Récit

Le dilemme de l’ethnographe

Ecrivain

Savoir recueillir sa vie, au sens documentaire ou ethnographique du terme, peut être un préalable à en raconter l’histoire ; et ainsi à en approcher la vérité. Comme en antichambre de Notre dernière sauvagerie, son dernier livre, Éloïse Lièvre approfondit ici le récit d’une rupture conjugale et coud les morceaux de deux histoires d’amour à vingt ans de distance, depuis une chambre à elle ou plutôt une « pièce en plus », sur les murs de laquelle les étagères construisent la bibliothèque d’une vie. Un texte inédit confié à AOC.

En face de moi, dans ce métro bondé dont l’espace aux heures d’essaim se fragmente en visages flottants, désagrégés par les assauts d’une mauvaise fatigue qui leur donnent à tous, malgré leur bigarrure, la même couleur de grès atone, il y avait ce rectangle publicitaire, une fenêtre de langage basique et tonitruant, boniment couleur jaune bleu blanc, ouverte comme un prodige presque obscène dans cette épaisseur de faux silence qui ouate sans douceur les transports en commun. Bruissement des moteurs, souffle des turbines et cliquetis des rails. L’affiche me proposait en offrande : une pièce en plus, et mes yeux se sont pris aux rets de ce syntagme aux polysémiques perspectives, d’une simplicité de crucifix, à l’image du logo souriant qu’il jouxtait, la petite maison citron. En offrande : une solution d’entreposage souple et modulable. Et tandis que je glissais du nom barbare vers les adjectifs aux volutes, une discrète promesse de respiration s’est frayée dans l’asphyxie terrifiante de mes lucidités conjugales.

En Italie et lui j’avais vingt ans. Et puis aussi un peu plus mais à peine. C’est le temps qui m’apprend sa mesure. Je voudrais me persuader : ni toi ni moi ni nous, mais seulement le temps, l’usure. Goutte à goutte, jusqu’à celle du débordement.

Claude Lévi-Strauss venait de mourir, j’écrivais sur lui un papier commémoratif pour l’un des journaux qui publiaient mes articles, mais déjà, dans les surfaces kaléidoscopiques et bavardes des kiosques s’étendaient ses traits palimpsestes aux multiples sillons, géographie humaine plus que centenaire, larges lunettes aux montures d’écaille claire, les yeux blanchis, laiteux comme seules sont laiteuses les constellations, bouche grave et triste et désormais oblique à la suite d’un quelconque accident de l’âge, il posait d’outre-tombe sur l’heure contemporaine ce regard si consterné et apitoyé qu’il semblait nous condamner à ne pas en sortir indemnes.

J’avais lu là-bas, dans un repli ocre et vert amande de l’Arno et le froid intense et luminescent de l’hiver toscan, Tristes tropiques, emportant seul de France ce livre voyageur comme un miroir de poche dans le sac d’une femme prudente, pour contempler l’intimité du dépaysement solitaire, le mien et mon premier, séjour à l’étranger sans famille, premier aussi qui pouvait s’inventer, avec un peu de l’imagination absolue des jeunes gens et l’horizon d’une vie qui enfin commence et seulement prend son élan, comme définitif. J’écris vert amande de l’Arno, l’hiver toscan, et me revient, fragile mais tangible, aussi précieux que le sable d’un séjour chaud au fond des poches, le crissement du givre, et la vapeur nimbant les ristretti matinaux dans des tasses de verre à délicates anses d’argent. Voilà pourquoi. La mort de l’ethnographe et ce point de mon existence se sont rencontrés, sa mort et ce point, en équilibre sur des lignes s’ignorant, faussement parallèles et dont les courses respectives finissent par se croiser, sa mort dont le visage se répand dans ma ville, et ces circonstances périlleuses où le doute se taille la part du lion avec une mélancolie de crépuscule, et envahit comme un chiendent le jardin à la française où depuis longtemps, mais par degrés insidieux, félonne persuasion, j’ai élu demeure. Un ancien amour resurgit, celui-ci, celui d’Italie, sauveur sans doute mais seulement aujourd’hui, missionné dans cette dévastation.

J’ai été si surprise par l’enchaînement des choses, le filigrane, entrelacements et soudures, indécelables, qui me conduisit devant cette porte, sœurs d’autres pareilles dans cet entrepôt en sous-sol siégeant, discret sans être caché, en pleine ville.

Je glisse dans son austère serrure une clé dénaturée, électronique, toute plate, sans poids ni consistance aucune, aussi légère qu’une feuille friable de cet automne amer, biscuit prêt à s’émietter. Aussi bien c’est peut-être ma main qui s’applique à nier sa solidité, me dédouanant par ce piteux subterfuge de croire à la réalisation de mon idée saugrenue, ma solution forcenée. Et je déclenche un cliquetis ami, et j’ouvre la porte, et j’entre. Je me retrouve dans ma pièce en plus, ce cercueil incongru du temps de ma vie même, que j’ai loué pour la somme indifférente d’une dizaine de poignées d’euros par mois, c’eût été cent, cinq cents, mille, je l’aurais tout de même fait, cercueil paradoxal qui me redonnera ce que j’espère, vingt ans et vingt ans en arrière, l’illusion de cette prouesse, mon image intacte à tes yeux, même s’il faut pour cela que ce soit dans le souvenir de ses bras. Ses bras à lui, l’amour d’Italie. Clé en main, je grignote le biscuit du souvenir. Goûte à la sauvette l’espoir que ma boîte me rendra à moi-même, ma pièce manquante, moi puzzle. Self-stockage, je ris toute seule, entre ses quatre murs intimement rapprochés, d’une traduction fantaisiste : remise du moi. Cette boîte, mensurations minimales éclairage au néon, je l’invente du moins pour ça. Le nom m’évoque aussi celui d’un sport de combat.

Je travaille à l’article sur l’ethnographe. Lorsque je lève les yeux, les toits échafaudent une fuite grise. Le jeune Indien aux cheveux longs, nez paré, me regarde, plein de soupçons tristes en effet, depuis la couverture de l’exemplaire Pocket noir écorné, pages flétries par mes mains plus douces et diaphanes qu’aujourd’hui, et le séjour casanier de la bibliothèque. J’élucubre de la pitié. Pire, commisération. Car tu as prononcé hier soir des paroles affreuses. Mépris. Il n’y a rien de plus banal.

Tu as dit. J’éprouve une difficulté géante à réarticuler mentalement ce que tu as dit. Tu étais là, exactement au seuil de la porte de mon bureau, ton corps faisant obstruction, j’ai pensé ton corps habillé ton corps vêtu, parce que j’ai noté, va savoir pourquoi, pantalon noir trop large un peu chemise bleue, ta carrure dans l’embrasure de la porte, tes mains expressives et les poils noirs sur tes doigts, et moi sur ma chaise, me retournant à demi vers toi avec obligeance, celle de t’écouter, oui, je t’écoute, épaules laineuses et dos rond suintant mon désir d’un confort immobile. Je force l’agilité de ma mémoire. Il faut que je me souvienne. De tes imprécations faire collection. Rassembler les preuves. Tu as dit. Que tu ne me reconnaissais pas, je n’étais plus celle, elle était où celle, que tu avais rencontrée, celle pourquoi tu m’avais aimée, et choisie, celle-là, disparue, enfouie, anéantie, et ah si tu avais su ! tout recommencer, mais peut-être même dès le début t’étais-tu trompé, étais-je bien déjà au début celle que tu croyais ? De sérieux doutes tu as dit, et tous les jours il faut que je rempile, quand même, tu pourrais faire des efforts. Tu c’était moi. Rempiler j’ai noté. Je n’ai pas compris là. Sur le moment. Noter mentalement, comprendre plus tard. Rempiler j’ai noté et aussi, une arnaque, tu as dit, trompé sur la marchandise. J’ai pensé épaules voûtées, une existence comme un châle en laine, mohair cachemire, l’aventure de la quiétude, des mouvements imperceptibles du temps, pourquoi non, doux, chaud dehors et dedans, être bien, confort immobile.

Toi, tu continuais, ton montant, tes mains qui bougeaient en cadence, araignées de poils noirs même sur tes doigts, indices de toi, que j’aime parce que c’est toi, tes mains les yeux fermés, et aussi les caresser sans toucher la peau. Tu as dit, elle est où la jeune future journaliste pleine d’ambition ? Je ne me reconnaissais pas. Je me cherchais, dans ces années-là, de nos débuts. Après juste après l’amour d’Italie qui m’avait laissée exsangue, creuse et flottante, inexistante. Je traquais l’ambition, la fringale. On se regarde dans un miroir et on ne se reconnaît pas. Là le miroir c’était toi, mais posé vingt ans en arrière. Tu as dit. Effort de mémoire. Je grattais sous l’écorce. J’entrevoyais vaguement, discernais un monstre : dents longues, naïve ardeur, conquête conquérante, prête à faire plier le monde sous le joug furieux de ses présomptions, et, toi, insatiable, en contre-haut, dans l’encadrement de la porte et derrière le manège de tes mains, et quoi à présent ? Tu as dit. Mépris. Polygraphe de-ci de-là doublée d’une mère dépassée, en passe même d’inutilité, dilettante rangée fatiguée écroulée, pas même attentionnée, sur les épaules (voûtées, laineuses) de laquelle tu charges la responsabilité de nos adolescents orageux et pénibles, et tu as ajouté que tu ne voulais pas d’enfants comme les autres, les mots trébuchaient, le sens hésitait au seuil de mon cerveau, Tu comprends? je comprenais. Quelque chose : pas d’enfants comme les autres en ont, par conformisme ou peur sans se l’avouer de notre disparition au long cours et de nos décrépitudes, pas de ces enfants-là, troupeaux, mais un enfantement de héros, des êtres exceptionnels, splendides, et que c’est moi, moi seule, par le rétrécissement de mes prétentions, ma lâcheté, ma débâcle, ces bras que tu crois m’avoir vu brandir sauvagement puis baisser, qui les ai fait mollir, trahir et chuter. En face, la déflagration de mon impuissance.

Quelque chose. Tu comprends? C’était mon amour d’Italie qui répondait ainsi lorsque je le lui demandais, souvent, tu comprends ? pas oui, pas non : quelque chose.
J’aurais pu cependant remplacer chacun de tes mots par un autre, retourner les cruautés, j’avais déjà su, il y a longtemps, qu’en amour, peut-être pas qu’en amour, la réalité est réversible, question d’éclairage question d’angle, privilège sentimental, ombre lumière, force faiblesse, surtout force faiblesse, les retourner un par un chacun de tes mots, qualificatifs dont tu m’affublais, me rhabillais pour l’hiver, ça aurait donné tranquillité sérénité joie assurance confiance douceur, ça aurait donné ça, aurait bien sonné, mais non, rien, malaise immobile, peut-être justement à cause de l’envie toute brute de calme, de fin, de douceur. Extinction des révoltes comme des espèces.

À force, ton éloquence anxieuse et despote finit par me convaincre. J’ai tous les torts et je ne suis plus moi. Chose nouvelle d’ailleurs : j’ai appris à pleurer. Je n’aurais jamais dû, tu singes mes sanglots. Avant je ne pleurais pas. J’allais chercher en moi des racines taiseuses. Je ravalais, ravalais, ravalais. Et puis c’est venu d’un coup. Là, c’est en silence. Même effet que les gouttes de pluie sur la vitre du train, trajectoires irrégulières par à-coups graciles et muets. Pur spectacle. Je pense tu ne dois pas, demain yeux bouffis paupières rouges, tu te demandes toujours d’où vient cette tête, ne cherche pas, tu ne dois pas. Tu c’est moi. Quand même. Je ne dis rien, j’essaie seulement de respirer, soufflant l’air comme à travers les brûlures d’une course, puis je crie d’une voix rauque, souterraine, sans cependant couvrir ta diatribe, des mots qui me surprennent moi-même, ces audaces, d’où viennent-elles ?, de ce pays lointain où tu m’arrimes, jeunesse comme toutes les jeunesses, vives, impulsives, je dirais vaines, d’où ? Je me fais l’impression d’être un chien qui déterre ses os, il ne trouve rien, alors il devient fou. Les mots sortent, il faut articuler, les entendre comme des corps étrangers, des frontières franchies sans possibilité de retour, je ne supporte plus l’image que tu as de moi, c’est fini, c’est fini, je répète, de moins en moins fort et seulement pour moi c’est comme une chanson, une qui rattache à l’enfance, à l’oreiller, à l’épuisement d’après les chagrins, qui rassure, combien mais combien de fois ?

Heureusement, Claude Lévi-Strauss est mort sur les murs de ma ville et m’a ramené mon amour d’Italie. Ce n’est pas le premier, mais c’est, outre toi moi nous, le plus intense, le plus insensé, et le plus cruel aussi, celui qui fait le plus souffrir, d’une souffrance crue, primitive, forgée dans cette matière corrosive dont on sculpte les blessures très longues à guérir mais ça n’est pas grave, et les regrets extravagants. Toute ma pensée est aspirée vers lui avec un bonheur de novice, malgré six mille sept cent soixante-treize jours qui séparent aujourd’hui du dernier jour où nous nous sommes croisés, douloureux encore, quelques mois après ce que je redoute, ai honte, d’appeler encore maintenant, trop trivial, obscène même, comme c’est bête, la rupture. Mon amour me revient, dans l’hiver amande et givre de Pise, dans le chatoiement des rues de Sienne, dans les pétaradantes artères romaines, et avec lui, marchant à côté de lui, pas à sa main ni à son bras mais à côté, dissimulant une fierté craintive, moi, cette moi-là, la femme que tu aimerais, allais aimer, ou à peu près.

Notre rencontre véritable, à lui et moi, est comme un camée perdu que j’aurais cherché longtemps, à m’arracher des larmes, et sur lequel je serais retombée par hasard, au moment résigné où j’aurais capitulé, accepté de renoncer. J’ai mis du temps à savoir abandonner. L’Arno, tout près, comme une grosse limace tranquille. Mon amour, mais il ne l’était pas encore, il n’était que le déclic en moi, la décharge d’une boule de peur, sortait de la poussière d’une bibliothèque italienne, sa veste sentait l’ombre des murs épais de plus d’un mètre, conservateurs de températures idéales et aussi de secrets, antiques, médiévaux, mêlée à l’odeur d’encens des boiseries, et j’ai deviné aussitôt le crin de ses cheveux, sa peau, imprégnés de la fraîcheur des souterrains livresques et des caves voûtées. Mes yeux vacillaient derrière mes carreaux. J’ai deviné par la suite, ou bien me l’a-t-il avoué, qu’il m’avait suivie, ou guettée, en embuscade sur l’unique passage vraisemblable d’une berge à l’autre du fleuve. Nous nous sommes assis sur des marches, tout près du marché aux vieilleries, près du pont sur l’Arno qui partageait la ville en ses deux territoires inégaux, en taille et en beauté, l’un qui la reliait au reste du monde, gare shopping et cette résidence grotesquement vieillotte où nous logions, hôtel marbré décati reconverti en chambres d’étudiants, dont les fenêtres donnaient immanquablement sur un troupeaux de scooteurs et leur ragazzi s’interpellant ; l’autre côté pour le passé, la Scuola sur la place, les macchiati fumants comme nos bouches frigorifiées dans d’élégantes tasses en verre à anse argent, la pâtisserie Salsa et ses petits croissants scarifiés, farcis de crème douce, et puis tout au bout, le campo dei miracoli, duomo et tour penchée, où les étudiants sérieux n’allaient que pour le plaisir futile et conscient de vivre un instant dans une carte postale. Là, dans le pli de l’Arno, nous nous étions serrés trop vite sur des marches trop étroites, et l’air embrouillé de dialectes et de vibrations de cloches a absorbé notre première conversation. Alors es-tu comme le lièvre de mer ? il m’a demandé, tout empreint des mystères de Pline et, répondant pour moi, tu es comme le lièvre de mer, m’a appelé petite Lepus, ton entendu, sans réplique. La drague, je n’ai jamais rien compris.

À la fin de l’histoire, j’avais l’impression d’être un chien. À ses côtés, j’errais dans les rues des villes, et on se lapait des yeux, les chiens et moi. On était descendu vers le sud, on avait visité Naples, bestiale, et à Capri, je m’étais enfuie en courant, juste après la déception rouge de la villa Malaparte, sur le chemin à flanc de falaise comme une mue de serpent, mon amour d’Italie me poursuivant, me poursuivant, me rattrapant, mais pour rien.

Le lendemain des mots irrattrapables, tu n’es pas là et si je ne me compte pas, donc, l’appartement est vide. C’est le calcul que je fais : je ne me compte pas et l’appartement est vide. Il suffit de deux lettres mariées pour franchir le pas : je ne compte pas. Je ressens du soulagement, creux de ce silence qui s’amplifie, s’enorgueillit de ton absence, mais que j’étouffe aussitôt comme un feu de broussailles. Je me rends compte que j’ignore si tu vaques à tes occupations ou si tu es parti, et l’hypothèse de ton départ se tient toute seule, grande dame, dans l’embrassure de la porte, dont l’ombre hautaine se reflète, à peine marquée, sur les murs, en héroïne majestueuse de danse chinoise ou de théâtre nô. Tu n’es pas là et j’ai le loisir de remarquer, de ces murs, la blancheur intime, que j’ai aimée aussitôt quand nous avons débarqués là, dont j’ai veillé l’immaculé au fil des ans, son contraste avec le parquet sombre dont je sais que quelques lames précises grincent au passage, telles sous ton poids et pas le mien, telles autres protestant, dans mon souvenir, contre les cavalcades de nos enfants petits, tandis que c’est vrai, je semble glisser sur elles, toutes, les effleurant sans doute, de sorte que je ne leur arrache jamais aucun bruit. Ne suis pas si légère. Sur la table, à demi masqué par mes fatras de notes et la sédimentation chancelante des lectures et travaux en cours, le jeune Nambikwara me défie, sérieusement narquois. Non, ton départ définitif n’est qu’un désir, et ce désir un leurre, pour faire peur. Nous nous enliserons. Je me lève et me rassieds. Le parquet se tait. Je te connais aussi bien que les caprices de ce bois usé et qui, de l’usure même, vit encore.

Je m’étire et me remets au travail. Les toits s’étirent aussi, et le ciel, mais verticalement, il s’est mis à pleuvoir, rien, une petite bruine, de celle qui ne mouille même pas. Dans ce chapitre où il évoque également le goût comparé des rhums portoricains et de la Martinique, saupoudrant avec malice de cette saveur exotique et musicalement alcoolisée une réflexion somme toute abstraite, Claude Lévi-Strauss explique le dilemme de l’ethnographe, son impossibilité. Que celui-ci assume ou rejette, ce qui est le plus souvent le cas puisque c’est ce qui détermine sa vocation, les valeurs de son groupe d’origine pour adopter celles des sociétés qu’il étudie, l’ethnographe est partial. Oui. S’il est fidèle à ses valeurs, alors il juge celle des autres selon elles et n’est pas objectif ; s’il les met à distance, il est leur critique, favorise les mœurs des sociétés différentes, et n’est pas objectif. Oui. D’une moitié de bouche valide, parent de désenchantement de celui du jeune Indien à la sagesse farouche, le visage buriné de Claude Lévi-Strauss me sourit. Je sais alors une chose effroyable, mais qu’il est lumineux de savoir, lumineux et doux, reposant, comme lorsque l’orage est passé, la colère, ou la vie peut-être, car mon corps et mon esprit se tiennent là, en équilibre sur cet instant où il est déjà trop tard.

Au bureau qui fait face à la fenêtre, tête dans les toits, sous le regard défiant de l’enfant indien sur la couverture du livre qui avait accompagné mon amour d’Italie, ce lendemain-là, j’ai su ce que je désirais, et que c’était impossible. Pas seulement impossible, absurde aussi. C’est cette absurdité que je bénis.

Je voudrais, j’aurais voulu, que tu sois lui aujourd’hui, que tu sois, aies été mon amour d’Italie, celui qui ne m’a pas sauvée, qui ne m’a pas choisie, pour être restée pour toi la même, conquête conquérante puisque tu le dis, et n’avoir pas vieilli, n’avoir pas flétri, n’avoir pas failli. Que tu sois lui malgré même la douleur stupide de cet amour, cette histoire somme toute dégueulasse, mais qui se nimbe de la lumière irréelle des multiples villes toscanes et romaines traversées. Ces villes, je me souviens, j’aime me souvenir, dans le désordre, rutilent de leurs noms cuivrés et vibrant, effacent la réalité d’un amour à la gêne, parce que je me sentais petite et idiote auprès de lui, ces villes transfigurent tout, l’étrusque Volterra, San Luca la silencieuse pénétrée à l’heure des siestes, San Giminiano toute dorée de notre dernier jour miraculeux, Pise comme un bonbon, et Sienne, gironde et orange, dans laquelle il marchait fier cheveux couleur pareille en bataille, cette histoire mal finie surtout qu’épargne sa fin même. Car tous les deux, moi ta prometteuse et mon amour d’Italie, sommes restés là-bas blottis comme des bijoux inestimables, pas forcément beaux, ni pratiques, ces bijoux, c’est sûr pas pratiques, mais hors de prix, dans un coffret, qu’on contemple souvent, et encore, mais qui n’ont jamais vraiment été portés. Il m’avait embrassé à Pompéi, dans les cheveux sur le haut du crâne, comme j’aimais et comme un sursis, mais aussi comme un frère, près de notre achèvement, encouragé par ces pierres aux mains tendues qui avaient été humaines puis figées par la lave du volcan.

Il y avait à Pise, dans le musée du couvent San Matteo longeant l’Arno, une petite madone qui me consolait quand je venais y pleurer. Je voudrais tant, j’aurais tant voulu que tu sois lui, et lui, ou pourquoi pas un autre qui me méconnaîtrait, à ta place. Mais je sais. Cela me calme, l’impossibilité. Être après. Le dilemme de l’ethnographe. Ce désir n’existe que par amour. Pas l’amour fossile et intact, non, l’autre, que la connaissance fonde sur les braises du premier, les entretient et à la fois les souffle, que la connaissance renforce, et donne-lui le nom que tu veux, habitude intimité routine et tutti quanti, mais comprends, cet amour-là, laminé baffoué déshabillé, à bout, pas parce qu’ensemble nous avons deux enfants qui nous désenchantent, un peu c’est vrai mais pas seulement, c’est surtout le temps qui compte, le temps mais pas seulement la durée, toutes ces années, cet amoncellement de faits, d’expériences, ces bribes triviales partagées, toutes nos histoires, ça me suffit, joies déceptions courages. Je voudrais tant, j’aurais tant voulu que tu sois lui parce que c’est toi. Pour t’épargner tout cela, nos métamorphoses, l’usure des choses. Cette usure même qui fait que je tu nous. Te conserver dans le coffret, nous cacher dans l’écrin. Et on sentirait, on aurait senti le renfermé, le camphre qui monte à la tête, mais personne pour le savoir. Si tu n’étais pas toi, je ne le désirerais pas ; si c’était lui, par exemple, à ta place, ce serait pour lui que je le désirerais, et même peut-être pas, mais c’est toi, à ta place, donc c’est pour toi que ce désir est né.

Jusque-là, je me contentais de boîtes de tailles diverses et modestes, que je rangeais sous le lit dans les armoires, chaque boîte correspondant approximativement à une époque, à une tranche une portion de vie. Et puis il y avait aussi ma bibliothèque, organisée chronologiquement, chaque région correspondant à une préoccupation, abandonnée ensuite, mise en sommeil, parce que je suis comme ça, c’est vrai, tu le dis toi-même, monomaniaque sérielle, comme mon amour d’Italie était, je l’ai compris après, on me l’a dit, on m’en a consolé, monogame sériel. Dans ma bibliothèque, chaque territoire des rayonnages témoigne d’un état de ma vie, je peux la parcourir comme on lit une biographie : chaque volume une page tournée, chaque territoire un chapitre achevé. Voilà pourquoi Tristes tropiques côtoie des volumes en italien, l’Arioste, Goldoni, Italo Calvino, città invisibile, et les Histoires naturelles de Pline. Ce n’est pas du désordre.

Et puis Claude Lévi-Strauss est mort, j’étais dans le métro, tu as prononcé des mots terribles, et j’ai compris qu’une boîte à chaussures ne suffirait pas pour toi et moi, pour nos vingt ans, chaque année forée et emplie comme un objet fantastique de taille apparente modeste et limitée, mais qui n’aurait pas de fond, vertigineux aleph où se recueillent en précipité zootropique les innombrables images qui nous composent et dont le fouillis moléculaire tient lieu de mouvement.

Dans ma pièce en plus, j’ai installé des étagères. Peu à peu, très vite, elles se remplissent de boîtes, volumes coloris et motifs divers, qui sont déjà des histoires et contiennent des histoires. Par bribes, morceaux de puzzles mais sans dessin, se justifiant par leur incomplétude. Ainsi je te construis comme souvenir. Je te consacre un musée. Je nous consacre un musée. Peu à peu, très vite, je te mêle à lui, mon amour d’Italie, ou lui à toi. Je nous consacre un musée. Je vous relie, vous confonds. Vos torts sont mes reliques. Je veille des miettes d’amour au flambeau électrique. Dans ma chapelle en toc, un apitoiement doux, sur ce qui n’est plus, ne sera pas, aurait pu être, est mon cantique. Je vous mélange, je le rachète, t’atténue. Je le souille, te sauve. En ce qui le concerne, la dépréciation, ce n’est pas très difficile. Il me suffit d’être honnête, de l’extrader doucement, sans brutalité, et, dépouillé des ornements italiens, il apparaît que jamais il n’aurait pu être à ta place, ou alors seulement pour un fiasco éphémère, de ces catastrophes que l’on considère rétrospectivement avec une indulgence soulagée et joyeuse, qui dilue toute honte même, tant elles étaient prévisibles. Soupir d’échappée belle, avec, juste embusqué tout de même, un rien de doute, car une autre réalité que notre rupture pas nette, un engagement plus loin aurait modifié toutes choses. Peu à peu, très vite, ma boîte nous contient tous les deux, je veux dire toi et moi, l’amour d’Italie n’est plus qu’une circonstance de notre histoire, un épisode inaugural et surtout pour en rire, nous nous tenons dans notre boîte comme dans un vieux film noir, enterrés vivants. Vivant.

Souvent, je viens m’asseoir dans ce mètre carré que tu ignores. À terre, de vieux plaids et des coussins dont les odeurs pelucheuses et tièdes racontent nos histoires, des sommeils impromptus de nos enfants à l’arrière de la voiture quand on rentrait de chez des amis tard dans la nuit à nos nuits de lit à part. J’ai juste la place de me tenir là. Concentrée dans mon corps même. J’apporte de chez nous, dans une valise à roulette qui elle aussi est un vestige, une de mes boîtes, me transvasant petit à petit, par époques et lieux, de ce qui fut le lieu de la vie commune à mon lieu à moi, mon utopie. Je dis : trouver sa demeure. Je trie les photos, les lettres, les cartes postales, les babioles, il y a de tout, de l’insignifiant pour quiconque d’autre, et ce faisant, dans la parcimonie de ces gestes sûrs et gratuits, je me recompose, je me récupère, et ce faisant, j’imagine, je te recompose, je te récupère. Je fais le tri, je ne conserve pas tout, je me sépare, je range sur les étagères. Étrangement, au cours de cette concentration muséale, se produit un transfert : c’est toi à présent qui t’auréoles des ornements italiens, la fraîcheur, les couleurs, les dorures.

Il y a : cette brindille d’olivier, au vert si pâle, je la fais venir de Tivoli et aussi peut-être en vient-elle, des chemins de terre déserts frétillant entre les ruines de ce locus amoenus imaginé par l’empereur Auguste pour se défaire des tapages de Rome, sentiers vifs argent comme des poissons parce que la faune est un miroir géant sur ce pelage de colline.

Il y a : ce caillou volé sur le forum, parce que peut-être Jules César.

Il y a : cette carte postale en provenance d’un musée de Florence, un portrait du Titien, jeune homme grave à la barbe aiguë, épée au côté, qui lui et te, pour des raisons différentes, ressemble.

Il y a : cette enveloppe sur laquelle mon prénom et mon nom sont inscrits précédés de Ma demoiselle, possessif bien séparé, avec une élégance folle.

Il y a : ces dessous de verre un peu vulgaires du Fico, bar au cœur du dédale, entre la Piazza Navona et le Campo dei Fiori, que je ne saurais retrouver, en vain j’ai déjà essayé, où boire des menthes à l’eau dans l’ombre noueuse et trapue du figuier.

Je tourne en boucle dans mes inventaires.

Je me retrouve, je vous perds.

Je ne sais plus si c’était lui ou si c’était toi. M’en fous.

Viens, écoute :

On a pris le pullman, cette grosse bête orange qui avait dû toute sa vie vouloir être tracteur et qui renâclait au moindre nid de poule. Les sièges étaient en faux cuir, il manquait plusieurs vitres aux fenêtres, d’autres ne fermaient pas, des écoliers enduits de poussière comme des statues vivantes dans un musée sur fond de cataclysme faisaient des batailles de cartables, c’était déjà une aventure. On s’est assis tout au fond, comme si on était dans une calèche. Les gens de là-bas ne disaient pas le bus ou l’autocar, ils disaient le pullman et c’est donc le pullman qu’on a pris toi et moi nous deux presque déjà, une après-midi jaune, au soleil sorbet, pour monter sur les hauteurs de la ville. On a demandé un arrêt improbable, en pleine campagne, il n’y avait rien là-haut mais rien, que des champs qui avaient l’air en friche, de toute façon immobiles et décharnés sous l’hiver, quelques poteaux de barrière esseulés avec leurs bras désemparés de fils barbelés rouille. On ne savait même pas comment on rentrerait. On ne savait pas qu’on s’embrasserait, de façon engageante et définitive, emportés par la pente, en redescendant à pied.

On s’est assis au bord du chemin, sur l’herbe rase et cramoisie malgré l’hiver, et on a regardé en bas, tout en bas, les champs encore, et, tout au bout, sur la ligne d’horizon, longtemps, sans rien dire, en respirant seulement, la réverbération surnaturelle de quelque chose comme les toits métalliques de quelconques usines sur le blanc du ciel.


Éloïse Lièvre

Ecrivain, Professeur

Rayonnages

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