Essai

Une école buissonnière

Écrivain

Son métier de médecin, puis l’expérience de la maladie, ont ouvert, pour Patrick Autréaux, les profondeurs de la recherche du vrai au moyen de l’art – en l’occurrence la littérature. C’est que, d’après celui qui depuis lors a choisi d’être écrivain, il est question de connaître la « chair du monde », de donner une forme à ce savoir, mais aussi question de soin. « Et s’il s’agissait d’écrire, ce serait pour soigner ce dont personne ne peut nous guérir. » Un texte inédit de l’auteur de Pussyboy (Verdier) publié ces jours-ci.

Dès le début de mes études, j’ai considéré comme un symptôme à pallier le progressif dessèchement intérieur qu’induisait en moi la pensée médicale. Si j’avais été d’abord avide à maîtriser son savoir et sa méthode, je sentais qu’elle avait tendance à systématiser un type de raisonnement qui menaçait d’éteindre la part irréductible de ce mystère qu’on peut avoir envie d’interroger face au corps qui se détraque, face à la folie, face au destin de l’individu malade. J’avais même parfois l’impression qu’en m’en privant elle me désincarnait.

Plus tard, quand j’ai commencé à rédiger des comptes rendus d’hospitalisation, ces morceaux méconnus de littérature, j’ai souvent éprouvé une réticence à employer avec assurance des mots qui semblaient si éloignés de l’expérience dont ils étaient censés rendre compte. Ainsi, quel lien entre cette femme épuisée au regard exalté et le diagnostic de « délire à mécanisme hallucinatoire et intuitif » qui conduit à l’interner ? Lequel entre ce vieil homme triste au front ridé, qui me parle de sa fille morte, et ce mot d’« aboulie » ? Ou entre le mouvement de tête très discret qui donne à ce jeune homme un air d’ange musicien et l’expression « attitude d’écoute » sur le certificat d’hospitalisation d’office ? Autant de termes sémiologiques recouvrant des réalités subjectives qui m’échappaient et me suspendaient au-dessus de cette question assez banale, mais dont la profondeur m’apparaissait avec véhémence au sortir de certaines chambres ou de box aux urgences : quel chemin y a-t-il donc entre ces vocables et ces êtres perdus, entre eux et cette angoisse, cette misère, cette odeur, cette terreur parfois que je lisais dans leur regard, cette impulsivité que je guettais dans leurs gestes ?

J’ai donc l’insistant souvenir de ma gêne de jeune médecin, qui s’efforçait de faire fi de l’intériorité des personnes, du moins de la marginaliser pour raisonner ou de la réduire à des symptômes psychiques – et qui par là même évitait de considérer ses émotions, ses rejets ou aversions, ses élans et attendrissements, parfois son attirance.

Ces petits écrits médicaux étaient structurés par une représentation des maladies et un enchaînement de conduites à tenir et d’effets secondaires. Pour qu’ils aient une raison d’être, il fallait qu’ils soient simples et fiables. C’est ainsi que le récit médical pactise avec l’inquisiteur : il veut des faits et une écriture sans chausse-trappe, sans arrière-boutique. La médecine tend à mettre au pas de sa logique tout ce qu’elle touche. Elle est puissante par sa capacité à dévoiler la causalité des maux, mais elle se lasse vite et délaisse ce dont elle a percé ce qui lui semble le mystère. L’étendue de son regard s’arrête souvent au seuil du plus singulier des existences. Le savoir médical néglige généralement cette autre zone, plus informe et complexe, dont l’art, et plus particulièrement la littérature, tendent à se charger (au sens électrique du terme) : un lieu agissant jamais tout à fait dévoilé. Et si, selon Virginia Woolf, une simple grippe nous offrirait un étonnant récit, j’ai vu peu de médecin y trouver intérêt.

Les exemples de praticiens positivistes, et qui ont réponse à tout, sont légion. D’indomptables messieurs Homais (lui était pharmacien, qu’importe) écrasent les jardins secrets de l’âme ou les rêves, et bien des fleurs sauvages – fussent-elles des fleurs maléfiques, des drogues ambiguës. Il est vrai que depuis longtemps la médecine n’herborise plus, elle laisse cela aux chercheurs en chimie organique, aux laboratoires pharmaceutiques et au marketing naturopathique. En rompant avec cette part sorcière d’elle-même, elle s’est aussi coupée d’une herbe fort gênante, qui foisonne dans les consultations : la subjectivité.

La subjectivité n’est pas le moi de la psychologie, on le sait, ou ne l’est qu’approximativement. Et celle des patients n’est pas seules émotions ou angoisses, dont les manifestations impatientent facilement les médecins, mais cette faille qu’ouvre la maladie, une fêlure qui risque d’engloutir la méthode de papa Hippocrate – qui risque aussi de faire résonner les failles des soignants eux-mêmes. La subjectivité est cette brume à demi consistante qui attend une écoute, qui espère une rencontre, qui a besoin de se déployer dans une relation pour prendre corps – même si c’est pour finir par le perdre.

Le récit médical porte la marque de cette notion sacro-sainte de distance thérapeutique. Pour interpréter le symptôme dans un esprit scientifique, il s’agit d’instaurer une distance afin de n’être pas touché par l’ombre de l’identification et des projections. Il s’agit de prendre le recul qui permet l’analyse et la synthèse les plus rationnelles possible. On ne critiquera évidemment pas une telle démarche, nécessaire à cette « bonne distance » qui optimise la thérapeutique. Bonne, comme Winnicott dit de la mère qu’elle doit être « suffisamment bonne » (« the good enough mother ») (d’autres ont parlé de « distance sensible »). Mais ce qui m’avait depuis le début de ma pratique paru dommageable en tant qu’écrivain, en tant qu’individu, c’était la façon dont ce récit distancié envahissait le champ de la pensée en déconsidérant l’imaginaire que la maladie peut faire proliférer. Donnant ainsi à voir la lune du Mal, mais en en occultant la face intime.

Ce type de narration qui fonde l’écriture médicale est rarement objet de réflexion pendant le parcours d’un apprenti-médecin (de mon époque du moins). Si, pour ma part, j’y étais sensible, c’est parce que j’étais travaillé par un désir littéraire ; parce que je me souciais de nourrir ma subjectivité ; parce que je ne voulais pas ressembler à nombre de mes aînés.

Et, parce que je me sentais habité par un informe qui réclamait depuis mon adolescence que je lui donne une représentation, parce que je palpais en moi cette face cachée que je prenais soin de circonscrire dans mon quotidien professionnel, je fréquentais, parallèlement à l’école qui devait m’apprendre un métier et répondait à ma vocation affirmée, une autre où le savoir sur l’être humain semblait moins précis mais plus puissant – cette autre buissonnière qu’est la littérature.

Dans certains pays ou au cœur de certaines pages s’ouvrent de longues saisons. L’été sera toujours pour moi, non la mer ou les promenades en montagne, mais une chambre où je suis allongé, persiennes mi-closes, ou à l’ombre d’un arbre sur une chaise longue, et baigné par cette lumière verte et jaune des épiphanies – espace qui ressemble fort à une chambre de malade ou de convalescent, où l’on zigzague d’un livre à la contemplation du vol spiralé d’une mouche au-dessus de nous, où l’on suit la tache noire de cette petite araignée qui déambule au plafond. Espace buissonnier de cette passagère folie qu’est la pensée rêvante.

École buissonnière : au début de la Réforme, dans le premier tiers du XVIe siècle, c’est ainsi qu’on avait désigné les classes improvisées qui se tenaient hors de l’emprise des prêtres et de l’enseignement officiel, dans les campagnes, en dehors des églises – dans les buissons. École donc qui, loin d’être celle de l’oisiveté, est d’abord celle de la marge, une école de contestation, celle surtout du retour aux textes. Et pour écouter les êtres humains sans doute faut-il savoir écouter les textes. Et l’inverse.

Mon école buissonnière était ainsi un petit maquis. Modeste, intime. Et qui tendait à m’apprendre une plus délicate et complexe attention. Espace de résistance tout de même, car déjà m’était insupportable ce qui ne tenait pas seulement à l’occupation de mon esprit par le raisonnement médical, mais à ce qu’il en est aujourd’hui de l’institution hospitalière, de sa logique managériale, invasive et mutilante. Pour défendre ce que d’autres pouvaient estimer être une fêlure, je pouvais opposer bien des auteurs et autrices. Pas seulement pour grandir en compassion et comprendre mieux, mais pour tenter d’entrevoir un lieu psychique mal balisé, pour dénicher en moi le possible de ces émotions muselées, pour ne pas m’imaginer préservé du mal, me croire « sain » et oser embrasser mes moments de trouble, pour garder confiance en leur puissance de révélation sur qui j’étais et que personne ne pouvait mieux me montrer.

Si je m’employais à me revitaliser en ne me séparant pas du destin possiblement commun avec certains de mes patients, ce cheminement personnel était laissé au seuil de l’hôpital. Je devais m’accommoder de l’écart grandissant entre des modes de vie psychique qui semblaient s’exclure et que je n’arrivais pas à concilier. Ce qui sans cesse faisait bousculer ce clivage, et déplacer prudemment les frontières, c’est que j’apprenais à écrire et que l’écriture entraînait vers un lieu funambule, vers un endroit où l’on peut voir d’au moins deux manières à la fois : la lèvre du volcan qu’on découvre dans les fourrés. Il s’agissait de retrouver la fluidité qui existe dans l’esprit entre les pensées issues de la logique et celles de la rêverie, ou du moins celles dont la logique n’est pas manifeste, dont la structure ne suit pas un enchaînement causal mais associatif ou oxymorique. C’était vouloir écrire en médecin mais en oubliant que je l’étais.

 

Pour devenir ce creuset de réconciliation psychique, un plus serein go-between que celui que j’avais été entre mes parents divorcés, il me fallut tomber malade (un cancer qui me condamnait initialement), c’est-à-dire douter de la fidélité tacite de mon corps, à moi-même devenu étranger, et soumis à des mains qui me considéraient comme un objet d’investigation, de protocole et de soin. Devenir cet objet est source de violence, réelle ou symbolique, de maltraitances inconscientes ou verbales, de beaucoup d’attentions aussi. Cela confronte en tout cas à une représentation de soi qui risque de vous engloutir en vous transformant en objet à vos propres yeux. La plupart des médecins semblaient indifférents (ou dissimulaient-ils ainsi leur gêne ?) à la manière dont je les regardais et suivais leurs gestes, indifférents à la conscience que j’avais de passer dans leur regard de personne à objet d’analyse – et ce malgré les précautions oratoires et apparente empathie qu’ils déployaient.

Comme je ne cessais pas d’être médecin, glissant de l’une à l’autre, je superposais ces représentations antagonistes de moi : un jardin bien ordonné à la française, ratissé par la raison médicale, et une forêt sauvage, la poésie terrifiante de ce qui m’arrivait. J’étais la frontière même, mon instinct était aux aguets. J’observais cet abîme d’incertitude depuis le promontoire du maigre savoir qu’on m’avait donné sur ce qu’il adviendrait de moi. J’ignorais si j’allais survivre, mais je voulais jusqu’au bout rester spirituellement vivant. J’avais connu le choc d’une annonce de mort ; on m’offrait par des traitements lourds la possibilité de guérir, et j’étais plein d’une vie qui voulait regagner le terrain qui s’était dérobé sous elle. Étudiant, j’avais lutté contre le dessèchement intérieur ; malade, je me débattais pour ne pas m’éteindre avant que la flamme ait été soufflée. Et il faut avoir connu cette force inquiète, cette urgence, en avoir accepté les conséquences, pour ne pas paniquer d’être effectivement déposé sur la lèvre du volcan, pour entrevoir même qu’il peut être offert là de devenir pleinement vivant.

Se savoir atteint d’un mal nommé, c’est passer de l’interprétation anxieuse de symptômes et de projections fantasmatiques à une réalité circonscrite et plus tangible. Dans mon cas, il s’agissait de convertir des douleurs inexplicables, que j’appelais mon Rosemary ‘s baby à moi, en un lymphome digestif non hodgkinien, de type B à chaînes kappa, stade 1E.

Devenir malade, c’est appartenir au « club des allongés », tel que le qualifie Virginia Woolf dans son petit essai, On being ill ; à ce club assez vaste qui comprend ceux que la vie a arrêtés, poussés dans un lit ou une chaise-longue, dans une chambre ou un petit coin tranquille, qu’ils soient souffrants, convalescents, endeuillés, amoureux ou lecteurs qui s’isolent. Une fois le diagnostic établi et la routine des traitements initiée, je me trouvais sur cette marge où l’on se retire pour lire, à cette école buissonnière de nouveau, pour mieux écouter la multitude des voix et des impressions sorties brutalement de l’explosion existentielle qui m’avait sidéré ; mais aussi pour résister spirituellement, comme je l’ai dit, pour demeurer joyeux même, malgré les effets des traitements et l’épuisement, pour me préserver du naufrage intérieur que je redoutais dès que je considérais la solitude du petit homme que j’étais – et qui éprouvait pourtant lui aussi, comme l’évoque Blanchot dans L’Instant de ma mort, une étrange paix à ressentir une intense « compassion pour l’humanité souffrante. »

Faire l’expérience par la maladie de son appartenance à l’espèce humaine, c’est avoir éprouvé peut-être ce que décrivent les premiers astronautes ayant voyagé hors des limites terrestres. L’exclusion de l’humanité peut nous donner la conscience profonde de cette même humanité, de son unité. Et en faisant tendre une épreuve intime à l’exemplarité d’une condition, on est un peu comme un de ces pionniers de l’espace qui ont ressenti avec force leur appartenance à la planète, et la relativité des frontières, des identités imposées ou choisies ; on fait l’expérience quasi religieuse, proche du sentiment océanique, qui abolit un instant les partitions de l’histoire humaine. Fantasme ou sagesse, l’overview effect que j’avais vécu en me croyant condamné a néanmoins bien métamorphosé l’homme que je suis, et accompli en moi l’écrivain.

Sans doute est-ce pourquoi je me suis toujours défendu de la facile désignation qui menace tout écrit d’inspiration autobiographique : mes livres ne sont en rien des témoignages. Il y a souvent quelque chose de rabaissant à parler de témoignage, une manière de diminuer (j’allais écrire déminer) la portée esthétique, voire éthique d’un texte. Peut-être n’est-ce que pour en atténuer la violence subversive – cette violence faite au déni qui nous aveugle la plupart du temps – ou par réticence à dévoiler une forme enfouie, fuyante : la structure d’une certaine manifestation du Mal (cartographiée par la littérature des camps, par exemple) ou l’effet vertigineux de l’intrusion qui nous étrange à nous-même (on pense à L’Intrus de J.-L. Nancy).

Ainsi, le tout premier livre que j’ai pu écrire, Dans la vallée des larmes, ne témoigne pas d’un cancer, mais donne une forme à l’aventure d’une survie et d’un retour dans le monde des bien-portants. Il peint le piège inattendu dans lequel coincent une guérison et cette impression de seconde naissance parfois consécutive aux chocs traumatiques. Car on peut devenir prisonnier d’un overview effect, de la fascination rétrospective qu’exerce une telle ouverture, de son influence devenue à la longue celle d’un récit héroïque. Menacé par le risque de posture, on peut perdre, à cause de cette fascination même, ce qui fait la chair d’une autre quête : cette voix singulière en littérature, suc composé de sensations et réminiscences, qui peut sourdre sous l’impulsion de l’extrême danger mais ne s’enlise pas en discours de converti, en paroles thaumaturgiques, en idéal moral. La maladie n’apprend, semble-t-il, et parfois seulement, rien que ce qui nous était en nous-même inaccessible, et aussi une compassion sans niaiserie pour notre condition humaine. Elle ne laisse que des questions et l’ineffaçable certitude de notre fragilité. Pourtant c’est bien de là que je suis parti, de cet endroit où il m’a été donné de percevoir après l’implosion intérieure, mais sans la distinguer nettement, une forme profonde qui devait bouleverser mon rapport à la littérature et à ma « vocation » de soignant.

Étudiant en médecine, j’avais cru ou voulu croire que les livres me nourriraient et aideraient à densifier mon empathie, à la complexifier – même si je sentais que je n’étais jamais tout à fait plongé dans la chair du monde, et que mon école buissonnière me gardait paradoxalement en marge de ce corps qu’elle tendait à mieux m’offrir. Depuis longtemps, je cherchais ce moment où je m’incarnerais en littérature – sans bien savoir ce que cela pouvait vraiment signifier. Mais avant de tomber malade, de tous ces livres que j’avais lus avec avidité, je ne savais pas bien quoi faire. L’annonce de mort m’a sidéré. Une lente transformation s’en est suivie. Autre chose apparaissait, une forme commençait de se dessiner dans la littérature, une forme que j’inventais comme on imagine depuis la terre la silhouette des constellations.

Découvrir une forme profonde, qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? Ce ne serait pas avoir un dessein, un but ou un projet. Mais sentir que ce qui est diffus, sans sens ni logique patente, serait sous-tendu par une organisation possible. Ce serait chercher et accepter la singularité de notre point de vue, ce serait peut-être accepter d’avoir une place. Œuvre de longue haleine. Mouvante. Inachevable. Car il faut se battre sur tous les plans : intérieur et extérieur. D’abord contre le doute qui lâche rarement dans cette alternance d’incertitude et de conviction, qui est le propre des gens de foi et des combats spirituels ; ensuite contre tous ceux qui nous dissuaderont, amis et proches bien intentionnés, gens raisonnables qui tenteront de nous conseiller mais qui ignorent les impératifs de celui qu’on pourrait nommer, avec Socrate et les Anciens, notre « démon » ou « génie » directeur.

Avoir une place donc, malgré cette nouveauté de conscience qui refonde et dépayse, faisant de nous, nous qui ne sommes que cela, des survivants. Avoir une place qui intègre enfin, à nos élans contradictoires, l’inclination qui mène au soin de l’autre. Or, en rémission durable, alors que je recommençais d’écrire, entrevoyant que soigner et écrire se liaient très subtilement, la conscience de cette forme profonde et la sensation persistante d’être désormais installé sur la lèvre du volcan exigeaient de moi que je trouve ma manière d’écrire, et peut-être un mode de soin complémentaire de celui que j’avais reçu – et que je le transmette. Soigner autrement, écrire autrement.

(J’ouvre ici une courte parenthèse : j’ai plusieurs fois écrit le mot lèvre, et qu’on y entende bien ce qui rend intelligible la parole, mais borde aussi une plaie, comme celle du Christ dont les livres de dévotion médiévaux arboraient des représentations quasi vulvaires – ce qui me semble ici faire un raccourci entre naissance et mort, grande et petite, nous placer au lieu impossible de la jouissance ou de l’extase, telle celle que j’ai tenté de cerner dans mon premier livre.)

 

On ne le sait que trop : ce que les médecins nomment avec leur technicité n’est qu’une part restreinte de la maladie vécue. Malade, j’ai accepté d’être troublé par la porosité entre ces deux faces de la Lune ; convalescent, j’ai cherché à lui faire prendre corps. Pour cela, j’œuvrais, sans renier aucune approche de cette réalité que je vivais, à trouver une écriture que, reprenant l’expression de Chalamov, je pourrais désigner de « nouvelle prose », c’est-à-dire aussi une réappropriation subjective. Et d’accomplir pour moi-même le programme des derniers écrits de Canguilhem : une réappropriation par l’écriture de ce que la raison médicale réduisait à un cancer agressif mais curable, même s’il était de pronostic incertain (merveilleux euphémisme).

Écrire donc et, ainsi que je le note dans Se survivre, trouver une prose « qui touche au vrai, à la compassion retrouvée peut-être, à tout ce qui est terrible dans le désir d’aimer ce qui meurt. Prose cachée dans les cavernes d’un temps qui n’est d’aucun aujourd’hui, et qui s’use à bien plus que le temps : à cette vérité qui rend tout ce qu’elle n’est pas, friable – illisible. »

Écrire pour les temps de malheur.

Le réceptacle d’une telle ambition ne pouvait être à mes yeux qu’un livre qui ne se termine pas, ouvert, fragile et entêté comme une ruine et source vive. Et ce livre, il avait fallu que je m’y risque. J’avais écrit déjà sur ce couple maladie-convalescence, écrit ce qui avait été chamboulé par l’annonce de ma mort, ce qui rompait avec tout ce qu’on croit savoir de soi. On me répétait : Fais autre chose maintenant, tourne la page. Il restait pourtant à écrire le moins apparent, ce qui avait été pour moi jusqu’alors un socle que je croyais muet et qui n’était que l’inexprimé de pensées dans ma vie convalescente. Écrire notamment la chimio mais du dedans, comme une expérience intérieure, et ainsi retrouver l’élasticité envoûtante du temps malade, ses déformations oniriques, staccato et martèlements affolés, son insoupçonnable organicité et ses effets transformateurs, au creux de cette parenthèse qu’ouvre en nous la conscience obsédante d’une maladie en cours de traitement.

Le résultat, Se survivre, a beau ne pas être un livre épais, j’ai mis dix ans à l’écrire. Je souhaitais composer un texte – livre-souche en quelque sorte, même s’il ne fut pas publié en premier – qui accueillerait ces bribes de mystère, d’angoisse, de cauchemars entre des socles plus sûrs d’observations – les herbes folles entre les dalles de granit. J’y mêlais le regard du médecin que je posais sur moi-même et celui du malade assailli par des convictions affolantes et des nuits fiévreuses. Les maladies, les traumatismes plus généralement, disloquent la sensation d’unité et confrontent à un réel inquiétant. Une masse aux mille yeux qui palpite, dont on ne sait si elle vous sautera à la figure pour vous dévorer ou si elle vous offrira des trésors mêlés de squelettes. Cette réalité-là (une île au trésor) est constamment présente dans l’esprit des patients et rarement formulée. Elle peut en devenir gênante par ses manifestations involontaires. Qui est malade voit de la vie cette moitié invisible aux gens en bonne santé – fussent-ils d’empathiques soignants – et la dissymétrie flagrante que cette vision impose dès lors aux relations cause bien des incompréhensions : « Ben, docteur, j’voudrais vous y voir ! résumait à notre médecin une vieille dame et camarade de chimio. »

 

À ce qui a fini par constituer une écriture du moi malade, je pourrais superposer le compte rendu tel qu’il fut rédigé par l’interne du service d’hématologie où j’étais suivi. Le contraste saute évidemment aux yeux. Et il n’est pas impossible que j’aie écrit mes livres pour répondre à la sécheresse de cette brève page, pour sauver de l’oubli une aventure dont presque personne n’avait été témoin et qui semblait pourtant une source offrant la vie même, ambivalente, dangereuse, belle, incertaine ; pour crier que ce qui venait de m’arriver était bien plus complexe que ce à quoi la médecine le résumait, que le mal et ses conséquences me dépassaient et exigeaient de moi quelque chose de nouveau : un changement profond. Je n’avais pas été souffrant, j’avais fait une expérience métaphysique. J’avais découvert un savoir dont l’intensité m’avait ébloui et terrifié – même si j’étais incapable de dire de quelle substance il était fait. C’était un savoir charnel qui semblait plonger ses fibres jusqu’en l’idée de destin, et donc dans un mystère plus ancien que moi, le mystère même qui enveloppe l’être humain face à sa propre existence.

Je pressentais dès lors qu’être écrivain, ce serait bien plus qu’écrire, mais sauver ce qui vous appartient de plus intime et dont on découvre qu’il n’est pas à soi.

Le paradoxe, c’était que la santé recouvrée menaçait d’endiguer cette source bouillonnante : et c’est cela que je refusais avant même d’être guéri. « Cette santé bâtit une prison », écrit Éluard.

Le paradoxe, c’était que la médecine ne paraissait pas pouvoir soigner ce quelque chose qui ne la concernait peut-être pas.

Le paradoxe, c’était que je venais de découvrir ce qui demeurait dans cette marge, dans les buissons de résistance, et sur la lèvre de ce volcan sur lequel je me tenais : et c’était une autre vocation, comme celle de ces moines juifs, les Thérapeutes, que décrit Philon d’Alexandrie, dont la spiritualité était toute empreinte du soin – mais en un sens qui englobait la médecine et l’étendait à la nature, aux mers et au ciel, aux astres et au vide, au corps et aux voix innombrables, au monde visible et invisible, à tout ce qui se cache dans le ventre du temps.

Le paradoxe, c’était que cette expérience me rappelait bien à une vocation de soin, que la médecine ne pouvait seule accomplir. Et s’il s’agissait d’écrire, ce serait pour soigner ce dont personne ne peut nous guérir.


Patrick Autréaux

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