Récit

Fou comme un lapin

Écrivaine

Pour un prochain récit documentaire en projet, Joy Sorman a passé du temps, toutes les semaines, pendant un an, dans le secteur fermé d’un hôpital psychiatrique et y a fait la connaissance de Franck. Comment mettre du jeu dans l’approche médicale et sa violence. Comment avoir affaire à la folie, comment se représenter le rapport au réel, la souffrance et la grandeur de la folie. Avec vigilance et attention.

On longe un imposant mur d’enceinte, une barrière se lève, on passe une grille, puis c’est un sas vitré, on est maintenant dans un parc que délimitent des rangées de platanes, des allées bitumées, on marche encore, des silhouettes fument sur un banc, un lointain crachin sonore s’échappe d’un portable, on laisse derrière soi le salon de coiffure, la blanchisserie, la cafétéria, l’aumônerie, la salle de sport, le local syndical, l’atelier d’ergothérapie, et tout au bout se dresse le pavillon 4B, son jardinet, sa clôture, ses doubles fenêtres occultées et sa lourde porte métallique qui ouvre sur un couloir d’hôpital.

Une porte et un couloir, ces deux éléments signalent immédiatement l’institution. Je comprendrai plus tard leur importance : dans le couloir, d’abord, on fait les cent pas, on racle le sol, des allers-retours pour desserrer l’étau de la maladie, on s’immobilise aussi, on stagne, on squatte. Pendant que d’autres, dans ce même couloir, surveillent, font des rondes.

Puis la porte, qu’on ferme à clé, qu’on claque, devant laquelle on patiente, contre laquelle on s’acharne, on tambourine, on cogne, avec son poing ou sa tête, qu’on veut à tout prix ouvrir, à tout prix fermer. Qui à la fois protège et enferme – certains étouffent de la voir close, d’autres paniquent de la voir ouverte, sur l’hostilité du monde extérieur.

 

Ici, ce qui frappe d’emblée quand on y entre pour la première fois c’est l’odeur, elle flotte en nappes épaisses, une odeur de collectivité et de macération, de chou bouilli et de détergent, de sauce refroidie et d’inquiétude, âcre, insistante – une odeur d’enfermement. La chaleur aussi, étouffante, peut-être parce que ceux qui vivent là se tiennent quasi immobiles, alors on pousse les radiateurs à fond, on tâche de maintenir la température des corps ankylosés à 37 degrés.

Maintenant le regard panote et s’arrête sur une enfilade de portes aux lucarnes opaques, un faux plafond résistant à l’incendie, des spots encastrés, une lumière sans contrastes, une plante verte qui a l’air fausse, on ne sait pas.

Je reconnais une mélodie de Bob Marley, elle vient du fond du corridor, la dernière porte est entrouverte, je vois bientôt dépasser un pied nu et potelé de femme, qui n’ira pas plus loin, et dont la fixité m’impressionne – un pied menaçant, réprobateur, ironique ; je n’imaginais pas qu’un pied puisse être aussi expressif.

Plus loin, un homme en survêtement marine floqué du logo de l’hôpital tourne lentement en rond, ne rend ni bonjour ni sourire ; il déambule, est-ce que déambuler apaise ou ralentit la folle activité de son cerveau ?

Voilà une première impression. La seconde ce sont des figures enrayées, aux gestes suspendus ou hachés, des chaussons qui glissent, des voix pâteuses, des élocutions empêchées, des mots heurtés, des ventres à la proue ou creusés, des bouches abîmées, salivantes, des corps trop secs ou trop lourds, voûtés, épaissis par les médicaments, des regards fuyants, torves ou plantés comme des flèches empoisonnées, des faciès figés par la chimie, des mains mangées, et une infirmière qui arrache les mauvaises herbes du jardin, soigne les trois roses et l’unique tulipe.

Il y aura d’abord l’impossibilité de voir autre chose, puis il y aura une multitude d’impressions, plus contrastées, plus subtiles, plus riches, encore plus sinistres et beaucoup plus joyeuses.

Et surtout il y aura Franck.

 

 

 

Franck est bien connu au pavillon 4B, il y fait des séjours réguliers depuis plus de 20 ans, de l’appartement de sa mère au centre de crise, de l’hôpital de jour au foyer d’accueil médicalisé, puis retour à la case départ, en service fermé. Il a 40 ans, on me dit qu’il est schizophrène chronique et la première fois que je le rencontre il vient de passer un mois en chambre d’isolement, il en est sorti une heure plus tôt.

J’aime immédiatement son allure christique – cheveux aux épaules, bras écartés pour saluer, pieds nus, ongles démesurément longs, regard franc qui enveloppe les choses et les hommes dans une même douceur, gestes ralentis sous l’effet des médicaments, de l’isolement et de la contention, et peut-être aussi d’une infinie précaution. On ne lui a pas rendu ses chaussures de peur qu’il s’enfuie, et il porte encore son pyjama anti-suicide de papier bleu. Je suis frappée par ce vêtement qui n’en est pas un, qui n’habille aucun corps, couvre à peine – Franck est comme nu, c’est ainsi que je le vois.

 

J’apprendrai bientôt que le pyjama est un rouage essentiel de l’hôpital psychiatrique.

On est interné à la demande d’un tiers ou sur décision du représentant de l’État, on est récalcitrant, on proteste : alors on est déshabillé, dépouillé de sa vie d’avant, de sa vie dehors, de son enveloppe, et mis en pyjama, couvert de la tenue de l’institution, livré à elle. Le pyjama signale une rupture, signale la maladie, signale ou plus souvent impose le consentement au soin, l’entrée dans la psychiatrie, signale que tout change à cet instant où l’on enfile le vêtement bleu ciel anonyme, le même pour tous, signale le lit, la position allongée, le sommeil et aussi l’insomnie, la faiblesse, l’abandon, la régression.

Après le pyjama il y aura le survêtement de l’hôpital, pratique, ample, qui marque une évolution, un progrès, un petit pas vers la réappropriation de son apparence, un pas de la nuit vers le jour, de l’apathie vers l’activité. Puis un matin on vous dit que vous allez mieux, vous récupérez vos vêtements, vous vous habillez, la sortie est peut-être proche.

Mais certains ne veulent pas quitter l’iconique pyjama, on leur rend leur jean, leur chemise, et ils veulent rester en pyjama, de peur qu’on les chasse ou qu’on les transfère, ils se sentent bien trop friables, bien trop inquiets pour sortir, il n’y a rien pour eux dehors, cela leur va d’être ici, ils se sont habitués à la nourriture et prendraient très mal qu’on veuille se débarrasser d’eux. Les paroles rassurantes et les promesses n’y font rien, alors parfois ils lacèrent, déchirent ou souillent leurs vêtements afin qu’on leur rende le fameux pyjama à boutons pression, ou la chemise de nuit à fleurs mauves et jaunes, pour les femmes que le bleu douteux de l’hôpital rebute.

Franck, lui, a hâte de récupérer son sweat à tête de loup, son jean blanc troué aux genoux et ses pendentifs tribaux.

 

Franck a enfilé une polaire sur le pyjama en papier crépon, une paire de claquettes de piscine, propose de s’asseoir dans la salle télé, et raconte volontiers : en iso, la première semaine on croit qu’on va mourir, et puis on s’habitue, ça va.

Et comment on occupe ces longues journées enfermées ?

Je me fais des délires cosmiques, vous savez je suis schizo et parano au dernier stade.

C’est quoi le dernier stade ? Est-ce qu’il n’y a pas toujours un stade au dessus, qu’on n’imaginait même pas ?

Le stade encore au-dessus, le stade ultime, c’est moi en objet céleste aspiré, englouti et dissous dans un trou noir.

Puis Franck raconte une vie de peine et de violence sur un ton équanime : petit j’étais dyslexique et mon père me tabassait ; comme il était médecin, il savait exactement où taper pour que cela laisse le moins de traces possibles. Il me cognait pour un oui ou pour un non, parce que j’avais utilisé trop de papier toilette. Ma mère buvait, deux bouteilles de porto par jour, ça peut vous paraître beaucoup mais dans son village c’était la norme, la dose habituelle, tout le monde buvait ça. La dernière fois que mon père m’a frappé j’avais 13 ans et c’était un 14 juillet, le sang a giclé, je me suis rebellé, j’étais devenu grand et fort, j’ai eu le dessus. Mais je n’ai jamais dénoncé mon père, j’ai toujours gardé ça pour moi, je ne voulais pas qu’on m’envoie à la Ddass. D’ailleurs, je ne lui en veux pas, j’ai juste parfois un peu de rancœur, il vient me voir à l’hôpital, il m’apporte des clopes ; j’aime mes parents c’est comme ça, on ne peut pas m’enlever cet amour.

Voilà, après cette mauvaise période, j’ai passé un CAP paysagiste jardinier, j’étais très bon en taille d’ifs, j’ai travaillé quelque temps au service espaces verts et ça m’a lassé, alors je me suis dit pourquoi pas chasseur alpin, mais la semaine précédant l’examen je ne dormais pas, je fumais du shit en regardant la télé, j’ai pété les plombs et tout ça s’est terminé à l’HP, j’avais 19 ans, c’était mon premier séjour. J’y suis resté deux ans.

Quand je suis sorti j’ai rencontré une fille, je ne travaillais pas, j’étais asocial de toutes façons, alors je me suis installé chez elle. On était bien, je lui cuisinais des pâtes à la carbonara, des cuisses de grenouille et du rosbif, et on est même descendus à Cannes en vacances. Ma copine était nympho mais je m’en foutais. Ça a tenu comme ça plusieurs années et un jour, à nouveau, j’ai fumé trop de shit, mes yeux sont partis à l’arrière de ma tête, ils se sont collés au fond de mon crâne et ils me regardaient, ils me surveillaient, c’était insupportable.

J’avais trop de délires en moi, et aussi le cadavre d’un jumeau que j’avais avalé dans le ventre de ma mère parce que j’étais le plus fort des deux, le plus volontaire. Trop de délires en moi et des morceaux de moi qui s’éparpillaient, mon estomac qui disparaissait, mon ventre qui devenait creux, troué. Il va mieux maintenant, touche, regarde comme il est bien bombé. Trop de délires en moi et un ectoplasme qui m’espionnait, me suivait partout en silence, glissait sur les murs, le plafond, le sol. Tellement de délires en moi qu’il paraît que j’ai agressé un patient en arrivant, parce qu’il marchait avec mes jambes, il m’avait volé mes jambes ce bâtard.

 

Franck marque une pause, rapproche sa chaise qui racle le carrelage, vérifie d’un coup d’œil que personne ne nous épie, se penche à mon oreille, me le révèle comme le plus précieux des secrets, et je le reçois comme une grâce : tu sais, à un moment j’étais tellement pur que je m’allonge dans l’herbe et plein de marguerites se mettent à pousser autour de moi. Franck a les yeux luisants, j’ai peur qu’il se mette à pleurer, c’est qu’il a vu la beauté de très près.

Plus tard il me confiera un autre merveilleux secret, une découverte jamais révélée tant elle bouleverserait l’ordre du monde, l’ordre des sexes ; il m’apprend qu’on a découvert la première sirène mâle échouée sur une côte californienne.

Sait-il seulement que les sirènes sont la folie des marins ? Que leurs chants seraient aujourd’hui qualifiés d’hallucinations intrapsychiques ou acoustico-verbales ?

 

 

 

Lors d’une précédente hospitalisation Franck a trouvé un hérisson dans le parc de l’hôpital, sous un banc, en boule au milieu d’un amas de canettes écrasées et de mégots. Il avait l’air mal en point, Franck l’a déposé dans le creux de sa main, a serré jusqu’à saigner, a glissé l’animal dans la poche de son blouson et l’a ramené au pavillon 4B. Il le nourrira des reliquats de ses déjeuners en barquette, le cachera dans le faux plafond de sa chambre, l’utilisera pour ses cérémonies vaudou.

 

Quand Franck le contemplatif n’est pas à l’hôpital, ni chez sa mère, ni chez une fille, il est au zoo ; il y a trouvé demeure, parmi les grands singes, les félins et les serpents, il y a trouvé protection et apaisement, matière à rêverie, à délires mystiques s’il a un peu fumé, il y a trouvé de quoi s’oublier et devenir animal, se fondre dans les bêtes, surtout quand les humains sont trop effrayants avec leurs mots d’ordre, leurs certificats médicaux et leurs seringues à injection retard.

Quand le fardeau d’être né homme est vraiment trop lourd, quand il apparaît avec certitude à Franck qu’être humain n’est pas un avantage mais plutôt une malédiction, il ne reste plus qu’à fraterniser avec l’orang-outan de Bornéo, s’abîmer dans les reflets de son pelage roux, se dissoudre dans ses pupilles noires, s’enfuir agrippé à son large dos, écouter la musique de ses borborygmes, respirer l’humus de sa cage, le terreau que Franck aimerait tant se reconstituer, couche après couche, lentement déposées, sédimentées ; Franck qui se décrit comme une herbe folle arrachée à la va-vite, du chiendent à éradiquer – sous ses pieds c’est friable, c’est instable, de la mauvaise terre, sèche et caillouteuse.

Enfermé à l’hôpital, Franck a la nostalgie des bêtes, et c’est vrai que :

La chambre d’isolement et la cellule, la cage, on y pense.

Le silence, l’arrachement, l’exclusion, on y pense.

L’étrangeté, l’indéchiffrable, on y pense.

L’ennui, la mélancolie, le lointain, on y pense.

Le dénuement, on y pense.

La fascination, on y pense.

Le miroir, on y pense.

La manipulation du vivant, on y pense.

Les pattes éjointées pour qu’ils ne s’échappent pas, on y pense.

L’empathie, la protection de qui est menacé on y pense aussi, on aimerait y penser davantage.

 

Pendant deux semaines, chaque soir, Franck libère le hérisson de sa cachette, lui donne quelques pelures, de l’œuf dur écrasé au fond de sa poche, gratte affectueusement son ventre rosé puis installe l’animal terrorisé sur la table de nuit, dispose en cercle quelques pierres, turquoise, jade et quartz, et récite la kabbale.

Franck étudie aussi la numérologie et m’apprend que si on ânonne 888 en boucle on rajeunit, que si on répète « tao » pendant 3 heures allongé sur son lit on entre immanquablement en transe. Franck est un chamane, il a dissimulé en divers recoins de la chambre les objets nécessaires à ses cérémonies. Il opère la nuit, avec quelques bougies, le briquet volé à une aide-soignante, un pendentif scarabée, une bague de templier, un petit bouddha en pierre de lune – autant de trésors qui ont miraculeusement échappé à la fouille. La petite enceinte reliée à son portable diffuse de la trance Goa en sourdine. Au mur il a épinglé les dizaines de dessins réalisés en ergothérapie, mandalas multicolores, dragons et fleurs vénéneuses. En ergo, on incite Franck à dessiner, pour favoriser sa concentration, plutôt qu’à sculpter, une activité plus hachée, plus morcelée, qui convient moins à son tempérament versatile.

Lors d’un précédent séjour, Franck a pourtant sculpté son sexe, une magnifique céramique rose dressée, il dit que c’est son sexe d’avant, avant d’entrer à l’hôpital, avant qu’on tue sa libido avec les traitements, il ajoute qu’il compte bien retrouver son véritable sexe en sortant d’ici. D’ailleurs il a le projet d’épouser une sorcière, une sorcière sans famille, sans descendance ni ascendance, qui manie les pouvoirs du feu et de l’eau, règne sur les serpents et les araignées, une guérisseuse qui soigne avec des plantes, la belladone et le perce-neige.

En attendant, Franck pratique le vaudou et la magie blanche, celle qui œuvre pour le bien, et avec un hérisson c’est encore mieux.

Mais au bout de deux semaines à vivre dans un faux plafond nourri d’écorces d’orange et de trognons de pommes, la pauvre bête est morte. Franck l’a laissée pourrir et se dessécher quelques jours, puis l’a déposée devant la porte du psychologue pour lui jeter le mauvais œil.

 

Je demande à Franck pourquoi il a passé un mois en chambre d’isolement.

Je me suis enfui, les infirmiers m’ont coursé, je me suis caché dans une poubelle, je voulais seulement prendre mes 500 euros à la banque et revenir, mais j’ai acheté du shit, je me suis envoyé un whisky à 11 euros au comptoir, j’étais défoncé, je me suis écroulé, je me suis fait dépouiller, les flics m’ont ramené, ça n’a pas duré longtemps cette petite promenade. La vérité c’est que j’ai fugué pour me faire tatouer, le Christ et Marie sur le bras gauche, c’est pour ça que j’avais besoin des 500 euros.

Pour me calmer, me punir plutôt, on m’a mis d’office en iso. Mais parfois, quand je me fais trop peur, c’est moi qui réclame l’isolement. Quand je suis en délire, que je regarde intensément le ciel et que je vois une multitude de points lumineux mobiles, comme des fées. Ou quand je sens que j’ai le sexe tout mité. Et surtout quand je sens que je deviens loup-garou.

 

Je vais apprendre que Franck est en SDRE, soins sans consentement sur décision d’un représentant de l’État, pour violences. Qu’il a poignardé le chien de sa mère. Pourtant Franck raconte que c’est lui qui est déjà mort 10 fois, poignardé dans la rue par des passants, puis ressuscité – en réalité il ne dit pas je ressuscite, il dit je revis, et cela fait une grande différence, cela signifie que la vie est tapie en lui, qu’elle ne tombe pas du ciel, qu’elle n’est pas une grâce ou un miracle, mais une ressource.

Franck me raconte le loup-garou blotti dans ses intestins, m’assure que s’il ne prend plus ses médicaments il redevient la bête, le fameux lycanthrope, que la conversion est immédiate.

Mais la malédiction n’est pas tant d’être loup-garou que d’endosser cette apparence effrayante quand ses pensées sont pures et son cœur plein de bonté. Franck, le tendre monstre, se désole de faire peur aux passagers du métro alors que sa transformation n’a pour objet que d’absorber les ondes négatives qui polluent les alentours. Mais comment être compris quand l’expression de mon visage ne coïncide pas avec la vérité de mes intentions ?

Franck propose de me montrer sa face de loup-garou, un simulacre de métamorphose, pour que je comprenne, que je fasse l’expérience de la peur. En un éclair il change d’expression, ses yeux fixes exorbités, il se met à trembler de tout son corps, crispe sa mâchoire, retrousse ses babines, sort les crocs, serre les dents à s’en faire péter l’émail, souffle, crache, et cela dure, je baisse les yeux, il insiste, sa veine temporale palpite, le rouge monte au front, je n’ai pas peur, peut-être parce que je suis à l’hôpital et non sur le quai du métro. Et Franck s’arrête net, rigole, satisfait de sa performance. Alors, t’as flippé ?

Mais si tu fais le fou Franck c’est donc que tu ne l’es pas. Si tu simules la bête c’est que tu es homme. Il me semble à cet instant que tu feins autant la folie que la raison. Que tu sais exactement où tu te tiens, et tu es le seul à le savoir, peut-être ni d’un bord, ni de l’autre, ni dément ni sage, quand moi j’ai le vertige, je ne sais plus rien. Je crois que tu m’as eue Franck. Je crois aussi que je comprends mieux.

 

Quand je demande au psychiatre pourquoi les visages des fous sont si expressifs, si contrastés, si grimaçants et inquiétants parfois, pourquoi les muscles faciaux, le muscle abaisseur de la lèvre inférieure et le muscle élévateur de l’angle de la bouche se contractent si puissamment, il juge ma question naïve.

Parfois, dans la rue, je croise ces regards noirs, accusateurs, ces pupilles fixes, ces sourires crispés ou ironiques, je perçois les spasmes, les nerfs sous la peau électrique, je vois la pâleur de la colère et je songe aux tempêtes crâniennes, à la souffrance tapie sous l’os frontal, je pense à tout ce qui sourd à l’intérieur, quand le médecin évoque tout ce qui s’abat depuis l’extérieur.

Car la maladie, ou la folie – comment choisir le bon terme ? – la maladie ou la folie détruit toutes les protections, tous les filtres, tous les remparts qui tiennent le monde à distance, en respect, qui instaurent entre nos corps et la réalité une sorte de zone tampon, de périmètre de sécurité et de pudeur – quelques centimètres peuvent suffire, une brassée d’air, un souffle.

Le fou c’est celui qui se prend le réel en pleine gueule, la plus petite parcelle de matière fond sur lui comme une météorite en feu, une goutte de pluie est d’acide, une poussière est poison, un coup d’œil un coup de poignard. Rien ne le protège, tout fait violence, les traits se déforment sous l’impulsion d’une parole anodine ; le monde, les autres, les couleurs et les mouvements viennent s’imprimer directement au fer rouge sur le plan à vif de son visage. Sans défense toujours, sans capacité de refoulement souvent, ça sort, ça jaillit, ça éructe, ça dit la vérité toute nue même quand il s’agit d’affabulations, ça ne trie pas, ça ne sépare pas le bon grain de l’ivraie, c’est à prendre ou à laisser, cette hyper-expressivité, cette augmentation de tout, ce bouleversement perpétuel.

Le médecin m’explique que les psychotiques sont comme marqués en continu par des micro-traumatismes. La moindre lumière brûle leurs yeux, le moindre crépitement sonore déchire leurs tympans, c’est un fracas phénoménal dans leurs têtes poreuses. Tout ce qui advient et entre dans leur champ de perception est vécu comme une commotion, une meurtrissure – une cuillère qui tombe, un enfant qui hoquète, peut-être cette mouche qui se pose contre un mur.

Certains disent de Franck et de tous les autres qu’ils perdent le réel, qu’ils perdent le contact, quand c’est l’inverse. Il y a plutôt excès de réel, ils en crèvent de ce réel trop proche, trop fort, trop grand, qui leur colle aux basques et au cerveau.

 

 

 

À l’hôpital général on dit malade, patient, on dit diabétique, on dit cancer, hernie, fracture, hépatite – les mots sont stabilisés.

À l’hôpital psychiatrique on dit aussi malade, patient, mais également psychotique, bipolaire, schizophrène, dépressif, et les mots ne sont pas si stabilisés, ils restent révocables. Les mots sont parfois comme les corps, sous contrainte, et leur signification flanche au gré des époques, la symptomatologie évolue, les pathologies sont sociales, la psychiatrie est plus que toute autre discipline médicale, interprétative, hypothétique. Nommer est une tâche ardue, ici plus qu’ailleurs. Et il s’agit d’être vigilant puisque nommer c’est ferrer, classifier, sédimenter.

Et puis il y a ce mot : fou. On le prononce, on ne le prononce pas. F.O.U, on est d’accord, pas d’accord avec ces trois lettres. C’est le mot commun, c’est le mot qui vient, c’est le mot tendre ou effrayant, c’est le mot qui en contient mille autres, qui agrège tant de sentiments – amour, pitié, crainte, soupçon. Un de ces mots encombrants, si lourd qu’il tombe de la bouche, déborde les limites du cerveau, un de ces mots difficiles à pratiquer, comme homme, comme monde. Un mot trou noir, un mot vortex.

 

Franck, fou, ça te dit quoi comme mot ?

Est-ce ainsi qu’on te désigne ? Est-ce ainsi que tu te présentes ?

On pourrait dire aussi : malade mental, insensé, dingue, dément, furieux, schizo, taré, asocial.

Non, fou c’est mieux, j’aime bien fou, ça ne me vexe pas, c’est le mot le moins violent, c’est amical, c’est plus léger je trouve, moins dramatique, et surtout c’est le même mot pour tout le monde. On est tous fous ici, pas de distinction entre les schizos et les grands mélancoliques, tous embarqués dans la même galère, avec la bizarrerie et la souffrance en partage ; ça ne me plaît pas que les médecins nous collent sur leur grand tableau, dans leur classeur à pathologies mentales.

Une aide-soignante lui avait dit, Frank tu es fou comme un lapin, il avait répondu c’est vous qui êtes fous comme des bourdons, et avait pris l’aide-soignante dans ses bras, qui s’était dégagée avec précaution.

Je pense au lapin fluo de l’artiste Eduardo Kac. Son ADN avait été mêlé à la protéine fluorescente de la méduse, et l’animal mutant brillait dans l’obscurité, d’une lumière verdâtre inquiétante. C’est vrai que Franck éclaire dans le noir, d’une lueur étrange ; Franck, lui aussi, est augmenté, d’un délire et de diverses manipulations chimiques.

Franck s’était emporté contre le médecin qui, le premier, avait posé un diagnostic, l’avait désigné comme schizophrène plutôt que fou. Il avait eu le sentiment qu’on prenait le pouvoir sur sa vie, ce pouvoir de la science raisonneuse sur une existence fuyante, la confiscation d’une expérience radicale et singulière, l’élucidation à marche forcée – une lampe braquée sur un visage fermé, récalcitrant, et ses noirs lacs intérieurs.

Franck veut rester incompréhensible, c’est tout ce qui lui reste.

 

Après 40 ans d’exercice à l’hôpital, un médecin m’avait prévenue : en psychiatrie, il faut se méfier du mot « donc », et de toutes les conjonctions de coordination en général, des conclusions hâtives, et même des raisonnements courants. Se méfier de « donc », de « car », de « mais ». Prenons par exemple cette phrase : il est prostré, mutique, donc il va mal, il est triste. Peut-être qu’il va mieux en réalité. Peut-être que, eu égard à son état antérieur d’agitation, de fièvre, de logorrhée, il y a du mieux, il y a du progrès, il y a un apaisement.

Il n’y a pas de donc qui tienne à l’hôpital psychiatrique. On ne peut pas compter sur les causes et les effets. Prenons par exemple cette discussion de couloir entre deux infirmières : comment tu veux faire un polytechnicien avec quelqu’un qui s’est fait violer par son père ? Oh tu sais, il y en a qui sont traumatisés à vie par trois fois rien, une insulte dans le métro, et d’autres qui se remettent des pires drames, leur père a assassiné leur mère puis s’est tiré une balle dans la tête, et ça va plutôt pas mal.

 

 

 

Franck déborde de phrases, qu’il consigne chaque matin sur « le mur des mots », un tableau blanc à la disposition des patients. On y lit : « ici bien souvent on entend parler le silence » ; et aussi : « les mots ont une consonance vibratoire digne du Big Bang » ; et encore : « le temps n’est qu’une porte, la vie qu’une fenêtre, je reviendrai ».

Franck est bavard, il parle comme on pratique des saignées, faire sortir et s’écouler tout ce qui bloque, les stases toxiques, remettre en mouvement le verbe mal oxygéné, qui ne circule plus. Parler le libère, recrée de l’espace à l’intérieur de Franck.

Mais parfois les mots ne sont pas les siens, les voix viennent d’ailleurs, elles roulent dans sa tête ou agacent son tympan, des hallucinations auditives, des mots pleins de frayeur. Un jour Franck a eu si peur de ces voix étrangères qu’il s’est caché dans le faux plafond de sa chambre, comme le hérisson, on l’a cherché une heure, deux heures, il est resté tapi dans le noir, contorsionné entre les fils électriques et les poutrelles métalliques, puis le plafond a cédé, Franck est retombé lourdement sur son lit, et sur ses pattes.

Le médecin lui a demandé si les voix parlaient dans son cerveau ou dans son oreille, et m’apprend que les hallucinations auditives n’ont pas que des effets délétères, qu’elles sont aussi comme des compagnons, qu’elles viennent combler des vides, des solitudes, et même si elles réveillent d’insupportables angoisses, elles incarnent des présences, occupent les places vacantes, éclairent des gouffres. Il ajoute que le délire est comme un rempart de l’individu contre son propre effondrement. Quand le sol se dérobe, les voix forment un étayage, peut-être précaire mais qui, à cet instant, prévient la chute fatale.

 

Alors, quand d’autres sont désespérément mutiques, plus de mots, parfois plus de bouches, édentés, lèvres englouties, Franck parle, et ça parle en Franck, les mots entrent et sortent, les mots l’assaillent, s’installent, le colonisent, il les recrache, c’est une bataille sans fin, les mots tourbillonnent, au dedans et au dehors.

Il parle et ça parle en lui, mais ce que Franck supporte le moins c’est d’être parlé, parlé par les autres. Franck entend des mots abscons qui sont censés le concerner, les mots des médecins, leur funeste sabir, et il n’aime pas ça.

Il entend : incurie, apragmatisme, clinophilie, catatonie, dissociation, stéréotypie, subagitation. Il entend des noms de médicaments et ça ne lui dit rien qui vaille : clozapine, loxapac, solian, rispéridone. Ces noms le blessent, parfois davantage que les voix maléfiques qui viennent le visiter. Franck refuse d’être cette somme de mots qui ne lui appartiennent pas et dont le sens lui échappe. Il refuse d’être interprété, d’être traduit dans une autre langue, le dialecte psychiatrique, il abhorre ce lexique médical qui code sans ménagement le moindre de ses énoncés ; ça ne lui va pas qu’on lui fasse dire autre chose que ce qu’il dit, ça ne lui va pas que les mots aient des sens à double fond, ça ne lui va pas qu’il y ait un en-deçà du langage, et que les mots soient des symptômes. Il sent comme de la suspicion dans l’air.

Quand Franck dit au psychiatre je suis la viande et vous êtes le couteau, il n’y a pour lui rien à interpréter, rien à commenter, rien à traduire. Il est la viande, le médecin est le couteau, c’est un fait, un gros bloc de réel, lourd et dur comme de la pierre, impossible à déplacer, planté là pour l’éternité. Qu’est-ce que vous voulez dire ? Si j’avais voulu dire j’aurais dit. Parfois Franck perd patience ; les médecins aussi.

Et quand il raconte la vision qu’il a eue la nuit précédente, il ne supporte pas que le psychiatre qualifie cette vision de rêve, l’accuse d’avoir dormi et rêvé : j’escaladais le mur du cimetière, c’était difficile, je m’écorchais les mains, les genoux, la pierre était froide et glissante, mais je devais absolument passer de l’autre côté pour rejoindre le mont Sinaï. J’arrive enfin en haut du mur et là, à la place du mont Sinaï, je vois un immense centre Leclerc ! Vous imaginez la déception !

Le médecin s’interdit de sourire, voudrait emmener la conversation ailleurs, sur la terre ferme : monsieur, on avait évoqué la possibilité de diminuer la dose de zolpidem au coucher.

Arrêtez avec vos mots en « z », et surtout arrêtez de m’appeler monsieur.

Franck s’agace que les médecins s’adressent ainsi à lui, monsieur prenez un siège, monsieur prenez vos médicaments, monsieur prenez sur vous, il y entend une distance – malvenue alors que Franck a remis sa vie entre leurs mains –, il y entend une certaine condescendance quand il est mal luné. Les infirmiers l’appellent par son prénom, Franck préfère, c’est plus doux, il faut dire aussi qu’ils vivent ensemble, partagent leurs clopes et souvent se tiennent la main.

 

Quand Franck veut la paix, quand il n’a plus la force de batailler, il fait semblant d’être d’accord avec le médecin, il adopte le point de vue de l’hôpital, mais n’en pense pas moins, pense qu’on l’a déclaré malade et qu’on a inventé la psychiatrie pour l’empêcher d’utiliser ses dons, pour briser ses facultés divinatoires, pour lui interdire de jeter des sorts et de dire la vérité aux hommes, pour étouffer ses visions – tout ce qu’il voit, entend, sait, perçoit et qui reste inaccessible à ce sinistre individu en blouse blanche.

Dans ces moments-là, il joue au bon patient, celui qui ne s’agite pas, qui ne crie pas, qui ne se fait pas remarquer, celui qui avale sans broncher, les repas, les médicaments, les consignes, les soins, les autorisations, les recommandations et les menaces. Il ingère docilement tout ce qui se présente, même la plaquette de chocolat noir que lui a apportée sa mère alors qu’il n’aime que le chocolat au lait. Il avale, et se laisse avaler par l’hôpital. Il obéit.

Il finit par obéir, car si Franck est enfermé ici c’est qu’il a provoqué un choc, dérangé la marche du monde, c’est que quelqu’un, à un moment, a été heurté par Franck, ses gestes ou ses paroles. Tous ceux qui sont ici, contre leur volonté, ont brisé un pacte, quelque chose s’est mal passé, pour eux ou pour les autres, et on a considéré qu’on ne pouvait pas laisser faire, que ça ne pouvait plus durer.

On compte alors sur l’ordre de l’hôpital pour résorber le désordre chez Franck. On compte sur l’internement pour réduire la part de violence dans toute folie. Mais on sait bien que rien n’est plus dur qu’un crâne, et que si le cerveau se mate, l’esprit, lui, s’échappe toujours.

 

 

 

Ce matin, Franck est avachi sur une chaise, assommé par les cachets, il bave, et sa tête lourde, comme guillotinée, nuque cassée, repose sur sa poitrine ; cette tête pèse une tonne, lestée de tout le poids des médicaments et des ressassements, de ses pensées qui sont bien plus qu’une simple activité neuronale, plutôt une coulée de plomb qui entraîne tout son corps vers l’avant. Plus loin, une femme s’est assoupie contre un radiateur, son corps contorsionné, ventousé au radiateur dur et froid.

Ici on dort assis ou debout autant que couché. Ici tout se fige dans la glace des neuroleptiques, de l’enfermement et de l’ennui. Le temps aussi est une banquise, à moins qu’il ne soit de la mélasse, un truc qui colle et se distend. À force, ce n’est même plus du temps, mais une masse informe qu’on voit glisser en apesanteur dans les couloirs, telle une créature de Miyazaki.

Les soignants tentent bien de le recréer artificiellement ce temps, avec des horaires, des rituels, des rendez-vous – heures des repas, des clopes, de l’ergothérapie, et même une immense horloge derrière une vitre incassable dans la chambre d’isolement –, mais cela ne suffit pas, le temps est mort, ne reste que cette durée poisseuse qui englue chaque mouvement. Je la sens épaisse et tiède dès que je pousse la porte du service.

Et c’est bien tout ce que je peux sentir, car la douleur de Franck, je ne la comprends pas, j’y accède à peine. Je ne dispose que de quelques gestes, la possibilité de lui faire un signe, amical, de lui adresser un salut, cela peut être une main furtive sur l’épaule, un mot. Rien de ce qu’il me demande n’est possible, n’est autorisé – lui ouvrir la porte, lui acheter un sandwich grec au kebab de la place du marché, lui rapporter de l’encens –, il ne nous reste que des détails, mais qui prennent ici une importance : un rire, un regard, une patience, rapprocher un siège, ramasser une cigarette, prévenir qu’il y a une marche, un courant d’air, attention ta tête. Un geste, concret, matériel, une action, minuscule, pour que quelque chose existe enfin avec certitude dans cet espace imprécis, cotonneux, hypnotique.

 

Franck supporte de plus en plus mal la vie dépouillée de la psychiatrie. Il me rendrait bien mon sourire contre un kebab sauce blanche harissa. Ici on ne cherche même pas de faveurs, on n’espère aucun gain, seulement de ne pas être davantage spolié, on parlemente pour conserver son portable, une bouteille de parfum, on voudrait une clé à l’armoire de sa chambre, on ne peut pas entendre que ces privations font partie du soin, on constate seulement que les objets les plus personnels sont confisqués, qu’il faut ôter ce collier qui pourrait étrangler alors qu’on saurait très bien comment se tuer s’il le fallait. Le à soi ça n’existe presque plus.

Les initiatives les plus banales sont anéanties, tout ce qu’on accomplit sans même y songer, ces infimes licences du quotidien – mettre du beurre salé sur ses biscottes, monter au maximum le son de la radio sous la douche, allumer sa cigarette avec des allumettes plutôt qu’un briquet et s’asseoir sur le rebord de la fenêtre pour fumer. Le moindre petit plaisir est soumis à autorisation.

Alors on intrigue pour adoucir le quotidien, on met en place des stratégies de résistance, d’accommodement du moins, un mensonge pour obtenir une pause clope supplémentaire, un vêtement sciemment égaré, des caches dans les chambres des uns et des autres, des maux de ventre simulés, on négocie, on tente de monter les soignants les uns contre les autres, pas dupes, en livrant des versions contradictoires, en surjouant ses états d’âme, et on fait un peu de troc avec les autres patients, des centimes d’euros, des appels téléphoniques et des canettes de coca.

Chaque jour, se demander comment entraver l’exercice du pouvoir médical, comment bafouer les règles, comment manifester son mécontentement, comment contrarier la machine asilaire, chaque jour grignoter un morceau de liberté, arracher un lambeau.

Chaque jour, Franck cherche à contester d’une manière ou d’une autre le déroulement de la journée, cherche de nouvelles tactiques – refuser de prendre ses médicaments ne sert à rien, la violence se retourne contre lui, s’enfuir est vain il est toujours rattrapé, alors tout se joue dans les attitudes, les airs qu’on prend, les mines qu’on se compose, dans la manière, un infra-langage du corps qui envoie des signaux irritants.

A l’hôpital Franck n’a pas les moyens de s’opposer, de condamner, il ne peut qu’exprimer un peu de distance. Il y a le sourire insolent, les yeux au ciel, le silence buté, le moindre effort, la mauvaise volonté, un marmonnement hostile, des ricanements ironiques, un rot sonore, des soupirs d’agacement, toute une expression atténuée pour signifier sa désapprobation, sans hausser le ton, sans s’emporter, sans faire de vagues, car il s’agit toujours d’éviter la punition ; ne pas rire trop fort à la face du médecin qui pourrait l’interpréter comme un rire immotivé, mécanique, et donc symptomatique, quand ce rire est pour Franck de défi, de provocation, voire de mépris. Mais parfois, débordé par la frustration et la colère, il n’y tient plus, et c’est alors un poing frappé sur la table au moment du repas.

 

 

 

Quand Franck est au plus mal, totalement morcelé, il se tape le front pour vérifier son intégrité physique, enfile plusieurs couches de vêtements, une cagoule, pour empêcher son corps de s’éparpiller, il sent des insectes courir sous sa peau, son œil plafonne, sa respiration siffle, il se racle la gorge, ce sont des signes annonciateurs, c’est qu’il va exploser.

Dans la nuit on entendra Franck hululer. Les mêmes phrases en boucle, une mélopée sous la lune en carton qu’il a scotchée au-dessus de son lit, il hulule d’une voix aiguë, de longs gémissements, le loup-garou s’est métamorphosé en chouette, les yeux rouges sont devenus jaunes, les poils noirs épais et drus des plumes neigeuses, Franck divague, en proie à son cerveau, et ces errances, ces promenades nocturnes allègent peut-être les angoisses. Franck divagant se déplace, fait circuler l’air et son corps, les paysages défilent, il trace des pistes. Une chouette perchée sur l’armature métallique du lit d’hôpital, présence merveilleuse et inquiétante dans la nuit psychiatrique, un rapace qui fait entendre sa plainte dans toutes les chambres, tous les couloirs du pavillon.

 

Les hululements cessent avec le lever du jour, la lumière matinale redonne forme humaine à Franck, les serres redeviennent des mains, lâchent le rebord froid du lit, il glisse épuisé sous la couverture, s’entortille dans les draps, somnole, bercé par les bruits extérieurs, sirènes lointaines, moteurs ralentis dans l’enceinte de l’hôpital, et plus près les sons du pavillon qui s’éveille, tout ce que l’on entend du fond de son lit, ces tonalités si caractéristiques de l’internement – des pas dans le couloir, l’incessant cliquetis des clés dans les serrures, les chariots de ménage des agents hospitaliers qui frottent, le rieur en rafales, le plaintif, le gueulard, celui qui cogne dans les portes, les radiateurs, les murs, et toute cette fureur, toute cette peine étouffées, à bas bruit, chuchotée parce qu’on est à l’hôpital et qu’à l’hôpital on ne hausse pas la voix, on se contient, on se calme, on est là pour ça. À l’hôpital les voix sont posées, sereines, la voix de la raison doit avoir le dernier mot.

Pourtant, malgré ces bruits continus, une forme de silence règne dans les couloirs, comme un ralentissement, une décélération générale de la vie, les bouches s’ouvrent lentement, les mots se forment sur le palais, passent à peine les lèvres engourdies, coulent sur les mentons, roulent au sol avant qu’on ait pu les intercepter. Petit à petit, je me laisse contaminer par cette torpeur, et on sent même parfois dans l’air comme une douceur, ouateuse, enveloppante.

L’ambiance n’a pas toujours été aussi apathique à l’hôpital, et les patients aussi dociles. Avant la découverte des neuroleptiques au début des années 50, ça hurlait du matin au soir, et puis on a inventé de nouveaux médicaments, révolutionnaires, on a fabriqué du silence chimique, mis les neurones affolés sous cloche, et les fous, sédatés, déconnectés, domptés, se sont finalement tus. Aujourd’hui, ce silence est peut-être aussi insupportable et assourdissant que l’étaient les cris.

 

Avant l’invention des neuroleptiques, Franck aurait sans doute hululé chaque nuit, et plus sûrement hurlé à la lune. On l’aurait soigné avec du vitriol mélangé au quinquina, du camphre, du musc, de la teinture de digitale, de l’opium et du haschich, de la valériane médicinale, on lui aurait cautérisé le crâne, on l’aurait enfermé dans une citadelle, on lui aurait imposé des cures de sommeil et la camisole de force, appliqué un fer rouge sur la nuque, frictionné la tête préalablement rasée avec du vinaigre, on l’aurait saigné pour le vider de ses humeurs sombres, on l’aurait fait dégorgé jusqu’au malaise, on l’aurait purgé à coups de vomitifs, électrocuté, lobotomisé, plongé dans le coma en lui injectant de l’insuline.

Pendant des siècles on l’aurait soigné avec de l’eau, l’eau qui purifie, assainit, lave des péchés, fait ruisseler les impuretés et le poison, refroidit les ardeurs, réconforte aussi. On lui aurait infligé de violentes douches glacées pour le mater, lui couper le souffle, le réduire au silence, éteindre le feu de son délire et lui faire avouer sa folie.

On l’aurait plongé dans des bains chauds et apaisants pour soigner ses accès de froide mélancolie, on y aurait ajouté des plantes pour le faire infuser des heures, pour hydrater et assouplir ses fibres nerveuses desséchées, devenues dures comme de la corne, pour ramollir sa volonté furieuse, et il aurait ainsi macéré jusqu’à ne plus sentir la pulpe de ses doigts. On lui aurait placé un pain de glace sur la tête et les pieds dans une bassine d’eau brûlante pour créer un choc thermique et remettre ses idées en ordre. Chaque jour on l’aurait mis à nu pour le soigner, le consoler, l’humilier et le punir.

 

 

 

Aujourd’hui Franck sort, on lui a trouvé une place en appartement thérapeutique. Mais la plupart des infirmiers prédisent son retour prochain. Franck dit qu’on le laisse partir car la folie n’est pas le nom de sa maladie mais celui de son malheur. Et malgré l’insistance bienveillante du médecin, il menace déjà d’arrêter son traitement une fois dehors – car quand j’arrête les médicaments j’entends les âmes.

Franck n’aime pas les adieux, il ne fera pas le tour des patients et du personnel pour entendre les mêmes paroles d’encouragement et les mêmes mises en garde, pour recevoir les sourires désespérés de ceux qui restent, il préfère couper court. Le seul qu’il ira saluer, prendre dans ses bras, à qui il offrira ses dernières clopes, un de ses pendentifs chamaniques et un billet de 20 euros plié en 8, est un ancien boulanger, interné suite a un accès de furie. Il avait éventré tous les sacs de farine avec un poignard en accusant ses apprentis de vouloir l’empoisonner. Après avoir retrouvé son calme, au bout de quelques jours de repos et de sédation, il avait justifié son délire par la cuisson à l’étouffée de ses neurones. Selon lui, à force de se tenir depuis des années la tête près du four à pain, son cerveau avait fini par cuire à l’intérieur du crâne. Tous les patients s’étaient moqués du boulanger, sauf Franck, qui sait que l’élément feu détruit tout ce qui est corrompu.

 

Avant de sortir, Franck a récupéré ses bijoux, ses anneaux de pirate, son bracelet dragon, sa gourmette, son collier d’ambre, ses croix, sa chaîne en argent, ses multiples pendentifs celtiques et sa bague tête de mort. Tout ce qui tenait le mauvais œil à distance et qui lui a été soustrait à son arrivée. Quand je m’en offusque poliment, le psychiatre me répond que Franck s’ouvrait la peau, de la cuisse, du mollet, du bras, et glissait les croix et les médailles dans sa chair. Peut-être pour qu’on ne lui confisque pas. Peut-être était-ce la seule manière de conserver ici quelque chose de personnel.

 

Franck a remis lentement ses bijoux, une cérémonie méticuleuse, et on le sentait revivre, respirer mieux, tout son corps se redresser à la faveur de ce rituel. Comme un guerrier qui récupère son armure, un sorcier qui retrouve ses amulettes protectrices.

Désormais Franck tinte à chaque pas, à chaque mouvement, le cliquetis des colliers et des bracelets accompagne ses déplacements dans le couloir de l’hôpital, celui qui mène à la sortie ; et ce clapotis métallique fait surgir une autre image, celle du fou du Moyen Âge, coiffé d’un capuchon cousu de grelots, cette figure familière et puissante, qui carillonne librement dans les rues et à la cour, s’annonce en faisant bourdonner ses clochettes, ce bouffon qui incarne la déraison du monde, dépouille l’humanité de son arrogance, et révèle à chacun sa pathétique vérité.

 

À quoi tu penses Franck ?

À mon cul et aux oiseaux.

 

 

 

 

 

 

 


Joy Sorman

Écrivaine

Rayonnages

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