Nouvelle

Deux tentatives

Écrivaine

Nous voici de nouveau renvoyés à nos enfermements. Et pourquoi cela ne constituerait pas un refuge pour certains, finalement, dans un monde de violences sociales ? L’écrivaine et dramaturge Sophie Maurer crée une forme d’installation et raconte l’histoire d’un impossible déconfinement. Comment s’en sortir ? Un appartement, une mère, un père, leur enfant. Et une nouvelle inédite.

L’appartement (intervenant sans y avoir été invité) : Que fais-tu ? Que crois-tu expliquer ? C’est moi qui ai décidé, moi qui m’ennuyais aussi morne qu’une mer intérieure le jeudi à 13 heures, à attendre le verdict du jour – pluie contre les vitres ou pas, une sonnerie peut-être ?, tu parles d’une affaire. C’est moi qui attendais qu’entre mes murs retentissent en journée d’autres sons que le tic-tac de l’horloge, les craquements du parquet, le souffle du réfrigérateur. C’est moi qui vous ai fait venir, ne t’y trompe pas.

L’enfant (plus une enfant) : Toujours là à jacasser quand ce n’est pas le moment, laisse-la parler. J’ai demandé des explications. Elle essaie.

La mère, une tentative :

Allons-y, alors, faisons comme si je savais, comme si j’avais la moindre idée de ce qui s’est produit. Je vais même essayer de procéder dans l’ordre, faire comme s’il y en avait eu un, comme si nous n’avions pas été pris de court, comme tout le monde, tout simplement pris de court. La première chose qui me vient, si je repense à cette période, aux mois qui ont précédé le confinement, la première chose qui me vient, la première chose que je suis obligée de te dire, c’est que j’avais déjà disparu. Quelques mois avant nos corps entre les murs, nos corps sous les plafonds, sur les parquets, nos corps sans jardin ni vent, quelques mois avant que nos rêves se peuplent de canopées et d’océans, de fauves, de reptiles et de lianes, quelques mois avant notre tête-à-tête-à-tête-à-tête dans le trois-pièces et la première phrase de notre longue conversation, quelques mois avant, à peine, j’avais remarqué un phénomène qui, dès que je l’ai identifié, m’a paru m’avoir en réalité toujours accompagnée. On m’a beaucoup conseillé à l’époque de ne pas en parler. C’est loin maintenant, mais puisque tu mènes l’enquête, je vais tâcher d’être précise car je crois que cela a compté – pas de manière cruciale, plutôt à la façon d’une pichenette. Voici ce que j’avais remarqué depuis peu lorsque nous nous sommes retrouvés cloîtrés. Je pouvais avoir passé des jours, des soirées, parfois des mois à côtoyer des gens, discuter avec eux, répondre à leurs questions, leur enseigner une discipline quelconque dans un amphithéâtre, avoir signé avec eux des contrats, des pétitions, des textes, avoir écrit des pièces qu’ils avaient jouées, des textes sur lesquels ils m’avaient interrogée, dont ils m’avaient demandé de lire des extraits dans leur librairie, leur festival, avoir travaillé avec eux dans des locaux associatifs, des tours à La Défense, des bureaux haussmanniens près du Palais Royal, les rayons de grossistes en bijouterie, de papeteries, avoir protesté avec eux contre les conditions de travail dans cet atelier de découpe d’articles de journaux – des articles cerclés d’un trait de crayon bleu étaient il n’y a pas si longtemps découpés au cutter pour que les célébrités, les autorités, les entreprises (les entreprises surtout) sachent ce que les journaux écrivaient sur elles, ce que partant les gens penseraient d’elles. Les journaux ! Bref, je pouvais avoir découpé avec eux Le Point et Libération, Maisons et Jardins et Sciences & Vie, je pouvais avoir avec eux joué au poker et m’être fait plumer – l’excès de curiosité (et ma confiance immodérée dans les atouts que me conférait la lecture excessivement attentive de manuels de poker – passons, et cesse de me regarder avec cet air-là) qui m’avait menée là bientôt neutralisé par ce type jouant torse nu et dont les muscles saillaient de l’autre côté de la table – la meilleure stratégie que j’aie pu voir à l’œuvre, contempler attentivement à l’œuvre, et que, curieusement, aucun de mes manuels de poker n’évoquait. Je pouvais être montée avec eux dans des trains, des avions et, plus troublant, avoir été leur passagère ou leur conductrice en voiture, en scooter, parfois en moto, je pouvais avoir partagé avec eux des déjeuners, des dîners, dans des restaurants, chez eux, ou sous mon propre toit, je pouvais les avoir coudoyés dans des dortoirs, au bord de piscines, sur des plages, devant des feux de cheminée, sur des pistes enneigées, je pouvais avoir avec eux fini la nuit dans une voiture, derrière une porte ou contre un mur – pas plus d’une fois tout de même, on ne me fera pas dire ce que je n’ai pas dit –, être subitement partie en week-end, être allée avec eux voir un film, une pièce, une exposition, avoir ri, avoir pleuré, je pouvais avec eux avoir monté des reportages, rédigé des rapports pour des agences européennes, des agences françaises, des institutions paragouvernementales, je pouvais avoir écrit des livres avec eux, des chapitres, des articles à notes de bas de page, des interventions, je pouvais avoir discuté de politique, de peinture, de ce monde empli de vieillards qu’il était urgent de faire détaler à coups de pied, de la manière dont se protéger de leurs ignobles remplaçants qui fourbissaient leur coolitude, je pouvais avec eux avoir fondé des associations, envisagé de créer un parti politique, participé à des congrès fondateurs, des AG, des réseaux, des comités, je pouvais avec eux avoir transpiré sur des recueils de jurisprudence dans des bibliothèques, avoir enquêté avec eux – dépouillé des archives, recueilli des récits de vie, des entretiens ethnographiques, des questionnaires en face-à-face, je pouvais avec eux avoir transcrit, saisi, entré, interprété d’innombrables données. Je pouvais leur avoir soumis mes ennuis de santé, m’être livrée à leurs auscultations, radiographies, scanners, mammographies, examens prénataux, je pouvais avoir accouché sous leurs yeux, je pouvais m’être livrée à leurs fraises dentaires, à leurs mains ostéopathiques, à leurs ciseaux de coiffeur, avoir partagé avec eux un pavillon de banlieue, une villa en Toscane, une péniche sur le Canal du Midi, les avoir dépucelés sur une plage de la Côte Atlantique, je pouvais avec eux avoir fumé ma première cigarette, mon premier joint, bu mon premier verre d’alcool, perdu connaissance la première fois, avoir avec eux comparé nos déboires familiaux. Je pouvais avec eux avoir assisté à des enterrements, des crémations, être sortie de l’ascenseur sur le même couloir de soins palliatifs, leur avoir fait un signe de la main au moment où l’un d’eux et moi entrions chacun dans une chambre différente où se passait strictement la même chose, je pouvais avoir devant eux fait preuve d’une timidité maladive ou d’une virevoltance généralement imputable à l’alcool, je pouvais avoir parlé avec eux de guerres, d’attentats, de menaces climatiques, de mesures sécuritaires, ou de musique, de transcendance, d’amour et de poésie. Je pouvais avoir avec eux pris des Greyhound dans le sud des États-Unis, partagé des taxis collectifs Kayes-Bamako, manipulé des rails de désensablement, bu des verres de vin dans des capitales européennes, marché des nuits entières, je pouvais avoir logé chez eux, une nuit, quelques jours, une semaine, je pouvais avoir gardé leurs enfants, leur avoir donné des cours particuliers, les avoir préparés à des concours, des concours d’entrée, des concours de catégorie A, de catégorie B, je pouvais m’être enfermée avec eux dans des salles aveugles pour étudier la méthode du résumé de texte, celle de la note de synthèse. Je pouvais avoir reçu leurs critiques ou leurs compliments, avoir écouté leurs plaintes, leurs doléances, séché leurs larmes, je pouvais leur avoir donné ma démission ou leur avoir déposé mon CV, je pouvais avoir passé des entretiens d’embauche avec eux. Je pouvais leur avoir commenté un micro à la main des slides sur les origines de l’État, sur les variables explicatives du vote, je pouvais leur avoir fait passer des oraux à Paris, à Dijon, à Rouen, à Angers, je pouvais avoir assisté à leurs cours, leurs séminaires, leurs conférences en très petit comité, je pouvais leur avoir offert des fleurs, des livres, des objets. Je pouvais avoir appris avec eux le droit des servitudes, la procédure pénale, les grandes décisions du Conseil d’État, Sarran, Levacher et autres, les controverses sur les traductions de Max Weber, la première École de Chicago, la suivante, le structuralisme, le constructivisme, l’interactionnisme, tous les -ismes imaginables, je pouvais avoir dansé avec eux. Je pouvais m’être battue avec eux sur un tatami, avoir effectué avec eux des demi-vrilles et des sauts dorsaux, avoir couru avec eux sur une piste d’élastomère, développé avec eux des photos argentiques, m’être initiée avec eux à la soudure à l’arc, au maniement du chalumeau, de la disqueuse, avoir suivi avec eux des cours de ski, de théâtre, de contrebasse, de prestidigitation (commentaires not welcome), avoir tenté d’apprendre avec eux l’italien, l’allemand, l’arabe, le soninké, je pouvais leur avoir dit mon admiration ou mon mépris, leur avoir confié un secret honteux, leur avoir répondu sans hésiter lorsqu’ils me demandaient combien j’avais de frères et sœurs, sans faire une fois encore le compte des survivants, je pouvais leur avoir dit qui était mon (autre) père, de quoi il était mort, de quel pays je venais en partie, ce que je pensais des familles. Je pouvais leur avoir pleuré dans les bras pour un décès subit, un chagrin d’amour, une déception médicale, je pouvais leur avoir emprunté de l’argent, souvent, ou leur en avoir prêté, moins souvent, je pouvais les avoir remboursés ou ne pas l’avoir fait, je pouvais les chercher ou les fuir, je pouvais vouloir les recroiser ou au contraire prier pour ne jamais les revoir. Je pouvais rêver de leur dire ce que je ne leur avais pas dit alors et qu’il était désormais trop tard pour dire, ou ne plus jamais vouloir fatiguer ma voix pour m’adresser à eux. Je pouvais leur être reconnaissante de m’avoir donné une chance, publiée, commandé un texte, un article, un scénario, octroyé une bourse. Je pouvais leur tenir rigueur de ne pas l’avoir fait. Je pouvais avoir tout fait pour les satisfaire ou cherché à leur déplaire avec toutes les armes dont je disposais. Je pouvais n’avoir produit aucun effort pour eux, pas le moindre. Je pouvais les avoirs vus de près pérorer dans des conférences de rédaction, faire les paons dans des festivals, les coqs dans des prétoires, jouer aux durs, aux poètes maudits, aux cons, subir un arrêt cardiaque dans un cabinet juridique, vanter le système allemand dans un organisme œuvrant pour Matignon – chiffres sur les travailleurs pauvres à l’appui, évoquer rêveusement le modèle danois, je pouvais avoir, à leur invitation, assisté au vernissage de leur exposition, au lancement de leur film, à leur pendaison de crémaillère, à leur anniversaire, à leur mariage. Je pouvais leur avoir dit mon nom à plusieurs reprises.

Le constat avait fini par s’imposer à moi : si je croisais l’un d’entre eux (une connaissance, comme on dit – ce qui est à un cheveu de l’humour belge), surgi du passé, n’importe lequel, je savais qui il était, à quel moment de ma vie je l’avais déjà rencontré, ce que nous avions fait ensemble – ce qui me paraissait se rapprocher sensiblement de la moindre des choses. En face, cette personne, invariablement, ne me reconnaissait pas.

Lorsque j’ai compris que là résidait le point commun d’innombrables situations awkward que j’avais connues au fil du temps, tout s’est (très brièvement) éclairé. Une question embarrassante a cependant rapidement surgi : mais pourquoi diable ces gens ne me reconnaissaient-ils pas ? Non que j’eusse été particulièrement inoubliable, encore que je possède mon petit genre, comme tu ne le sais que trop, mais j’étais bien obligée de constater qu’à proximité égale, d’autres étaient reconnus sans une hésitation (oh-ça-fait-longtemps-comment-vas-tu) tandis qu’on me gratifiait d’un regard mi-curieux mi-indifférent qui est la marque des premières rencontres – hormis certaines premières rencontres, mais ce n’est pas le sujet. Il y avait donc quelque chose. Je m’en suis ouverte à l’époque à ton père, aux amis les plus proches – allez, six, sept personnes qui avaient en commun la réconfortante caractéristique de me reconnaître systématiquement. Ils eurent la délicatesse de sembler surpris, voire incrédules.

Je dus donc poursuivre seule mes investigations, et les hypothèses ne manquaient pas.

Première hypothèse : je dégageais quelque chose qu’on se hâtait d’oublier, quelque chose d’effrayant peut-être, de repoussant en tout cas. Je pouvais éliminer d’entrée les tares physiques (qui par ailleurs rebutent, certes, mais ne se laissent pas toujours si facilement oublier – je te parlerai de l’amputation de mon frère un jour, si te prend l’étrange désir d’entendre une histoire médiévale contemporaine). Je n’en avais pas. Si je repoussais ou effrayais, c’était donc quelque chose d’autre, à certains égards de bien pire, quelque chose à l’intérieur. Bien que la tâche ne fût guère engageante, il fallait donc aller trifouiller, voir ce qui pouvait bien se tapir là-dessous et pourtant se manifester suffisamment pour me trahir. Bon, papa-maman, la longue lignée des suicidées, é-e-s, les mensonges banals – ton père n’est pas ton père, qu’on eût pu croire usé jusqu’à la corde mais qui pouvait encore faire son petit effet –, les coups, au sens propre, au sens figuré, disons-le d’emblée : je n’y croyais pas. C’était un lot largement partagé et pourtant tout le monde n’avait pas le sentiment d’être enseveli par cette épidémie d’Alzheimer qui touchait autour de moi tous les gens déjà côtoyés. Ma danse permanente avec l’idée de ma propre disparition, une danse qui s’apparentait davantage à une lutte éléphantesque qu’à une valse viennoise en robe Second Empire, y était-elle pour quelque chose ? Se pouvait-il que j’eusse renvoyé l’image de quelqu’un ayant déjà un pied sur le pas de la porte, de déjà à moitié parti ? Cela aurait constitué une découverte majeure. Mesurons bien en effet ce qu’aurait signifié la validation de cette hypothèse : les autres pourraient savoir ce qui nous travaille. Ils pourraient réellement avoir accès à ce à quoi nous pensons lorsque le sommeil nous fait défaut. Imaginons un instant les répercussions d’un tel état de fait. Nous pourrions connaître les hantises des candidats, celles de nos amis, de nos propres enfants – je pourrais tout savoir des tiennes ! –, celles des gens dont nous sommes en train de tomber amoureux, avec qui nous sommes à un cheveu d’emménager ou de faire, justement, un enfant, nous saurions tout des obsessions morbides ou lubriques que chacun se trimballe. Cette extra-lucidité nous rendrait tous fous, bien qu’elle nous fasse également découvrir à quel point nous sommes déjà atteints. Les psychanalystes n’auraient plus qu’à pointer à Pôle emploi, c’en serait fini de leur expertise. Il fallait se rendre à l’évidence : le réel ne jouait pas pour mon hypothèse. Et puis n’exagérons pas l’attention dont nous faisons l’objet. Il aurait fallu pour accéder aux angoisses de chacun d’entre nous une patience que peu de gens déploient lorsqu’ils croisent une simple connaissance. Hypothèse invalidée. Je pouvais fomenter ce qui me plaisait aux heures les plus sombres de la nuit, ça ne se voyait pas, du moins pas à ce point-là.

Autre hypothèse : je changeais physiquement à une vitesse vertigineuse, au point qu’à un an d’intervalle, personne ne se rappelait m’avoir déjà vue quelque part. Certes, les choses faisaient sur ce plan preuve d’une certaine instabilité, et celle-ci avait en outre la désagréable propriété de s’accentuer. Mais enfin là encore je ne connaissais personne qui y échappât. Je ne m’étais pas teint les cheveux en violet ni rasé le crâne, je n’avais pas pris subitement 20 centimètres, je n’avais pas grossi de plus que ce que deux grossesses désinvoltes laissent d’ordinaire sur les hanches, je ne portais ni lentilles destinées à changer la couleur de mes yeux, ni accessoire déroutant – monocle, moustache postiche, voile de moniale. Ma voix n’avait pas mué. Je n’avais même pas changé de style vestimentaire. Alors, quoi, les gens ? Que leur manquait-il pour que je leur revienne ?

Hypothèse suivante : mon incapacité à entrer quelque part et à y rester, mon goût immodéré pour les lignes de fuite – pour la fuite tout court, d’ailleurs, inutile d’ouvrir un livre pour si peu – me rendaient méconnaissable. Peut-être que cet homme avec qui j’avais animé des réunions de locataires dans des hôtels meublés pourrissants du xe arrondissement ne pouvait pas me reconnaître lorsqu’il me croisait dans un musée, où je scrutais, chavirée, le regard plein de jubilation d’une enfant découvrant un monochrome éblouissant et y décelant les traces d’autres couleurs, blotties sous la surface. Pourtant, si j’avais fait le voyage, lui aussi. Il avait beau dans cette salle tenir sa compagne par l’épaule, dans un geste dont j’ignorais comment quiconque, même éperdu, pouvait le supporter, et scruter son téléphone portable comme si nous n’avions pas été dimanche, jour où il était rare que quoi que ce soit arrive qui ne puisse attendre lundi, je le reconnaissais bien, moi. Je me souvenais parfaitement de son perfecto et de son keffieh, des murs de cet hôtel de la rue de Lancry tenu par un marchand de sommeil et dans lesquels on pouvait enfoncer le poing, de la peau grêlée de ses joues, de l’appartement dans lequel il habitait alors dans un grand ensemble du xve arrondissement. Je me souvenais qu’il roulait ses cigarettes, que sa compagne de l’époque n’était pas commode – et certainement pas du genre à se laisser mettre une main sur l’épaule, et qu’il n’avait pas les moyens physiques de ses ambitions politiques – va faire la révolution et casser du militant fasciste quand tu mesures moins d’1m60 et que tu ne t’es pas initié en temps voulu aux arts martiaux. Est-ce que cette fille qui, au lycée, m’avait connue impatiente, ivre de livres mais le plus souvent préoccupée de retrouver au plus vite mon amoureux de l’époque, avec qui le sexe était jubilatoire, d’une perversité joyeuse, inconsciente de ce qui n’était pas censé se faire, est-ce que cette fille avait de bonnes raisons de ne pas me reconnaître lorsque nous nous étions croisées dix ans plus tard durant un colloque, dans une de ces villes scandinaves qui donnaient à la fois envie de mourir et d’y emménager – ce qui en réalité revenait au même ? Je me souvenais pourtant qu’elle avait perdu son père très jeune, qu’elle disait rêver encore, des années plus tard, que les amis de celui-ci le tuaient avec des couteaux à bout rond. Je me souvenais de son prénom, de son nom de famille, de ses barrettes. Je me souvenais que je la trouvais sage en Terminale, si sage que ça me semblait suspect, et infiniment triste. Est-ce que le sbire qui dirigeait d’une main aussi cruelle qu’imbécile un organisme pour lequel j’avais travaillé quelques mois, avec qui j’avais assisté à une vingtaine de réunions où nous n’étions pas plus de six, parfois de quatre, avait une excuse pour ne pas savoir qui j’étais lorsqu’il était venu assister à une pièce dont j’étais l’auteure et que je lui avais été présentée lors de la réception qui suivit ? Est-ce qu’il ne restait plus rien en moi du monde de mes grands-parents adoptifs, ce monde de titis parisiens, de France-Soir et de bulletins de PMU poinçonnés avec un outil spécialement dédié à cet usage, les pieds dans la sciure du comptoir, ce monde désargenté mais joyeux, de verres-de-Suze et de rondelles-de-saucisson, de promenades au bord de la Marne et de boucheries chevalines, de parties de belote et de bus à plateformes, est-ce que j’en avais effacé toute trace au point qu’au remariage de mon père, des grands-oncles sur les genoux desquels j’avais pourtant sauté ou qui m’avaient appris à pêcher demandèrent à mon père qui j’étais ? Qu’avais-je abandonné en cours de route des corons maternels, de ces maisons alignées au pied des terrils, dans l’une desquelles mon grand-père mangeait de la moutarde à la cuillère à soupe tandis que mon parrain enfumait l’air de ses Gitanes maïs, pour qu’à l’enterrement de ma sœur un oncle demande à ma mère, aux côtés de qui je me tenais, où j’étais ? Le garçon qui jouait au billard à côté de moi et qui ne répondait pas à mon signe de tête pouvait-il avoir oublié que j’avais été son enseignante à peine deux ans auparavant ? Ou bien manquait-il d’imagination au point de ne pouvoir mener à bien l’opération prof-dans-l’amphi = cette-femme-qui-joue-au-billard-à-la-table-d’à-côté ? Pourquoi ce type avec qui j’avais couché autrefois, et dont je me rappelais parfaitement la sensation légèrement paresseuse, moelleuse et rebondie, m’avait-il traversée du regard sans s’arrêter quelques années plus tard, au mariage d’amis communs ? Est-ce que si j’étais restée, restée là où on me disait de m’installer, là où j’avais moi-même cru un moment devoir prendre racine, à militer dans un hôtel meublé, à parler l’argot comme si j’étais née en 1920, à ne jamais jouer au billard, les choses auraient été plus simples ? Est-ce que si j’avais mis moins d’énergie à balayer mes propres traces, où que je passe, à me faire systématiquement oublier – dring-dring –, il en serait allé autrement ? Est-ce que j’étais entièrement responsable ? Est-ce que la foule des morts en moi avait creusé un trou qui menaçait de happer ceux qui s’y pencheraient et qui les faisait instinctivement reculer ? Ou bien – mais c’était une autre hypothèse, plus morbide encore, et je vais peut-être te l’épargner. Bref.

Lorsque j’ai commencé à évoquer cette situation dont la découverte me laissait interloquée, j’ai rencontré beaucoup de perplexité. On ne voyait pas du tout de quoi je parlais, on prenait l’air gêné, on me faisait sentir qu’il y avait plus valorisant à raconter. Beaucoup de perplexité, oui, mais pas exclusivement. Une amie m’a confié rencontrer un problème du même ordre. Pas le même, mais du même ordre. À chaque fois qu’elle parlait dans un dîner, personne ne réagissait à ses paroles. Tu peux me faire confiance, cette amie était vive, drôle, curieuse, la clef ne résidait pas dans le contenu de ce qu’elle disait. Elle n’avait pas davantage de ces voix à la fréquence inaudible. Non, elle disait des choses probablement intéressantes, elle les disait d’une voix parfaitement distincte, et pourtant rien ne se passait. Ni réponse, ni question, ni rire, ni haussement de sourcils : rien. Elle était devenue auditivement transparente. Elle avait décidé d’en faire un jeu et jetait désormais des phrases insensées au milieu des conversations. Elle attendait le son de la pièce tombant au fond du puits. Elle croyait véritablement l’entendre, et riait seule au milieu des convives. Une autre m’avait confié que ses propres enfants agissaient parfois comme si elle n’existait pas. Ils poussaient ses affaires, lui coupaient la parole sans même un temps d’arrêt, marchaient sur ses livres, buvaient dans son verre. Ils entraient dans la salle de bains lorsqu’elle y était, la bousculaient sans demander pardon. Ils n’étaient pourtant pas sans-gêne ni méprisants, pas impolis ni rancuniers. Je les connaissais, je peux te l’assurer. Elle était la seule personne à subir ce traitement de leur part, et chaque fois qu’elle le leur faisait remarquer ou qu’elle se fâchait, ils semblaient sincèrement étonnés – étonnés et peinés. Ils ne s’étaient tout simplement pas rendu compte. Elle attribuait cette déconcertante situation à son propre effacement au sein de son foyer, au fait qu’elle s’était, volontairement ou non, mise en retrait, comme d’autres mères avant elle, et sans doute également depuis. Centripète et centrifuge : ses enfants exerçaient ces deux forces à la fois – elle n’avait le choix qu’entre glisser peu à peu vers le noyau de leur présence pour finir avalée, ou subir les violents vents latéraux nés de leurs gestes jusqu’à finir sa trajectoire à l’extrême limite du décor, aplatie contre le mur par la brutalité du trajet. Ses propos m’ont obligée à l’époque à réfléchir à mon propre désir d’effacement, à cette manière que j’avais eue, les années précédant notre claustration, de parler de moins en moins à l’extérieur, épuisée des paroles vaines, du désajustement fondamental entre ce que je voulais dire et ce qui se disait, entre ce dont je voulais réellement parler et ce dont nous parlions effectivement. Mon mutisme s’était intensifié après ta naissance. Hormis avec les plus proches, je ne parlais plus. Je pouvais toujours enseigner, parler en professionnelle de ceci ou cela, mais je n’étais plus capable de prendre la parole dans les cercles dans lesquels il n’y avait pourtant que ça à faire – dîners, réceptions, moments partagés d’oisiveté, brefs contacts quotidiens, tous ces interstices de sociabilité creuse censés nous inscrire dans l’espèce. Avais-je par ce vœu de silence non maîtrisé moi-même suscité l’oubli auquel les autres semblaient me condamner ? C’était possible. Restait toutefois une dernière hypothèse.

J’avais peut-être pris le mystère par le mauvais bout. Peut-être n’était-ce pas un problème de reconnaissance, mais d’importance. Les « enchanté » de gens dont je connaissais les parents ou l’album préféré ne relevaient pas de leur part de l’amnésie ni d’un sens atrophié de la physionomie, mais de la simple gestion, d’un management bien compris – agile, peut-être ? – de la mémoire. Je n’avais pas été suffisamment importante à leurs yeux pour qu’ils me glissent dans le tiroir « dont se souvenir ». Pourquoi de mon côté les avais-je conservés dans un tel tiroir ? Pourquoi n’avais-je pas pressenti que c’était disproportionné ? Qu’il n’était pas utile de se souvenir des barrettes d’une camarade éloignée de lycée ? Je l’ignore encore aujourd’hui.

Toujours est-il que j’identifie là une première bribe de réponse. S’enfermer et disparaître n’était pas si coûteux qu’il y semblait. Pour beaucoup, j’étais partie depuis longtemps.

L’appartement : Ne l’écoute pas. Elle raconte n’importe quoi. Nos retrouvailles n’étaient qu’une question de temps. Demande plutôt à ton père.

L’enfant (plus une enfant) : Ne me donne pas d’ordre. Je fais ce que je veux, de toi comme du reste, et j’ai à peine commencé. J’entendrai tout le monde.

L’appartement : Tout le monde ? Mais tu n’avais pas neuf ans, et vous n’étiez que quatre.

Le père, une tentative à son tour :

Si le troisième peut intervenir, je suis prêt. Tremblant car le récit qui s’annonce n’est pas glorieux, ni très gai, mais tout de même prêt. Tu veux une vérité ? Tu y tiens vraiment ? Alors en voilà une : le monde dans lequel nous vivions m’avait découragé. Il m’avait brisé le cœur, et celui de ta mère avec, mais il m’avait aussi découragé. Le mystère, ce n’est pas qu’il l’ait fait, le mystère c’est que j’eusse trouvé quelque part en cours de route de quoi constituer ce courage qu’il allait défaire. Le mystère c’est que je ne me sois pas dit d’entrée que l’impatience l’emporterait, que la force d’attraction de la lumière serait toujours surpassée par celle de la vitesse. Je pourrais te parler de tes grands-parents, dont le mode d’existence aurait déjà dû me mettre la puce à l’oreille. Il fallait voir ce que c’était, grandir dans les années quatre-vingts. Il fallait voir les adultes habillés. Il fallait voir ce bleu particulier, ce bleu qui venait tout recouvrir, ces blazers, ces épaulettes. Il fallait écouter la bande-son, se soumettre à la bande-son de ces années. Par-dessus tout, il fallait aimer les loisirs – les loisirs et la victoire. J’aurais dû tiquer tout de suite. J’aurais dû comprendre. J’aurais dû ouvrir la mallette que mon père déposait près de la porte d’entrée – demande aux enfants de gens « dans les affaires », fais-les parler du mystère enfantin du mot « affaires », avant qu’ils découvrent les parloirs. L’heure n’était plus à la scribouille, tout mon environnement s’époumonait à me faire passer le message. L’heure n’était plus au temps, tout simplement. Mais j’ai fait la sourde oreille, et encore : je n’ai rien vu, ni rien compris. J’ai persisté, jusqu’à forcer l’entrée de certains livres, j’ai ignoré les ricanements, les phrases méprisantes qui auraient voulu que je me préoccupe de choses plus importantes – importantes et trébuchantes. J’ai tourné des concepts dans mes mains à la manière d’éclats de verre, jusqu’à ce qu’ils captent un reflet solaire. J’ai refusé les compromis – cette phrase sérieuse, tu vois comme elle apparaît désormais ridicule ? Pourquoi est-elle ridicule ? À quel moment a-t-on cessé de pouvoir la prononcer sans susciter les sourires en coin, les yeux au ciel ? J’ai enquêté sur des morceaux de réalité, lentement, minutieusement, j’ai écrit noir sur blanc ce que j’avais trouvé, j’ai essayé d’être le plus précis possible, le plus rigoureux possible. Et plouf, plouf : rien. Les mêmes mensonges pouvaient s’écrire le lendemain, barrer la Une des quotidiens, être répétés à l’envi sur les antennes, dans la plus parfaite impunité. Les mêmes mensonges pouvaient sans entrave vivre leur vie dans les têtes, infiltrer la langue, circuler dans les conversations. Je n’avais pas saisi l’ampleur du désastre relativiste, je n’avais pas compris sur le coup ce que le relativisme nous avait fait perdre – et pourtant j’avais assisté en direct à son triomphe. Est-ce qu’être entendu est nécessaire pour parler ? Est-ce qu’être lu et compris est une condition pour chercher et pour écrire ? Je ne voudrais pas que tu le croies. Je ne voudrais pas que tu en déduises que rien ne peut être fait gratuitement, que l’amour de l’art n’est qu’une formule. Tu n’as qu’à demander à ta mère, qui s’était mis en tête un moment d’écrire de la poésie. Parlons-en de l’amour de l’art : de la poésie ! Le monde entier cherchait Ben Laden, que ce soit pour le zigouiller ou pour le féliciter, et elle, elle écrivait de la poésie. Mais l’art et la recherche (pas celle de Ben Laden, l’autre, la recherche scientifique – tu vois ce que les temps nous ont fait ? J’ai l’impression de proférer une obscénité) ne parlent pas la même langue. L’art garde toujours – enfin, je crois – par-devers lui la possibilité d’être reçu à contretemps, et son existence peut se suffire à elle-même : le texte est écrit, la toile peinte, l’objet est advenu et rien ne peut le faire dés-exister. Je n’avais pas cette possibilité de me contenter du geste, j’étais plongé jusqu’au cou dans la chaleur des objets que je manipulais, dans leur désespérante appartenance au régime du contemporain. Je suis parvenu à m’en moquer longtemps – tant pis pour les Philistins, qu’ils aillent au diable, ou sur un plateau télévisé. J’ai marqué un temps d’arrêt lorsque le poison s’est mis à émaner de ma propre corporation – comme si quoi que ce soit aurait pu nous avoir immunisés, une espèce de BCG nous protégeant de l’air du temps et ses penchants. Au fur et à mesure que je découvrais à quel point ils étaient vains, les efforts pour maintenir le cap se sont mis à davantage me coûter. J’ai vu des femmes, des hommes en devenir fous, truffer leurs textes de mots en lettres capitales – comme on met des couleurs vives dans un dessin pour attirer l’œil d’un enfant. J’en ai vu, leur retraite approchant, abandonner toute exigence, toute retenue. Ils avaient passé quarante ans les dents serrées, les mains crispées sur leur stylo ou leur clavier, et à la dernière minute, les cheveux blancs et le front barré d’une ride furieuse, ils rendaient les armes, se résignaient aux pamphlets, à la formule, à l’équivalent intellectuel de la sauce tomate. Ils étaient tout à coup invités, et je ne peux pas croire que cela les consolait de quelque manière que ce soit. J’étais las. Pour participer au combat, il est nécessaire de pouvoir au moins imaginer une manière de l’emporter ou même, en-deçà, simplement une manière de s’y engager qui ne soit pas complètement désajustée, vouée non seulement à l’échec mais aussi au ridicule. Je ne voyais plus comment m’y prendre. Il n’y a pas que le travail dans la vie, me diras-tu, et tu sais combien je suis d’accord – ô combien, tu sais à quel point je me suis fait à la vie loin de lui – mais j’essaie d’être honnête. Il n’y a pas que le travail dans la vie mais, si et quand travail il y a, ses capacités de nous miner sont quasi illimitées. J’ai commencé à ressentir durant ces années une forme d’ennui généralisé. Hormis avec ta mère, avec de rares amis, je commençais à éprouver une lassitude de vieillard, et je n’avais pas 40 ans ! J’avais le sentiment de n’avoir plus rien à dire. Rien n’était fondamentalement désagréable, j’étais seulement en désaccord avec le monde dans lequel on me proposait d’exister. Maintenant, tu sais toi aussi comment est la ville, en quel siècle nous t’avons fait naître. Elle ne l’entendait pas de cette oreille. Mon découragement ne l’intéressait pas, et il n’était pas question qu’elle m’autorise à me retirer. Mon corps était de toute façon lui-même devenu urbain jusqu’à la moelle, incapable de rester immobile plus de quelques secondes sans être pris de spasmes. Je tapais du pied ou des doigts, et cette fébrilité n’avait aucune destination. Il aurait mieux valu me brancher à un générateur : j’aurais au moins servi à éclairer une rue ou à chauffer un bâtiment public. Mais non, j’étais là, furieux, découragé, et inutile. Après, quoi ? C’est une condition largement partagée, et ça ne te dit pas pourquoi l’enfermement est devenu notre pays natal. J’essaie. Comme ta mère. J’essaie de trouver d’autres raisons que l’unique raison, qu’au fond tu connais déjà. Puisque c’est l’heure des explications, puisque tu veux comprendre, je tâche d’avancer aussi rigoureusement que je le faisais autrefois. Alors, disons qu’il est possible de s’accommoder de la déception tant qu’on ne sait pas précisément ce que son inverse aurait permis. Il est possible d’accepter la déception tant qu’on nage dans le fantasme. Le hic, c’est que je savais – nous savions – ce qu’il était possible de produire – d’autres l’avaient fait, un pistolet sur la tempe, la morale à leurs trousses, ils l’avaient fait, leur expérience avait été documentée. Je savais la force révolutionnaire (tu vois, je peux avaler en grimaçant l’obscénité attachée au mot scientifique, mais je ne suis pas prêt à me soumettre à celle du mot révolutionnaire – sinon, autant se jeter sur la boîte entière de Lexomil et ne plus parler de quoi que ce soit), la force révolutionnaire, donc, de la joie. Celle-ci n’est pas la propriété exclusive des bambins et des inconscients. Il existe une joie au contraire très consciente, une joie qui marque le triomphe sur tout ce qui cherche à l’empêcher, à contenir son pouvoir séditieux, son indocilité. Une joie qui sait parfaitement quelles forces – aux visages si pluriels, si pleins de la sainteté spécifique à leur camp – elle doit surmonter pour se déployer. Je savais ce qu’il en était de la joie. J’avais aimé, été aimé, j’avais même eu la chance inouïe que cela se produise plus d’une fois, j’avais lu des livres qui brillaient autant que des flambeaux dans une galerie souterraine, j’avais écouté des musiques qui contenaient l’intégralité de l’expérience humaine, j’avais rencontré ta mère, tu étais née, ta sœur aussi – on ne pouvait pas m’en remontrer pour la joie. Je n’étais pas prêt à devoir la vivre dans la clandestinité. Je n’étais pas prêt à la tenir en laisse, à l’empêcher de produire tout ce qu’elle est capable de produire. J’étais découragé, c’est vrai, mais pas à ce point-là.

L’enfant (plus une enfant) : OK, pourquoi pas. Mais il faut sortir, maintenant. Ça fait dix ans.

Les parents : Vas-y, toi. Nous, on va rester là. Encore un petit moment. Juste un petit moment encore.

 

 


Sophie Maurer

Écrivaine, Dramaturge, scénariste

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