Récit

Sidérations

Historien et écrivain

Siderari, subir l’action funeste des astres. Sous le soleil violent – et récurrent – de la sidération, Sylvain Pattieu propose ici des fils d’histoire et de pensées confrontées au réel, des instantanés, des morceaux de vie passant des grèves de l’hiver au confinement d’aujourd’hui. Être sidéré « c’est pouvoir dater de ce moment l’avant et l’après. Ça ne fonctionne plus pareil et pourtant ça continue, on intègre les nouvelles données. »

C’était l’année où on avait rajeuni

Ça faisait l’odeur de la chambre quand on a laissé aérer, fenêtre ouverte, porte fermée, et qu’on rentre

Une bonne bouffée d’air frais.

 

Encore une seconde plus tôt, on était des amoureux tout frais

Encore une seconde plus tôt, toutes celles et ceux qu’on aime étaient là, mère, grand-mère, grand-père, n’avaient pas disparu.

Encore une seconde plus tôt, nos enfants, des bébés dans nos bras.

 

Ça file vite.

 

Je roulais sur mon vélo déglingué pour aller à la manifestation,

Le long du canal.

C’était Tonnerre-Décembre.

Dès le début je me suis dit c’est historique, ce moment, plus tard on dira ça a été un coup d’arrêt, pour le néo-libéralisme, ou bien ce fut la défaite de trop, la curée ensuite, un massacre social.

Il y avait les fumigènes allumés, les cheminots en première ligne, la fin glacée de l’automne, le combat pour préserver des acquis sociaux.

On pensait à 95, forcément, du temps où le gouvernement reculait face au mouvement social.

Ça me rappelait mes premières manifs, on avait fait débrayer le lycée, envahi la mairie d’Aix-en-Provence, un saxophoniste jouait Couleur café.

Ça s’était tellement gâté ces dernières années, il y a eu tant de défaites sociales. On se décourage à force de perdre, on se dit, ça ne sert plus à rien, et puis ça revient, la lutte des classes, ça surprend et ça éclate sur fonds gilet jaune, sur fonds rouge mâtiné de vert.

Cette fois, et ça faisait longtemps, on y croyait, on pouvait gagner. « Tou-tes ensemble », « tous-tes ensemble », ouais, ouais.

J’en étais presque à faire du spiritisme. Esprit de 36, esprit de 95, pourvu qu’on gagne, ensuite on continue, on se rassemble, peuple joyeux et victorieux.

 

 

Riad m’a emmené au Bourget, au dépôt SNCF, dans un préfabriqué, il m’a dit tu verras l’ambiance, tu verras comment ça se passe. Nos enfants sont dans la même école, nos fils jouaient au foot ensemble, à l’Olympique Noisy-le-Sec, nos filles sont dans la même classe de maternelle, très copines. On s’est connus à la FCPE. Il concilie pas mal de choses, Riad, le travail, les enfants, il en a trois, leurs activités, le foot, le syndicalisme, la religion. Il est aiguilleur, une sacrée responsabilité, pas d’erreur possible. On habite à Noisy-le-Sec et la ville a la tradition cheminote, un nœud ferroviaire, bombardé en conséquence pendant la Guerre mondiale.

On s’est dit on pose les enfants à l’école et on y va, il passe me prendre en voiture devant l’école. Il y a aussi un autre papa d’élève, dans la voiture, un de ses collègues cheminot. Hier Marseille a gagné 3 à 1, aujourd’hui la grève est bien suivie, ça fait des sujets de conversation joyeux. Les embouteillages donnent la mesure du mouvement, presqu’une heure pour aller au Bourget au lieu de quinze minutes. Il y a ceux du fret et ceux de l’aiguillage, surtout des hommes, quelques femmes, des chasubles SNCF et des affichages syndicaux, au mur, et comme dans un bar, sur un grand écran défile BFM ou LCI. C’est pas une grève de deux jours, dit un cheminot aux collègues, c’est une grève qui dure longtemps, si on veut gagner.

Il y en a qui n’ont pas bougé en 2018, il dit Riad, ils pensaient que le fret serait épargné, maintenant ils ont compris. Les chefs qui promettaient qu’on serait préservés ne cherchent qu’une chose, à se barrer. Eux ils savent. Ils disent non, c’est une opportunité pour bouger dans la boîte, non, je veux changer d’air. En vrai ils savent. Ils ont cherché à dépecer des morceaux de SNCF les uns après les autres, à mettre certains dans des filiales, à ouvrir à la concurrence, ils nous ont divisés. Il y en a qui disaient, notre secteur, il sera préservé. Mais que ce soit le fret ou autre chose, ça reste encore des collègues. Si tu dis, je m’en fous, c’est pas mon secteur, ça veut dire que le collègue, tu parles avec lui, tu manges avec lui, tu fumes la chicha avec lui, tu connais sa famille, ses gosses, et tu dis, c’est pas mon secteur, tant pis pour lui s’il perd son job.

Riad raconte encore, il y en a qui ne font pas grève, mais ils en profitent, si on sauve la retraite, ce sera pour eux aussi. Il y a une collègue qui fait toujours grève, toujours, et le week-end dernier, elle a dit moi je bosse, c’est le week-end alors je bosse, elle est venue samedi matin, ils lui ont dit tu ouvres le poste, et quand tu pars tu le fermes, alors elle a compris, ça veut dire qu’elle était la seule à bosser, et ils lui ont dit demain dimanche pareil, tu ouvres et tu fermes, ça veut dire que si les trains roulaient, c’est parce qu’elle était là, elle et elle seule. Alors elle a réalisé, elle a pleuré, elle a appelé un collègue, elle lui a dit, tu te rends compte. Aujourd’hui elle est en grève.

Quand on arrive au dépôt, Riad me présente, il y a les cheminots et quelques étudiantes de Paris 8, je les croise dans les couloirs, elles sont en histoire, elles ont cours dans la salle en face de moi, avec mon collègue. Il y a des palettes dehors mais il pleut, difficile de les allumer, pas de brasero à la 95, alors on reste dans le local. Riad connaît plusieurs de ses collègues depuis qu’ils sont tout petits, ils vous ont recruté à l’école, je dis en rigolant. Le jour de l’entretien d’embauche, on leur demande d’où ils viennent, on leur dit, c’est qui ton père ? Comme si c’était un village. Le père de Riad est grutier, pas cheminot. Le recruteur insiste, demande s’il n’a pas un oncle, un cousin, à la SNCF. SNCF de père en fils, c’est fini, la grande famille, ça a changé. Riad et ses collègues sont des nouveaux venus, du sang neuf pour l’entreprise, pour le syndicalisme. En 2018, ils ont fait grève et ils ont morflé, en 2019 ils recommencent, pour leur statut, pour la retraite par répartition, pour leurs enfants, pour tout le monde.

Quand l’AG commence, il est déjà onze heures, ça parle de connexions entre les secteurs en lutte, de soutien à la RATP, aux profs, de gilets jaunes et de la manif de demain. Ne pas rester seul, c’est l’idée. Tout le monde sait que ça va être dur, ça va durer. À ce moment-là du mouvement il y a encore l’espoir de gagner.

 

 

On est sidérés

De plus en plus souvent on est sidérés

Par des événements

Ici, dans ce coin du monde plutôt préservé

Des bouts de passé nous percutent

Le passé devient notre présent

Il se combine moderne

Ça fait de l’inédit

On se dit c’est pas possible

Pas maintenant

Pas à notre époque

On se demande

Comment ça arrive.

 

 

Dans le premier chant de L’Iliade, un vieux troyen supplie le roi des Grecs de lui rendre sa fille, Chryséis. Agamemnon refuse, elle est sa prise de guerre, son butin, il est arrogant, il humilie le vieux, il le menace, il lui dit ta fille va mourir chez moi, loin de son pays, elle travaillera pour mon profit, elle viendra dans ma couche quand je l’appellerai. Il lui dit elle sera vieille dans mon palais.

Le vieil homme est un prêtre d’Apollon alors le dieu le venge, il envoie la maladie sur les Grecs, sur les animaux puis sur les hommes, ils meurent et on les brûle.

Achille est le plus grand héros grec, au bout de dix jours il tient tête à son roi, il demande qu’on rende la fille, pour arrêter la peste. Agamemnon est obligé d’accepter mais il doit montrer que c’est lui le chef, il exige en compensation Briséis, la captive d’Achille.

Achille est furieux, il se retire sous sa tente et c’est le début de l’Iliade, une histoire d’hommes qui se disputent des femmes. Les Grecs subissent des défaites, Patrocle se déguise en Achille, il est tué, Achille pleure, il sort de sa tente pour venger son ami, pour tuer Hector. Il y a beaucoup de batailles et beaucoup de morts.

 

 

J’appelle Stéphane pour avoir des nouvelles, il me raconte 95, il était tout jeune prof alors. Il avait mis son bahut en grève, ils se sont tous mobilisés plusieurs semaines, ils ont obtenu le paiement des jours de grève. Huit ans plus tard, en 2003, il est encore en pointe contre la réforme des retraites. Il rassure ses collègues, on sera payés, à la fin. Mais cette fois ça ne passe pas, le gouvernement veut faire payer les profs grévistes, il ne cède pas, ce n’est pas la rue qui gouverne, dit le Premier ministre Raffarin. Les jours de grève ne sont pas remboursés, la mobilisation a échoué, tout sera plus difficile, après ça. Pas question de faire une grève illimitée, c’est trop dur financièrement. Même si ça fait mal au cœur, de voir le service public d’éducation amoindri, démantelé.

Stéphane n’est pas très optimiste sur le mouvement en cours. Il dit on va perdre, mais Macron va perdre aussi. Il s’est fait élire sur le « en même temps », je vais faire des réformes mais elles vont passer doucement, et il s’est pris les gilets jaunes, puis le mouvement contre les retraites, il n’a pas apaisé, il a brutalisé le pays. Nous, on ne lui pardonnera pas, et ceux qui veulent de l’ordre non plus. Le risque, c’est que Marine Le Pen en profite.

Il n’y a personne cette fois qui soutient la réforme, pas un collègue, mais peu de monde aussi qui croit qu’on peut l’empêcher. C’est tout le paradoxe, on est convaincus mais moins combattifs, parce que les défaites, ça pèse. En 95, il y avait eu une pétition d’intellectuels pour soutenir la réforme, pas en 2019, mêmes les proches de Macron sont critiques, sur comment ça se passe.

 

 

Être sidéré c’est être saisi, interloqué, pétrifié. C’est pouvoir dater de ce moment l’avant et l’après. Ça ne fonctionne plus pareil et pourtant ça continue, on intègre les nouvelles données.

Les événements qui sidèrent peuvent être individuels, à l’échelle d’une vie. Je me souviens de moments précis. Quand j’ai 16 ans, ma mère tombe malade, une première fois, trois semaines de coma. Quand j’ai 34 ans, elle meurt, après une longue maladie.

 

 

La vérité, Sylvain, elle me dit Malika (le prénom a été changé), je suis isolée sur mon site, très isolée, je suis la seule gréviste. Comme Riad, je connais Malika par l’association des parents d’élèves. Elle élève seule sa fille qui est en CP. Le père s’est fait la malle quand elle était petite, depuis quelques temps il donne des nouvelles, veut de nouveau voir sa fille. C’est compliqué.

Malika bosse elle aussi à la SNCF, aux ressources humaines, dans une entité qui s’occupe notamment des agents ferroviaires chargés de la sécurité. Son père venait du Maroc, il a donné 35 ans de sa vie à la SNCF, sur les voies, pour une paie et une retraite de misère. En janvier 2018, avec 800 de ses collègues, ils ont gagné leur procès contre la compagnie pour discrimination. Ces « chibanis », « cheveux gris », tous venus du Maroc dans les années 1970, ont travaillé plus longtemps, affectés aux charges les plus dures, pour des salaires et des retraites inférieurs. Je le croise parfois, son père, à la sortie de l’école, avec sa petite-fille. Un vieux monsieur toujours bien habillé, très poli et très digne.

Malika est entrée dans la même boîte que son père, elle a fait du commercial, du guichet. En 2007, elle a connu un braquage comme dans les films, flingue sur la tempe, donne-moi la clef du coffre, donne-moi le fric. Ça l’a traumatisée alors elle a voulu progresser en interne, elle est entrée aux RH.

Ça pourrait être une belle histoire, Malika et la SNCF, la fille de chibani qui fait carrière, la progression familiale du travail sur les voies aux bureaux. Mais depuis quelques mois tout se réorganise. La boîte fusionne les entités, pour faire des économies. Ils sont deux, maintenant, au poste de Malika. La hiérarchie a privilégié son doublon, à elle on ne donne plus rien à faire, plus de responsabilités, rien. Son père était marocain, Malika est française, à croire que les discriminations, ça s’hérite.

Ils ont choisi de m’écarter moi, et pas l’autre personne, elle dit Malika. Je l’ouvrais un peu trop, selon eux. Par exemple, je gérais les ports d’armes pour les agents. Ils en ont deux ou trois différentes, pour chacune, normalement, ça fait des formations, plusieurs sessions, et aussi des séances de tir chaque année. Je l’ai signalé, j’ai obligé chacun à faire son travail, à remplir de la paperasse. Ça fait de la pression, tout ça, je suis tombée malade. En ce moment, ils doivent se dire qu’ils ont eu raison, que je ne suis pas fiable, puisque je suis gréviste. Ils nous poussent dehors comme jamais, ils nous expliquent comment refaire un CV, comment augmenter sa mobilité, ils nous aident si on veut partir pour créer notre entreprise.

Ils ont bien réussi leur affaire, ils l’ont dégoûtée, elle pense à partir. Dommage pour la belle histoire. C’est peut-être ça, le management start up nation.

 

 

Les événements qui sidèrent peuvent être collectifs, à l’échelle d’une ville, d’une nation. Du monde entier.

 

 

La peste d’Athènes de 430 à 426 est le fruit de l’urbanisation de la Grèce, devenue très importante, de la guerre entre les nations impérialistes de l’époque, Athènes et Sparte, et leurs alliées. Le stratège Périclès enferme les citoyens derrière les murailles pour se défendre des assauts spartiates, il compte sur sa flotte pour ravitailler. La cité est surpeuplée, les ruraux rejoignent les citadins, l’épidémie se répand, une sorte de typhus sûrement. Les chiens et les charognards n’osent pas toucher aux cadavres. Périclès lui-même succombe. Les Grecs parlaient de l’hubris, la démesure, elle frappe ceux qui ont l’orgueil et la volonté de puissance, elle les rattrape, elle les punit.

 

 

Courant décembre les manifestations continuent et le gouvernement garde le même discours. Il y a un doute sur les mesures d’âge, certains pensent que le Premier ministre joue sur cette inquiétude, il pourra à moindres frais retirer la mesure et faire croire qu’on a évité le pire, pour passer la retraite à points. Finalement le projet déposé instaure un âge pivot, méprise les syndicats les moins hostiles à la réforme. C’est un camion en roue libre, lancé à toute vitesse, on vous écrase tous et toutes, on n’écoute pas celles et ceux qui manifestent, pas les syndicats, pas les associations. On n’écoute personne et on fonce, on bousille.

Macron voudrait son moment Thatcher. Elle avait écrasé les mineurs pour ensuite détruire l’État social, au début des années 1980. Il n’y a plus de mineurs, lui veut la peau des cheminots.

Pourtant la grève passe Noël, ça continue.

 

 

En 2000-2001, je prépare l’agrégation d’histoire, je suis auditeur libre à Normale Sup, à Lyon, je rencontre Matthieu Giroud. Il passe l’agrégation de géographie, il est auditeur libre lui aussi, on a tous les deux les cheveux en bataille, une boucle dans le lobe supérieur de l’oreille, on aime le foot et discuter politique.

L’un de nos programmes concerne les relations du monde latin et des pays d’islam au Moyen Âge, il y a les croisades et le jihad, tout ça nous semble très ancien, on en rigole. Il y a un chevalier nommé Usama Ibn Munqidh qui a laissé des mémoires, il voit les Chrétiens comme des rustres, sales, même pas épilés.

L’agrégation obtenue je monte à Paris, on est nombreux à venir du sud-est, quatre en colocation, on s’installe le 8 septembre 2001 en banlieue parisienne et trois jours après c’est le 11 septembre, les avions dans les tours, un autre Usama, Ben Laden, appelle au jihad, George Bush répond par la Croisade.

Les concepts de nos cours d’histoire sont devenus réalité.

Matthieu est mon ami et en 2015 il meurt au Bataclan, tué par les jihadistes.

 

 

La peste du Moyen Âge est dite peste noire, elle suit les routes commerciales, le cycle de la puce du rat, elle frappe les villes où s’entassent les ordures. La peste, les pestes, sont récurrentes. Certains des plus riches y échappent parce que leur demeures solides, construites en pierre, sont peu propices aux rats. Ou bien ils savent que la maladie arrive et ils se retirent en des domaines isolés.

Les contemporains ne comprennent pas comment le mal se propage. Ils s’en prennent aux Juifs. Ils accusent les mendiants d’empoisonner les puits. Ils se retirent et font bombance en attendant la mort, ou en se racontant des histoires comme dans le Décaméron de Boccace. Ils croient en la colère de Dieu et ils se flagellent. Ils implorent la clémence.

Le poète Guillaume de Machaut écrit pour Charles le Mauvais :

Il fit sortir la mort de sa cage
Pleine de fureur et de rage
Et par le monde elle courait
Tuait et massacrait
Tous ceux qu’elle rencontrait

La crainte de la colère de Dieu provoque des troubles politiques. Les flagellants attaquent ceux qui gouvernent et qu’ils rendent responsables des péchés et de la maladie. Ils sont réprimés et bannis.

Quand l’épidémie se calme les veufs et les veuves se remarient, ils enfantent, ils retrouvent la joie. Quand elle revient ils recommencent à mourir.

 

 

Il est minuit passé et on marche le long du Loing. Il y a des péniches et d’autres bateaux amarrés, il ne faut pas trop s’approcher de la pente moussue du quai, pour ne pas tomber à l’eau. Erwan et Fabien sont un peu ivres, moi je ne bois jamais alors je me mets du côté de la rivière.

On parle.

On a fêté les quarante ans de Lara, ça a failli ne pas se faire, Fabien et Lara viennent d’emménager dans cette maison, Fabien en est à presque vingt jours de grève. La grève, le déménagement, tout le monde est crevé.

Le repas était sympa quand même, les enfants excités de se voir mais gentils, on a réussi à les coucher au moment où on irait bien dormir, nous aussi.

On est une petite dizaine, on se connaît tous par le militantisme, on est devenus amis. Pendant le repas on discute d’où ça en est la grève, on travaille dans des secteurs différents, SNCF, Mairie de Paris, université, établissement social, ouvriers du Livre, graphisme. On parle quand même surtout d’autre chose, pour se changer les idées.

Jusqu’à la balade à trois, en pleine nuit, le long du Loing.

On va perdre, il nous dit Fabien, je crois qu’on va perdre. Il est déterminé, il est en grève depuis début décembre, il le sera jusqu’en février, avec des payes à zéro euro. Mais il répète, je sens qu’on va perdre. On est trop seuls, les cheminots, on a du soutien mais pas d’autre secteur en grève, un peu les profs, ça ne suffit pas. Il faudrait le secteur privé. Et puis la SNCF fait rouler des trains, malgré la grève. Il y a une brigade spéciale de conducteurs, avec des méga primes, des casseurs de grève, ils roulent, ils roulent. Par rapport à 95, la sécurité n’est pas respectée, la direction maintient le trafic même s’il y a trop de monde sur les quais, ils s’en foutent, ce qui compte c’est le symbole, les trains qui roulent. Et c’est vrai que quand tu es en grève dure, avec la plupart des collègues mobilisés, et qu’ils arrivent quand même à faire rouler des trains, ça fait mal.

 

 

En 2002 Le Pen est au deuxième tour et pour beaucoup c’est un accident, un hasard. Il se prend manif sur manif pendant l’entre-deux-tours et finalement ça montre le rejet qu’il suscite, cette réaction populaire, hors-jeu pour dix ans.

En 2017, ça semblait couru d’avance, sa fille au deuxième tour. Entretemps il y a eu les victoires de l’extrême-droite dans plusieurs pays de l’Est de l’Europe, il y a eu Trump, il y aura Bolsonaro.

Il y a eu les discours anti-migrants banalisés, les actes surtout, l’Europe indigne, les noyades, les morts, les migrants traqués aux frontières, placés en camps de regroupement.

Il y a le discours raciste légitimé par en-haut, la crise sociale qui continue, l’arrogance de ceux qui gouvernent.

Une Le Pen au pouvoir, ça n’est plus si improbable.

 

 

« Aux urgences, tu es en grève, mais tu travailles », elle dit Morgane.

Ce matin je ne l’ai pas croisée à l’école, en déposant les enfants. Il y avait Mamar, il est en grève depuis dix jours, il a déjà perdu 600 euros. Il l’explique à Rokia qui se demande si l’école primaire sera ouverte pour la grève, le 17 décembre : « Demain, il faut que tout le monde sorte, que tout le monde soit dehors. Moi je suis né en 1976, la clause du grand-père s’applique à moi, pour nous les conducteurs de la SNCF c’est jusqu’en 1985, mais je reste en grève, parce que je ne me bats pas pour moi, je me bats pour les retraites de tout le monde. »

Je les laisse à leur discussion parce que je dois appeler Morgane. Son fils est dans la classe du mien, en CE1, sa fille dans celle de la mienne, en moyenne section. Les deux petites pratiquent aussi ensemble la danse afro-caribéenne, cours de quarante minutes interdit aux parents, ce qui nous donne régulièrement l’occasion de discuter en déambulant pour nous réchauffer dans les rues de Noisy-le-Sec, ou de passer à la médiathèque avant qu’elle ferme. Morgane s’appelle comme ça par rapport aux légendes de la table ronde, elle a grandi entre les statues antiques et les tableaux de la Renaissance, car ses parents étaient gardiens au Louvre. Sa mère y travaille toujours et les enfants bénéficient de cette tradition familiale, en attestent de nombreuses photos mises sur les réseaux sociaux.

Morgane est infirmière aux urgences depuis dix ans, elle a fait grève pour la première fois cette année, pendant quatre mois, d’avril à juillet. On a obtenu des choses, elle me dit, des primes, l’embauche de plus de vingt personnes, aides-soignantes et infirmières, et puis tout simplement le respect du droit, on avait une demi-heure de pause pour douze heures de travail, maintenant on a une heure et ça nous change la vie, on a le temps de manger.

Morgane ne sait pas de quand date sa vocation, peut-être quand son père est tombé malade, petite, une infirmière venait tous les jours faire des soins. Ou peut-être un peu plus tard, dans les discussions avec sa grand-mère puéricultrice. Le soin, les enfants, un bac S et le concours d’infirmière réussi du premier coup. Elle a tout réussi vite, Morgane, et elle est devenue infirmière à 21 ans, aux urgences pédiatriques de Robert Debré, elle a choisi. Parce qu’elle ne peut pas rester en place, elle a besoin d’adrénaline, les urgences c’est son rythme. Tu sais, elle me dit, aux urgences tu peux voir des gamins de tous les âges, et toutes sortes de pathologies. Tu ne te limites pas à un seul aspect toute ta vie.

Elle les a goûtées de l’autre côté, les urgences, quand son fils a été gravement malade, tout petit. Il en a gardé des séquelles qui obligent à une attention soutenue. Il faut le suivre, à l’école, pour les devoirs, la psychomotricienne, le pédopsy. Le compagnon de Morgane a une formation de chaudronnier mais il ne travaille pas, il s’occupe des enfants, de l’appartement. S’ils étaient deux à travailler, ce serait compliqué, pour les horaires, pour s’occuper de leur fils. Alors un salaire pour quatre, et forcément, Morgane s’inquiète pour sa retraite : nous autres infirmières, une partie de notre salaire vient des primes, or ce n’est pas pris en compte pour la retraite. Elle m’envoie sa fiche de paye par texto, je constate. Tu sais, avec la réforme, nos retraites seront encore plus ridicules. Déjà, elles ne sont pas terribles. Quand j’ai commencé à travailler, la première chose que m’a dit ma conseillère, à la banque, c’est de cotiser pour une complémentaire retraite.

Il y a les retraites mais pas seulement. C’est tout le système hospitalier qui craque, et ça choque encore plus quand il s’agit des enfants. La dernière fois, je prends mon service à 7h, il y avait une petite fille arrivée à 18h45 dans le service, prise en charge à 1h du matin, qui était dans un brancard depuis cette heure, faute de lits. On n’a plus de places faute de personnel, on envoie des enfants du 19e arrondissement au Kremlin-Bicêtre, des petits Parisiens à Arpajon, dans l’Essonne, on les envoie à Fontainebleau, à Meaux, ça veut dire que les parents, quand ils vont voir leur enfant, ne peuvent pas rentrer chez eux se poser, se changer. J’ai connu ça, je sais combien c’est important. On n’a pas assez de lits d’aval, c’est-à-dire des lits pour installer les enfants après qu’on les a soignés, pour veiller sur leur guérison, alors on joue au Tetris avec les gosses, on essaye de les placer là ou là. Ça craque à Necker, au pied de la Tour Eiffel, on en parle plus parce que ce sont des enfants de riches, ça craque à Debré, ça craque dans toute l’Ile-de-France. Mettre des lits en plus ça veut dire embaucher, mettre du matériel. Je suis restée cinq heures en déchoc avec un enfant. Le déchoc, ce sont les enfants en danger mortel, on les soigne en urgence et on doit les surveiller en permanence, celui-là allait mieux mais on n’avait pas de chambre pour le mettre une fois stabilisé. Alors je suis restée à côté de lui, j’ai fait ce qu’il fallait lui faire, mais pendant ce temps je n’étais pas avec mes collègues.

Morgane ne s’arrête plus. Elle parle des lits-portes, service de transition pour diverses pathologies, par exemple une bronchiolite, on y met les enfants une nuit, pour évaluer la gravité, si ça va mieux ils peuvent partir, sinon on les garde dans une vraie chambre, c’est normalement seulement pour la nuit, ouvert de 18h à 14h, mais ça fait cinq ans qu’ils sont ouverts en permanence, les lits-portes, ils servent d’ajustement, parce qu’il n’y a plus de lit d’aval.

J’ai fait grève pour la première fois cette année et là je fais grève de nouveau, pour nos retraites, elle dit Morgane, je fais grève mais je ne peux pas faire grève, je fais grève mais je travaille, parce qu’on est assignées, on est payées et le pire c’est que je ne suis pas sûre que je pourrais faire grève, sinon, avec un salaire pour quatre. Mais nous autres les infirmières, on ne peut pas laisser tomber les patients, si le service a besoin de dix infirmières et qu’on est onze grévistes, la direction tire au sort et il y en a dix qui doivent travailler, on se met des sparadraps grévistes mais on doit travailler, et maintenant les effectifs sont tellement justes que ça n’arrive jamais, qu’on ne soit pas assignées. On est grévistes et on travaille, on s’occupe de nos patients, on fait grève pour eux, pour améliorer l’hôpital public, parce que ce n’est pas normal que les familles attendent aussi longtemps aux urgences, que leurs enfants soient envoyés ailleurs.

Mardi 17 décembre, Morgane n’est pas comptée gréviste, elle ne travaille pas ce jour-là, mais le cœur y est.

 

 

Le soir où on se promène le long du Loing, avant qu’on discute de la grève, Erwan nous parle de Tchernobyl, la série, il nous la recommande. Ça raconte la catastrophe, les erreurs du gouvernement, les liquidateurs sacrifiés pour limiter les dégâts. Un système à bout de souffle, incurie, incompétence, jusqu’à la catastrophe.

 

 

En 1720, la peste de Marseille arrive sans doute sur un bateau en mai, elle se répand dans la ville parce que les armateurs récupèrent leurs marchandises au mépris de la quarantaine. Les échevins espèrent contenir la contagion, c’est un échec. Ils ne croient pas en la maladie, c’est toujours ça, au début. En septembre, la ville est bloquée, trop tardivement, la peste s’est déjà répandue en Provence. Une bonne partie des élites a déjà fui dans ses demeures de l’arrière-pays. Par comparaison, Monseigneur de Belsunce, l’évêque, le chevalier Roze ou le docteur Peyssonnel, qui restent et consacrent leur énergie à lutter contre l’épidémie, suscitent le respect. Il faut nourrir la population, maintenir l’ordre, se débarrasser des cadavres. Le chevalier Roze boucle le quartier dont il est responsable, il fait garder les issues, dresser une potence. Il trouve du blé qu’il fait venir par la mer, vendu dans des marchés dont les vendeurs sont protégés. Il organise un hôpital et fait creuser cinq grandes fosses pour enterrer les cadavres, recouverts de chaux vive.

 

 

Le mouvement de 1995 est joyeux, dans mon souvenir. Celui de 2019 est tendu, anxiogène. On a peur d’aller manifester. La police se tient tout près, il faut parfois traverser leurs rangs, casqués, bottés, pour rejoindre le cortège. On ne vient plus avec les enfants, on a la boule au ventre, on a vu tant d’histoires de manifestants pacifiques blessés, mutilés, éborgnés. Depuis la loi Travail sous Manuel Valls on a peur, ça continue sous Macron avec les Gilets jaunes.

Il y a de gros cortèges, l’opinion soutient le mouvement, on ne sait plus quoi faire pour gagner, face à ceux qui n’écoutent pas, qui continuent à dire que la réforme se fera. On sait très bien que la violence minorise le mouvement, qu’il n’y a pas le rapport de force. Mais ce sentiment d’impuissance, ça donne la rage.

 

 

En 2008 je suis prof en lycée, à Villepinte. Il y a la crise et on invite un économiste pour une conférence devant plusieurs classes rassemblées. Au moment des questions un élève demande, mais cette crise, elle existe vraiment ? En quoi moi je suis concerné ? Cédric Durand essaye de répondre, cette crise, elle existe, vous ne le voyez pas tout de suite dans vos vies, mais plus tard, si vous cherchez du travail, peut-être que vous vous rendrez compte.

 

 

C’est un mouvement social étrange, celui de 2019-2020, trop faible pour gagner, pas assez étendu vers le privé, trop fort pour s’éteindre.

Il persiste.

Il se renouvelle.

L’enseignement supérieur et la recherche se joignent au mouvement, c’est fragile, c’est incertain. Comment espérer gagner quand les cheminots ont fait grève deux mois sans l’emporter ?

On discute sur les modalités, comment ne pas perdre nos étudiantes et nos étudiants, comment se battre sans être kamikaze, le secteur est en difficulté depuis 2007, depuis la loi sur l’autonomie. C’est la méthode des libéraux contre les services publics, on rabote, on amoindrit, on casse, puis on prétend résoudre les problèmes en donnant le coup de grâce.

 

 

Le 12 mars 2020, c’est fini. La pandémie et le confinement stoppent le mouvement social. On se demande bien où ça aurait mené.

Mon ami Jalal m’envoie un texto. Il est turc, depuis vingt ans en France, à plusieurs reprises il a perdu les papiers, il aurait pu être expulsé. Mais il connaît la politique française mieux que bien des citoyens. Il m’écrit : Macron va retirer la réforme des retraites, c’est un reset pour lui, la réforme était impopulaire, il était grillé, il ne pouvait pas reculer, c’est l’occasion de le faire sans perdre la face.

Le 12 mars au soir Emmanuel Macron ne dit rien sur la réforme des retraites, la semaine d’après il la suspend. Personne ne croit qu’après tout ça, il puisse revenir dessus, la mettre en place. Réforme votée mais mort-née. De même pour l’assurance-chômage, l’université.

La pandémie balaye tout.

Ce qu’on disait depuis des années, le service public, les travailleurs et travailleuses d’en-bas sous-payées, maltraitées, le retour nécessaire à l’État social, ça devient évident.

La clarté de la crise a une sale teinte macabre.

 

 

Entre janvier et octobre 2019 des milliers d’incendies ravagent la forêt d’Amazonie.

Entre septembre 2019 et février 2020 les forêts australiennes brûlent.

Dans la Bible la première des sept trompettes qui sonne l’Apocalypse brûle le tiers de la terre, le tiers des arbres, le tiers de l’herbe. Dans le Coran ceux qui s’opposent à Dieu et à son messager sont menacés de brûler pour l’éternité : dans une société du désert, la menace de la fournaise est concrète.

 

 

Jean-Seb est un vieux copain de prépa qui habite dans la région lyonnaise. Il est professeur des écoles, a longtemps enseigné dans les dispositifs de RASED (Réseaux d’aide aux élèves en difficulté) avant qu’ils ne soient pratiquement supprimés. Sa copine est enceinte, alors il a été très prudent, dès le début.

Il a stressé dès le 26 février, le maintien du match OL-Juventus, avec la venue de milliers de supporters italiens. À ce moment-là, je me suis dit c’est fini, ils sont fous. Tous les matins à partir du 9 mars j’ai rempli un document pour le droit de retrait, en précisant que c’est impossible, avec des enfants en bas âge, d’appliquer les gestes barrière. Chaque fois l’inspecteur m’a répondu que les conditions sanitaires étaient remplies et que je pouvais exercer mon travail.

Ils envoient les collègues au casse-pipe, en faisant garder les enfants des soignants dans les écoles. Si les enfants transmettent bien la maladie, c’est le meilleur moyen que tout le monde soit contaminé et il n’y a aucun matériel de prévention distribué, ni masques, ni gel. Rien n’est désinfecté, les enfants jouent avec les mêmes jouets, utilisent le même matériel, dans les mêmes lieux. Ils devraient au moins tester, qu’on puisse regrouper des enfants porteurs du virus avec des professeurs asymptomatiques. Il y a d’autres pays où ils ont trouvé d’autres solutions, moins dangereuses.

Les collègues qui seront malades, ceux qui vont mourir, ils feront quoi ? Ils les remplaceront par des vacataires ?

 

 

La maladie ne rend pas les hommes plus égaux, elle exacerbe ce qui est inégal. Il y a l’épidémie et il y a encore la lutte des classes. On est prévenu avant ou on ne sait pas. On s’enfuit ou on se confine. On ne se confine pas pareil. On est sauvé ou on est sacrifié.

 

 

Stéphane habite avec Cécile au Teil, près de Montélimar. Ils n’ont pas eu de chance, cette année, en plus du mouvement social difficile, en plus de l’épidémie, ils ont eu un séisme, qui a fortement endommagé leur maison. Si on leur avait dit cette année vous aurez une grève, un tremblement de terre, une pandémie, je ne suis pas sûr qu’ils l’auraient cru.

 

 

Il y a eu déjà des épidémies, au XXIe siècle. Le SRAS en 2002-2003, à partir de la Chine, la grippe H1N1 en 2009, le virus Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014. Elles ont fait des milliers de morts, elles ont été contenues et combattues. Les organisations internationales de la santé avaient prévenu, une épidémie mondiale et rapide est désormais possible.

 

 

Jean-Seb est quand même bien en colère, il me dit c’est honteux, mes collègues manipulent de l’uranium enrichi avec les doigts.

Je pense à Tchernobyl.

 

 

Il y a eu le sida, il y a eu le SRAS, Ebola. Mais une épidémie comme ça, qui se répand dans le monde entier, le confinement à une telle échelle, on n’imaginait pas.

 

 

Cécile est documentaliste dans un collège REP (réseau d’éducation prioritaire), elle reste en contact tant bien que mal avec ses élèves, notamment ceux du club de lecture. Faudil est en troisième, il vit avec sa mère et sa sœur jumelle dans un appartement, une chambre pour les deux enfants, à quatorze ans, ça pèse. Confinés, c’est encore une autre histoire. Il a négocié le droit de disposer, tout seul, pour quelques heures, de la chambre de sa mère. Il travaille sur l’ordinateur, il cherche à comprendre tout ce qui arrive, il réfléchit. Quand même, c’est dommage, il dit à Cécile, les meilleurs youtubeurs, il faut reconnaître, ils sont de droite.

 

 

Au rayon des trucs dégueulasses il faut se rappeler que le gouvernement a utilisé, un samedi soir, un conseil des ministres sur le coronavirus pour promulguer le 49.3 sur la réforme des retraites.

 

 

On a la boule au ventre quand on fait les courses au supermarché. C’est encore pire pour la maman de T., elle y travaille toute la journée, comme caissière. On discute à distance, elle porte un masque, je ne vois pas ses lèvres bouger. T. est un bon copain de mon fils, un garçon très gentil qui ne tient pas en place. Je croise tous les jours sa maman qui se presse de retour du travail, toujours à la limite du retard, pour récupérer son fils et sa fille à la sortie de l’école.

Ils sont en appartement, c’est difficile pour T. qui aime beaucoup bouger. Pour les devoirs, sa mère fait avec lui quand elle rentre du boulot. Son mari ne peut pas trop aider, ils sont tous les deux d’origine tamoule et lui ne parle pas bien français.

A la maison ils n’ont qu’une tablette, ce n’est pas pratique pour que les deux enfants travaillent. Je vais acheter un ordinateur, elle me dit. Puis elle désigne autour d’elle celles qui travaillent aux caisses : on n’est plus que les jeunes, les anciennes restent à la maison, il faut les préserver.

 

 

La journaliste Rachida El-Azzouzi associe photos et textes sur Instagram, elle écrit sur le coronavirus : « Et puis on a pris un gros coup sur la tête. On a compris que le Covid-19, la grippe du XXIe siècle, de la mondialisation, du libéralisme débridé, n’était plus un virus lointain, qu’on était en train de le faire circuler dangereusement, à cause de nos comportements, nos insouciances, nos postillons ainsi que ceux de nos gouvernants. »

 

 

Au rayon des trucs dégueulasses il faut se rappeler cette soignante, en 2018, qui face au président demande des moyens et des personnels pour l’hôpital public, et lui la prend de haut : « Il n’y a pas d’argent magique. »

 

 

La maîtresse d’école de mon fils a partagé la classe en groupes de cinq, elle fait classe virtuelle à des heures précisés, trois quarts d’heure chacun. Tous les soirs elle envoie des devoirs. Elle a trois enfants, ils lui disent c’est pire que quand il y a école, elle bosse douze heures par jour pour mettre tout en place.

 

 

On se téléphone avec Riad, il est à la maison, la SNCF ne l’a pas convoqué pour travailler. Juste avant le confinement il a perdu son grand frère, d’un cancer. Il est chez lui, il joue avec les enfants, il entraîne son fils, petits exercices pour le foot. Il m’envoie des vidéos pour me donner des idées. Il a acheté une imprimante pour les devoirs des enfants, parce qu’il n’a pas d’ordinateur à la maison. Il est en famille, ils s’entendent bien, alors il laisse passer doucement.

 

 

Au rayon des trucs dégueulasses il faut se rappeler que le gouvernement utilise la crise sanitaire pour faire passer dans la loi d’urgence les dépassements d’horaire jusqu’à soixante heures par semaine, les congés payés imposés par l’employeur, la remise en cause des 35 heures.

 

 

Malika est seule avec sa fille, c’est compliqué pour les devoirs, elle en reçoit beaucoup, elle n’a qu’une tablette et pas d’imprimante. Elle s’arrange avec des voisins, des parents d’élèves.

 

 

Il a fallu le choc de la guerre, la force des luttes sociales, pour imposer la société salariale, un monde dans lequel travailler, c’est avoir des garanties, une sécurité, des mécanismes de promotion sociale. Il y a la Sécurité sociale, les retraites. Bien sûr c’est très localisé dans notre coin du monde, bien sûr il y a encore des inégalités très fortes, des rapports de production.

Les élites avaient failli. Marc Bloch explique dans L’Étrange défaite à quel point elles ont mené des politiques égoïstes, dangereuses.

Il a fallu le choc du chômage de masse pour s’attaquer à ces droits. La chute des régimes communistes, l’absence de contre-modèle. La crise de 2008. Il y a des pays où tout a été vite balayé. D’autres qui résistent plus longtemps.

Depuis plus de trente ans, on en revient au passé, au temps d’avant les protections sociales. Depuis presque vingt ans, ça s’accélère encore, de gouvernement en gouvernement. Le gouvernement d’Emmanuel Macron en est le point extrême, dépassement de toutes limites.

 

 

Erwan est ouvrier du Livre, il poste sur les réseaux sociaux une photo de lui avec un collègue, ils se tiennent loin. Il légende : « À plusieurs mètres de distance. La presse sort. »

 

 

Au mariage de Lara et Fabien, il y avait un grand drapeau yougoslave, la mère de Lara est bosniaque, elle a vu sombrer son pays qu’elle voulait uni, elle en garde une nostalgie. Elle faisait partie des scouts communistes, enfant. Il y a des sidérations à l’échelle d’un pays, quand il bascule dans le chaos et la guerre, hier la Yougoslavie, aujourd’hui la Syrie.

La première semaine du confinement elle a dû garder les enfants, Lara et Fabien travaillaient tous les deux. Lara est salariée dans un IME, un institut médico-éducatif, qui accueille des enfants atteints de troubles du spectre autistique ou souffrant de handicaps. Certains sont des pupilles de l’État, des enfants abandonnés, d’autres sont placés par l’aide sociale à l’enfance. Il y a un internat, dans son centre, certains enfants regagnent leur famille d’accueil seulement le week-end. Elle est cheffe du service éducatif, il y a des éducs, des professeurs des écoles et des thérapeutes. Ils accompagnent les enfants dans leur quotidien, les aident à grandir avec leurs particularités.

Depuis le début du confinement, on leur demande un plan de continuité de l’accompagnement. La première semaine, les enfants ont été gardés à l’internat. Les salariés se sont organisés, travaillaient ceux qui n’ont pas de jeune enfant à charge. Puis, contrordre, les enfants ont été confinés dans des familles d’accueil, soit celles de l’ASE soit d’autres spécialisées dans le handicap. À temps plein. Les directions des structures craignent pour l’après, de se voir couper les financements, il faut prouver que même en temps de crise ça continue, on a été actifs et utiles, alors il y a des injonctions à poursuivre la prise en charge, passer des appels aux familles, faire des visites à domicile. Sinon, vous ne serez pas payés, sinon, notre structure sera sanctionnée, disparaîtra, le secrétaire d’État a insisté là-dessus. Sinon vous serez réquisitionnés, ailleurs. Il faut appeler chaque famille deux fois par semaine, il faut passer les voir quand c’est possible. Pour Lara, 42 jeunes, 84 situations à vérifier par des coups de téléphone, en semaine, le week-end, plus de limites temporelles. Il n’y a pas de masques, pas assez de gants et de gel. Les familles sont inquiètes, elles ne veulent pas voir les éducateurs, elles ont peur d’être contaminées. Il y a des situations difficiles, des enfants ou des familles qui craquent.

Les directions poussent à la prise en charge, aux prestations. Elles pensent déjà à leur dotation après la crise. Lara s’inquiète. On attend le prochain contrordre, si ça pète dans les familles, ils rouvriront l’internat 24h/24h, et ça sera à nous d’être là.

 

 

C’était peut-être une parenthèse, ce temps des protections, ce temps de l’espoir, pour les générations qui viennent, de vivre mieux qu’avant. Menace écologique et menace sociale, ça fait peur.

 

 

Erwan poste un nouveau statut : le temps s’accélère, vers le passé. Les notions d’inversion des normes prennent tout leur sens.

 

 

2018-2020, la politique du fuck, à tous les niveaux.

La population rejette la réforme des retraites ?

Le gouvernement tient bon, fuck.

L’Hôpital, l’École, la Justice, les cheminots, la Poste, tous les services publics, réclament plus de moyens ?

Le gouvernement fait des économies, fuck.

La nouvelle doctrine du maintien de l’ordre entraîne blessures et mutilations ?

Le gouvernement est dans le déni, fuck.

Des femmes dénoncent les violences sexuelles dans le cinéma ?

L’Académie des César élit Roman Polanski meilleur réalisateur, fuck.

L’OMS alerte à la pandémie, la Chine et l’Italie prennent des mesures drastiques ?

Le gouvernement minimise, fuck.

Fuck, fuck, fuck.

 

 

Erwan déconne avec ses collègues, à l’imprimerie. Ils ont gonflé un ballon difforme, l’ont pris en photo, légendé : « On bosse mais c’est bon… On a chopé le virus ! ».

 

 

Au rayon des trucs dégueulasses, il faut se rappeler de ce député de la majorité, il triomphe en off dans un journal, au début du confinement : « Le match de 2022 est plié. Emmanuel Macron a gagné. Il s’est imposé comme le père de la nation ».

 

 

Des équipes de chercheurs travaillent déjà sur les virus de type corona, mais comme de nombreux secteurs de la recherche, elles manquent de moyens. Elles ont perdu des appels d’offre, estimées pas assez rentables ou pas assez en pointe. La logique du financement sur projet au détriment des financements plus pérennes est mortifère. Il y a moins de postes, moins de fonds, c’est ça aussi qu’on paye aujourd’hui, alors même que des chercheurs et des chercheuses disaient qu’avec la mondialisation, la destruction des écosystèmes, ce type de virus reviendrait. Ce n’est certainement pas la dernière pandémie.

 

 

Il y en a qui diront, c’est facile de critiquer, après-coup. Mais prévoir, c’est le boulot de ceux qui gouvernent.

Il est difficile de savoir pourquoi le gouvernement n’a pas réagi plus tôt, pour prendre des précautions, produire des masques, du gel, des tests concernant le virus. De plus en plus, il semble que dès fin janvier, début février, il était possible de prévoir la gravité de l’épidémie en cours.

Il y a plusieurs hypothèses.

Ils sont arrogants et incompétents, obnubilés par la réforme des retraites, ils ne veulent rien entendre, ni les manifestants ni les syndicalistes ni les médecins, ils prennent le risque et puis c’est tout. C’est de cette manière qu’ils ont tout remporté, en 2017. Ils se croient plus malins que les autres, meilleurs que les autres pays, plus clairvoyants que l’OMS.

Ils ne croient pas en la Chine, ils ne croient pas en l’Italie, ils ne croient pas en la Corée du Sud.

Ils sont cyniques, ils ne veulent surtout pas mettre en danger l’économie, ils prennent le parti d’une immunité de groupe, des gens mourront, c’est sûr, l’économie d’abord, de toute façon, ce sont les vieux qui meurent, et puis les prévisions s’affolent, il pourrait y avoir des milliers de morts, des jeunes sont touchés aussi, ils n’assument plus, ils hésitent, ils paniquent, ils prennent des mesures.

Ils sont bornés, ils croient en leur chance d’éviter la catastrophe, ils dénient la réalité aussi longtemps qu’ils peuvent, ils sont dogmatiques dans leurs convictions économiques, ils attendent le dernier moment, face au nombre de morts qui augmente, pour prendre des mesures, contraints et forcés.

Ils hésitent quand même encore d’où les injonctions contradictoires, restez chez vous mais allez travailler, restez chez vous mais allez voter, les pressions sur le BTP pour continuer les chantiers.

Ce qui est sûr : ça fait des années que ça rogne, économie sur économie, jusqu’à réduire les masques, les stocks, les lits, le personnel, des années que ça passe et ça craque, à marche forcée, des années qu’ils n’écoutent pas la détresse.

 

 

On parle à travers le grillage avec nos voisins chinois, ils nous proposent des masques, ils en ont. Au tout début de l’épidémie ils ont subi les réactions méfiantes, à l’école les maîtresses ont dû intervenir pour que les enfants ne mettent pas de côté ceux d’origine chinoise. Dans la cour de récréation il y avait un nouveau jeu, coronavirus, je te touche, je t’infecte.

Une semaine avant la fermeture des écoles, nos voisins ont pris leurs précautions, ils ont retiré leurs enfants de l’école. Ils se doutaient que ça allait venir, ici aussi. Ils cohabitent à trois générations, d’habitude les enfants sont à l’école, les parents travaillent dans des restaurants asiatiques, les grands-parents cultivent des salades dans le jardin. Les restaurants et l’école ont fermé, ils restent tous ensemble dans la maison.

 

 

On s’échange des vidéos avec Morgane, elle m’en envoie une avec ses collègues, à l’hôpital, c’est le calme avant la tempête, elles portent des masques, elles dansent sur la musique d’Au bal masqué. On ne voit pas leurs bouches mais elles rigolent.

 

 

En première ligne face à la crise sanitaire se battent celles et ceux qui sont attaqués depuis des années. Les régimes spéciaux, les bas salaires, les fonctionnaires, les derniers bouts de la chaîne : infirmières, médecins, aides-soignantes, ambulanciers, caissières, éboueurs, ouvrières et ouvriers, enseignantes et enseignants, pompiers, personnel des EHPAD, livreurs, boulangères et boulangers, pompiers, manutentionnaires, intérimaires, travailleurs-travailleuses du social, routiers, paysans. J’en passe et j’en oublie.

 

 

Rayon trucs dégueulasses, la ministre du Travail accuse les entreprises du bâtiment et des travaux publics de « défaitisme » et de « manque de civisme » parce qu’elles refusent de continuer le travail en exposant leurs salariés.

 

 

Fabien s’inquiète pour sa mère, en vacances au Nicaragua au moment du confinement, un des avantages de la retraite, pouvoir voyager. Elle est bloquée là-bas, ça pouvait sembler mieux que le confinement en France, mais les premiers cas arrivent dans le pays. Ils sont 500 Français, ils attendent le rapatriement.

Fabien a repris le travail en février, après deux mois de grève, ça ne tenait plus. Même les temps forts, les journées de mobilisation, ça devenait difficile. Il ne perdait pas espoir, quand même, parce que l’opposition se battait, au Parlement, l’opinion restait très hostile à la réforme.

Depuis le début du confinement il continue à conduire son RER. Celles et ceux qui montent, ce sont majoritairement des prolos, ils ne peuvent pas télétravailler.

Les cheminots n’ont pas de masque, on leur donne du gel et des lingettes, de quoi faire briller la cabine de conduite. Fabien devait passer son mois d’avril comme permanent syndical, il l’a fait sauter pour être à son poste et conduire.

C’est maintenant qu’on a besoin de nous, le service public, je devais tenir ma place. C’est une période où les gens se mettent à réfléchir, parce qu’ils sont obligés de rester chez eux, premièrement, et aussi parce que le marché, la concurrence, la mondialisation, tout ne s’effondre pas, mais les certitudes sont ébranlées. On est une entreprise d’État, il y a un monopole, ça permet au ministère de gérer le trafic en fonction des besoins, de l’évolution de la pandémie. On a des missions. Ça serait impossible avec plusieurs compagnies ferroviaires privées. Ça se passe pile l’année où ils veulent ouvrir à la concurrence, aux appels d’offre. Pourtant le bon côté du monopole ressort, en situation de crise. Il faut que l’État réfléchisse, que les conseillers régionaux réfléchissent, au lieu d’ouvrir les lignes régionales à la concurrence, il faut que les citoyens réfléchissent.

Celles et ceux qui bossent, aujourd’hui, ce sont les régimes spéciaux qu’on montrait du doigt. Emmanuel Macron ne pourra pas lever la suspension de sa réforme. Ce serait une honte. Ce sont les services publics, les entreprises publiques, qui font tenir le pays : les hôpitaux, la SNCF.

 

 

Face aux crises les libéraux se souviennent de l’État.

Face à la crise, s’il le faut, les libéraux nationalisent.

Il y a plusieurs réactions possibles après la catastrophe. Ça peut changer un système ou le renforcer. Naomi Klein parle de stratégie du choc, quand les désastres permettent d’imposer des réformes économiques injustes. En 2008, ça s’est résolu de cette manière.

Cette fois ça semble plus grave, c’est plus gros. Il y a des milliers de morts. Des milliards de confinés, des économies arrêtées.

Il y a plusieurs issues, l’État social et écologique ou le retour au marché, la solidarité ou le nationalisme, la démocratie ou les restrictions.

Ça dépend de nous en partie.

 

 

Ce qui est terrible avec ce virus, c’est qu’il isole. On est confiné famille par famille, individu par individu. Certains souffrent de solitude, d’autres se retrouvent les uns sur les autres. Chacun sa taille d’appartement ou de maison, sa fenêtre, son balcon ou son jardin, son télétravail ou son travail réel. Son salaire maintenu ou ses revenus perdus. On se tient à distance des autres, dans la rue. On ne se croise plus. On se regarde presque méfiants.

Et le plus terrible peut-être, les malades qui meurent, meurent seuls.

 

 

Fabien est plutôt optimiste, même s’il a peur pour ses parents. Il dit ce sont toujours des événements terribles, comme les guerres, qui secouent, convainquent les gens des changements sociaux nécessaires. Il ne suffit pas de discuter, il faut des preuves. On en est là, avec l’épidémie.

 

 

Drôle d’année. Ça commence par un mouvement social et ça continue confiné.

Le point commun c’est l’incertitude.

Il y a les nouvelles qui tombent, c’est partout dans le monde, la moitié de l’humanité confinée. On apprend les malades, les gens qui meurent. Il y en a qu’on connaît.

On a peur pour nos proches âgés, pour nos proches fragiles. On a peur pour nous et pour les autres.

On ne sait pas où tout ça nous mène.

C’est sûr, c’est dérisoire, mais le soir à 20h on sort sur les balcons et on applaudit, on fait du bruit. Nous c’est les pavillons, au bout de la rue la cité. On est à la frontière de Bondy, le centre du monde depuis l’an I de l’ère Kylian Mbappé, il y a des pétards et des klaxons, le soutien aux soignants s’ambiance esprit coupe du monde. Elle est pourtant loin la finale de 2018, dans le département le plus pauvre de France, la mortalité explose.

Mon fils sort son trombone et ma fille ses maracas. On se voit, on s’interpelle, entre voisins. En vérité c’est surtout pour ça, pour se voir, pour se parler à distance, se rassurer. Parce qu’on a pas mal manifesté, ces derniers temps. On s’est serré les coudes. Dans la crise, autant qu’on peut, on s’entraide. De la façon dont on est solidaires, dépend l’après.

 

29 mars 2020

 

Remerciements pour leur relecture et leurs remarques à Joël Chandelier, Sylvain Cherkaoui, Cécile Moulain, Stéphane Moulain, Julien Rochedy, Laureline Uzel, Alice Zeniter.

Merci à toutes celles et ceux qui sont cités dans ce texte.

Une partie des textes à propos de Malika, Morgane et Riad ont été publiés sous une autre forme dans mon blog sur le site de Mediapart.

Je me suis documenté sur la peste au Moyen Âge dans le livre de Boris Bove, « 1328-1453, Le Temps de la Guerre de cent ans », Belin, 2009 (dans la collection « Histoire de France » dirigée par Joël Cornette).

Je recommande aussi la lecture de cet article de mon collègue historien Joël Chandelier.


Sylvain Pattieu

Historien et écrivain, Maître de conférences en Histoire

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