Nouvelle

Boa et moi

Écrivaine

« Elle était une femme que les hommes quittaient. » Ce qui est un classique pour les animaux, être abandonné en période de confinement, l’est peut-être aussi pour certains humains. Quoi qu’il en soit, elle ne vivra pas seule ce moment mais en compagnie d’un boa constrictor imperator donné par une animalerie avant de devoir fermer. « Quand ses collègues causeraient par écran interposé avec leur chiard pendu à la mamelle, elle, Daphné, aurait son boa. » Et le temps sera compté à la mesure de ses digestions – un mois pour un lapin. Les réserves épuisées, la voilà devenue chasseuse nocturne de rats. Jusqu’à ce que… Une nouvelle inédite de Marie Darrieussecq.

Il était parti voir ses enfants chez son ex-femme à Lausanne. Or c’était évident, il ne pourrait pas rentrer. Les frontières allaient fermer. Et bientôt ce ne seraient plus les frontières mais les rues, les magasins, les portes. Quand Daphné comprit qu’il ne reviendrait pas, car leur relation, il fallait voir les choses en face, battait de l’aile, elle eut un réflexe de survie. Elle enfila un masque et des gants et sortit s’acheter du riz, du quinoa, des pommes, elle mangeait comme un oiseau.

Elle était une femme que les hommes quittaient. Elle n’était pas autrement surprise par ce nouvel épisode. Sa vie n’était qu’une longue rupture. Quelque chose en elle ne suffisait pas. Elle se laissait dévorer, et puis, quand il ne restait d’elle que la peau sur les os, ils allaient voir ailleurs.

Une affiche était collée sur la porte de l’animalerie devant laquelle elle passait tous les jours. Les animaux étaient donnés. Elle se souvint qu’ils l’avaient dit à la radio. Toute la semaine, donnés, avant qu’on ne procède à leur élimination. Elle entra. Un chien, jamais de la vie : trop de bruit, trop de poils, et l’obligation de le sortir. Les vagues d’abandons était un classique des pré-confinements. Un chat, elle était allergique. Vers le fond de la ménagerie, des canaris voletaient, tout de suite arrêtés par des barreaux. Elle n’allait quand même pas prendre une perruche. Et là, toute une cage de très jolis oiseaux, « des inséparables », dit le vendeur. Faut-il dire « vendeur » quand c’est donné. Il y en avait un, gris et orange, qui la regardait, tête penchée, tchip. Contrairement à une légende tenace, dit le vendeur, un inséparable peut vivre seul. Regardez, ils sont onze. Il les compta, le chiffre onze tomba sur l’inséparable tout seul qui la regardait.

Elle sentit le piège. Cet oiseau lui ressemblait trop. Tchip tchip dans sa cage.

Ils n’avaient pas eu d’enfants. Lui, il en avait de son premier mariage. Trois. Qu’il s’était mis en tête d’aller voir à Lausanne. Il envisageait quoi, de se confiner avec eux ? Ils s’étaient rencontrés un peu tard. 45 ans. Mais ça aurait pu. Limite. Un enfant. Il n’avait pas voulu. C’était peut-être mieux : elle n’enviait pas ses collègues qui allaient vivre enfermées avec leur progéniture.

Elle se moucha dans son coude et son regard tomba sur des aquariums. Des terrariums, précisa le vendeur. Pour les serpents. En ce moment, il débitait du boa pour débutant. Bonne bête de confinement. Beaucoup d’avantages : pas de bruit, pas de poils, salit moins qu’un oiseau. Le boa étrangleur est un mythe aussi absurde que l’inséparable inconsolable. Le boa n’étrangle son monde que s’il a faim. Il suffit de le nourrir. Un lapin par mois ou une souris par semaine. Des cagettes de souris congelées sont là, à disposition. Pas à donner, non, les souris mortes sont peu propices à l’adoption, mais à vendre, pour un prix modique. On peut aussi se lancer dans l’élevage de souris, voire de lapins, mais ça revient finalement plus cher, car la souris vivante doit être nourrie, idem pour le lapin vivant, alors que congelés ils n’occasionnent pas d’autre entretien que celui du congélateur.

Le vendeur était bavard. Il avait de l’expérience. Vingt ans dans le serpent. Celui-ci, c’était un BCI. Un boa constrictor imperator. Lové dans un coin de son terrarium sous une branche que le vendeur souleva. Damiers bruns et dorés – des ocelles, dit le vendeur – fines écailles, petits yeux ronds. Le BCI est calme. Il accepte d’être touché et manipulé. Il ne proteste pas quand on le remet dans sa boîte. Le compagnon idéal. Le vendeur ôta ses gants, se frotta les mains au gel hydro-alcoolique, puis attrapa doucement la bête. Le boa se laissa faire. Il enroulait paresseusement sa queue autour de son bras. Son corps musculeux se présentait avec décision, sans mollesse, sa petite tête curieuse s’approchait comme pour faire connaissance. Le boa la regardait et elle regardait le boa. Le vendeur déposa un bon mètre de corps sur les épaules de Daphné, c’était étonnamment lourd, douze kilos en tout dit le vendeur, et il lâcha complètement la bête. Elle ne tomba pas, bien au contraire. Ses muscles se contractaient en chaîne, massant la nuque de Daphné, lui pressant les épaules comme des mains. C’était très agréable – c’était même réconfortant. La tête toujours en l’air, tendue, ne la quittait pas des yeux.

Il faut admettre que le boa est un animal spectaculaire. Quand ses collègues causeraient par écran interposé avec leur chiard pendu à la mamelle, elle, Daphné, aurait son boa. En étole autour des épaules. Le boa en imposerait même à Baptiste. Si Baptiste daignait l’appeler.

Le vendeur pouvait faire livrer boa et terrarium aujourd’hui, tant que les livraisons restaient possibles. Le terrarium n’était pas donné. Mais il était indispensable. Car le boa, animal tropical et tout de même un peu dangereux s’il a faim, doit être maintenu au chaud. Ce BCI encore jeune mesurait 1,60 mètres. Exactement ma taille, s’émerveilla Daphné. Une commission réunissant des experts de l’élevage en captivité avait établi les réquisits minimum pour les terrariums des reptiles, leurs résultats étaient précis : il convenait de multiplier les facteurs 0,75 et 0,50 par la longueur totale du serpent. Pour un boa comme celui-ci, 1,60 m x 0,75 = 1,20 m pour la longueur du terrarium ; 1,60 m x 0,5 = 0,80 m pour la largeur du terrarium ; 1,60 m x 0,75 = 1,20 m pour la hauteur du terrarium. Un boa en captivité vit facilement une trentaine d’années, avertit le vendeur. On ne prend pas un boa pour s’en débarrasser dans les égoûts. C’est un engagement à long terme.

Trente ans. Elle en avait cinquante. Elle sortit sa carte de paiement.

Elle rentra chez elle avec ses courses, trouva de la place au congélateur pour les souris et le lapin, ôta son masque et ses gants, se lava longuement les mains. Elle considéra son grand deux-pièces. Elle poserait le terrarium là, sur le bureau de Baptiste. Elle déblaya les papiers, débrancha l’imprimante, remplit un carton de dossiers. Il avait emporté son ordinateur portable, évidemment. Et, elle s’en aperçut, le scanner. Il avait tout prévu pour télétravailler. Elle n’en était pas à son premier confinement, mais elle sentit que celui-ci serait long. Elle l’appela. Vous pouvez laisser un message. C’est moi. C’est moi, Daphné. Le vouvoiement la décourageait, à moins que ce ne soit un pluriel, vous tous qui laissez un message, sachez que je rappellerai qui je veux.

Elle n’avait pas faim. Elle n’allait pas se promener encore, elle savait d’expérience qu’on n’accumule pas de la promenade comme on charge une batterie. Elle fit le tour de son appartement. Il n’y manquait rien, à part ce fichu scanner – c’était lui qui l’avait acheté. Les napperons brodés de ses mains, la vieille pendule qui faisait tic tac, le paravent de bambou qu’elle avait construit elle-même, il n’avait rien dérangé, rien voulu changer pendant les cinq années de leur relation. Elle avait apprécié qu’il soit discret, elle s’apercevait qu’il n’était que de passage.

On sonna. C’était le boa.

La boite montait seule dans l’ascenseur, avec le reçu à signer. Elle enfila des gants et prit un crayon jetable. Voilà. Avertit au visiophone qu’elle renvoyait l’ascenseur, ça marche dit le livreur masqué. Elle se souvenait d’un temps où il était obligatoire de montrer son visage. Mais c’était comme un monde disparu, enseveli sous une avalanche ou englouti dans un immense lac. Elle traîna le carton très lourd à même le sol. Défit l’emballage et le jeta dans la poubelle de tri – le ramassage sélectif serait-il assuré, mystère. Elle posa avec effort le terrarium sur la table. Le poids était à la limite de ce qu’elle pouvait soulever seule. Elle mit du temps à repérer le boa, elle crut même à une arnaque, une boîte vide lestée de quelques branches, mais non. Son boa était là, caché sous des feuilles. Roulé en boule serrée. Une vraie pelote. Elle attrapa sous l’évier le vaporisateur de désinfectant. Nettoya la vitre coulissante. L’ouvrit. Toucha doucement du doigt le locataire du terrarium. Boa constrictor imperator. L’empereur des serpents. Elle aurait pu prendre un python, ou même une grosse couleuvre. Mais un boa, pour le nom, pour le symbole, un boa quoi. Le mot boa.

Elle jeta ses gants à la poubelle et rangea le vaporisateur sous l’évier – le temps qu’elle revienne, le boa avait dressé la tête. Elle la caressa de ses doigts nus. Il ne se passa rien. Elle enfonça un doigt dans le corps étonnamment dur et souple à la fois. Rien. Elle le souleva comme elle avait vu faire le vendeur, en l’attrapant doucement à quelques centimètres de la tête et vers le milieu du corps. La bête fit une boucle de tout l’arrière de son corps et lui serra avec enthousiasme le poignet. C’était vraiment un beau boa. Il se laissa détacher gentiment, il suffisait de le faire lâcher avec les doigts, fermement. Puis il renroulait une partie de son long corps mince, qui semblait une corde de muscles, tendres et toniques. Ni froids ni chauds : à la température de l’air. Ils se mirent à dialoguer par pressions. C’était drôle. Le vendeur l’avait informée qu’il aurait sans doute faim d’ici deux jours. De décongeler une souris à l’avance, au micro-ondes ou sur un radiateur.

Plus elle regardait des tutos sur Youtube, mieux elle comprenait ce boa, son goût de la tranquillité, le respect qu’il exigeait d’elle. Elle, elle se livrait à sa routine habituelle de confinement, lever tôt, café, un peu de Pilates, télétravail, pose déjeuner avec quelques collègues en visiophone, courte promenade autour de l’immeuble avec crochet à la supérette, télétravail, dîner tranquille, un peu de broderie devant un film ou une série. Évitement maximum des voisins. Quand la pensée de Baptiste se faisait trop insistante, elle allait taquiner Auguste. Elle l’avait appelé Auguste. Les parois de verre du terrarium était vite frustrantes. Elle posait Auguste sur ses épaules, comme le vendeur l’avait fait. Il la massait : ses muscles s’activaient lentement, imprimant une agréable pression tout du long, se contractant comme un chat ronronne. Elle agrémenta le terrarium en y posant quelques jolis graviers ramassés dans la cour, diversifia les cachettes, paille, copeaux, boules de papier, petits amas de brindilles, ce qu’elle pouvait trouver dans ses courtes sorties ou dans les cartons de livraison.

Deux jours après l’adoption elle décolla, de la pointe d’un couteau, une souris décongelée du bloc de souris glacées vendu dans du polystyrène. On aurait dit une charogne écrasée sur la route. Sortie du micro-ondes, elle n’avait pas regonflé mais pris un peu de couleurs, gris et rouge, et on pouvait la tenir par la queue. Auguste n’était visible nulle part dans son terrarium. Mais soudain il surgit, et bloup. Juste ça. Bloup. Une gueule grand ouverte, comme séparée de tout corps, un gouffre strié d’arceaux couverts d’une muqueuse blanche qui semblait tendue à mort – et bloup. Il était reparti sous son amas de branches.

Le nourrissage, lui avait dit le vendeur, se fait de préférence hors du terrarium. Elle avait négligé ce conseil. Une semaine et une souris décongelée plus tard, elle prit Auguste avec délicatesse, avec affection même, et le posa sur le parquet. Elle l’observa un moment – il était calme comme toujours, un peu éberlué peut-être d’être posé dehors. Elle lui donna sa proie. Il s’en empara avec moins de voracité que dans son enclos. Il recula vers la première cachette venue – sous la commode. Elle l’y laissa digérer.

Quand elle passa l’aspirateur – confinée, elle faisait beaucoup le ménage – elle prit garde à ne pas le déranger. Elle apercevait la pelote, vivante et noueuse sous la commode. Les boas ne sont pas spécialement arboricole. S’ils aiment les branchages, c’est pour se rouler dessous afin d’économiser la chaleur. Elle eut du mal à l’attraper, enfoncé si loin sous le meuble, pour le remettre dans son terrarium. Elle alla contempler le stock de souris au congélateur. Ça allait, mais il ne faudrait pas qu’il dure trop, ce confinement.

À la souris suivante, elle avait ses règles, qui ne servaient à rien mais lui faisaient toujours un mal de chien. Elle posa Auguste sur son ventre. Ça faisait du bien. Le contact. Ça massait. Ça se réchauffait doucement. Tous s’accordent à dire que le boa n’est capable ni d’amour ni d’empathie, la fidélité c’est pour les chiens, la curiosité c’est pour les chats. Un boa qui se colle à vous aime votre chaleur. OK. Mais ce sont des bêtes fascinantes. C’est un pléonasme de le dire.

Un matin de télétravail où elle n’en pouvait plus de saisir des données qu’apparemment personne ne lisait, elle alla chatouiller Auguste qui dormait dans son terrarium. Mais elle le trouva bizarre. Patraque. Rigide. Pas mort, non – heureusement – il remuait un muscle ou deux – mais comme catatonique. Il avait mangé la dernière souris du pack cinq jours avant. Avait-il déjà faim ? Elle appela le vendeur, qui contrairement à tous les hommes qu’elle avait connus, répondit et fut utile : le boa avait froid. Avait-elle vérifié les lampes de chauffage ? C’est technique, le boa. Le terrarium doit être de 33° au point chaud et de 26° au point froid. Et l’hygrométrie est cruciale. Lors de la mue, il faut pulvériser de l’eau tiède en supplément afin de favoriser le décollement de l’exuvie. De la quoi ? De la vieille peau.

Les lampes étaient froides. C’était probablement le circuit électrique. Il lui conseilla un tuto. Mais le matériel lui manquait. Le plus simple était de pousser son propre chauffage. Son appartement deviendrait le terrarium. Le boa trouverait les coins frais quand il en aurait besoin. Pour l’hydrométrie, il suffisait de faire bouillir de l’eau dans une grande cocotte réglée à petit feu. Au besoin, elle laisserait couler la douche le temps de la mue.

Elle régla la chaudière sur 33° le jour et 26° la nuit. Aux dernières nouvelles, la planète était déjà déréglée. Et elle se souciait peu du sort de l’humanité.

En revanche, question souris congelées, le vendeur ne pouvait pas la dépanner. Il avait réussi à fourguer tous ses animaux et s’occupait désormais de sa mère. Restait le lapin. Un lapin, un mois.

Auguste ouvrit très grand la gueule, on aurait dit que ses mâchoires se décrochaient. Puis tout le haut de son corps devint une seule grande bouche, pleine de lapin. L’arrière-train, les pattes blanches et la petite queue dépassaient. Auguste déglutissait de tous ses muscles. Il finit par réussir à se fermer, comme un sac à main bourré à craquer. Au toucher, on sentait les côtes du lapin sous la peau du serpent. Un boa-lapin, qui ne parvenait plus à ramper ni à se tordre. Daphné n’eut pas le cœur de le remettre dans son terrarium. Elle le couvrit de plusieurs coussins et s’endormit devant une émission de téléréalité où les candidats enfermés ignoraient que le monde entier était confiné, c’était le jeu.

Elle n’avait plus de commandes pour son travail, et les livraisons étaient de plus en plus erratiques. Ses collègues n’apparaissaient plus en visiophone, peut-être un peu perturbées par le boa. Mais elle toucha sa paye à la fin du mois et la vie semblait continuer, en tous cas pour elle, elle pouvait payer son chauffage et sa nourriture. Mais de souris ou de lapin, point. Pour tuer le temps et se cultiver, elle continua les tutos boas. Les boas ne mordent pas, ils n’étouffent pas non plus : ils étranglent. Ils coupent la circulation sanguine, la mort est rapide, le cerveau n’est plus irrigué. C’est propre. Dans la nature, les boas peuvent faire jusqu’à quatre mètres et peser dans les trente kilos, mais on n’en trouve pas dans le commerce légal. Les BCI, on les appelle aussi les boas devins. C’est joli. Et de fait, Auguste pouvait rester des heures les yeux mi-clos, à fixer un point de l’espace. Alors elle se plaçait dans son champ de vision. Et elle avait l’impression qu’il la comprenait. Qu’il perçait son mystère, carrément.

Il faisait très chaud chez elle, et froid dehors. Elle tira les rideaux sur le monde extérieur pour pouvoir vivre à sa guise et en sous-vêtements. Le voisin du dessus semblait courir toute la journée, façon marathon en chambre, mais elle préférait ça au couple du dessous, qui fonctionnait par hurlements suivis d’un calme inquiétant. Elle n’avait pas de nouvelles de son employeur, il était peut-être mort. Elle soulevait le tas de coussins. Le lapin semblait descendre correctement, mais lentement, dans le corps gonflé d’Auguste. Il dressait mollement la tête. Il digérait. Elle laissait couler la douche brûlante. L’eau ruisselait sur la baie vitrée.

Elle avait ramassé ses crottes, des petites choses sèches qui n’ont rien de répugnant, pas comme les chats, ou pire, les chiens, non, des crottes d’une bête qui digère tout ce qui est digérable sur cette Terre, une créature proche de la perfection, qui digère à mort.

Elle le prenait dans ses bras et s’installait dans le canapé. Le posait sur ses cuisses nues. Il était lourd, allangui, confortable, ni chaud ni froid, doux comme l’écorce d’un arbre vernissé, érable ou cerisier. Elle écoutait de la musique et s’assoupissait avec lui. Le lapin achevait sa descente et s’amenuisait, le corps du serpent reprenait sa forme élégante. Il allait bientôt avoir faim.

Elle eut à nouveau ses règles et le tint toute une nuit contre son ventre. Au matin, un oiseau enivré par l’absence des humains vint cogner, paf, en plein dans la baie vitrée, c’est le bruit qui la réveilla. Il était tombé comme une pierre sur le balcon. Tiède et lisse au toucher. Elle posa l’oiseau devant Auguste. Il n’eut qu’à allonger la tête hors de la couette, sans même bouger le reste du corps, comme si son cou, ou ce qui lui tenait lieu de cou, était élastique. L’oiseau sembla jaillir en l’air, quelques plumes envolées tombèrent sur le lit, des plumes noires, c’était peut-être un merle.

Auguste disparaissait souvent, mais c’était pour de faux. Il aimait se cacher dans les placards, ou dans l’encoignure de la porte, ou sous les manteaux. Cache-cache. Elle le retrouvait avec bonheur et le prenait dans ses bras comme un grand cordage vivant. Il la regardait. Elle en était presque intimidée. Ça lui avait fait ça avec tous les hommes. Avec toutes ses relations, disons. Et plus elle était intimidée, et moins elle les intéressait. Elle n’était jamais sortie de ce cercle vicieux. Mais Auguste ne se lassait pas. Il la regardait, sans se lasser. La nuit, elle le trouvait souvent dans son lit. Enroulé à ses pieds ou contre son flanc nu. Elle aurait aimé croire qu’il s’attachait de plus en plus. Ce souffle doux, cette constance… Elle le sentait se réchauffer doucement. Au fil de la nuit, ils parvenaient tous deux exactement à la même température. Et elle dormait sans plus se soucier de rien.

Comme à chaque confinement, le ramassage des poubelles était très irrégulier. Elles s’accumulaient dans la cour. Ça attirait les rats. Elle les voyait se battre autour des sacs crevés. La solution, elle était là. Elle trouva facilement un tuto « piège à rat ». Apparemment la demande était forte. Il suffisait des planches d’un cageot, d’une bobine de fil de fer, d’un grand clou affûté, et d’un ressort. Un ressort ? Elle avait ça dans la vieille pendule, qui cessa d’un coup de faire tic tac.

Elle gagna ainsi des semaines, qui devinrent des mois. Un gros rat tenait dix jours au ventre d’Auguste. Elle relevait ses pièges la nuit, en descendant dans la cour sans allumer de lumière, emmitouflée dans une combinaison de ski qu’elle ôtait avec soulagement dans l’énorme chaleur de chez elle et lavait à 90°, la transformant peu à peu en carton. Certains rats piégés étaient morts. Mais la plupart n’étaient que blessés. Et c’était un problème. Ça se débat et ça mord, un rat. Un rat vivant, même blessé, se défend. Le rat essaie de mordre le serpent. C’est dangereux. Et puis, l’agonie du rat étranglé est plus longue que prévu. Le rat crie. C’est pénible.

Elle essaya d’enfermer les rats dans un sac et de taper à coups de marteau, mais ils perdaient trop de sang et le sang est nécessaire au boa. Alors, à travers un gros sac de toile, elle tenta la technique boa : elle serrait le rat entre ses deux mains, elle appuyait fortement des deux pouces sur les carotides, et un long moment après, le rat dans le sac devenait mou, et mangeable.

Un rat, trois rats, cinq rats. Être tué par un boa ou par un humain, qu’est-ce qu’il y avait de pire ?

Auguste mua. Elle trouva l’exuvie enroulée comme un parchemin dans les draps de son lit, en un seul morceau, parfaite, translucide, comme un vêtement trop petit, comme la peau d’une vie d’avant. La mue accompagne le grandissement des serpents. Il paraît qu’après l’effort d’une mue, les serpents ont une faim de loup. Cette nuit-là, en voulant enfiler sa combinaison de ski qui lui était devenue comme un costume de chasse, elle se sentit faiblir. Ce confinement-là était trop long. Elle se recoucha en culotte et s’endormit tout de suite. Elle rêva de la mer, des vagues, de marcher sur une plage infinie. Elle fut réveillée par un sentiment étrange. Elle crut d’abord qu’Auguste n’était plus là. Mais non, il était là. Collé contre elle. Éveillé. Il la regardait.

Elle ne comprit pas tout de suite ce qui la troublait : c’est qu’il n’était pas enroulé. Il était allongé de tout son long. Elle constata qu’il avait beaucoup grandi : il la dépassait largement. Sa queue tombait au bout du lit et son visage était presque collé au sien, yeux dans les yeux, langue à langue.

Il était devenu trop lourd pour qu’elle le porte. Elle le tira par le milieu du corps et il tomba par terre pour aller se lover de mauvaise grâce sous une chaise. Elle eut du mal à se rendormir. Elle avait pris l’habitude de dormir avec lui, et sans ce contact, elle se sentait seule.

Le matin elle appela le vendeur. Sa mère était morte, bêtement, de vieillesse. Il avait toutes les peines du monde à ce qu’on vienne chercher le corps. Bref. Il lui dit qu’elle avait bien fait d’appeler. Les boas ont pour habitude, quand ils envisagent une proie plus conséquente que leur bol alimentaire ordinaire, de s’allonger de tout leur long à ses côtés, pour mesurer s’ils peuvent l’avaler.

 


NdA – Source des informations sur les boas : https://www.boa-constrictors.com/fr/Haltung/TerrariumF.html, et la chaîne Youtube de Nicolas Hussard, « Reptiligne ». La fin de ce récit est inspiré d’une légende urbaine sans aucun rapport avec leur enseignement.

Marie Darrieussecq

Écrivaine

Rayonnages

FictionsNouvelle

Notes

NdA – Source des informations sur les boas : https://www.boa-constrictors.com/fr/Haltung/TerrariumF.html, et la chaîne Youtube de Nicolas Hussard, « Reptiligne ». La fin de ce récit est inspiré d’une légende urbaine sans aucun rapport avec leur enseignement.