Aux balcons
Il habite au troisième, comme moi. Je ne l’avais pas remarqué, au début. Et puis voilà une semaine que nous nous voyons tous les soirs. C’est le rendez-vous de vingt heures. Les fenêtres s’ouvrent, les applaudissements fusent. Il faut bien montrer qu’on est solidaires. Sur internet, certains sites parlent de millions de victimes. On raconte n’importe quoi sur internet. Le brouillard domine. Ça fait du bien d’en sortir, même sur un balcon.
Je n’ai jamais vu personne sur son balcon, même avant. C’est un long balcon, filant, comme disent les spécialistes, devant deux grandes baies vitrées, et une troisième fenêtre, d’où il sort chaque soir. De ma petite terrasse, j’ai un bon poste d’observation, un peu décalé, latéral. J’installe mon ordinateur, je soigne mes plantes, je prends un café, et depuis peu, donc, j’observe ce qui se passe. Lui aussi doit pouvoir voir une partie de mon intérieur, depuis ce promontoire.
Au quatrième, au-dessus de lui, c’est une famille ; et au deuxième, une vieille dame. Au cinquième, je n’ai vu personne. Au sixième aussi, il y a des enfants, un couple. Au premier étage, les volets sont clos. Ils ont dû partir à la campagne. Je n’ai pas de campagne, j’ai une petite ville dans le sud et une famille que j’aurais pu retrouver dès le premier lundi, mais je ne l’ai pas fait. J’ai hésité, j’ai peut-être eu tort, je ne sais pas. Je préfère rester seule que rejoindre ma famille. Je ne comprends pas bien ce ramdam autour de la solitude. On dit que les violences de couple ont augmenté. C’est inévitable. Comment peut-on supporter autrui nuit et jour ? J’ai l’impression qu’il serait de mon avis si je le lui demandais. Seul et solitaire, ce n’est pas la même chose.
Les autorités disent qu’on n’a pas encore atteint le pic de l’épidémie. Que penser, que croire ? Je n’ai pas peur. S’ils disaient aux gens qu’on en a pour six mois, l’abattement serait profond. Il y aurait des troubles. Il y a déjà des dépressions. Au début, j’ironisais sur le virus, qui porte le nom d’une bière. Je me demande ce qu’il pense, lui qui a l’air calme, détaché.
La plupart des gens se retrouvent le soir, dans un bel élan de solidarité. On applaudit bien fort le dévouement du personnel hospitalier. Bravo les héros ! La rue s’anime soixante secondes. Il est toujours là, parmi les premiers, applaudissant fort, avec quelque chose de volontaire qui me plaît. Après avoir fait un tour de guet avec la tête, nous nous regardons tous une fois, deux fois, trois fois, en plissant les yeux, en souriant largement. Puis il rentre dans sa tanière.
C’est une résidence de six étages, la façade en crépi comme on en faisait dans les années 70. Tous les étages ont un grand balcon avec une rambarde en fer ajourée. Mon petit immeuble a l’air cheap, en comparaison, quoique plus récent. À vingt heures, il fait encore nuit. Je le devine plus que je ne le vois ; ce doit être pareil pour lui. J’aimerais bien savoir à quoi il ressemble de près, je n’ai que sa silhouette dans ma ligne de mire. Il doit faire un mètre soixante-quinze, il paraît mince, châtain-blond, le visage un peu carré. Rien de notable ; masculin, si on veut. Dans masculin, il y a masque, c’est d’actualité. Il porte des vêtements sobres, des cols roulés. J’ai l’impression qu’il est toujours habillé en sombre. À la fin du printemps, je m’apercevrai qu’il était pas mal, malgré son côté austère ; mais on sera sorti d’affaire, on aura tout oublié et je serai toujours seule. Il doit avoir 45 ans. Ses rideaux, par contre, sont rouges vif, ce n’est pas banal. Il les tire dès qu’il fait soir, juste avant notre rendez-vous, puis il allume la lumière, et derrière cette opacité rougeâtre, j’imagine cette vie réduite, monacale, identique à la mienne.
Je suis nouvelle dans le quartier, je viens d’arriver. Trois mois que les cartons sont à défaire, à s’empiler bêtement. L’appartement sent encore la peinture. Je commençais à me sentir chez moi que le virus est apparu. Dans la rue, les gens des différents immeubles interagissent, le mien avec le sien, le nôtre avec les autres, mais lui comme moi n’a l’air de connaître personne : les gens du quatrième saluent mes voisins du dessus, certains même s’interpellent par leurs prénoms : salut Yves, bonjour Christine ! C’est le côté village de Paris, dont on m’avait parlé. Je commence à identifier les visages, ce sont toujours les mêmes, aux fenêtres, aux mansardes, aux balcons. Lui, c’est différent, je n’arrive pas à retenir un détail précis de sa personne. Ce soir, j’essaierai.
Depuis la pandémie, toutes les journées se ressemblent. Le soir, il sort de ses murs, comme moi, pour soutenir le moral des troupes, ou parce qu’il a besoin d’un petit événement qui crée un repère. Une conscience sociale, ce n’est pas donné à tout le monde : au cinquième, par exemple, personne ne bouge. Ça permet pourtant d’échapper au journal télévisé. Les gens applaudissent mais ne se parlent pas. Ils font leur boulot, une minute ensemble, puis rentrent chez eux. C’est fait. Français. Froids. Frissons. Le virus résiste-t-il au froid ? Lui non plus ne reste pas; je suis la seule à traîner un peu après, à balayer la rue d’un regard caméra. La rue vide a une beauté particulière, qui ne se retrouvera pas. J’aimerais bien échanger quelques mots, établir un contact, mais cela ne lui vient pas à l’idée : nous sommes pourtant l’un en face de l’autre, alors pourquoi jouer aux chiens de faïence ?
On ne s’est jamais croisés dehors. La rue n’est pas le balcon. Je ne suis même pas sûre que je le reconnaîtrais. Qu’aurait-on d’ailleurs à se dire ? « Vous êtes le voisin d’en face ? », « Comment vivez-vous le confinement ? » Non, nos échanges restent et resteront sans doute limités à cette brève minute hors sol. Quelle drôle de période. On s’en souviendra. Le voilà : il tire le rideau, repousse le voilage, ouvre la fenêtre, et pénètre sur son balcon comme un acteur entre sur scène, mais sans charisme particulier. Il applaudit avec un mélange de vigueur et d’automatisme, c’est plus sympathique que les applaudissements mous de certains. Hier soir, il m’a regardée pour la première fois comme une personne réelle : jusqu’à présent son regard était panoramique, balayant, impersonnel.
C’est manifestement le seul homme seul de cet immeuble ; je ne sais pas si je suis, symétriquement, la seule femme seule du mien, mais j’ai l’impression que c’est un vrai solitaire, épidémie ou pas. Il a un côté ours propre et l’air gentil, puisqu’il est toujours là au rendez-vous du soir. Ça ne veut rien dire, comme « gentil » ne veut rien dire non plus ; il satisfait sa conscience, prend la température de la rue, ou recherche un peu de compagnie. Vraiment très peu : au bout d’une minute, il tourne les talons, referme la fenêtre, et tire les rideaux. Dommage.
Hier, pendant les applaudissements, il m’a fait un petit signe de la main. Bêtement, je ne lui ai pas répondu. Mon désir de faire connaissance, de briser cette solitude imposée n’était donc que du flan ? Je n’ai pas voulu établir de complicité avec lui, ni avec personne. Je m’y prends bien mal. Le beau temps nous nargue ; il fait même meilleur que dans le midi. Je pourrais étendre mon linge sur la terrasse, mais ce n’est pas autorisé ici. Certains le font ; de toute façon, je n’ai pas envie qu’on voie ce que je porte, surtout les sous-vêtements. J’ai mis des canisses pour me protéger, mais c’était avant le confinement.
Mon appartement est petit, il me convient pourtant ; lui semble jouir, d’après la longueur du balcon, d’un très grand espace. Il occupe une surface équivalant à celle dont dispose une famille. Il est une famille à lui tout seul. Je ne l’ai jamais vu se tenir sur son balcon. L’après-midi, par exemple, qui est ensoleillé aux heures glorieuses, entre deux et six, il n’y est jamais. Il semble vivre son confinement avec une certaine rigueur. Ça ne change peut-être pas grand-chose pour lui ; il ne travaille pas de ses mains. Son visage m’échappe encore.
Les balcons, du reste, sont souvent déserts. Leur présence donne un relief trompeur à la rue. Ce sont comme de petites îles, qui accentuent la solitude de leurs habitants. Mon cher inconnu ne déroge pas à cette règle, y ajoute sa touche personnelle : il ne se déplace pas sur son balcon, il reste sur la partie située devant la fenêtre, comme si les deux baies vitrées de ce qui doit être son living ne faisaient pas partie de son appartement. De cet espace supplémentaire et bienvenu, surtout en ce moment, il ne profite pas. Beaucoup donneraient cher pour avoir une surface supplémentaire. Peut-être est-il sujet au vertige ? De même, il surgit toujours par la fenêtre qui est en face de la mienne, alors qu’il pourrait utiliser les deux baies vitrées pour gagner son balcon ; mais non : par discrétion, par pudeur peut-être ?
Hier, après le vingt heures, il m’a dit « à demain ». J’ai trouvé ça charmant. Je suis vite rentrée chez moi. Masquée derrière mon rideau, je l’ai regardé qui restait quelques instants à regarder lui-même la rue, accoudé sur la balustrade en fer. Immobile. Un homme seul a une densité particulière. Il semblait absorbé, le corps entre deux mondes.
Le savoir présent tous les soirs, ça crée des liens, si ténus soient-ils. S’il occupait son balcon, j’aurais une autre image de cet homme de l’ombre. Je dois me contenter de la fenêtre qu’il laisse parfois ouverte. Je lève les yeux, les voilages gris sont aspirés par un coup de vent qui les précipite au dehors, comme une tentative de suicide. Un monde s’entrouvre : un bureau, une table sur laquelle est posée une lampe verte, un fauteuil rouge. L’antre ordinaire d’un célibataire ordinaire ou d’un séparé temporaire. Au-dessus de chez lui, les voisins lavent leurs volets. Je devrais les imiter.
Aujourd’hui, il s’est enfin passé quelque chose. Quelque chose d’étonnant, qui dépasse cette convivialité trop rapide que s’autorise, pour tromper l’isolement, une population cloîtrée. C’est en me réveillant que je l’ai aperçu, par la fenêtre de ma chambre. En face, sur la rambarde de son balcon, il y avait un grand drap couvert d’un dessin représentant des branches de palmiers maladroitement faites. Je me suis souvenu qu’aujourd’hui c’est le jour des Rameaux. Il est donc croyant ? Je ne l’aurais pas cru. Cela m’amuse, m’étonne légèrement. Il était dix heures, il faisait un soleil admirable. J’ai décidé de passer du temps sur ma petite terrasse, intriguée par ce drap blanc et vert qui faisait comme une attraction dans le déroulé morne des jours.
Il n’est pas venu ce soir. Son balcon est resté vide, la fenêtre fermée. Étonnant, c’est la première fois qu’il manque à l’appel. Il est peut-être malade ? Cela expliquerait la banderole. Les Rameaux. C’est idiot à dire, mais il m’a manqué. Les autres étaient là, ce sont toujours les mêmes. Il n’y a pas de « nouveaux ». L’ambiance générale devient lourde. Le confinement va durer. J’ai apprécié son geste, finalement.
Ce matin, je me suis levée plus tôt. J’ai du travail à rendre. J’ai voulu voir tout de suite le balcon. Pour voir, j’ai vu. Il était sept heures, et déjà un temps splendide, un air pur. Le drap des Rameaux avait disparu, mais à la place il y avait une autre grande toile cousue : un drapeau tricolore gris/jaune/rouge, que je ne connaissais pas. Beaucoup de gens mettent des drapeaux aux fenêtres depuis quelques années : France, Algérie, Portugal sont les couleurs locales. Mais là, je suis bien incapable de dire de quel pays il s’agit. Je lui demanderai ce soir, si j’ose. Le drapeau est beaucoup plus grand que le tissu des Rameaux, il couvre toute la baie vitrée. Le gris est profond, le jaune tournesol et le rouge vire au rose. C’est peut-être un club de foot ? Mais en général il y a le nom du club. Là, c’est comme un pavillon maritime ou aérien, un pays sans devise.
Vingt heures. Il n’est pas là. Nous ritualisons. Quelqu’un manque. Je suis restée à scruter sa fenêtre close. De la lumière rougeâtre indique sa présence, mais son corps s’est évaporé.
Je me suis levée tôt, à la même heure qu’hier : le drapeau avait disparu. J’ai réussi à travailloter, mais, cet après-midi, autour de quatre heures, j’ai vu la nouvelle banderole qu’il avait eu le temps de fixer sans que je puisse le surprendre. Il y a écrit en capitales noires cousues sur le drap : Ils se regardent les uns les autres, ils ont le visage en feu ! Je ne comprends pas ce que ça veut dire. Sa fenêtre était ouverte, le voilage bougeait mais ne s’envolait pas, comme l’autre jour. J’ai levé de temps en temps la tête pour tenter de l’apercevoir. Mais rien. J’attendrai ce soir.
Personne.
Chaque jour réserve à présent sa nouvelle banderole, chaque banderole porte en elle une nouvelle surprise. Mais celle-ci, Dans évangélistes il y a gel, écrite en lettres de feu, m’a troublée, puis m’a fait rire, puis m’a troublée. Où veut-il en venir ?
Maintenant, les applaudissements sont passés pour moi au second plan. Ce qui m’intéresse, c’est lui, ou plutôt ce qu’il est devenu. Il a troqué sa présence contre les mots qu’il accroche incognito à la rambarde de son balcon. Il n’a pas réapparu depuis trois jours. Il s’est effacé. Parfois, il adresse un message d’espoir : Les masques reviendront, et je me dis qu’il essaie d’encourager le peuple dans la période difficile que nous traversons. Mais le jour suivant, ce sont de tout autres mots qui apparaissent : Mais les beaux jours sont morts. Le lendemain, ce fut : Le semeur de peste est en rage, puis : Une chauve-souris n’est pas un sujet de droit. Il y en a encore un grand nombre, je les ai notés, puisqu’il les enlève chaque nuit et les remplace dans la plus grande discrétion.
Bien entendu, tout le monde fait comme si de rien n’était. Peut-être sont-ils aussi étonnés que moi. J’ai cru entendre des sifflets lorsque son message dirigé contre les évangélistes est apparu, une réprobation sourde mais incertaine. Mais avec la banderole suivante, qu’il a dû placer dans la nuit : Vous allez mal, il a dépassé les bornes. Aux balcons, il s’élève à présent des protestations au milieu des applaudissements, mais nous voulions applaudir comme à notre habitude. Si nous avions cessé, cela aurait été une défaite ; mais les messages bizarres qu’il confectionne semblent hériter des bravos que nous leur prodiguons sans le vouloir.
Chaque jour nouveau apporte son nouveau message, comme un tweet géant qu’il poste sur son balcon. C’est interdit, enfin je suppose. J’ai regardé sur internet : les règlements de copropriété restent muets sur un pareil cas, ils ne s’intéressent qu’aux antennes paraboliques mises indûment par les locataires. Le dernier en date : Je vous embrasse fort, tient de la provocation. Ce soir, les gens vont réagir, c’est sûr. On ne peut pas le laisser déraper ainsi.
On continue de manifester notre soutien chaque soir sans lui. Il a disparu de notre horizon tout en étant plus présent, comme un trou attire l’œil dans un pull. Anecdotique comme peut l’être un voisin, il est devenu essentiel comme peut l’être une phrase. Je ne comprends pas le but qu’il poursuit : nous provoquer ? nous inviter à la révolte ? à l’indignation ? J’ai envie d’aller sonner chez lui, de lui demander des explications, de lui dire : ça suffit, maintenant ! Où voulez-vous en venir ? Il a instillé un malaise en moi et probablement chez les autres. Nous restons passifs, mais que faire ?
Son dernier message est incompréhensible : JFRU YECH ZOI, en grosses lettes noires, cousues sur un nouveau drap blanc, dont il semble avoir un stock. Ça ne veut rien dire, évidemment : j’ai cru à un anagramme ou un message codé sorti d’un cerveau confus. J’ai même tapé les lettres sur Google dans l’espoir d’avoir une piste, mais rien n’est sorti. Demain, s’il continue, je lui répondrai. Je ferai moi aussi une banderole. Je cherche une phrase.