Récit

Wuhan : chroniques d’un virus annoncé

Ecrivain

Nommé attaché culturel à Wuhan en octobre 2019, Alexandre Labruffe fait le récit de son installation en Chine puis de son exil forcé. Prophète improbable de la fin du monde, thème sous-jacent de son premier roman, Chroniques d’une station-service, il comptait, en partant à Wuhan, écrire une dystopie barrée axée sur cet univers post-apocalyptique. Un texte inédit.

D’abord, un sentiment d’irréalité. L’impression de ne pas être là.

Jusqu’à l’horizon, des immeubles, immobiles, laqués, glacés.
— Regarde Alexandre !
C’est ma collègue chinoise, Lanlan, qui s’arrête de marcher, m’interpelle en pointant son doigt vers le soleil qui décline. Je suis surpris, je regarde son index :
— Quoi ?
Elle répond :
— Mais là !
Je lève les yeux, je ne vois rien, je panique :
— Quoi ? Mais quoi ?!
Dans ma tête, des images de catastrophe, de films d’horreur, de science-fiction, de zombies, une comète qui perfore l’atmosphère. Devant moi : rien.
Elle s’extasie :
— Le ciel !!! On voit le ciel.
Elle s’arrête de marcher dans la rue et prend une photo du coucher de soleil avec son smartphone. Je regarde autour de moi. Tous les Chinois se sont arrêtés pour prendre la même photo du ciel qui s’embrase.

Cela fait dix jours que je suis arrivé à Wuhan et je me rends compte que je n’ai pas encore vu le ciel, que c’est la première fois que je vois le ciel.

Il n’y avait jusque-là que : ce nuage de pollution posé constamment sur la mégalopole, comme une écharpe, une chape, sur ses buildings post-futuristes, ses vieilles bâtisses. 300 jours sur 365.

Cela fait dix jours que je suis arrivé à Wuhan et cela fait dix jours que mon nez coule en continu, que mes yeux coulent en continu. Je ne sais ce que mon visage sécrète, évacue. Quel choc il absorbe.

Peut-être que mon corps mute. Qu’il s’adapte. À cette pollution constante de l’air. À ce nuage invisible de particules fines. Qui se mêle à la poussière des constructions incessantes.

SO2, NO2, O3, PM2.5, PM10, dioxyde de soufre, dioxyde d’azote, ozone, particules fines : le cloud cannibale du XXIe siècle.

Beau cocktail
pour un mutant.

Pourtant, dans la rue, personne ne porte de masque. Peut-être que le corps des Chinois a déjà muté.

La moyenne de la concentration des particules fines à Wuhan est de 102 microgrammes par mètre cube (µg/m³). Dix fois plus qu’à Paris. Le pire jour de l’année pour Paris correspond à la moyenne wuhanaise : 102. Et encore, à 102, à Wuhan, on est heureux.

Dans ma bouche, j’ai un arrière-goût. C’est le goût étrange de l’air. Quoi exactement ? Du métal ? De l’acier ? De l’aluminium ? Je songe à Tchernobyl.

Non. Cet air a un arrière-goût d’éther.

(L’éther de notre futur ?)

L’arrière-goût de notre avenir inéluctable ?

Fin mai 2019, le Ministère m’appelle. Mon interlocuteur avance sur la pointe des pieds, me demande si je suis disponible en septembre. Au chômage depuis trois ans, j’hésite à lui répondre, lui dire la vérité : « j’ai tout arrêté pour écrire, mec, j’écris, mec » mais ça ferait mauvais genre. Écrire fait mauvais genre. Je lui fais comprendre que je suis engagé à droite à gauche, mais que je pourrais être disponible, plutôt à l’automne. (Je pense à mon livre qui sort à la rentrée, à son service après-vente, à ma carte cinéma qui dure jusqu’à fin octobre.)

Finalement, il lâche le morceau,
souffle « j’avance masqué »,
(étrange formule prémonitoire),
avant de me proposer un poste
d’attaché culturel
à Wuhan.

Un instant de joie. Un instant de terreur.

Wuhan : ville au milieu de nulle part, au centre de la Chine, réputée pour être l’une des plus polluées du pays, un bassin industriel, nœud de transports maritimes et ferroviaires, au bord de fleuve bleu, le Yang Tsé. (Souvenir d’une ville poussiéreuse. C’est un flash back. J’y suis allé il y a dix ans.)

La joie l’emporte sur la terreur.

Au final, c’est parfait pour moi : je veux vivre dans une dystopie, nourrir ma dystopie. (Accessoirement : fuir la France, mon frère, une histoire abracabradante, sa folie, la forêt.)

Parfait, car mon ambition est d’écrire une fresque apocalyptique barrée, suite logique de mon premier roman Chroniques d’une station-service, où, à travers l’ordinaire d’un pompiste déjanté, gérant sa station-service à sa façon (nonchalante), en en faisant le poste d’observation idéal d’un monde désaxé.

J’y réalisais une radiographie caustique de la mondialisation,
de notre toxicomanie au pétrole, mais aussi aux biens de consommation,
(junk food, made in China, etc.),
qui fait foncer l’humanité droit dans le mur
(de la fin du monde).

C’était une chronique
de notre amnésie.

Mon pompiste : à la fois « dealer d’un monde junkie »,
et « messager de l’apocalypse et du déluge à venir ».

Juste avant le G7, lors de l’obtention du prix Maison Rouge – G7 littéraire à Biarritz, le 20 août 2019, ivre, porté par la folie Beigbeder, créateur du dudit trophée, à l’AFP, qui me demandait, au téléphone, (il était minuit), si j’étais contre le réchauffement climatique (sic), j’avais failli répondre « non » mais finalement j’avais répondu « oui ». M’érigeant alors en principal opposant de Trump, critiquant « l’inconscience des gouvernements, des États-Unis, premier producteur de pétrole ». Don Labruffe Quichotte vs. Trump. Exagérant le trait, j’avais hurlé, amusé, trois fois, je crois (la liaison était mauvaise ou j’étais vraiment très ivre), j’avais hurlé :
— Une autre fin du monde est possible.

Haïku poétique, aphorisme dadaïste désespéré : qui a une étrange résonance aujourd’hui.

Évidemment, dans le miroir, déformée, l’expression : un autre monde est possible. Aussi : réminiscence d’un essai paru en 2018.

Si je n’ai jamais voulu tout dire sur mon premier roman aux journalistes qui m’interrogeaient à la rentrée littéraire, si je me suis amusé à délivrer par fragments mes intentions (par goût oulipien du jeu de piste et par écho à la forme du livre), j’ai quand même pu répéter à certains :
— Cette station-service, ce récit, c’est le roman d’avant l’apocalypse.

Encore une formule qui résonne singulièrement aujourd’hui.

De l’amusement à l’effroi : deux formules qui feront de moi un prophète improbable huit mois plus tard.

Nommé au centre de nulle part, cette intention chevillée au corps donc : écrire un conte apocalyptique chinois, une dystopie barrée paranoïaque sur la Chine, qui réfléchit notre futur.

Peut-être en deux parties : un héros en Chine, puis un héros dans la forêt des Landes. Le deuxième héros, écho distordu du premier.

Les Landes, identifiées alors comme seule résistance possible à la fin du monde. La forêt comme bunker, rempart. Avec une question, une toile de fond dans cette fresque : que peut la culture quand le monde se désagrège ?

Wuhan, parfaite muse pour cette dystopie. Les Landes, en contre-muse.

Cette partie landaise commençait tel un conte d’après l’apocalypse :

« La tacto-TV, laissée allumée, entrecoupée de coupures et de crépitement, diffuse les mêmes images de retour à l’ordre (des blindés déployés sur Paris et dans toutes les métropoles, des arrestations micro-dronées de pilleurs), les mêmes discours lénifiants : “tout va bien”, “tout est sous contrôle”.

Depuis des mois maintenant, toujours les mêmes images. Mais on ne sait pas s’il y a encore un gouvernement, un pays. Peut-être que la France n’existe plus, que le monde entier a disparu, sombré. La France n’est peut-être plus qu’une idée vague et désarticulée. L’Europe, un continent désossé. 

Peut-être que les images qui nous parviennent sont issues du passé, d’un programme qui passe en boucle, d’une intelligence artificielle détraquée. Le tacto-écran grésille à nouveau, l’image, le son : la 4D qui se résorbe en 3D, puis en 2D. Indistincts. Puis la neige fine. Toujours cette neige qui revient. Son grésillement. Parfois un bug. Faisant irruption dans cette neige grise : des images d’exode, mais c’est peut-être mes souvenirs. Mes souvenirs qui se mêlent à la neige. »

Retour au réel. Après sa photo, Lanlan me quitte. Je rentre au Somerset Hotel où j’ai pris mes quartiers, sur l’avenue Zhongshan (l’avenue de la Montagne du milieu), en attendant de trouver un appart’. En préparant un bol de nouilles instantanées lyophilisées, j’essaie d’accéder, via mon smartphone, aux infos françaises, mais rien ne marche.

Cela fait dix jours que je suis en Chine et je n’ai accès à rien, aucun site étranger. Ni Google, ni Youtube, ni Libé, ni Le Monde, ni même Les Inrockuptibles ou Radio France. Plus tragique encore : pas d’équipe.fr. Tout est bloqué.

La Chine a construit une Grande Muraille numérique.
Pour soustraire sa population au monde.
Me couper du mien.

Drogué au sport, je m’excite sur mon portable, tape toutes les touches, essayant de faire marcher mon VPN, réseau privé virtuel censé briser cette Grande Muraille. Je m’énerve, je le secoue, je l’insulte. Peine perdue. À mon plus grand dam, je ne connaîtrai pas les résultats de Rodez-Chambly.

Pour me consoler, je vais dans l’ancienne concession française, au Javair, un bar situé dans une maison basse déglinguée à l’architecture occidentale, repaire animé de hipsters. Deux perroquets postés à l’entrée se prennent pour des chiens, m’accueillent en grognant.

Au comptoir, sous un ventilateur bancal qui menace de s’effondrer, je commande un cocktail maison, le Stand on Zanzibar, mélange invraisemblable de téquila et d’alcool de riz. A côté de moi, une geisha punk, habillée telle Mata Hari, me regarde (lascivement ?), comme si j’étais un alien. (Son alien ?)

Un SDF arrive, me demande de lui acheter des fleurs en plastique multicolores fluorescentes. Il tend, sur un papier plastique accroché à son cou, un code QR. Je le scanne avec mon smartphone pour lui envoyer dix balles. En Chine, le cash a disparu, remplacé par ce code-barres, ringardisé en France, en odeur de sainteté ici.

Dématérialisation de l’argent.

Surveillance généralisée des achats.
La Chine : rêve éveillé de l’Occident.

J’offre à ma voisine la fleur lumineuse. Elle me sourit (je prends ce sourire comme la promesse d’une nuit sauvage et enchantée), quand, soudain, un mec baraqué, queue de cheval, croix en or qui pend de son cou, boucles d’oreille dans le nez, surgit, casse mon rêve, me demande si je veux me battre.

Pas vraiment. (J’ai des principes : jamais je ne me bats pour une femme.)[1]

Requiem pour ma Mata Hari.

Il se casse avec sa belle, que je vois danser, en partant, avec les perroquets qui l’imitent. (Perroquets qui grognent avec moi, dansent avec elle.)

Sur le chemin du retour, dans la nuit électrique de Wuhan, j’envoie un message à un ami journaliste français sinisant, pour l’informer que j’ai été nommé en Chine.

Sa réponse est surprenante :

Attention, tu es SUR-VEI-LLÉ !
Fais pas de conneries.

Je fais le bravache :

Okay : je vais effacer les photos de moi
déguisé en drag-queen.

Il fulmine :

Gaffe, c’est SE-RIOUS, Labruffe.

Je me demande un instant s’il est parano. Puis, vite, si, moi, je dois l’être.

De retour à l’hôtel,
depuis ma chambre, du 28e étage,
je regarde,
en fumant une cigarette. les immeubles lumineux qui clignotent.
Mauve, bleu, rose, rouge :
toutes les teintes y passent.
C’est toute la ville qui clignote, en fait, et de concert.
Hallucination d’illuminations.
Les couleurs se réverbèrent dans le smog.

Au loin, le Yang Tsé.

Dans la rue, en contrebas, le néon de hôtel NOUVEAU MONDE crépite.

Je me dis que le Nouveau Monde, c’est l’obsession de la Chine. Partout, dans le pays : ce nom. Pour des hôtels, des quartiers, des magasins, des marques. La Chine s’affiche comme le Nouveau Monde. Le clame sous tous les toits. Relègue l’Amérique. Aux oubliettes.

La Chine est au-delà du rêve. Au-delà de la réalité. C’est une simulation des deux.

L’Amérique, c’est déjà l’Ancien Monde.
Que dire de l’Europe alors ?
C’est le Moyen Âge,
je suppose.

Les U.S.A. : horizon à dépasser, miroir à traverser. Cette idée fixe.

Il est 2h du mat’, et j’ai soif. Mais mon mini-frigo est vide. Je commande de l’eau au réceptionniste. Dix minutes plus tard, j’entends un grattement à la porte que j’ouvre. Devant moi : une forme, plastique, blanche, fluorescente, chantante. Sa mélodie : « JE SUIS À VOTRE SERVICE ! »

C’est un robot roulant,
en nœud papillon
qui me tend une bouteille d’eau.

Je le regarde rétracter ses bras, repartir dans le couloir, vers l’ascenseur, chantant :
« VOTRE SERVICE ! VOTRE SERVICE ! »

Étrange vision futuriste.

Depuis que je suis arrivé à Wuhan : l’impression
de vivre dans une ville de science-fiction.
S’ancre en moi.

Son architecture étrange,
ses strates d’histoire mixées,
entre gratte-ciels post-futuristes,
vieux buildings décrépits,
et maisons basses des anciennes concessions étrangères,
ses illuminations nocturnes, son air au goût d’éther,
sa pollution, ses rues vides le soir, ses embouteillages monstre le jour,
ses innombrables grues, ses échangeurs autoroutiers superposés,
font que je la surnomme :
LE GOTHAM CITY CHINOIS.

Cette ville réactive mes souvenirs S.F. : entre Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? et Invasion Los Angeles. Ma sidération du vertical. Un vertige.

J’écris à Olivia Rosenthal :

« 18 jours depuis notre rendez-vous au Réveil, 13 jours depuis mon départ précipité de la France (ma fuite ?), 5 jours avant l’AIRPOCALYPSE annoncée, 1 éternité quoi. J’ai l’impression d’être dans ton roman ici (sans avoir pu trouver ces bâtards qui pourraient tout faire sauter), (où est Full ? où est Fox ?), ici, c’est une dystopie mais qui est en train de dérailler, de merder sérieusement, au rythme des destructions et des constructions, qui (dé)structurent Wuhan,

cette ville
moitié poussière, moitié Chanel,
qui s’étire en rues immenses et carrées.

Une ville en perpétuelle mutation, qui ne semble pas avoir de forme précise, où on ne cesse de détruire pour reconstruire, le tout dans une orgie de néons et de dioxyde d’azote. »

Fin octobre, la ville s’arrête de vivre. Elle accueille les Jeux Olympiques Militaires. Les nations, les armées du monde entier, viennent s’affronter sur le terrain du sport. Pendant deux semaines, elle vivra au rythme des résultats de l’équipe chinoise, qui écrasera, à plate couture, ses concurrentes.

La pollution sera au plus bas. Le pouvoir local ayant forcé les usines alentour à fermer pour permettre aux athlètes de mieux respirer.

Devant l’hôtel, sur le trottoir, malgré le smog wuhanais, une trentaine de femmes âgées dansent au rythme d’une musique chinoise vieillotte. En costard-Converse, je danse avec elles de manière désordonnée.

Début novembre. Au bureau, je rencontre Jean-Claude G., un Français, pour la première fois. On fait connaissance. Il déclare, tout sourire, en me serrant la main qu’il travaille pour le laboratoire P4. Il m’explique, tout en gardant ma main dans la sienne, que c’est un laboratoire high tech qui étudie les virus les plus dangereux au monde : Ebola, SARS, VIH, Zika, etc. Parfait programme pour l’apocalypse. Bad trip pour un hypocondriaque. Je panique, je reprends ma main et je vais sur-le-champ aux WC, la laver, pendant dix minutes.

Depuis un mois déjà, une sensation étrange. Celle d’être surveillé. Rien de tangible pour le prouver. Mon smartphone chauffe étrangement. Preuve irréfutable pour une amie, lorsque je lui en parle, qu’un logiciel espion y a été installé à mes dépens.

Toujours ce sentiment d’irréalité aussi. L’impression de ne pas être là. Cette ville n’est pas palpable. Ma vie, ici, n’est pas palpable. C’est du sable. Il coule entre mes doigts.

Sur un échangeur autoroutier surélevé, alors que un taxi me ramène du Temple de la grue jaune, on croise des camions avec des canons à eau qui dispersent de l’eau sur l’asphalte. Étrange odeur. Étrange vision à nouveau. Que font-ils ? Que désinfectent- ils ? Que nettoient-ils ? La pollution ? La poussière ? Le passé ?

La tortue flotte, surnaturelle, dans le bol. Un OVNI dans la soupe. Zhang, mon hôte, veut m’impressionner. C’est le plat le plus cher du restaurant. La tortue symbolise notre amitié, nos liens à venir : leur longévité.

Devant mon immense perplexité, Zhang me montre comment faire. Il prend la carapace à deux mains, la suce avec ostentation, et me la passe. Comme si c’était une clope. (À choisir, je crois que je préfère encore les pattes de poulet.)

Dans mes mains,
la tortue cuite,
son regard éberlué.

(Elle admire mon abnégation ?)

Je me dis que je suis un récidiviste de la Chine. Finalement, j’y suis tous les dix ans. 1998 : Pékin, Shenzhen, Hong-Kong, Shanghai. 2008 : Hangzhou. 2019 : Wuhan. Mon destin est cyclique. En deux décennies, qu’est-ce qui a changé ?

Outre cette sensation de faux globalisé (j’ai l’impression d’être dans La Guerre du faux ici), outre l’extension effarante de la pollution, outre la généralisation de la vidéo-surveillance et de la reconnaissance faciale, l’apparition de la notation du citoyen, ce qui me marque aussi, c’est la dématérialisation de la consommation : les supermarchés sont vides, déserts, presque tous les achats se font en ligne désormais.

La digitalisation de l’être est totale. Sa traçabilité assurée. La Chine : paradis des marketers.

Tout est dématérialisé. Et pourtant c’est l’Empire du Matérialisme. Mao, au secours !

Ce qui a changé également : l’explosion des flux. Multiplication et modernisation des aéroports, des gares, des transports, des moyens de communication. En Chine, le flux est roi. Le flux et le flouze donc.

Alors qu’on est en train de trinquer, avec un cocktail d’alcool de riz et de sang de serpent (censé booster ma fertilité, qui inquiète mon hôte au plus haut point), Zhang demande, à brûle-pourpoint :
— Tu as été approché par des agents secrets ?
— Hein quoi ? Non, pourquoi ? J’aurais dû ?
— Fais gaffe. Tu vois, ils analysent tes faiblesses. Ils sont en train de le faire, là. Ils vont d’abord tenter une approche avec de l’argent, puis avec une femme, si ça marche pas, c’est chantage ou menaces.
Je rentre dans la cinquième dimension. En quoi serais-je un enjeu majeur ? Je réponds :
— Je n’ai qu’une faiblesse : les films porno japonais, les pinku eiga.
Il prend ma dérision au sérieux. Note je ne sais quoi sur un carnet.

Mon nez a arrêté de couler. Mon corps s’habitue à la pollution. Mon ADN devient chinois.

Hôtel HORIZON, à Changsha, à 300 km de Wuhan, où je suis en mission. Je regarde la télé, les informations, qui annoncent la résurgence d’une épidémie de peste porcine. Je décide sur-le-champ de devenir végétarien.

Depuis les années 2000, la Chine carbure au rythme des airpocalypses et des crises sanitaires à répétition : peste porcine, grippe aviaire, lait à la mélanine, faux œufs, choux au formol, pastèques explosives, vaccins anti-rabiques trafiqués, etc. Inventaire post-moderne à la Prévert.

Dehors, j’entends le bruit des grues. Je me lève, m’approche de la fenêtre, vois des ouvriers qui s’activent dans le smog, la nuit, éclairés par des projecteurs ultra-puissants, sur le toit d’immeubles en construction. C’est une nuit sans nuage, sans ciel non plus. Je me couche, finis par m’endormir, bercé par le vacarme du chantier.

3h du matin, le téléphone sonne, me réveille. On me propose une prostituée. Je refuse poliment.

Un dimanche à Wuhan. Ciel gris. Smog bas.

C’est l’AIRPOCALYPSE. On est à 514 microgrammes de particules fines par mètre cube d’air. Un record. Mon taxi passe près d’un capteur de pollution installé devant la China Construction Bank, sur l’avenue Yanhe, qui annonce que tout va bien : 50 µg/m³.

Personne ne porte de masque à l’extérieur.

Seule ma propriétaire chinoise (une riche jeune Chinoise de trente ans), que j’attends dans un Starbucks bondé, en porte régulièrement. Seuls les riches porteraient donc des masques ici ?

Vision d’un monde futur où :
– seuls les plus nantis ont accès à l’oxygène,
– les plus pauvres croupissent dans un bain de particules fines,
– l’oxygène devient l’or blanc, ressource rare, est coté en Bourse.

Bientôt, on paiera l’air qu’on respire. La prochaine marque de distinction sociale sera la marque du masque que l’on porte. Ségrégation dans l’accès à l’air pur. Dans les villes, il y aura différentes zones plus ou moins contaminées, différentes qualités de l’air, que l’on pourra s’offrir ou pas. Le dérèglement de la planète : creuset et acmé des inégalités.

Symbole cru(actu)el de cette disparité, le Starbucks, qui réunit les familles aisées et vend son café sept euros. Les enfants y sont rois et assourdissants. Un garçon s’amuse à me pincer dans le dos de sa mère. Que faire ? Je renverse mon café glacé sur lui en faisant semblant de ne pas faire exprès.

En Chine, l’enfant-roi, les espoirs délirants placés sur ce mini-mâle, c’est une bombe à retardement. La République Populaire est l’avenir de la psychologie.

Dehors, une Porsche vert glauque aux chromes étincelants démarre.

Les suspicions de surveillance se confirment. Mes fichiers dans mon ordinateur changent de dates. Alors que je ne les ai pas touchés.

Je me demande s’ils sont en train de me lire alors que j’écris ces lignes.

Plus tard, je laisserai un message rageur, visible sur mon écran de veille d’ordinateur :

SPYING ON ME ? HAVING FUN ?

Parano, je recrée une arborescence où je cache tous mes fichiers sensibles (vidéos X, séries B, romans ratés). Je me demande s’ils peuvent changer mes mots, mes phrases, et, si cela leur déplaît, effacer ce texte que je suis en train d’écrire, transformer mon conte paranoïaque en conte de fée.

Le lendemain, Françoise S., une collègue, confirme mes soupçons, raconte une histoire : celle de ses chaussons roses, preuve incontestable que quelqu’un est rentré dans son appartement pour les fouiller lorsqu’elle n’était pas là. Ses chaussons sont toujours rangés perpendiculairement au mur. Un jour, au retour du taf, ils étaient parallèles.
— N’importe quoi !
Je fais un petit déni du réel ou plutôt du parallèle. Je refuse de la croire. Je lui claque la porte au nez.

Psychose à Wuhan.

Décembre. Sur l’autoroute, je file. Brume et pollution enveloppent la ville. Traversée d’un pont qui surplombe le Yang Tsé.

L’immensité : à nouveau brouillée.

Sur le fleuve, péniches et bateaux de marchandises s’enfoncent lentement dans la ouate. Sur terre, comme sur mer, le trafic est dense. On double une file de semi-remorques rouillés.

Après le pont, une publicité pour un purificateur d’air. Un slogan :

NOUS CRÉONS L’AVENIR DONT RÊVE L’HUMANITÉ.

Vois la gueule cassée de l’avenir.

Intéressant quand même : la Chine pense qu’elle crée l’avenir dont on rêve. Je hoche la tête. Okay. Oui, c’est vrai :

la Chine est
l’utopie réalisée du libéralisme.
où la seule liberté, finalement, est celle de consommer.

Préfiguration d’un monde à venir. Le pire du communisme et du capitalisme réunis. Un monde réduit au consumérisme.

Étrange. En me relisant aujourd’hui, je me demande d’où vient ce mot barré. Je n’ai jamais rayé le mot « communisme ».

Sur la table, un hamburger. Son agonie. Que je contemple avec circonspection. Il se flétrit à vue d’œil. À une impressionnante vitesse : son irréelle décomposition. Je pensais que les MacDonald chinois allaient nourrir ma nostalgie de la nourriture occidentale. À tort. Peut-être que je n’aurais pas dû choisir un fast-food accolé à une station-service.

L’agonie du hamburger.

Une ombre passe. C’est un ange. Une femme en robe traditionnelle, qui s’assoit à côté de moi, un Coca Light à la main. Son visage me dit quelque chose. Plongé dans mon smartphone (un jeu addictif de manager de football), je ressens une légère piqûre au pied. C’est ses talons-aiguilles. Elle s’excuse, se lève, s’évapore.

Un flash : c’était ma Mata Hari,
la geisha punk rencontrée dans ce bar, le Javair.
Mata Hari ou son clone. Son clone ou son fantôme.

Les airpocalypses se multipliant, générant migraines et fatigues, je finis par acheter un purificateur d’air intérieur pour mon appartement. Toute la classe moyenne chinoise en est équipé. Comme le grille-pain en France. Quand je rentre chez moi, étrangement la porte est entrouverte. Je suis pourtant sûr de l’avoir fermée avant d’être parti. Personne à l’intérieur. Rien d’anormal, si ce n’est un livre par terre, tombé de ma bibliothèque : Stranger in a Strange Land.

Mi-décembre. Mon boss me fixe une feuille de route simple pour l’année 2020 :
— Grâce à la culture, placer Wuhan sur la carte du monde[2].

Somatisant sans doute cette mission impossible, je me casse les côtes juste après. Un mini-bus qui me projette sur une table en fer. Je vais aux urgences de l’hôpital franco-chinois de Wuhan faire une radio. Croise des patients qui toussent. D’autres avec des masques. Aux x-rays : mon torse est disséqué. Rien de grave : une côte fêlée, deux mois de douleur. Le médecin chinois, qui m’examine, est contrarié, me réprimande bizarrement :
— Vous auriez pas dû venir. C’est de la bobologie, vos côtes. Ici, on a plus sérieux.

Noël 2019. Mon ami journaliste m’informe qu’un mystérieux virus a surgi à Wuhan. Une pneumonie virale mystérieuse qui se serait déclenchée dans un marché de fruits de mer et de poissons, à deux kilomètres de mon boulot. Cent personnes au moins seraient hospitalisées. Je plaisante :
— Ah oui, la maladie respiratoire du poulpe ?
Il tonne :
— C’est SE-RIOUS, Labruffe, merde.

Une amie confirme : ça pourrait être la Résurgence du SRAS voire du MERS, deux virus serial killers, l’un était apparu en Chine en 2003, l’autre en Corée du Sud en 2015. Hong-Kong renforce le contrôle de la température à ses frontières. Taïwan également.

Je songe à ce mec que j’ai rencontré, au laboratoire high-tech de virologie. Un virus s’en serait-il échappé ? Contagion redux ? Idée folle.

Le marché aux fruits de mer a été nettoyé puis fermé. En fait, on y vendait aussi des animaux exotiques (à manger, évidemment) : rats, serpents, crocodiles, loutres, chats, écureuils, civettes, scorpions, lémuriens, pangolins, hamsters, salamandres géantes… Je pars à Shanghai le week-end, pour me mettre au vert.

À l’aéroport, une publicité, avec trois gratte-ciels vitrés, un ciel bleu crépusculaire, un slogan :

EXPLORING THE ENDLESS FUTURE.

C’est ça, en fait, la Chine explore le futur. Le futur appartient à la Chine. Et il sera infini.

Quand je reviens, début janvier, les autorités admettent officiellement l’existence d’un virus étrange, décodent son génome. Quarante et une personnes sont contaminées.
« Tout est sous contrôle. »

Les quinze jours qui suivent, les chiffres ne bougent pas. C’est justement parce qu’ils sont bloqués que je panique.
31 décembre 2019 : 41 cas officiellement à Wuhan.
11 janvier 2020 : premier mort officiel.
13 janvier 2020 : premier cas en Thaïlande.
16 janvier 2010 : premier cas au Japon.
17 janvier 2020 : toujours 41 cas officiellement à Wuhan, alors que des scientifiques anglais de l’Imperial London College les estiment à 2 000.

Je porte un masque, des gants, des lunettes de soleil, j’évite les lieux publics, les restaurants, les transports en commun, les karaokés, j’évite d’embrasser mon chat, je vois le virus partout. Je pense au MERS, à son taux de létalité.

Entre paranoïa et lucidité, je vis ma pré-apocalypse. Boostée par le déni des chiffres.

L’accès au 32e étage de l’immeuble de mon boulot est fermé sans explication. Peu après, une équipe de cosmonautes en combinaisons blanches débarquent pour désinfecter l’étage incriminé.

Le réel percute la fiction que je suis en train d’écrire en parallèle. La dépasse. La dévore. Je la stoppe pour ne pas avoir l’impression de vivre dans le récit que j’écris.

Mon roman biopunk commençait telle une allégorie d’une humanité au bord du précipice :

« Tu es en haut d’un toit. Sur la cime d’un immeuble. Face à toi : l’immensité du monde.

Un HLM en ruine, un parking désert, un océan de buildings déglingués, des panneaux publicitaires déchirés. Peut-être un léger nuage de pollution qui brouille le bleu du ciel.

En bas : le néant qui s’accorde à tes désirs. Quelques voitures, un camion-poubelle renversés. Un flic qui court… mais après qui ? Un cosmonaute visiblement, quelqu’un en tenue blanche de cosmonaute. (Un virologue ?) 

L’heure est matinale. Mais la ville ne s’éveille pas vraiment. Tu pourrais être à Détroit. Mais tu es plus vraisemblablement à Grigny ou plutôt à Wuhan. Le Grigny de l’Asie.

Un pigeon se pose à côté de toi et te regarde comme s’il était ta mère (sans te comprendre) ou plutôt comme s’il était au Moulin Rouge, comme si tu étais un spectacle. (Peut-être compte-t-il rameuter ses congénères, pour y assister, à ton spectacle, à la comédie des derniers instants de ta vie). »

Invité par un festival littéraire au Havre, je pars alors en France. On est le 16 janvier. Dans l’avion, j’évite de manger, de toucher, de respirer. À trois places de la mienne, une passagère étrangère tousse comme une malade. À chaque fois qu’elle tousse, c’est une aiguille qui s’enfonce dans mon corps.

En Normandie, je me détends un peu. Je pense avoir laissé le virus loin derrière moi. À la terrasse d’un bar, Au Caïd, depuis la première fois depuis trois semaines peut-être, je suis insouciant, je bois une bière, j’écoute les conversations. Une jeune femme se plaint :
— Mon mec, il regarde sept jours sur sept Stéphane Plaza. Pire qu’une flaque je t’dis, c’est un fœtus, ce mec !
L’autre commente :
— Oui, c’est vrai, il a un peu de Ribéry dans son regard.

Une autre femme boit un café fumant une cigarette, à côté de moi. Elle a une cicatrice qui va de l’œil gauche à la bouche. Comme une coulée d’acide. Cette larme moulée à son visage m’hypnotise.

Lors d’un déjeuner, au festival, on me présente au maire. Il demande :
— Alors, vous, vous venez parler de quoi ?
Je fais le malin, je souris, j’assène :
— De la fin du monde.
Son visage se décompose :
— Ah non !
Il part en courant.

Retour à Paris le 20 janvier. Trois jours après, alors que je devais repartir, les chiffres s’envolent à Wuhan, la ville est bloquée, mise en quarantaine, l’aéroport fermé, les gens confinés.

J’affirme à mes amis que j’ai une capacité de confinement hors norme, que le rêve de tout écrivain, c’est le confinement, que je rêverais d’être à Wuhan.

Je fanfaronne mais deux chiffres m’inquiètent :
– le nombre d’habitants partis de Wuhan avant la mise en quarantaine : cinq millions (sur onze) dont un certain pourcentage contaminés, qui sont en train, sans doute, de répandre le virus dans le monde
– le nombre de vols directs Paris-Wuhan effectués depuis fin décembre : à raison de 4 vols par semaine, de 16 vols pour le mois de janvier, si on part sur 300 passagers en moyenne, 4 800 personnes sont arrivés à Paris ou y ont transité dont un certain nombre de contaminés, qui vont commencer à diffuser le virus en France. Sans parler des vols indirects.

Je songe à mon arrivée sans contrôle à l’aéroport Charles-de-Gaulle, à la légèreté du gouvernement français, si l’on compare les mesures prises par Taïwan début janvier, et puis j’oublie.

Mais, je me mets en quarantaine par résonance, par mimétisme ou culpabilité, je ne sais pas.

En fait, non, je n’aurais pas rêvé d’être confiné à Wuhan. Les conditions sont drastiques. Les sorties formellement interdites. La nourriture, rationnée. Identique chaque jour (des nouilles lyophilisées). Aux portes de la ville, les militaires interdisent toute entrée et toute sortie.

Lock-down. Black-out.
Wuhan, zone interdite.
Stalker remixé.

En dix jours, les chiffres explosent, les rumeurs et vidéos les plus folles circulent. La vidéo la plus insensée : des gens qui tombent inanimés dans la rue, partout, comme des mouches. La rumeur qui enfle : celle d’une fuite du laboratoire P4 de virologie. Des chauves-souris de labo s’en seraient échappées ou auraient été vendues par des ouvriers. Le vrai et le faux se mélangent. Impossible d’en faire la distinction. Dans le doute, je m’abstiens de penser. L’Armée des douze singes me hante pourtant longtemps.

Seule vérité sans doute, dans ce magma d’informations : les hôpitaux débordés, saturés ; les médecins et infirmières contaminés en masse. Le virus se propage à la vitesse grand V, par les surfaces, par l’air, par la toux, peut-être par certaines vieilles canalisations, disent certains lanceurs d’alerte.

Mes amis se moquent gentiment de moi, me traitent d’agent pathogène, certains refusent de me voir. Quand ils me voient, mettent leur écharpe devant la bouche. Après m’avoir vu, courent s’acheter du Doliprane. (Je pensais qu’ils exagéraient. Rétrospectivement, ils avaient raison.)

J’envoie un SMS à Beigbeder :

De retour de Wuhan ! Incroyable : je suis devenu un pestiféré.

Il répond :

Bienvenue au Club !

Trois jours après l’avoir gardée, ma fille tombe malade le 23 janvier. Toux sèche, fièvre… ça dure quinze jours. Pourtant je n’ai aucun symptôme. Je téléphone au 15. Je leur demande si les porteurs sains existent. Non catégorique. J’insiste. Peut-on être a-symptomatique et contaminant. Deuxième non catégorique.

Quatre jours après m’avoir vu, Marine Baudrillard tombe malade, le 4 février. Elle est hospitalisée à Bichat pour une pneumonie qui va durer un mois. Sans étiquette « SARS-Cov-2 ». Car l’hôpital ne la teste pas, refuse de la tester, n’a pas de test.

Le spectre de la pénurie.

J’avais pourtant attendu la fin de ma quarantaine volontaire pour la rencontrer. Je l’ai vue quinze jours après mon retour.

J’ai à nouveau une discussion surréaliste avec le numéro 15.
— Ça existe les porteurs sains ?
— Non.
— Vous êtes sûre ?
— Oui.
— C’est marrant, car vous savez quoi, je reviens de Wuhan. J’ai discuté avec un virologue là-bas et il m’affirmait que, dans chaque épidémie, on oubliait quelque chose, c’était les porteurs sains, le porteur sain.
— Je vous répète que le porteur sain n’existe pas.
— Vous pensez que je suis un toqué, c’est ça ?
— J’ai pas dit ça.
— Un tocard alors ?
— J’ai pas dit ça !
— Qu’est-ce que vous dites, merde ? C’est la fin du monde et vous dites qu’il y a pas de porteurs sains, c’est ça ?!
Je fantasme un peu la fin du dialogue. Mais c’est, en gros, la teneur de nos propos. Un ami pasteur, à qui je raconte cette prise de bec, à qui je me plains, rétorque :
— Tu es porteur d’un spasme qui te dépasse.

Étrangement, le virus me replonge dans les Landes, la forêt,
où j’ai passé mon enfance, que j’ai fuie, pour oublier ma famille.

J’écris sur la forêt.
J’écris une symphonie.
J’autopsie notre folie.

Pendant ce temps-là, partout en Chine, le thermomètre est devenu la nouvelle arme. La température est contrôlée à chaque coin de rue, au seuil de chaque immeuble. Au-delà de 37,3°, c’est l’hôpital direct ou son équivalent, un stade. Les rues sont désinfectées massivement. Tous les lieux publics également. Les masques sont obligatoires pour la population. Sinon, c’est une amende.

Impression de guerre bactériologique.

Au Café de l’Industrie, alors que j’écoute, avec mon vieux Walkman, The Future de Leonard Cohen, un Chinois passe devant ma table. Je crois reconnaître Zhang. Je le hèle. Il m’ignore, fait semblant de ne pas m’entendre. Que fait-il en France ?

Mon acupuncteur vietnamien débloque. Il m’accuse d’être le patient zéro, s’amuse à penser que les Chinois m’ont inoculé le virus pour que je désosse l’Europe.

À Hong Kong, il y a un braquage de papier-toilettes. (Curieusement, en période de fin du monde, les gens ne pensent qu’à leurs culs.)

Je rencontre un ami qui travaille à l’Élysée, lui aussi pestiféré donc. Par goût de l’ironie, je lui donne rendez-vous au Bar Pasteur. On évoque l’extravagante Chine de monsieur Xi. Je lui parle de ma sensation de vivre un conte paranoïaque (celui que j’écris). Il me regarde mystérieusement, assène :
— Je te le confirme, Alexandre, tu vis dans un conte paranoïaque.

Je ne comprends pas ce qu’il veut dire. Il enchaîne. Il révèle, lui, un autre virus : les étudiantes chinoises. Armes d’influence massive, elles seraient envoyées auprès des diplomates et militaires français à dessein. La Chine aurait industrialisé cette tactique pour noyauter l’armée et la diplomatie françaises. Il est complètement parano. Plus que moi. À la fin de l’entretien, il me propose d’être agent de la DGSE. Je refuse. (Poliment.)

25 février. Les Inrockuptibles veulent m’interviewer. Rendez-vous est fixé dans un bar. J’arrive masqué. Je me prends pour Zorro, Nostradamus. Ironique, je balance, tandis que je m’assois :
— Ah que c’est bon, le Paris d’avant le confinement.

En France, l’insouciance fait place au déni. Ce qui est inquiétant, c’est que tous les discours sont rassurants. Les experts fleurissent sur les plateaux T.V., comparant le coronavirus à une simple grippe. Tous sont déconnectés de la réalité wuhanaise.

Étrangement, le virus remet mon premier roman sous les sunlights, je deviens l’improbable et obscène prophète de la fin du monde.

À la radio, je dis :
— Ce qu’on ne dit pas, c’est que ce virus, c’est une crise environnementale qui ne dit pas son nom. Ce virus n’est pas né hors-sol, cette guerre n’est pas invisible, l’ennemi n’est pas invisible, l’ennemi, c’est l’homme, son inconscience, son éjaculation. Sa main qui saccage en règle la planète.

Ni écolo, ni militant, ni findumondiste, j’ai surtout L’Aveuglement de Saramago en tête. Le monde est en pleine crise de cécité. C’est une épidémie de cécité qui nous frappe.

Je demande :
— Qu’est-ce qu’il s’est passé en trente ans en Chine ?

Je professe :
— Urbanisation, industrialisation, contamination des sols, de l’air, de l’eau, déforestation massive. Tout ça, dans quel but : la consommation à outrance.

Je complète :
— La Chine, victime consentante de la mondialisation, de l’Occident qui en fait son atelier, a vu son écosystème bouleversé. Leurs habitats détruits, les animaux se sont rapprochés des villes, des hommes. Ont augmenté les possibilités d’infection homme-animal.

Je bafouille :
— On n’en parle pas assez des chauves-souris.

Ce n’est pas très logique, je ne suis pas très clair mais je poursuis :
— La pollution favorise la propagation des virus. L’extravagant nuage de particules fines qui stagne sur la Chine est un putain de moyen de transport pour les virus.

Je répète :
— Ce virus, c’est la mondialisation qui se mord la queue.

Je dis (est-ce que je le dis ?) :
— C’est le virus de l’anthropocène.

Je conclus :
— Ce virus nous fait rentrer en fait de plain-pied dans le XXIe siècle, qui sera le siècle de la science-fiction.

Ce que je ne dis pas, c’est :
— Notre dogme, c’est le déni. Le combat sera rude. Les pertes seront lourdes.

Mais déjà, je parle trop. Je pense à la formule de Giono, que je devrais m’appliquer :
« Ce que j’ai à dire, je l’écris, le reste c’est zéro. »

Du sparadrap sur mes lèvres.

Devant l’hystérique épilepsie du monde.

Après cinquante jours de confinement à Wuhan, il n’y a plus aucun cas officiellement. Les autorités chinoises décrètent quinze jours supplémentaires par précaution. En France, les cas explosent. Je vis ma deuxième psychose sur un deuxième continent. (Je deviens expert en psychose.)

Les consciences, nous dit-on, se réveillent.

La fameuse fable du réveil.

16 mars. Dernier métro avant le black-out. Un Indien chante dans un wagon ligne 5. En hindi. Station Pantin. A capella. Une mélodie mélancolique. Qu’est-ce qu’il chante ? La fin d’un monde ?

 


[1] Je ne me bats que pour des mots.

[2] Ironie du sort : le virus le fera pour moi.

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Notes

[1] Je ne me bats que pour des mots.

[2] Ironie du sort : le virus le fera pour moi.