait ce que moi, je pensais de tout cela ! Flatté de voir le grand John Ray solliciter mon avis, je répondis que, autant que je savais, mon ami s’en sortait fort bien, mais que, pour ses trois fils d’un premier mariage, tous quasiment en âge d’aller à l’université, et qui sans nul doute depuis des années à Watertown en avaient entendu des vertes et des pas mûres de la part de leurs camarades d’école et de lycée suite à la radiation de leur père, je soupçonnais l’ami en question de chercher non pas à être blanchi ou innocenté, mais au moins réintégré en guise de cadeau paternel humblement offert à ses fils.

« C’est bien ça, répondit John Ray. Sa femme veut que je présente un nouveau recours avec une clause précisant que, en cas de réintégration, il n’exercerait plus jamais. »

Je restai silencieux un long moment à réfléchir à ces paroles, tout en sirotant ma vodka. Puis je repris la parole :

« Non, non et non. Si c’était moi, pas question que j’aille voir ces… (je faillis dire “enculés”, mais je savais que John Ray ne tolérerait pas ce genre de langage) ces juges là-bas à Rochester pour leur demander de lui redonner sa plaque à la condition que ce soit peau de balle et balai de crin. Moi, j’irai là-bas leur dire qu’il a payé sa dette, le gars, qu’il a élevé ses gosses et leur a donné une éducation, radiation ou pas radiation, qu’il mérite d’être réintégré et que si on lui redonne sa licence, il peut en faire ce qu’il veut, nom de Dieu ! De toute façon, je sais pertinemment qu’à son âge il n’essaiera pas de rouvrir un cabinet : il gagne suffisamment bien sa vie par ailleurs. Mais moi, je n’irais jamais ramper devant ces juges pour qu’ils s’imaginent que ça les regarde, ce qu’il ferait de sa licence si on lui redonne.

— Oui, je pense que vous avez sans doute raison. »

J’étais un peu déçu de ne pas arriver à faire avouer à John Ray si oui ou non il avait l’intention d’introduire ce nouveau recours (il était bien trop prudent pour cela), mais il était temps de nous serrer la main et de prendre congé. Il me demanda de transmettre ses amitiés à mon ami et à sa charmante épouse, et moi, en plein dans le brouillard du Serax et de l’alcool, je retraversai le parking d’une démarche de somnambule en direction de l’Airport Inn. Chemin faisant, je me disais que, décidément, ce bar d’aéroport ressemblait à tous les bars d’aéroport du monde, avec ces grandes fenêtres panoramiques donnant sur des pistes de béton et de macadam, sans doute pour permettre à tous les spectateurs d’entrer en transes orgiaques à voir décoller et atterrir des 747. Et je pensais aussi que, finalement, la damnation éternelle, c’était peut-être de se faire rattraper par son passé dans les bars de terminaux du bout du monde, que ce soit à Tombouctou, Perth ou Addis Abeba.

Ma mère, qui avait elle aussi pris ses petites pilules, était endormie dans son lit, bouche grande ouverte, visage ridé par les années, traits tirés autour des lèvres et des yeux. Sur l’écran, en technicolor, Matt Dillon et Festus, joués par Jim Arness (qu’il avait vieilli, lui aussi ! Non, pas toi, Matt !) et cet incorrigible cabotin de Ken Curtis, se trouvaient dans le bureau de marshal de Matt, au confort sobre avec ses murs extérieurs lambrissés battus par le vent, à siroter du café noir dans des tasses en fer-blanc. Festus, éperons sur le bureau, et ponctuant de sa voix aiguë chaque réplique de « sapristi » et de « saperlotte » (et ce, supposément dans une ville frontière où le goût très américain des gros mots bien sentis était, le croirez-vous, encore plus prononcé qu’aujourd’hui !), livrait ses réflexions, d’ailleurs étonnamment perspicaces et pertinentes, sur la vie en général, pendant que Matt, toujours aussi stoïque et laconique, deux mètres de Scandinave d’un seul bloc venu du Minnesota, demeurait aussi silencieux, furtif et mal embouché qu’un vieux grizzly. À chaque remarque de Festus, Big Jim se contentait de hocher la tête d’un air de solennité aussi affligée qu’agacée, qui laissait entendre que, s’il était vrai que Dieu imposait un fardeau à tous, pour payer nos dettes en quelque sorte, alors assurément Festus était pour le marshal la croix à porter.

Qu’elle se soit endormie, cela en disait plus long sur son chagrin que n’importe quoi d’autre. Ce feuilleton, Gunsmoke, c’était sa série préférée, à elle et à mon beau-père Wally, lui-même disparu six ans plus tôt ; tous les deux le regardaient religieusement. Bon, enfin, « regarder », ce n’est peut-être pas le verbe approprié dans le cas de la vieille dame. Même avec des télévisions dans toute la maison (oui, c’est elle qui est la cible de ces slogans idiots des publicitaires patelins, elle, la consommatrice étalon), elle s’était mise ces derniers temps, abandonnée à elle-même dans son veuvage, à s’endormir devant les émissions, ce que nous devrions tous faire, d’ailleurs. Cependant, tout ce qui avait fait plaisir à Wally lui avait fait plaisir à elle aussi.

Il y a bien des années, avant qu’Henry Ford père ne rende le cheval obsolète avec ses chaînes d’assemblage et ne fasse de l’Amérique mécanisée, engrenagisée, la plus gigantesque parodie de civilisation à avoir profané notre verte Terre, forçant Wally à aller travailler dans les amortisseurs, ledit Wally était forgeron, comme son père avant lui. Au temps de son apprentissage auprès de ce dernier, il avait voyagé dans tous les villages du nord de l’État de New York pour ferrer des chevaux. Et même maintenant, pour les plus vieux, Wally, c’est le forgeron et non pas le patron de Watertown Spring Service, l’usine d’amortisseurs de la ville. L’un des papys m’avait raconté avoir de ses yeux vu Wally, un jour qu’il essayait de ferrer un cheval de trait particulièrement méchant, piquer une colère et mettre l’animal k.-o. d’un seul coup de poing. Et depuis, et peu importe si l’histoire du papy est vraie ou non, dès que je vois le générique de Monday Night Football sur ABC, avec l’ex-défenseur des Detroit Lions, l’énorme Alex Karras, en costume de cow-boy, qui trottine jusqu’à un cheval et lui balance un formidable coup de poing qui le met au tapis (si ça n’est pas l’art imitant la vie, ça…), même si à chaque fois c’est à la Baie que je regarde cette scène en compagnie de copains guides de pêche, et qu’invariablement je me trouve assailli par une muraille de rires gras et sonores, moi, je me sens submergé de vague à l’âme au souvenir de Wally.

Même avec trois ou quatre doubles vodkas dans le sang, et le Serax qui faisait son œuvre, je ne pus alors résister (sans doute pour essayer de me détourner l’esprit de la nature funèbre du pèlerinage qui nous attendait) à l’envie de regarder la fin de l’épisode. Je me déshabillai entièrement, ne conservant que mon caleçon, et, même si mon habitude était en principe de balancer mes frusques par terre au beau milieu de la pièce, cette fois-ci je les pliai et les rangeai soigneusement sur les cintres du placard pour pouvoir paraître aussi frais que possible aux yeux de ma vieille mère au cours de cette épreuve qu’allait être ce long vol du lendemain. Puis je me glissai au lit et éteignis la lampe, ne laissant que la lumière aux couleurs crues de la télé pour éclairer la pièce. Et, autre habitude, je me mis aussitôt, mais à voix basse pour ne pas la réveiller, à apostropher l’écran.

 

III

Eh bien, Matt, mon vieux, que je dis, pour toi comme pour nous tous le temps a fait son œuvre. T’as la trombine pleine de rides et de sillons, vieille branche. Il y a de la mélancolie au fond de ton regard bleu. Big Jim, t’as les bajoues qui pendouillent comme les pis d’une vache. Et ta taille, on dirait qu’elle est comprimée par un corset, ou alors c’est cette poitrine velue qui dégueule sur ton estomac. Et ce Colt .45, il sort pas de son étui aussi vite qu’avant, pour sûr. Ah oui, pour sûr, mon poteau. Pardonne-moi de rigoler, Marshal. C’est juste que j’ai pensé, d’un seul coup, que si ce vieux Wally était encore de ce monde, je suis bien certain qu’il exprimerait son admiration sans bornes, ou vraisemblablement son incrédulité, à la vue de ce miraculeux cheval capable de traverser, ce gros lard sur le dos, étendues désertiques torrides et collines rocailleuses et glacées.

Ouais, mon vieux, à quel point tu dois être consterné, accablé par le spectacle abject qu’offre l’Amérique depuis quelque temps, je ne peux que l’imaginer : toi, Big Jim Arness, le descendant d’émigrants scandinaves établis tout là-haut, dans le Minnesota, le pays de So Big d’Edna Ferber ! Est-ce que toi aussi tu as eu So Big comme lecture obligatoire à l’école ? Dans ton coin, ça ne m’étonnerait pas ! Au lycée, tout le monde adorait ce bouquin. On riait, on pleurait furtivement, on était soulevés, ça nous ennoblissait, putain, mon vieux, oui, ça nous ennoblissait ! Bon, bien sûr, ils n’étaient pas vraiment scandinaves, ni vraiment du Minnesota, les fermiers de Madame Ferber. Hollandais, qu’ils étaient, et c’est dans l’Illinois qu’ils faisaient pousser leurs légumes. Et Selina DeJong, tu t’en souviens ? D’après notre prof, et on était priés de le croire, c’était l’exemple même de la nana sensible. Elle disait des trucs comme « C’est beau, les choux », et dans la prose de Madame Ferber on voyait fleurir tout un tas d’expressions « appropriées » comme « de vertes pointes toutes fraîches qui percent la terre ».

Et tu veux savoir le seul truc que j’ai retenu de toutes mes années de littérature au lycée (bon, moi j’étais un bourrin de sportif ), après… hou là là, presque trois décennies ? Il y avait cette fille dans la classe, la plus jolie et aussi la meilleure élève. Elle était blonde, bronzée et riche, et elle portait des pulls de cachemire jaune vif. Brillante, elle était comme il se doit d’une froideur hautaine et mutique, jouait du violoncelle à vous fendre l’âme (authentique, Big Jim), et quand on la voyait passer devant nous aux intercours, glaciale et altière, ses grands yeux bleu sombre braqués droit devant elle, sa pile de livres et de cahiers amoureusement serrée contre ses jeunes seins dont ils cachaient la courbe, toute l’équipe de football (et moi avec !), à ce spectacle, se mettait à se marcher furieusement sur les orteils, à se balancer force grandes claques dans le dos et coups de tête féroces, à lâcher d’énormes rots sonores, à qui ferait le plus gras, à tirer des pets, à cracher partout (oui oui, lâcher des gaz et expectorer dans les couloirs sacrés et bien cirés du vieux lycée de Sterling Street !). On faisait n’importe quoi pour attirer son attention, n’importe quoi qui puisse perturber sa superbe. On voulait qu’elle se tourne vers nous, rien qu’une fois, même de dégoût, qu’une fois seulement ces grands yeux bleu sombre se plissent de mépris devant notre bestialité.

Et bien entendu, nous n’avions jamais obtenu la moindre réaction de sa part. Étonnant, non, m’sieur Dillon ? Alors que, le soir venu, toutes les femelles de la classe se pâmaient près de leur téléphone à attendre l’appel d’un quelconque de ces sportifs bas du front, elle, à dix-sept ans, avait déjà dépassé le stade du voyou ou de la grande brute de footballeur. Et oui, regard bleu sombre fixé droit devant elle, démarche imperturbable, son immense pile de livres comprimant son anatomie à l’endroit que, en cet instant même, une bouche masculine avide aurait dû couvrir de baisers humides, elle marchait, solennellement, droit devant elle, vers une destinée plus haute, plus noble, d’une dignité plus manifeste.

Ça devait être en terminale, Marshal, car on était en train d’étudier Hamlet, et voilà qu’un jour je restai bouche bée d’apercevoir son doigt levé bien haut… bouche bée et quasi muet, car cette « mousmé » (de cette façon ringarde qu’on avait de les appeler) n’était pas juste dotée de finesse, le genre de finesse kôlossale qui, telle une plante monstrueuse de science-fiction se nourrissant de sa propre voix, ne peut vivre sans se faire entendre. Au contraire, cette jeune fille dotée de toutes les qualités était brillante et se complaisait à l’extrême dans l’idée qu’elle l’était, sans aucun besoin de s’en assurer elle-même ou de nous en assurer par le truchement de ses cordes vocales. En vérité, depuis le collège, je ne crois pas l’avoir entendue plus de deux fois, cette voix.

Le prof, à mon humble avis aussi interloqué que nous tous, laissa respectueusement la parole à la propriétaire de la main levée et du bras qui ondoyait comme un murmure, gainé dans son cachemire jaune vif tel un pédoncule de tulipe dans la brise d’été ; et là, ma douce violoncelliste, devant la classe éberluée, et avec un phrasé parfait, aussi grave que mesuré, se lança dans une longue tirade sur les difficultés qu’elle avait toujours éprouvées à absorber Shakespeare, étant donné que dès la deuxième année de lycée on nous plongeait déjà tête la première dans les tragédies les plus sombres, comme Jules César. Oh, bien sûr, l’année précédente elle avait bien aimé Roméo et Juliette, même si ça se finissait mal (cette pièce-là, mon vieux, lubrique comme elle est, c’était vraiment pas une lecture pour des adolescents de cet âge, mais on était trop niais pour le comprendre, tout comme les responsables des programmes scolaires, jamais en reste pour la niaiserie), mais depuis cette année-là, tout n’avait été que folie, imposture, meurtre, vengeance, mensonges, assassinats, trahison, tueries aveugles, furie, haine, tromperie, soif de pouvoir, inceste (celui-là, je n’en connaissais même pas le sens à l’époque, mais bon, j’étais un bourrin, je l’ai déjà dit), et ainsi de suite à l’infini. Oui, devant la classe entière bouche bée, cette adorable, cette parfaite violoncelliste avait déroulé son interminable litanie, d’autant plus ahurissante qu’elle n’omettait aucun détail réputé suprêmement dégoûtant autant que repoussant pour le commun des mortels.

« Il me semble que Shakespeare, conclut-elle (et crois-moi, mon vieux, ces mots, je m’en souviens comme si c’était hier), ne souhaite qu’une chose, c’est nous plonger le visage dans la fange de la vie. »

Mais tu vois où je veux en venir, pas vrai, Big Jim ? Non seulement c’est bien uniquement le discours si inhabituel de cette superbe et brillante jeune fille que je retiens uniquement de mes années de littérature au lycée, mais ce catalogue de vices aussi détestables qu’écœurants, finalement, tu ne trouves pas que c’est une description assez juste de notre histoire de ces trois dernières décennies, depuis ce jour lointain ? Et ma prude violoncelliste, qu’est-elle devenue ? Je me le demande souvent. Probablement mariée au directeur du département de lettres à Northwestern University, avec une maison de douze pièces à Winnetka, et le dimanche soir à sept heures, elle joue dans un quatuor à cordes professionnel. Ou alors, si jamais elle n’a pas supporté les vicissitudes de l’histoire, peut-être est-elle dans un asile de fous, blottie dans un coin où ses grands yeux bleu sombre versent des larmes amères. Quoi qu’il en soit, si seulement j’avais pu l’enregistrer, sa diatribe au vitriol, aussi détaillée que précise, histoire de l’envoyer à Winnetka ! Non non, m’sieur Dillon, ça n’est pas le cas. Et en y repensant, ça aurait quand même été un sale coup à lui faire. Car enfin, à dix-sept ans, est-ce qu’on ne le croyait pas tous, que Willie le Chèque Pire nous plongeait le visage dans la fange de la vie ? C’est tellement clair aujourd’hui. Alors, mon vieux, disons au revoir à Madame Edna Ferber et, en guise d’excuse, tirons notre chapeau à Monsieur Shakespeare. Peut-être qu’il n’a pas sauvé notre santé mentale, mais sans lui nous n’accepterions pas d’aussi bonne grâce cette puanteur que nous répandons.

Calmons-nous à présent, Marshal. Le Serax fait son œuvre, je me sens partir par le fond, et là je n’ai ni l’esprit, ni la ruse, ni l’arrogance pour poursuivre mes divagations. De toute façon, tu es pardonné pour ton gros cul, les pattes d’oie autour de tes yeux bleus et toute la mélancolie de ton regard. Mieux encore, Big Jim, je suis bien certain de t’aimer en tant qu’homme. Le peu que j’ai pu lire sur toi me laisse penser que mis à part, évidemment, les millions qui vont avec ta notoriété, tu as toujours su garder une espèce de distance ironique par rapport à cette célébrité mondiale. Impénétrable, que tu t’es fait, inaccessible pour ces crétins de journalistes fouille-merde de Hollywood. Toi, tu ne t’affubles pas de ce ridicule smoking avec son cummerbund rouge pour aller, comme tous ces autres pingouins, te faire voir aux cérémonies de « remise des prix » et y embrasser sur la bouche des gens que tu méprises. Toi, tu refuses de servir de prétexte aux plaisanteries foireuses d’un présentateur de talk-show à la mode.

Et oui, bien joué, Marshal ! D’accord, c’est vrai, j’ai lu quelque part que tu étais divorcé. Mais bon, qui n’a jamais divorcé, chez nous autres Américains ? Moi-même, j’ai deux divorces au compteur, Big Jim ! Et pourtant, si on y repense tous les deux, mon vieux, aussi ridiculement calviniste que cela puisse paraître venant d’un type dans mon genre, j’ai la triste certitude que, une fois finies nos puériles lunes de miel d’une nuit, la sagesse nous dicterait ceci : il faut infiniment plus de ce qu’on appelait autrefois du « caractère » pour rester avec la même femme contre vents et marées, que pour se tirer. Regarde donc le grand Monsieur Hemingway et son premier roman posthume, Paris est une fête. D’abord et avant tout, c’était une déclaration d’amour, une vraie de vraie, pour sa femme Hadley, qui montrait bien que toutes les femmes qui avaient suivi cette dernière n’étaient que des petits poissons pilotes. Alors ça, ça avait dû la vexer comme un pou, Miss Mary ! Mais pourquoi s’entêter à rester ? Hein ? De nos jours, dans notre société de richesse et de mobilité, ça prend environ vingt minutes pour faire ses valises et se tirer. Moi, si je te parle de ça m’sieur Dillon, c’est que finalement, plus je dégoise et plus je me dis que si j’avais voulu, c’est ce que j’aurais pu faire avec mes deux épouses. Et puis, bon, même si j’hésite à évoquer ça, Big Jim, j’ai lu récemment que ta fille, à pas même 25 ans, avait mis fin à ses jours, tout comme le père Hemingway. Qu’est-ce que je peux dire à ça, mon vieux, qui n’ait pas encore été dit ? À son âme immortelle j’offre cette prière (à ce moment même !) et à ton chagrin, à ton affliction, mes condoléances les plus sincères. Cela dit, je ne prendrai pas le deuil pour elle. Qu’est-ce qu’il disait déjà, ce vieux sage de Kurt Vonnegut ? Que dans le monde où nous vivons, « la paranoïa est un acte de foi », c’est ça ? C’est bien ça que je ressens quand il est question de suicide, Marshal : que lui aussi, c’est un acte de foi, même si c’est de la foi négative. Car au fond, quel être pensant parmi nous n’a jamais regardé autour de lui et contemplé les fascistes, les guignols et les brutes qui ont hérité la Terre, sans à un moment ou un autre envisager le suicide ? Si bien qu’au bout du bout, le suicide devient uniquement une façon éloquente et dramatique de dire que non, on ne veut pas vivre dans un monde où règnent les gibiers de potence.

Soudain je me trouvai à écraser ma bouche de la paume de ma main pour réprimer le rire tonitruant qui montait en moi… et qui aurait sans nul doute réveillé ma vieille mère endormie dans le lit d’à côté. C’est que je venais de me souvenir de quelque chose que j’avais lu sur Gunsmoke. Voilà quelques années de cela, le feuilleton de Big Jim, en raison de chiffres d’audience anémiques, avait été suspendu d’antenne pendant une ou deux saisons. Puis un petit génie de Madison Avenue avait trouvé la solution, qui crevait les yeux : Gunsmoke était diffusé à vingt-deux heures, et le distingué publicitaire avait diagnostiqué qu’à l’instar de Matt lui-même, son public s’était délabré avec l’âge. Nous souffrions tous de nos petits maux, « les mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair », diabète, hémorroïdes, calculs rénaux, vessie paresseuse, troubles cardiaques, prostate grippée, pertes vaginales, ulcères, cancer, apoplexie, AVC, démence, paralysie, fébrilité, eczéma, irritations, goutte, lassitude générale, peines de cœur, pelade, morbidité, dyspepsie, sensiblerie, paranoïa, affaissement général, bronchite chronique, alcoolisme, constipation, indolence, gastrite, problèmes circulatoires, diarrhée, flatulences, laryngite, douleurs d’estomac, calculs biliaires, varices, toux caverneuse et lassitude de l’âge mûr, et par conséquent, une fois nos Librium et autres pilules avalées, nous étions tous dans nos lits, bien bordés, passé vingt-deux heures. Ce qu’il fallait faire, démontra le petit Mozart de la pub aux gros bonnets de la chaîne, c’était simplement changer l’horaire et diffuser le feuilleton à vingt heures, heure à laquelle nous autres vieux schnocks décrépits pouvions encore garder les yeux ouverts. Ça c’était drôle, vraiment drôle. Résultat, non seulement les vioques retrouvèrent en masse Dodge City et le Long Branch Saloon, mais c’est une toute nouvelle génération de jeunots qui put ainsi découvrir Matt, Kitty, Doc et Festus !

Mais j’avais beau essayer de ne pas penser au Général, c’était peine perdue. La première fois que j’avais vu Gunsmoke, c’était en sa compagnie. Nous étions dans sa modeste maison de briques rouges à Baltimore, non loin de Fort Holabird ; alors capitaine, il était instructeur au centre de renseignement ultrasecret de cette base, où ses élèves les plus difficiles, m’avait-il toujours soutenu (par plaisanterie, j’espère), étaient ceux qui sortaient de West Point. Ça devait être en 1957, car je revois encore son fils qui rampait sur la moquette du salon en grenouillère bleue équipée de ces petits chaussons intégrés pour garder les pieds bien au chaud. Moi, à l’époque, j’étais dans ma phase Sur la Route, ne dessaoulant pas et en partance pour la Floride ; plusieurs mois plus tard, on allait m’enfermer dans un asile de fous, le premier de ces lieux pittoresques dans lesquels, au cours des trois années qui suivirent, j’allais effectuer de nombreux séjours. Le Général était là, assis dans son fauteuil, en chaussettes et sans cravate, ses barrettes argentées de capitaine épinglées au col de sa chemise kaki, cigare au bec, cheveu ras de l’engagé.

À 22 heures, il me demanda si je voulais voir Gunsmoke. Quand je rétorquai que ça m’était égal, que de toute façon je ne savais rien de ce feuilleton, le Général se montra surpris, mais j’expliquai que, comme j’étais tout le temps sur la route, je n’y connaissais rien aux programmes télé. Nous l’avions donc regardé ensemble, le Général, sa femme et moi. Au moment du dénouement tragique en noir et blanc, car le monde en ce temps-là était noir et blanc, le Marshal Dillon faisait face à trois jeunes bandits très méchants et très antipathiques, mal rasés et au regard féroce, qui, dos au mur d’une écurie, aux planches usées par les intempéries, étaient en train de discuter pour savoir s’ils allaient ou non lui tirer dessus. C’est à ce moment précis que Big Jim, maître de lui-même et de la situation, leur lança, d’une voix égale, son célèbre :

« Me forcez pas à vous tuer, les gars ! »

Sur quoi le Général ajouta en riant : « Oh que si, ils vont le faire. Ils vont te forcer à les tuer ! » Et bien entendu, en voilà un qui essaie de sortir son flingue, et là en moins d’un éclair m’sieur Dillon dégaine, et bang, bang, bang, schlack ! en voilà deux complètement retournés et le troisième cloué au mur de l’écurie avec une telle force qu’on eût dit qu’il venait de se prendre en plein visage une batte de base-ball géante. Une fois la fumée dissipée, les trois gredins étaient empilés dans la poussière, tout flasques et aussi morts que possible. Jusque-là, je n’avais pas vraiment idée de la violence que pouvait montrer la télé, et en étais perturbé, ayant trouvé la scène vraiment forte. Et c’est là que je pris conscience que le Général était plié de rire.

« Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?

— Si drôle ? Mais bordel, tu vois pas ce Colt .45 qu’il utilise, Matt ? En ce temps-là, t’aurais eu du bol de toucher une vache dans un couloir avec ça. Ce genre de flingue, c’était à peu près aussi précis qu’un de ces putains de pistolets à air. Sans parler de ces conneries de tir à la hanche. Un engin comme ça, si tu le tiens pas à deux mains, ça te casse un poignet. Pire encore, merde, c’est des cartouches à la poudre noire qu’il devrait utiliser, la poudre blanche ça existait même pas avant 1893, bordel ! Et dès qu’on tirait un de ces putains de trucs, ça faisait des nuages de suie noire qui vous aveuglaient. Après le premier coup, si on y voyait quoi que ce soit, c’est qu’on avait vraiment du pot, et encore plus si on s’était pas tiré une balle dans la rotule ! »

Comme il connaissait les armes depuis toujours, le Général devait vraiment savoir de quoi il parlait. C’est à ce moment que le Serax gagna la partie. Quand la réception nous réveilla à 5 h 30, la téloche était toujours allumée, mais rien n’en sortait si ce n’est un grésillement et un gros rayon rectangulaire de lumière vive. Je me mis à rire, en me disant que c’était sans doute le programme le plus lumineux qu’elle pouvait produire.

 

« À la merci du désir. Mémoires fictifs », de Frederick Exley, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Charles Khalifa, © Monsieur Toussaint Louverture, 2019.

En librairie le 3 janvier.

 


Frederick Exley

Écrivain