Nouvelle

Les derniers jours d’une mulâtresse

Écrivain

Après l’entretien publié ce samedi dans nos colonnes, nous continuons de cheminer avec Chamoiseau, qui compte parmi les écrivains majeurs d’aujourd’hui. Cette nouvelle – ou conte, est-on tentés de dire, peut-être influencés par ce qu’on a lu hier –, raconte justement une histoire d’écriture. Une écriture certes intime ici, et qui ne sera d’ailleurs pas lue après la mort de son auteure. Qui sait au fond ce que vécut et pensa Man Kalisia durant les 1 344 jours, et autant de pages écrites, de sa vieillesse ultime.

C’est regret, mais je vous annonce la mort de Man Kalinsia, née Octavius Citronnelle, fille de d’Artagnan et fille d’Elmire. Elle mourut un jour de cendres et de pluie. Avec la pluie, sa vie courut au long des toits, bouillonna aux gouttières, s’exalta claire et froide depuis les caniveaux jusqu’aux vagues de La Galère où les requins apaisent leurs faims avec le sang de l’abattoir. Quant à la cendre, elle nous fatigua durant quelques semaines. Surgie d’un ciel ensoleillé en une sorte d’huile fine que rien ne pouvait sécher, elle s’accumula en franges verdâtres aux jointures des cloisons, assombrit la peinture des façades d’une tristesse retransmise au regard des enfants. Des crabes rouges avaient fui les canaux de la grand-rue du Mouillage, et on les vit envahir le jardin botanique, rassemblés à l’abord du jet d’eau, ou raser les murs de la Chambre de commerce comme fascinés du décompte cliquetant de la hautaine horloge. Quelques rats signalaient une angoisse en agitant les gouttières d’escalades éperdues. On se sentait cendré jusqu’au mitan du ventre, avec presque une menace de braise dans les battements du cœur. C’est sans exagérer, mais il suintait du tout-partout une telle mélancolie, que nous finîmes au quarantième jour par nous penser échoués au marais d’un sanglot. Si bien que nous avions parfois, dessous cette cendre obstinée, cette averse soufrée, cette brume muée brutale en une fin fine d’eau froide, des immobilités de crapaud dont la nécessité tout de même nous demeurait confuse. C’est au quarante et unième jour après sa mort et le début de la cendre, que l’on découvrit Man Kalinsia, non pas en cadavre, mais en vieille femme immémorialement immobile, ainsi que la mer en l’absence d’alizés, étale, moirée, grave de patience. Nous la vîmes, pour la première fois, sans le mouchoir de madras qui lui coiffait la tête, allongée sur son lit parmi les draps bleus, ses oreillers brodés d’une espèce d’initiales, sèche dans sa gaule chiffonnée par les rêves. Au-dessus de son visage inhabité se découvrait indécente la cotonnade de ses cheveux ébouriffés d’une liberté tragique. Dans l’appartement, l’air pétrifié avait ranci sur une odeur de petite lampe à huile, de camphre et de mixtures médicinales largement périmées. Une poussière de temps perdu couvrait le mahogany des meubles, les cloisons, les nappes, l’armoire parfumée aux racines de vétiver, les photos, la machine à coudre et les casseroles, et même ces cahiers d’écolier où, depuis une-deux temps, Man Kalinsia écrivait à quelqu’un perdu au fond d’elle-même. Le médecin nous apprit qu’elle était morte au naturel. Après un battement, son cœur s’était mis à penser, et, au bout d’une idée, son cerveau avait trouvé manière de battre : plus sûr moyen, avait sentencié le docteur, de dégoûter la vie. Avant de délivrer le permis d’inhumer, il l’examina au bout d’un ongle, le nez dans un mouchoir alcoolisé qui lui enivrait le regard sans rien alléger de ses nombreux soupirs. Il nous disait de la retourner, et nous la retournions. Il nous disait de lui lever le bras, de lui desceller la paupière, de lui dévoiler la poitrine, et nous exécutions comme sous hypnose, malades que la chair de notre malheureuse ne soit plus qu’un cuir sec sans mémoire du vivant. Elle était d’originaire du Saint-Esprit, mais de fait, à terre de notre ville de Saint-Pierre, nous l’avions toujours connue institutrice à cheveux blancs, porteuse d’une netteté impersonnelle, fleurant l’amidon et le savon vieilli. Nous la voyions digne, sévère à force de science incompréhensible, nous regardant avec la commisération que l’on aurait pour les damnés aperçus en géhenne. Son mari communiste venait parfois à sa rencontre aux abords des cinq heures (sorte de mulâtre blanchi, bien en rides et raideur dessous un haut-de-forme et derrière un jabot, jamais suant malgré les pesées du soleil – on dit d’ailleurs qu’à sa mort il rattrapa tellement ses années de non-transpiration, qu’il fut dans son cercueil comme une salaison dans les eaux du voyage), ou sinon Man Kalinsia s’en allait seule mais non d’un pas solitaire, elle marchait pour ainsi dire vers l’ailleurs de sa vie, sans école, sans calcul, sans article et sans conjugaison, sans nous-mêmes négrillons à tête dure dont la seule intelligence était créole, c’est-à-dire inutile, nulle et non avenue disait-elle. C’est à la mort de son mari que sa mort commença. Le zouave quitta son lit une nuit où la montagne s’était mise en frissons, et on le retrouva sur le pont d’un vapeur de la poste, recroquevillé dans une grande valise avec trois exemplaires de la Dépêche coloniale illustrée, le cheveu poisseux d’une belle huile de coco. Man Kalinsia voulut respecter sa volonté : elle lui fit clouer un cercueil pour éléphant, capable d’engloutir la valise mortuaire à laquelle personne n’avait touché, sauf peut-être l’abbé au bout d’une eau bénite. Le tout fut mené en caveau en grand déploiement de mulâtres francs-maçons aux manières influentes. Puis Man Kalinsia rentra chez elle, je veux dire dans la vieillesse car ce fut en même temps l’époque de sa mise en retraite, puis de cette solitude que saisonne pour un être l’âcre bourgeon d’une douleur interne. Depuis la place Bertin, nous ne la vîmes plus qu’en ombre à l’arrière des persiennes, n’émergeant au soleil que sous un châle tissé dans une dentelle mortuaire, à l’abri d’un parasol de deuil. Elle se rendait au Trésor pour des affaires de pension, ou bien à tel ou tel guichet afin d’apposer nom et signature sur ces formulaires avec lesquels le gouverneur mettait sous géométrie les moindres côtés de notre vie. Souvent, on la vit sur le port (comme nous tous à l’arrivée du brick Hollandais ou du paquebot Lafayette qui nous figurait l’Europe, mais sa fine main de mulâtresse n’agitait pas de mouchoir), fantomale seulement, et immobile. Il y eut un temps où elle sembla vivre en dehors du temps, ne pas vieillir, ne pas vieillir, comme prise en photo, tandis que ses négrillons d’anciens élèves devenaient des hommes à poil, rouleurs de tonneaux à l’embarcadère ou le plus souvent inutiles, stationnés autour de la fontaine Agnès, dans la rue des Bons-Enfants ou sur les marches du théâtre mis en relâche à chaque tremblement de la montagne. Ils conservaient pour elle respect et déférence, des fois même ils évitaient son chemin, feignaient de ne pas la reconnaître, de crainte qu’elle ne les gronde au souvenir d’une addition inachevée. Il y eut un autre temps où on la vit en messes, elle, si savante, véritable ombre athée de son mari communiste, si éclatante de morgue contre le ciel et l’Eglise lors des grands débats en berceuse au salon, on la vit agenouillée marmonnante, le regard plongé dans des flammes de bougies. Elle n’apparut jamais en confession, et jamais l’abbé ne compta sa langue dessous l’hostie, mais on la vit souvent à l’église du Fort, affairée d’adoration au pied des hautes statues. Mais cela ne prit pas au temps beaucoup de temps. Vint alors le désolant : cette maturité de la vieillesse qu’est l’agonie. Man Kalinsia mourut durant treize cent quarante-quatre jours si l’on en croit la pagination de ses cahiers où sa belle écriture avait encré sa vie. Rien à dire du texte de ces petits cahiers d’école, bleus de couverture, que personne ne lut, excepté ce Brigadier lors de la découverte du corps, qui en ânonna deux-trois lignes, tourna quatre pages, changea de cahier puis ânonna encore avec l’air indéchiffrable des imbéciles devant un mystère. Et c’est lui qui en dénombra les pages écrites, 1 344, et qui le nota même sur son calepin des constatations, comme invoquant par le délié soigneux de sa plume l’émergence d’une signification de ce chiffre inutile. C’est pourquoi nous gardâmes 1 344 dans la tête tandis que les cahiers rejoignaient les objets de Man Kalinsia, et s’y perdaient dans la même poussière, la même inanité. Elle s’était mise à écrire au moment où la vie en elle-même ramassait ses affaires, car l’écrire crée toujours l’illusion de retenir les choses. L’encre, les mots, les phrases, entrèrent avec elle en conversation, vaine parole à soi-même pour se trouver soi-même, à tel point que des photos adjuvantes furent étalées au hasard de chaque pièce, pour dire une existence brisée mosaïque en éléments autonomes. Photos de rien qui disaient des époques, mieux des sensations, et qu’elle avait contemplées comme l’on prend refuge à l’innocence du regard des enfants. Il faut croire que les sensations s’épuisèrent à mesure que le vernis des photos perdait de sa magie, et que le carton, les silhouettes figées en d’étrangères jeunesses lui dévoilèrent la vanité de ces photographes qui, eux aussi, se croyaient chasseurs triomphants des envols de la vie. Elle se replia donc sur des ruines de mémoire, ô souvenirs, ô souvenirs, et perdit le sommeil dans un feuillage sans arbre, tout fugace : un moment, un visage, les doigts de l’organiste de la cathédrale, un bœuf esclave du tournis de quelque moulin à sucre, le trouble d’un parfum, un goût de mélasse et de mandarine, le frisson d’une amour interdite à Fonds-Coré, la tristesse de cette jeune fille Békée escortée de matrones et dont le seul chemin n’amenait qu’à l’église, un rire, les longs bégaiements de l’espoir en ses obstinations. Était-il possible que le témoignage de sa vie ne subsistât qu’entre les battements hésitants de son cœur, l’odeur cannelle de ses aisselles ? Elle le crut, en toute misère, et se mit à l’écoute de sa poitrine, le nez dessous le bras, pétrifiée dans la berceuse ou dans un coin du lit, cherchant ce qu’elle était devenue, ce qu’elle avait été, arrosant de ses larmes une vacuité aride soudainement endémique dans ce qu’elle croyait être elle. C’est peut-être cela qu’elle voulut écrire, ou décrire, car l’écriture naît souvent d’une gageure. Et lire ces cahiers serait inutile, non pour cause de mépris, mais parce que l’écrire est toujours un échec. Si bien que personne ne se disputa l’héritage scriptural, une de ses filles revint d’un exil amoureux pour emballer son argenterie verdâtre, son garçon rafla le reste en vue d’agrémenter les locaux d’une Amicale morose. Ainsi, Man Kalinsia mourut au treize cent quarante-quatrième jour, basculée dans un vertige très lent répercuté par la montagne. Quelques-unes de ses chairs se décollèrent des os. À l’heure où la rivière Roxelane devint une coulée chaude, elle eut les orteils qui s’écartèrent comme à l’extraction jouissive d’une chaussure, ses yeux (tels des merles à l’approche du cratère) papillonnèrent sur des fumerolles aux couleurs anciennes, des nuées de rouges ardents. Elle se sut en mort naturelle lorsque fuyant les perditions de cet esprit végétatif, ses ongles s’allongèrent très vite. Tout ceci pour vous dire, parents, amis, alliés, gens de bonne foi et autres qualités, d’être nombreux, et de bonne heure, aux processions de l’enterrement, le 8 mai 1902, car Man Kalinsia éprouva longuement ce que la plupart d’entre nous connaîtront tôt ou tard, cette détresse de savoir qu’en accident ou naturelle, solitaire ou collective, dans le noir du sommeil ou la clarté des vigilances séniles, oh la mort est injuste.

 

Cette nouvelle a paru dans « La Nouvelle Revue française » (n° 421) en février 1988.


Patrick Chamoiseau

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