Apocalypse Ltd
Quand Taggart McTaggart me montra l’astéroïde dans le télescope, je fus saisi d’un frisson.
Il s’agissait bien d’un astéroïde. A fortiori d’un astéroïde de grande taille, plusieurs kilomètres si l’on en croyait l’échelle inscrite sur la lunette du télescope. Là où se trouvait l’astéroïde, 1 centimètre dans le télescope équivalait à 5 kilomètres, ainsi cet astéroïde faisait 5 kilomètres bien tassés, peut-être plus, de quoi anéantir non seulement Gif-sur-Yvette mais peut-être aussi Versailles, peut-être aussi la région parisienne, peut-être aussi la planète Terre.
Ça n’avait été pendant plusieurs jours qu’un point blanc la nuit, certes particulièrement lumineux, blanchissant la nuit et rougeoyant le jour. Un point que l’on voyait dans le ciel au-dessus de Gif et qui petit à petit grossissait. Alors Taggart McTaggart était allé chez Ikéa, il avait acheté un télescope et m’avait fait regarder.
Ce n’était ni Taggart McTaggart ni moi qui l’avions découvert le premier, ni l’une des 450 têtes d’œuf que l’on faisait bosser à Gif pour prédire toutes sortes de catastrophes et d’apocalypses, il faut dire qu’on avait la tête dans les chiffres à cette période, on ne pensait pas beaucoup au ciel. C’était le petit-fils de la voisine de Taggart McTaggart qui l’avait aperçu en regardant par le vélux de sa chambre avec sa loupe de poche. Il en avait parlé à sa grand-mère qui en avait parlé à son voisin Taggart McTaggart qui était affairé à la mise au point d’un modèle mathématique complexe, modèle financier qui visait à se faire plein de blé sur les ouragans et les séismes, alors il avait levé les yeux au ciel et il avait dit :
« Tiens, oui. »
Il avait baissé les yeux sur son modèle, fini son équation et il avait foncé chez Ikéa acheter un télescope. Puis il était venu me voir et on avait regardé ensemble l’astéroïde qui grossissait de plus en plus.
*
J’avais rencontré Taggart McTaggart chez Barclays. Avec Taggart McTaggart on avait le même tempérament. Pas les mêmes goûts, nos goûts étaient symétriquement opposés, pour dire les choses simplement. Taggart McTaggart était un beauf tandis que j’avais des goûts de classe moyenne raffinée, mais il y avait des similitudes dans le tempérament. On était tous les deux misanthropes, on n’aimait pas les gamins, la vie, l’été, on aimait la pluie et les chansons tristes, même si lui c’était Elton John et moi Alain Bashung.
Dans la salle de marchés, Taggart McTaggart et moi étions plutôt du genre snob, à regarder de haut les modes et attendre que les bulles s’effondrent.
On était le genre de types qui ne souriaient jamais parce qu’ils avaient les lèvres gercées, sauf quand ils se brûlaient. On était le genre de types qui se faisaient plein de blé quand les autres se jetaient du haut des tours de la City à cause de tous les milliards qu’ils avaient paumés. Ça nous valut d’être estimés ou du moins craints ou du moins vus comme des oiseaux bizarres jusqu’à ce qu’on nous vire. C’était en juin 2003, le 23 juin 2003 plus précisément.
J’étais avec mon carton devant la tour de Barclays, Taggart McTaggart était là aussi avec son carton, il attendait son taxi pour rentrer chez ses parents dans le Suffolk et j’attendais le taxi pour prendre l’Eurostar. Alors je lui avais dit :
« Viens, on va faire un truc, ça s’appellera Apocalypse Ltd. Tu vois l’idée ? Tu viens à Gif-sur-Yvette, on achète un supercalculateur, de la fibre optique, un datacenter, 50 têtes d’œufs et on fait un truc qui s’appelle Apocalypse Ltd, qu’est-ce que tu en dis ? »
Il en disait qu’il n’avait pas les mêmes goûts musicaux que moi mais que là-dessus il était prêt à me rejoindre, du coup on avait partagé le taxi jusqu’à l’Eurostar.
*
J’avais dit Gif-sur-Yvette parce que c’est de Gif que je venais, c’est là que ma mère habitait, elle possédait un petit pavillon qui était idéal pour commencer une activité spéculative et risquée comme celle-là.
Ma mère me nourrit, m’hébergea et me prodigua de l’affection jusqu’à mes 18 ans, une sorte de prêt longue durée à taux zéro qui me mit le pied à l’étrier. Ensuite je la remis à contribution avec la création d’Apocalypse Ltd. J’hypothéquai le pavillon familial auprès de la plupart des banques européennes en falsifiant les dossiers, 392 banques, tandis que Taggart McTaggart faisait de même avec le pavillon familial dans le Suffolk. À moi seul, je levai 115 millions d’euros à 3% gagés sur le 5 pièces de ma mère.
On tira le diable par la queue les premières années, en juillet 2005 la Bank für Tirol und Voralberg auprès de laquelle on avait chacun tiré 350 000 euros menaça même d’envoyer les huissiers, heureusement le krach obligataire japonais de septembre 2005 nous remit en fonds et sauva le pavillon de ma mère.
(Les parents de Taggart McTaggart connurent une période difficile pendant quelques années.)
*
La première réunion du conseil d’administration d’Apocalypse Ltd avait eu lieu dans le pavillon hypothéqué jusqu’à la plomberie. J’avais établi le siège social dans le living room. Maman étendait le linge dans le jardin quand les premiers investisseurs étaient arrivés, mines sombres, garant leurs Mercedes et leurs Audi au milieu des Twingo du quartier.
On avait trouvé des investisseurs en insérant des encarts coûteux et en couleur dans Challenge, La Tribune, Votre épargne, Investir et l’émission de Marc Fiorentino sur BFM Business pour inciter les riches à nous confier leur épargne.
Apocalypse Ltd reposait sur un argument simple : les autres vous promettent des jours radieux, on vous promet la fin des temps mais au moins on va vous en faire profiter. Le logo de la société apparaissait dans les journaux à côté de slogans du type :
« Il ne faut pas rire du malheur des autres il faut en profiter. APOCALYPSE LTD. »
« Le monde a commencé un jour il finira bien un jour. APOCALYPSE LTD. »
« À quelque chose malheur est bon. APOCALYPSE LTD. »
Pour les prospects intéressés, on avait aussi concocté de petits dépliants en papier satiné avec reliure tissu sur lesquels on pouvait voir les informations promotionnelles d’Apocalypse Ltd encadrées par des reproductions des Cavaliers de l’apocalypse de Dürer, des Archanges de la mort de Gustave Doré ou de versets bibliques, Apocalypse selon Saint Jean, livre 2.
Si bien qu’assez vite les épargnants avaient accouru pour nous confier leur blé.
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À la première réunion du conseil d’administration, on les avait installés dans le living room. Ils formaient une tablée de riches banquiers misanthropes, pour la plupart dépressifs ou en phase terminale. Ils nous avaient expliqué leur point de vue :
« Les tsunamis en Floride, avait dit un type. L’eau monte, il y a de plus en plus de flotte. Tout ça fait des vagues. Les vagues font des tsunamis. Il faut parier là-dessus, les tsunamis en Floride. »
« Le pétrole est fini, avait dit un autre. Il n’y a plus de pétrole et le manque d’énergie va pousser les grandes puissances au conflit. Je veux gagner assez pour me construire un bunker avant la conflagration. »
Taggart McTaggart et moi nous étions regardés en sourcillant.
« Du calme, j’étais intervenu. De l’ordre et du calme. Méfions-nous des catastrophes bling bling. Inondations à Schiltigheim, tempête de neige dans le Lubéron, déficit hydrique chez les agriculteurs de la Beauce : les catastrophes les plus lucratives sont les plus discrètes… »
« La grande apocalypse sera une somme de petites apocalypses, avait insisté Taggart McTaggart : mettez-vous ça dans la tête. C’est par les petites qu’il faut commencer. Commencer petit par les petites apocalypses. »
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C’est par les inondations qu’on avait commencé.
Le rez-de-chaussée du pavillon à Gif avait été transformé en QG où les 53 têtes d’œuf qu’on avait embauchées avaient pris leurs quartiers. Il s’agissait pour la plupart de docteurs en hydrologie, en statistiques climatiques, en pluviométrie appliquée.
On avait cassé les cloisons du living et de la cuisine, ils se mettaient là au milieu des gravats avec leur ordinateur et rassemblaient des bases de données sur tous les plans locaux d’urbanisme des 35 592 communes françaises.
Puis des 49 018 municipalités britanniques.
Puis des 8 530 villes italiennes.
Puis des 19 495 cités américaines.
Ils les croisaient avec les relevés des nappes phréatiques, les débits des fleuves, les ouvertures des écluses, les dégagements des barrages et les grandes tendances météorologiques, ils accumulaient autant d’informations qu’ils pouvaient dans des disques durs de 500 pétaoctets puis ils branchaient les disques sur le supercalculateur du premier étage et lançaient les logiciels de modélisation stochastique.
J’avais dû installer le supercalculateur dans la chambre de maman et maman dans la pièce adjacente, un ancien cagibi. Maman ne se plaignait plus malgré le bruit de Boeing que faisait le ventilateur de la bête. Un jour maman s’était plainte et j’étais allé la voir avec une boîte de boules Quiès, je lui avais dit :
« Tiens maman, des boules Quiès. »
Depuis maman ne se plaignait plus. On laissait le supercalculateur tourner pendant une dizaine de jours à plein régime, à la suite de quoi il crachait 12 téraoctets de données brutes correspondant aux probabilités d’inondations ou de glissements de terrain sur les 12 millions de km² que couvrait la base. Les traders s’ingéniaient ensuite à recouper ces données brutes avec les expositions des sociétés d’assurances, ainsi que les différentes matières premières dont ces territoires étaient ou bien consommateurs ou bien producteurs, les catastrophes naturelles affectant négativement la production et positivement la consommation.
De sorte qu’on arrivait à générer quelques gigaoctets par seconde d’ordres d’achat et de vente qui partaient ensuite dans de gros câbles à travers l’Atlantique, la Manche, le Rhin, les Alpes. Qui bien entendu nous revenaient quelques semaines plus tard au débouclage des opérations sous forme de blé dans les coffres d’Apocalypse Ltd.
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Après l’été 2008, on étendit les locaux et on recruta 400 têtes d’œuf supplémentaires.
Il faut dire qu’on avait ramassé un max pendant l’été 2008. Tout avait commencé comme un été caniculaire sans relief, quelques belles opérations à réaliser sur la mortalité gériatrique mais rien d’exceptionnel. Taggart McTaggart était rentré dans le Suffolk chercher une nouvelle baraque pour ses parents et j’avais laissé carte-blanche à l’imagination des traders, profitant du temps estival pour me lancer dans la culture des hortensias.
(Je parlerai plus tard des hortensias.)
Je suivais l’activité d’Apocalypse Ltd à travers les notes qu’on m’envoyait chaque matin, les têtes d’œuf s’étaient mises en tête de construire un nouveau modèle géopolitique nourri des grands déséquilibres macro du monde afin de prédire la rupture des quiproquos précaires.
Résultat : le nouveau modèle géopolitique avait parié les 12 milliards d’euros accumulés dans les coffres d’Apocalypse Ltd contre des valeurs bancaires stables ayant pignon sur rue, il s’agissait notamment de Lehman Brothers, Royal Bank of Scotland, Northern Rock, ainsi que sur la dégringolade de tranches de crédits hypothécaires américains auxquels personne ne comprenait grand-chose.
L’après-midi de la chute de Lehman Brothers, j’étais dans la serre aux hortensias occupé à réparer un brumisateur en panne. Les hortensias ont besoin d’être fréquemment humidifiés, les hortensias prospèrent dans des climats océaniques doux, seulement l’un des brumisateurs était tombé en rade et j’étais occupé à le démonter quand mon téléphone sonna.
Je ne répondis pas mais il sonna une deuxième fois.
Je ne répondis pas mais il sonna une troisième fois.
Une tête d’œuf m’annonçait d’un ton neutre qu’à la suite de l’effondrement de Lehman Brothers, Apocalypse Ltd venait de tripler son capital.
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Les jours suivants furent fatigants. Je dus faire face seul à l’avalanche de blé qui me tomba dessus. À peine laissais-je les têtes d’œufs rallumer leurs modèles géopolitiques nourris des grands déséquilibre macro du monde que nos capitaux faisaient s’effondrer les valeurs qu’on vendait à découvert et on se retrouvait avec un magot encore grossi.
Vente à découvert :
Pour dire les choses simplement, on vendait des actions qu’on ne possédait pas contre la promesse de les racheter plus tard dans l’espoir qu’elles aient baissé dans l’intervalle. Auquel cas on empochait la différence.
Or comme on avait des réserves énormes…
(12 milliards.)
On pouvait en vendre bien plus que tous les autres ne pouvaient en acheter, si bien que le cours de l’action baissait tellement que cela produisait un effet domino. Car tout le monde craignait la faillite d’une grosse boîte entraînant avec elle tous les groupes liés à ladite boîte selon un mécanisme de crise systémique. Et comme ils craignaient, ils vendaient avec nous.
En somme, on avait déclenché un krach.
Je demandai aux têtes d’œufs de débrancher le supercalculateur, vu que ça allait finir par se voir qu’il déclenchait des krachs. Qu’il valait mieux vendre à découvert tout et n’importe quoi manuellement. Seulement sitôt les ordres de vente à découvert passés, les cours s’effondraient et des millions sans cesse plus importants s’accumulaient dans les coffres. Si bien que je devais foutre la pression aux têtes d’œufs pour qu’ils parient encore plus vite les millions sur l’effondrement de n’importe quoi à n’importe quel prix.
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Vint un moment où la banque d’Apocalypse Ltd ne put plus gérer le coffre, il y avait dans ce coffre un flux énorme de millions qui sortaient et surtout qui entraient, des millions en papier et des millions virtuels, leurs câbles et leurs ordinateurs étaient en train de surchauffer quand ils m’appelèrent pour me signifier que ce n’était plus possible et que j’allais devoir gérer le flux moi-même.
Il s’agissait de la banque Degroof Petercam, Taggart McTaggart et moi avions fait le choix de l’évasion fiscale, je dus prendre le premier train pour Genève.
Sitôt arrivé là-bas, le portier de Degroof Petercam me prit par le bras et me tira dans les bureaux. Des banquiers désespérés tentaient de ventiler avec leurs chemises des ordinateurs en surchauffe à cause de tous les zéros que générait le compte d’Apocalypse Ltd.
« On n’en peut plus, disaient-ils. Venez en bas, soldez le compte, on garde ce qu’il y a mais débrouillez-vous avec le flux de nouveaux millions, on ne peut plus gérer ces nouveaux millions, on ne veut plus gérer vos nouveaux millions. »
Ils m’avaient fait descendre dans la salle des coffres où ils avaient préparé tout l’argent qui leur était arrivé depuis la matinée, les millions étaient rangés par liasses de 500 CHF dans des valises en peau de chamois, des valises de 500 litres remplies de liasses de 500 billets de 500 CHF chacun. Je me saisis des valises une par une, j’avais arrêté un taxi devant la banque, puis bientôt deux, puis trois, je finis par arrêter une file de taxis que je remplis de valises de billets de banque que je fis livrer à mon hôtel.
(Pendant ce temps Taggart McTaggart cherchait une nouvelle maison dans le Suffolk pour ses parents.)
J’avais pris la suite royale pour l’espace. J’avais fait vider le jacuzzi de son eau et je l’avais rempli de sacs en peau de chamois à la place, j’avais mis des sacs en peau de chamois plein les armoires, partout sur le sol, jusque dans le lit.
*
Le soir à l’Intercontinental, je croisais les financiers de Genève, gros détenteurs d’actifs et investisseurs sur les marchés d’actions. Eux d’ordinaire sautillants, remplissant largement leurs chemises bien repassées, je voyais leurs yeux rougis, leurs torses décharnés dans des débardeurs tachés de gras et jaunes de sueur. Ils erraient dans les couloirs de l’hôtel comme des zombies, terrassés par l’ampleur des pertes, n’osant même pas quitter Genève de peur d’affronter la débâcle de leur existence…
(Avaient-ils seulement de quoi régler leur chambre d’hôtel ?)
Et quand je les contemplais, j’étais tout aussi hagard car je passais mes nuits et journées à vendre à découvert tout et n’importe quoi et amasser une fortune dont la dimension colossale m’épouvantait.
Au dîner je les prenais à partie, leur saisissais le bras d’un air implorant :
« J’ai tellement d’argent, murmurais-je inquiet, que je me crois arrivé au stade de l’obésité morbide. Cette pompe à finance a décidé d’avoir ma peau par engloutissement, il faut que je m’en soulage. N’auriez-vous pas seulement une chèvre à qui je pourrais faire brouter tous ces billets ? Une falaise discrète d’où jeter mes valises ? »
*
Si bien que ce fut une période où Apocalypse Ltd se fit pas mal de blé. De sorte que l’on racheta toute la vallée de la Chevreuse, l’Yvette et une partie de Versailles pour s’agrandir et étendre nos activités.
(La partie avec le château.)
(On le démolit pour mettre un gros datacenter à la place.)
La première extension fut la serre aux hortensias. J’aimais les hortensias. C’était un goût personnel, je n’ai jamais prétendu que les hortensias soient la panacée.
De son côté, Taggart McTaggart aimait se payer des prostituées ukrainiennes et de la coke, moi c’étaient plutôt des hortensias. Je n’ai jamais cherché à le convaincre et il n’a jamais cherché à me convaincre. On se croisait parfois le weekend dans Gif, lui au bras d’une prostituée ukrainienne, le nez plein de poudre, moi portant mes pots d’hortensias jusqu’aux serres. On se saluait de la tête, on ne disait rien, pas de commentaires déplaisants, ensuite il partait baiser à fond et moi je partais faire du rempotage, en ce qui me concernait c’étaient les hortensias mais je n’avais pas de prétention au prosélytisme.
Les serres étaient climatisées et remplies de brumisateurs. Les hortensias grandissent normalement à Honfleur et Saint-Andrews dans une atmosphère humide peu ensoleillée avec une température constamment comprise entre 5 et 9°, jamais de gel mais jamais de températures supérieures à 9°, sinon les hortensias souffrent…
(Ils souffrent, vous comprenez ?)
Et ils sont moins jolis. Aussi avais-je installé des climatiseurs ultrapuissants, même lorsqu’il faisait 40° en août il fallait pouvoir rafraîchir les serres. J’avais détourné le pipeline de la génératrice du supercalculateur pour le faire passer par celle des climatiseurs, ça pompait ses 10 000 barils par jour mais ça faisait un air bien frais. Il avait aussi fallu détourner l’Yvette pour la faire entrer dans les brumisateurs, les brumisateurs consommaient eux aussi facilement 10 000 litres par jour.
À la sortie les hortensias étaient magnifiques, j’en avais de multiples races, des hortensias hydrangea, des hortensia grandiflora, des hortensia petiolaris, je pouvais passer des heures dans la serre au milieu des fleurs de toutes les couleurs pour m’isoler des chagrins du monde.
*
Après 2008, Taggart McTaggart et moi fîmes un brainstorming.
« Tu penses à ce que je pense, je demandai ? »
Il me regardait d’un air subtil.
« Je crois que oui, il dit. Mais commence le premier. »
« Ben, je dis alors : on a quand même fait un sacré saut qualitatif. On a maintenant 453 têtes d’œufs pour la plupart détentrices de PhD en mécanique quantique et climatologie mathématique d’universités de la Ivy League, si bien qu’on peut voir grand. »
« Passer de la stratégie passive à la stratégie active, il dit. »
« C’est ça, je complétai. Devenir pro-actifs. »
« C’est ça, il compléta encore (on complétait beaucoup nos phrases quand on faisait du brainstorming). Plutôt que de faire des modèles qui prédisent comment les catastrophes vont advenir, faire advenir les catastrophes selon ce que les modèles ont prédit pour ne jamais se tromper et faire encore plus de blé. »
« C’est ça, je complétai. Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert; es kommt drauf an, sie zu verändern. »
« Pardon, il dit. Je ne te suis plus. »
« Laisse, c’est de l’allemand, je conclus. Une citation docte. »
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On s’était quand même rendu compte que s’il y avait un truc qui voulait dire apocalypse dans nos modèles, c’était le charbon qui brûle.
En raison des paramètres sur lesquels nos investissements étaient fondés, la tonne de charbon qui brûle entretenait avec le profit d’Apocalypse Ltd une relation exponentielle du type :
BléAPOCALYPSE LTD(tonne de charbon qui brûle) = 3,34 * exp(tonne * [c + d + e + f])
(Où c figure le changement climatique, d les asthmatiques, e les mineurs de fond, f les pluies acides.)
Maladies respiratoires, réchauffement climatique, accidents du travail, tensions géopolitiques : le charbon qui brûle provoquait des catastrophes en chaîne avec beaucoup d’agressivité d’une manière qui interagissait bien avec nos modèles spéculatifs. Donc on avait décidé d’en faire brûler beaucoup pour doper la performance d’Apocalypse Ltd.
D’autant qu’il existait un moyen de brûler du charbon et d’être payé en même temps pour le faire, qui consistait à acheter des centrales à charbon, par exemple en Pologne ou en Tchéquie, de les bourrer de charbon et de vendre l’électricité qui en résultait au marché.
Tout ça grâce au marché de l’électricité qui achetait toutes les électricités, mêmes les plus pourries, puis les mettait en compétition libre et non faussée les unes avec les autres au prix de marché.
C’est ce qu’on fit, on construisit 130 centrales à charbon en Pologne, en Tchéquie et on les fit tourner à plein régime. Elles tournaient même la nuit quand il n’y avait pas besoin d’électricité, parce que ce qu’on voulait c’était avant tout brûler du charbon pour accélérer les catastrophes.
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Assez vite, il s’était mis à faire 35° en février, la rosée du matin était devenue noire et nos modèles spéculatifs crachaient encore plus de blé.
Seulement assez vite aussi, on avait eu Greenpeace et l’opinion publique sur le dos.
Alors on avait acheté des journaux. Il y avait un grand bâtiment de verre qu’on avait fait dessiner par Renzo Piano à flanc d’Yvette, un très joli pâté de verre et de métal. Dedans on avait mis les journalistes des groupes de presse qu’on avait achetés.
Par l’intermédiaire d’un ami tchèque, on avait acheté Le Monde, Elle, France Soir, Ici Paris et des participations minoritaires dans des chaînes de télé. Et c’était seulement en France, parce que pour les autres pays on avait aussi acheté des bouts de Dziennik Gazeta Prawna, Gazeta Wyborcza, Rzeczpospolita, Deník, l’Espresso, la Repubblica, El Mundo, Il Corriere dello sport et quelques autres.
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Alors on avait lancé une fondation, la Apocalypse Ltd Foundation for Global Change que l’on avait dotée de 0,02% des profits après impôts de notre filiale luxembourgeoise sur l’année 2018, qui avait précisément été une année moyenne niveau profits.
La fondation embauchait des bénévoles qui allaient dans les hôpitaux de Pologne et de Tchéquie servir des chocolats chauds aux enfants asthmatiques qui s’étouffaient dans leur jus à cause de la pollution atmosphérique. Quelle chose terrible c’était que la pollution atmosphérique dans ces coins-là, il faut dire qu’on n’y allait pas de main morte avec le charbon.
Elle fonctionnait sur la base du volontariat et du partenariat public-privé avec les hôpitaux, de sorte que ça ne nous coûtait rien et que la Apocalypse Ltd Foundation for Global Change payait essentiellement le pool de 24 photographes qu’on faisait venir en minibus et qui mitraillaient de photos qu’ensuite on affichait en papier satiné impression couleur dans nos journaux.
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Alors on avait acheté des chercheurs. Les chercheurs ne coûtaient pas très cher. Les laboratoires de recherche étaient tellement sevrés, il suffisait de se baisser pour leur prendre quelques chercheurs et leur faire chercher ce qu’on voulait.
J’aimais voir arriver les bus qu’on affrétait pour amener les chercheurs qu’on venait d’acheter à Gif-sur-Yvette. Ils en sortaient avec leurs pull-overs trop grands, leurs chaussures trouées et leurs visages émaciés. Quand la tête d’œuf leur présentait les installations, ils ouvraient grand des yeux émerveillés et moi j’aimais bien capter ce regard d’enfant plein de gratitude.
On organisait des colloques parfois.
Ainsi de ce colloque avec Pablo Servigne et Naomi Klein qu’on avait ramenés d’une razzia dans les universités publiques quelques mois plus tôt. J’ai souvenir d’une discussion :
« Ce seront d’abord les infrastructures électriques qui lâcheront, disait Pablo Servigne les yeux humides. Suivies comme des dominos par l’effondrement des réseaux de transport et de logistique. Puis la panique : dissolution de l’État, pénuries en tous genre, retour aux communautés locales… »
Naomi Klein complétait par des généralisations théoriques issues de ses travaux sur la guerre en Irak, la faillite argentine, les crises asiatiques.
Ces deux grands esprits me fascinaient, on avait bien fait de les acheter. Leurs travaux stimulaient mon imagination et je ne pouvais pas m’arrêter de prendre des notes.
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Pour en revenir à l’astéroïde, on était bien emmerdés avec Taggart McTaggart. Dans notre métier, le plus grave ce n’était pas que l’apocalypse n’arrive pas, vu qu’il serait toujours temps plus tard, c’était qu’elle arrive mais pas comme on l’avait prédite. Ce n’était pas bon du tout pour le retour sur capitaux employés.
J’avais convié les collègues internationaux à une conférence téléphonique sans délai, parce qu’il ne restait plus beaucoup de temps avant que l’astéroïde nous réduise tous en poudre.
Au fil des années s’était créée comme une confrérie des capitalistes du chaos, il y avait non seulement Taggart McTaggart et moi-même au sein d’Apocalypse Ltd, mais aussi 21 autres organisations qui faisaient le même genre d’activités sur les quatre continents.
Apocalypse Ltd était une société plutôt généraliste, on spéculait sur tous types de fin du monde mais d’autres avaient des core business plus spécialisés, c’était le cas par exemple de Mad Max LLC de Betty Ronald qui se concentrait sur l’épuisement des énergies fossiles ou encore de Gotham Capital de Burt G. Burt qui officiait dans les dérives fascisantes des régimes post-néolibéraux et les conflits mondiaux qui allaient en résulter.
Malgré nos spécialisations divergentes, on était régis par un sens de la solidarité émouvant, on avait le sentiment de faire partie d’un grand tout et chacune de nos opérations particulières s’articulait à celles des autres selon les lois générales de la catastrophe.
« Ecoutez, je dis à Betty Ronald et aux autres. C’est bien simple : on est niqués. Ça fait 25 ans qu’on fait des plans sur la comète. Ou précisément sur tout sauf la comète, qui d’ailleurs est un astéroïde. Moi, j’ai des modèles mathématiques à trois millions d’inconnues qui tournent sur des supercalculateurs dans mon datacenter à Gif-sur-Yvette depuis 25 ans pour enrichir mes actionnaires sur la fin du monde. Et c’est le petit-fils de la voisine de Taggart McTaggart, astronome en herbe, qui nous prévient qu’un astéroïde va nous heurter dans cinq jours… »
« Quatre jours, dit Betty Ronald. »
« Quatre jours, au temps pour moi. J’ai parié trois cent cinquante millions sur le risque climatique. Sept cent quinze sur les pandémies grippales. De quoi j’ai l’air ? »
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À l’issue de la réunion sur l’astéroïde, Taggart McTaggart, Betty Ronald, Burt G. Burt et les autres, on décida de mettre en commun nos ressources pour éviter cette apocalypse qui bouleversait tous les plans. On mutualisa notamment les rayons de la mort.
Les rayons de la mort étaient encore à l’état de prototypes, mais c’était une bonne occasion de les tester. Le rayon de la mort constituait la grande rupture technologique des années 2020 dans le business model des capitalistes du chaos et c’est pourquoi on avait tous investi en masse en R&D pour le développer.
Cas d’étude :
Taggart McTaggart achèterait 12 253 contrats d’assurance sur l’anéantissement total d’une ville, par exemple Juvisy. Il les achèterait pour 12€ pièce avec une couverture jusqu’à 17 500€ par bout de ville anéantie, ensuite je prendrais le rayon de la mort et je le tournerais vers Juvisy.
Il faudrait bien viser, sinon je pourrais facilement dégommer Viry-Châtillon ou Savigny-sur-Orge à la place, d’autant que le rayon de la mort partait vite.
J’appuierais sur le bouton et le rayon de la mort anéantirait Juvisy, après quoi Taggart McTaggart enverrait un fax à Axa et Axa lui virerait 12 253 * 17 500 = 214 427 500€. Dont il faudrait quand même déduire le prix d’achat initial des contrats, soit 12 * 12 253 = 147 036€, bref on arriverait à 214 427 500 – 147 036 = 214 280 464€ de bénéfice net, ce qui permettrait de se faire plaisir ensuite.
*
On s’était mis dans une réunion zoom tous ensemble. C’était Taggart McTaggart qui avait créé la session depuis son ordinateur et les autres avaient rejoint, on avait chacun pointé nos rayons de la mort sur l’astéroïde et Taggart McTaggart avait commencé le décompte :
« 5, 4, 3, 2, 1, 1/2, 1/4, 1/6 »
Je lui dis d’arrêter cette sale blague tout de suite et de passer à 0.
« Top, dit Taggart McTaggart. »
Et tous les rayons de la mort se mirent à défourailler en même temps l’astéroïde. L’astéroïde s’immobilisa un instant et devint très lumineux, on sentit un affrontement entre l’astéroïde et le rayon, une lutte cosmique qui se jouait là-haut entre des forces qui nous dépassaient, puis l’astéroïde fut anéanti et il n’y eut plus rien là où il y avait quelque chose auparavant.
C’était fini.
Le succès de l’opération emportait deux conséquences. Primo, la fin du monde était remise à plus tard. Secundo, le rayon de la mort était au point et ça ouvrait des perspectives alléchantes.
*
Après quoi on avait écrit un texte destiné à faire le point, on l’avait co-signé à 21 et on en avait fait une tribune. On l’avait publié dans tous les journaux qu’on possédait dans tous les pays du monde et je peux dire qu’on en possédait beaucoup. On en avait aussi parlé dans les télés qu’on avait achetées. On avait aussi demandé à Elon Musk de le diffuser dans l’espace à travers les haut-parleurs de ses fusées.
D’autant que cet astéroïde ne venait pas seul. Depuis quelques temps, on voyait des phénomènes parasites nous voler la vedette et notre argent. Pandémies, astéroïdes, il ne manquait plus qu’une invasion extraterrestre pour nous déposséder tout à fait.
Aussi le texte faisait-il une mise au point bienvenue :
« À tous les astéroïdes, disait le communiqué de presse. À tous les astéroïdes et autres fouteurs de merde qui veulent s’immiscer dans nos calculs : rentrez chez vous et occupez-vous de vos affaires. Vous ne nous volerez pas notre apocalypse, compris ? C’est la nôtre, mettez-vous ça dans le rocher. Vous ne nous volerez pas notre fin du monde. »