Nouvelle

Mexique

Écrivaine

Une femme cherche son petit garçon qu’elle a perdu, quand le cours des choses se transforme en un film de Miyazaki. Le Mexique étant un pays où se trouvent les enfants perdus, c’est là qu’un homme rencontré en chemin la mène. Mais qu’est-ce que le Mexique, au fond ? Quand la fin est le commencement, ou vice versa, même dans un road movie le cauchemar de la vie prend toutes sortes de formes. L’écrivaine grecque Ersi Sotiropoulos a confié à AOC un extrait de cette novella inédite en France (traduction par Sylvie Hérold et Michel Demopoulos). Où l’on retrouve son imaginaire fiévreux, cruel, érotique, et cinématographique.

I

Mon fils avait disparu. Je le cherchais à la lisière d’un parc, au crépuscule, dans une pénombre chargée d’humidité. Je longeais le trottoir d’un pas précipité, l’esprit chaviré, le cœur battant. À tout instant je trébuchais. Impossible de me rappeler quand je l’avais vu pour la dernière fois, à quelle heure, à quel endroit. Je sentais que mon angoisse allait tourner à l’hystérie, tel un animal pelotonné qui ronge ses griffes, sur le seuil d’une demeure étrangère ou à un arrêt d’autobus. Telle une affreuse femelle, prête à dévorer sa propre chair, à s’engloutir tout entière, par pure haine.

Entre-temps la nuit était tombée. Je me mis à trembler. Je savais qu’en réagissant ainsi, de manière convulsive, je perdais ma dernière chance de le trouver, mais, plus j’y réfléchissais, plus je tremblais. Je n’y voyais presque plus. La nuit sombre était partout présente, maladroite comme toujours, mais voilà que, de loin en loin, un réverbère languissant émergeait d’un feuillage touffu, puis un autre presque éteint, qui pourtant éclairait à sa façon, brassant l’obscurité sans la dissiper, et dix pas plus loin, encore un réverbère pitoyable projetant une ombre poisseuse par paquets, et puis un autre, et un autre, et encore un autre, à intervalles irréguliers, si bien que la nuit n’était plus qu’un ramassis d’obscurités, une bouillie douteuse de nuages carbonisés et de méchants barbouillages, bref rien à voir avec les ténèbres éternelles et absolues.

Tout à coup, je me souvins des vêtements que mon fils portait sur lui la dernière fois que je l’avais vu. Un imperméable rouge et un short bleu. Et maintenant, sans aucun doute, il court, haletant au milieu du parc, et à tout instant il glisse, et il tombe dans la boue, les lèvres serrées, couleur de plomb comme l’anus d’un petit cochon, et son cœur bat à un rythme irrégulier, et ses jambes grêles sont glacées. À moins qu’il ne se soit allongé sur une plate-bande défoncée, là où le parc s’arrête et où la nuit commence ses plaisanteries stupides, ses micmacs et ses intrigues ténébreuses, tandis que les ordures abandonnées et les réverbères municipaux ne font qu’embrouiller encore un peu plus la situation  ; à présent, il doit être assis là-bas, recroquevillé – même plus un enfant, mais une petite pieuvre de huit ans qui ne fait que trembler, sans larmes – et Ô mère, pourquoi m’as-tu fait ça ? et Ô mère pourquoi m’as-tu abandonné ? et Ô mère, mère…

 

J’ignorais l’heure qu’il était. J’ignorais depuis quand j’errais sur ce trottoir désert, les cheveux en désordre – ou plutôt avec la certitude d’avoir les cheveux en désordre, de plus en plus sales et de plus en plus gras – les talons martelant les dalles mouillées. Là où le dallage prenait fin, deux ou trois plates-bandes laissées à l’abandon, couvertes de fange et de bulbes de plantes. Juste après s’ouvrait sa majesté le parc, immense étendue de gazon marécageux. Arbres clairsemés, sans feuilles. Cavités difformes, nodosités biscornues. Ils nous font voir leur âge, pensai-je en pleine détresse, c’est la seule manière de calculer l’âge d’un arbre. Je ne savais pas quoi penser d’autre. J’avais perdu mon fils – il avait presque huit ans. Je m’effondrai sur une grille d’égout, une sensation de chaleur moite me saisit les narines – montant des entrailles de la terre, de ce ventre aqueux plein de rats et de déchets humains –, mon torse plia sous le poids de mes seins, je m’affaissai, et en gémissant je me dis que l’heure était venue, le temps du cri et de l’épouvante.

Je ne sais même pas combien de temps je restai là, enfoncée dans la vase, bras et jambes paralysés. À un certain moment, j’aperçus une voiture garée sur le bord de la route. Le faible éclairage ne permettait d’en distinguer que les petites lumières et les réclames lumineuses. Jaune, flambant neuve, les chromes rutilants, elle faisait penser à ces camionnettes où l’on vend des sandwiches aux abords des monuments et des sites touristiques. Dans l’idée qu’une voiture me faciliterait la recherche de mon fils, je me glissai hors de mon refuge répugnant et fis quelques pas vers le véhicule. Au-dessus du pare-brise, à l’endroit où les autobus affichent leur trajet, on pouvait lire, calligraphiée en lettres noires, l’inscription « Funérailles* ». Je ne sais pas ce que le français venait faire là. Je n’avais d’ailleurs aucune envie d’y réfléchir. Je me calai sur le siège du conducteur et mis le contact. Ô mère, un peu de bonheur pour nous aussi, de temps en temps, mère.

Je suivais la route qui longeait le parc. Je roulais en seconde et, de temps à autre, le moteur toussait. Peut-être ne l’avais-je pas fait chauffer suffisamment. Je ne pouvais voir que ce qu’éclairaient les phares, l’asphalte en lambeaux, les crevasses au milieu de la chaussée, les accotements défoncés et pas le moindre panneau de signalisation. Comme si on venait de faire sauter la route. Je me consolais à l’idée que j’avais tout de même un peu de chance. Avec cette voiture, la route bombardée était pour moi un jeu d’enfant, chercher mon fils devenait plus facile. Je m’étonnai de ne voir aucun édifice nulle part. En face du parc, sur ma gauche, l’obscurité s’agglomérait en caillots épais ou, plus exactement, des couches d’obscurité s’amoncelaient, dissimulant peut-être des habitations humaines, des femmes qui veillaient, des enfants endormis. Il régnait un silence absolu. On n’entendait pas le moindre crissement de caillou sur la chaussée ni le moindre cri d’oiseau. Je tournai le bouton de la radio pour mettre un peu de musique, mais je l’éteignis aussitôt, de peur que mon attention ne se relâche.

 

Je continuais à conduire ainsi pendant de longues heures, la nuit n’était plus ce jeu sournois d’ombre et de pénombre mais une lourde voûte ténébreuse sous laquelle la voiture glissait silencieusement. J’avais soif, j’aurais tout donné pour un café. Mais, à l’heure qu’il est, l’imperméable rouge s’est sans doute étalé sur l’herbe, exténué, ou bien il s’efforce d’avancer en rampant dans la boue, ses petites jambes et ses cuisses meurtries. À moins qu’il ne soit plus rouge du tout mais brun et vert comme la boue, petit caméléon qui se confond déjà avec la pourriture du parc, qui se presse contre des bulbes de plantes pour s’enterrer avec eux, museau en avant, qui se blottit contre des racines et des tubercules souillés, pour se glisser en elle, revenir enfin dans son ventre, parce que ce petit corps n’a pas sommeil, il n’éprouve ni faim ni soif (quant à moi, j’implorais le ciel de me procurer un café) mais seulement un grand désarroi et Ô mère, pourquoi m’as-tu fait ça ? et Ô mère, mère.

La voiture avançait, silencieuse, vers le lieu où respirait l’obscurité. Je me demandais quelle heure il pouvait être. Ma montre ne marchait plus. Les aiguilles acérées qui couraient, affolées, sur la surface phosphorescente sans toutefois parvenir à indiquer une heure précise m’évoquèrent l’espace d’un instant ma propre errance. Ici et là, la même dépense, le même gaspillage, réduisant en miettes le résultat convoité, comme s’il était exclu d’emblée que cette course folle autour du cadran doré, cette recherche désespérée sur les bords d’un parc silencieux et indéchiffrable, aboutissent à quelque chose de tangible comme l’indication de l’heure exacte ou la possibilité de serrer de nouveau mon fils dans mes bras. Donc, me voilà, je suis une femme de trente-cinq ans, aux cheveux rouge vif. J’essaie d’allumer la radio, je tourne le bouton dans tous les sens, mais il n’en sort que des parasites. Alors je la laisse allumée. Le murmure des ondes courtes me tient compagnie. Mes jambes maigres appuient alternativement sur l’embrayage et l’accélérateur, ma main droite, moite de sueur, serre le levier des vitesses. J’ai l’échine lourde et bien bâtie et, pour ce qui est des rondeurs, mon défunt mari disait qu’il y avait bien de quoi remplir sa main. Mais au fait est-il vraiment mort ? Qui pourrait en être sûr ? Derrière le pare-brise, mon regard voilé se promène sur un paysage toujours identique : l’extrémité étriqué, pitoyable, d’un parc, une route éventrée, peut-être une avenue importante autrefois et l’obscurité, toujours l’obscurité, des couches d’obscurité qui tour à tour s’ajoutent et se retranchent. Me voilà donc, à mon âge, conduisant depuis des heures un engin de carnaval dans ce repaire du diable et, en guise de destination – ironie du sort ! – l’inscription « Funérailles », en français, qui plus est ! Malgré mon désespoir, je ne pouvais que constater le ridicule de la situation et en sourire amèrement. Mais voilà que le parc semblait vouloir prendre fin: sa maigre queue s’effilochait peu à peu le long de la route, à côté du dallage usé. Puis, deux plates bandes, un banc boiteux, flanqué de l’indispensable réverbère à la mine renfrognée, et enfin, miracle ! le parc tout entier se rétractait et s’affaissait sur lui-même, sur toute cette masse terrifiante que j’observais à la dérobée dans le rétroviseur extérieur tandis que, devant moi, je la voyais mollir et se tasser jusqu’à disparaître entièrement.

Je ralentis et freinai. L’aube pointait. Une semi-clarté duveteuse enveloppait la voiture comme une crèche de Noël. Je serrai le frein à main et posai les coudes sur le volant en jetant un regard au dehors. À un mètre de la voiture l’obscurité était encore dense. Je ne distinguais rien. Les yeux écarquillés, je laissai mon esprit vagabonder, croyant voir des immeubles silencieux prendre forme peu à peu, une salle de bains de la taille d’une boîte d’allumettes s’éclairer soudain en faisant jaillir sa lueur sur la façade grisâtre, un homme se raser en chantant, un enfant apparaître, les yeux bouffis de larmes. Mais il n’ y avait pas âme qui vive. J’étais fatiguée. Mes articulations me vrillaient l’âme. Je m’étais laissée gagner par l’engourdissement, quand, subitement, du coin de l’œil j’aperçus une petite masse rouge qui s’agitait sur le sol. Je bondis aussitôt. Ce n’était pas possible, ce n’était pas possible… Mes lèvres balbutiaient des prières muettes tandis que je franchissais les quelques pas qui me séparaient de ce petit tas de chiffons qui remuait.

Car c’étaient bien des chiffons. Les genoux défaillants, je soulevai et serrai dans mes bras quelque chose qui avait pu être autrefois une chemise d’homme, un ballot d’étoffes déchirées, ensanglanté et gonflé de boue, qu’entraînaient des eaux troubles.

 

Je remontai dans la voiture et démarrai. Je me souvins de mon fils à l’époque où il faisait ses premiers pas et, un instant, je crus le voir s’avancer vers moi en titubant. Les petits bras potelés tendus en l’air, les jambes vacillantes, en équilibre instable comme celles d’un saltimbanque. Et tous ces éclats de rire quand il trébuchait et tombait dans la boue ; il saignait souvent et riait toujours si fort que notre unique poule surgissait de la grange obscure et clignait des yeux, inquiète. On vivait à la campagne. La poule s’appelait Bovary. Mon mari travaillait dans une scierie de la ville voisine et ne rentrait chez nous qu’en fin de semaine. Mais l’enfant n’était pas le sien. Il me donnait de l’argent pour le nourrir. Pour le Mardi gras, ils allaient ensemble lancer le cerf-volant. Mais ce n’était pas son enfant. Je suis seule à savoir de qui est cet enfant. En ce moment, l’imperméable rouge doit errer dans le brouillard, aveuglé par la peur, les jambes grêles raidies, le ventre gonflé par la faim et, dans les cavités du petit cerveau, il ne doit plus y avoir de place pour les souvenirs, mais seulement pour l’angoisse, et Ô mère, mère, pourquoi m’as-tu abandonné ? et Ô mère, mère…

J’essayai, non sans peine, de me concentrer sur la conduite. La crèche lumineuse enveloppait toujours la voiture, mais le jour tardait à se lever. L’offensive de l’ombre me rappela l’hymne national d’un pays, les paroles… comme il tardait, ce jour tant désiré, partout régnait un morne silence, les cœurs étaient glacés de crainte… et je ressentis le besoin de prier. Ce n’était vraiment pas le moment. Cramponnée au volant, j’eus durant un instant la sensation de glisser et de sombrer. Sombrer, mais où ? Où pouvait bien être ce pays maintenant ? Les cœurs étaient glacés de crainte et opprimés par l’esclavage, les cœurs étaient glacés de crainte. Mais un pays peut-il disparaître de cette manière ! Et opprimés par l’esclavage… Des ombres humaines glissaient entre les joncs, un bouc aux cornes d’or se frayait un chemin dans une forêt qui n’était pas une forêt mais une mer perdue qui montait, étincelante, inondait les rochers et les oliviers, déferlait sur la plaine ; là-bas, des hommes barbus se mirent à courir, leurs hardes à la main: ils hurlaient, pleuraient de joie. Quelqu’un tira le premier coup de feu, je sursautai, terrifiée. Je m’étais endormie au volant. Je m’efforçai de penser à quelque chose de précis. Je m’efforçai de garder les yeux ouverts. Peine perdue. Ma fatigue me trahissait, mes jambes étaient engourdies, ma main glissait et tombait du levier de vitesse. De nouveau, je vis mon fils me scruter de ses grands yeux interrogateurs. Je l’avais secoué pour le faire lever du divan, le réveillant au milieu de la nuit. À la lueur de la chandelle, sa petite chemise de nuit blanche retroussée sur sa poitrine était comme fendillée. Ses pupilles ensommeillées avaient erré un moment dans la pièce avant de se fixer sur moi. Il avait dû voir deux chaises, une natte, quelques cruches, rien d’autre. « Qu’est-ce qui t’arrive ? » avait-il murmuré, la bouche contractée et trouée d’ombres, car, à l’époque, il perdait ses dents de lait. « Qu’est-ce qui se passe ? » C’était un samedi, il y avait deux semaines que mon mari ne s’était pas montré. Dès l’aube, je rassemblai nos maigres affaires et laissai Bovary en liberté, près d’un petit ruisseau, derrière la maison. Elle s’évertuait à mettre en déroute un cortège de fourmis et ne se rendit même pas compte que nous partions. Depuis lors, nous voyagions tous les deux.

 

Alors que l’obscurité ne cessait de tomber, la visibilité s’était légèrement améliorée. On aurait dit que la voiture progressait à l’intérieur d’une grotte faiblement éclairée. La fatigue, qui, un peu plus tôt, avait failli me paralyser, s’était maintenant stabilisée et je me sentais mieux, capable de continuer ainsi sans dormir, pendant des heures. À travers le pare-brise maculé de boue, je commençais à distinguer la perspective qui s’ouvrait vaguement devant moi, sur un fond brumeux ramassé à une distance inconnue. À droite et à gauche se dressaient les tentures de l’ombre, rigides et fermement assujetties. L’éclat détrempé de l’humidité sur une surface irrégulière et morcelée comme celle de la roche surgissait de temps à autre sur l’écran de la nuit.

Ainsi donc, j’étais dans un tunnel. Sur le tableau de bord, l’aiguille du compteur montait régulièrement, et pourtant mon pied n’appuyait pas sur l’accélérateur. La voiture ne m’obéissait plus. Le volant était bloqué, et rapidement je compris que, même en y mettant toute mon énergie, je ne pouvais échapper au parcours qui m’était tracé. Mais de quel parcours pouvait-il bien s’agir ? Lâchant le volant, je rejetai la tête en arrière. La housse de plastique sale du siège me collait à la nuque. Trente-cinq ans d’imbécillité, voilà ce qu’était ce parcours. Trente-cinq ans d’idiotie. Et d’angoisse aussi, d’une angoisse stupide, toujours la même au seuil de chaque nouvelle route, de chaque nouveau trajet, le petit baluchon sur un bras, l’enfant sur l’autre, les cheveux roux hérissés par la peur, face à cette conjoncture grandiose, comme certains nomment ces carrefours lamentables où le hasard nous apparaît, l’espace d’un instant, nimbé de son auréole magique avant de s’effacer instantanément car il ne s’agit absolument pas de hasard, mais seulement d’un appât quelconque, d’une supercherie de plus destinée à déjouer le temps. Trente-cinq années marquées par l’ennui et la peur. Et, sans doute, à l’heure qu’il est, l’imperméable rouge a déjà plongé dans la boue, ayant perdu toute couleur, le corps terreux, la bouche torve incapable même de bêler ; plus d’imperméable ni de corps, plus de bouche, rien que les affres tronquées d’un vermisseau qui rampe et s’étouffe, et Ô mère, pourquoi nous arrive-t-il tout cela ? et Ô mère, pourquoi m’as-tu fait ça ? et Ô mère, mère.

La vitesse augmentait régulièrement. Le fond brumeux, où se perdait la perspective du tunnel, attirait la voiture comme un aimant, et je me demandais si je ne voyageais pas dans un puits. Aucun bruit ne parvenait du dehors. La pesanteur était toujours la même dans la voiture, et pourtant il me semblait que nous avancions à la verticale, droit sur ce trou noir que j’avais par moments l’impression de distinguer. Cailloux et mottes de terre se mirent à jaillir tandis que la voiture glissait entre des parois de plus en plus resserrées. Les voir dévaler vers l’avant dans une poussière dense, sans tomber, me conforta dans le soupçon qu’il s’agissait d’un puits. Durant quelques fractions de seconde, je vis le visage de mon fils se refléter au terme perdu de cette chute vertigineuse, visage dodu, baigné de larmes encore chaudes, qui pourtant m’adressa comme un sourire, et je crus presque que j’allais le retrouver là-bas, au fond de l’abîme, pour que nous commencions ensemble une nouvelle vie ; mais ensuite c’est mon propre visage qui m’apparut, m’examinant d’un air agacé. Visage d’une femme plus très jeune, sillonné de rides, à l’expression rebelle, qui m’accusait de quelque chose que je n’eus pas le temps de comprendre car tout de suite après surgit le visage de mon mari, imbécile et soumis, puis la crête glorieuse de Bovary ondulant au-dessus de ses yeux en forme de perles.

Mais était-ce bien notre poule ? Je n’en étais pas tout à fait sûre, car, à sa place, il y avait maintenant les visages des deux vieux qui m’avaient recueillie et élevée. La vieille était coiffée d’un bonnet blanc qui ressemblait à la petite tête de Bovary ; elle était, je m’en souviens, édentée, pleurnicheuse, goulue ; elle guettait l’instant de piquer dans mon assiette, le vieux la rabrouait, et, à ses reproches, elle répondait par des miaulements attristés avant de s’éloigner en respirant péniblement. En tous cas, je crois qu’ils m’aimaient – sinon, pourquoi m’auraient-ils gardée auprès d’eux ? – et j’étais presque contente de les revoir en cet instant où la voiture piquait du nez droit sur eux, tout en me demandant avec inquiétude s’ils allaient me reconnaître ; tant d’années avaient passé. Les yeux de la vieille étaient comme deux mares jaunes, sa bouche une ruine, et le vieux, effleurant à peine ses lèvres froides d’un index squelettique, disait: « Chut ! tais-toi à la fin », car je dormais au fond de la pièce. Mais non, je ne dormais pas. Dans le nid paisible de la voiture, la douleur que j’éprouvais pour mon fils et la certitude d’accomplir un voyage sans retour tenaient mes sens en éveil.

Les visages agrandis des deux vieux, qui avaient bien peu de chances d’être encore de ce monde, annonçaient un malheur. Des images de l’enfant que j’avais été se pressaient en désordre sur ce fond brumeux qui contenait la mort des seuls êtres que j’avais connus jusqu’alors. Le sourire timide, innocent, qui découvrait à peine des dents tout juste formées, le nœud jaune dans les cheveux et les yeux pensifs et inquiets, tournés vers la fenêtre, furetant dans ce désert – car, déjà, je haïssais cette innocence, j’avais compris que c’était un piège –, ce regard en perpétuelle errance qui ressemblait tant à celui de mon fils la dernière fois que je l’avais vu, tout cela ne faisait qu’accroître mon malaise. Les images s’engloutissaient l’une après l’autre dans cette matrice nébuleuse qui semblait s’éloigner sans cesse à mesure que je me dirigeais sur elle à une vitesse inconnue. Trente cinq ans, c’est trop pour un bouffon femelle au casque roux et aux jambes maigres. Ha, ha ! Un bouffon pourvu en outre du don divin de la maternité, capable d’ouvrir les jambes, d’enfler pendant neuf mois, etc., etc. Peut-être aurais-je dû mourir plus tôt. Le désespoir me terrassa de nouveau. Des larmes chaudes inondèrent mon visage.

 

Deux lampes-tempête suspendues l’une en face de l’autre aux parois du puits éclairèrent soudain la monotonie du trajet. La lumière blême révéla un tunnel assez étroit et sûrement pas naturel. On apercevait des rangées de briques cimentées à la hâte, qui formaient comme une petite voûte è peu près uniforme. Il devait s’agir d’une construction assez ancienne, car le revêtement extérieur était très abîmé et, aux rares endroits où il avait résisté, ce n’étaient que lambeaux à moitié décollés d’où l’humidité suintait. Des stalactites pendaient du plafond moisi. J’essayai de tourner le volant, d’appuyer sur les pédales, mais c’était peine perdue. La mécanique avait rendu l’âme, abandonnant la voiture à ce que, sans bien comprendre, je considérais comme étant un itinéraire prédéterminé. La perspective de me rapprocher d’êtres humains me réconforta quelque peu et je me mis à observer avec un intérêt nouveau ce qui m’entourait, les parois déformées où la surface rongée des briques disparaissait sous des lichens verdâtres. Des couples de lampes-tempête se succédaient à présent à un rythme plus régulier. Tout à coup, à dix mètres de moi, j’aperçus une plante volumineuse qui avait pris racine dans une fissure du mur et barrait le passage. Ses fleurs oblongues et charnues apparurent sous la lumière des phares avec leurs étamines carbonisées et, à l’instant où la voiture la heurta, les pétales se déployèrent largement comme sous l’impulsion d’une floraison étrange. À la place du pollen une glaire mouvante gicla sur le pare-brise et, aussitôt, la plante tout entière s’effondra avec le bruit d’un corps humain qui tombe. Malgré moi, j’eus un mouvement de recul.

Quelque part, rompant l’isolement sonore de toutes ces heures, se fit entendre le chuchotement insistant d’une eau courante. Puis un rat surgit devant moi, les yeux vitreux, à demi-aveuglés, et il s’en fallut d’un cheveu qu’il se retrouve sous les roues. Est-ce que je me trouvais à l’intérieur d’un égout ? Le gargouillement de l’eau dévalant une surface dure persistait, monotone. Je me demandais si ce n’était pas encore une fois le fruit de mon imagination. Je me concentrai avec plus de force sur ce bruit tenace et, au bout de quelques instants, il me sembla entendre une mélodie enfantine accompagnée de pipeaux et d’un accordéon. Les Sirènes, il ne manquait plus que ça, les Sirènes ! L’envie me prit de me cogner la tête sur le volant, de me déchirer le visage. Je ne fis pas le moindre geste, crabe fossilisé, incapable de réagir aux coups du sort. Les coups du sort, c’était bien ça, car à présent j’en étais sûre, je traversais un égout, cherchant mon enfant au cœur d’un cloaque et j’allais là où je méritais d’aller, et Ô mère, pourquoi m’as-tu fait ça ? et Ô mère, mère…

Des bruits arrivaient de toutes parts. À un certain moment j’entendis quelqu’un marcher, d’abord d’un pas hésitant, puis de plus en plus rapidement et pesamment. Cela provenait vraisemblablement d’un couloir souterrain creusé parallèlement à l’égout, mais, avec la voiture en marche, il n’aurait de toute façon pas été possible de reconnaître des pas. Les parois de la galerie étaient recouvertes d’une pellicule verdâtre et visqueuse, et l’humidité excessive traversant la tôle me transperçait les os. Des yeux semblaient par moments surgir de cette atmosphère indéfinissable, ils me fixaient durant quelques fractions de seconde, avant d’être happés par 1’obscurité. Je me demandais quelle sorte de vie il pouvait bien y avoir dans ce tunnel tout en m’efforçant de chasser les images répugnantes des rongeurs et des reptiles qui vivent d’habitude dans ces endroits, lorsqu’ un regard fulgurant, comme suspendu à la voûte de la galerie, me glaça d’horreur. Les yeux bruns de mon fils, séparés du visage, me contemplèrent tranquillement puis se tournèrent ailleurs avant qu’une ombre ne s’abattît sur eux et ne les recouvrît. Leur expression absente me remplit d’angoisse. Jamais je ne lui avais vu un regard aussi inanimé, dénué de tout désir, et je songeai avec effroi que seule une grave maladie pouvait expliquer un tel renoncement. Puis d’autres regards brillèrent devant moi, qui s’éteignirent instantanément ou laissèrent en moi la même trace qu’une luciole. Et Bovary ? Que cherchaient donc avec tant d’insistance les yeux globuleux de Bovary au milieu de ces ténèbres ? Un peu plus haut se tenaient deux autres yeux inconnus, vides de toute expression, la rétine agrandie et vitreuse. Le regard de mon fils brilla de nouveau vers le bas, comme tombant du plafond dans un fossé fendu. Le peu d’eau qui y stagnait modifiait la forme des yeux, dont les pupilles semblaient tournées vers l’arrière. Ils avaient une expression à la fois si absente et si insistante que je compris qu’ils regardaient vers le dedans, contemplant un spectacle qui se déroulait à l’intérieur du cerveau.

 

Je sursautai légèrement lorsque la voiture se mit à cahoter comme si elle s’engageait sur des rails. Une voie ferrée étroite s’ouvrait devant moi. C’était une installation de fortune ; on avait emboîté les divers tronçons au hasard, sans les fixer de manière définitive. Des rangs serrés de lampes-tempête disposées en croix amélioraient la visibilité à l’intérieur du tunnel. Les parois étaient badigeonnées d’une couche de peinture à l’huile sombre qui dissimulait l’humidité et les fissures. La vitesse de la voiture diminua progressivement, jusqu’à se stabiliser au ralenti. Je me contentai de suivre passivement le serpent luisant des voies qui se déroulait devant moi. J’avais l’impression d’être déjà montée dans un petit wagon comme celui-là, je veux dire dans une voiture semblable à un petit wagon. Mais quand ? Impossible de m’en souvenir. Le martèlement des roues sur les rails étriqués me parvenait à présent distinctement, et le souvenir des trains et des gares que j’avais connus dans ma vie passée me plongea dans un état de tendresse et de nostalgie éperdues. Les sifflements des trains au loin perçaient la brume tiède, se rapprochaient dangereusement et, après s’être éteints, s’attardaient en moi, comme lorsque, petite, je les guettais avec ravissement sans savoir de quoi il s’agissait parce que des trains, je n’en avais jamais vus. Le vieil homme s’approchait ensuite de mon lit pour me border, je lui demandais ce qu’était ce bruit, et il hochait la tête en disant que ce n’était rien, ce qui ne faisait qu’accroître mon inquiétude. J’interrogeais alors la vieille : « Rien, rien », gémissait-elle à son tour. Mon estomac se nouait à la pensée de ce terrible secret. Jusqu’au jour où, à cinq ans, je compris enfin qu’ils étaient tous deux complètement sourds et qu’ils n’entendaient jamais le moindre sifflement.

Un objet blanchâtre, inconnu, apparut, flottant au fond de la galerie. L’espace d’un instant, la vitesse sembla augmenter et brusquement je me trouvai face à face avec un squelette humain de petite taille qui s’abattit sur le pare-brise avec un bruit sourd avant d’être projeté en arrière. D’autres objets plus volumineux apparurent à faible distance. Une fine gelée blanche commença à sourdre d’orifices circulaires percés dans la voûte et, en quelques secondes, le tunnel évoqua un sentier au milieu des nuages. De nouveau, je crus entendre la comptine niaise qui m’avait accompagnée dans l’égout. Si le rythme en était allègre, les voix étaient ternes et balbutiantes comme celles des vieillards qui s’appliquent à parler à la manière des petits enfants. Aussitôt après, j’aperçus un gigantesque crâne coincé qui s’ouvrait dans le mur. De grosses ampoules fluorescentes occupaient la place des orbites et, au moment où la voiture arriva à sa hauteur, elles clignotèrent, tandis qu’un petit rire étouffé se fit entendre. Soudain il fit de nouveau plus sombre et la gelée se dissipa. Devant moi le passage était barré par quelque chose qui ressemblait à un gros chou-fleur flasque. Des dents et des os microscopiques, pareils à ceux des doigts, en formaient les feuilles. Comme la voiture lui transperçait brutalement le cœur, j’entendis tinter d’innombrables grelots tandis que les écailles phosphorescentes de milliers d’éclairs se mirent à scintiller.

Tralala, lala… Toujours les mêmes bêtises. Tout à coup, un balai de paille nettoya de part en part la surface du pare-brise, pour disparaître ensuite sur le côté. Un chat, ou peut-être un sifflet, émit un miaulement. « La petite Marie se met à pleurer parce que ses amies ne veulent pas jouer, pas jouer ! » Il ne manquait plus que ça. Il y avait tant d’années ! L’image d’un petit enfant à genoux au milieu d’un cercle et se frottant les yeux me revint en mémoire. L’enfant était probablement en train de pleurer, les petites jambes potelées qui sautillaient autour de lui soulevaient la poussière, la scène avait lieu sur le parvis d’une église. « Lève-toi, regarde le soleil et souris… et souris ! » Cela provenait de plusieurs points du tunnel, et l’on percevait à présent plus distinctement les voix à la fois enfantines et vieillottes… « et souris ! » Crachez-moi dessus, pensai-je, crachez-moi tous dessus, peut-être vais-je me réveiller. Un épouvantail coiffé d’une perruque de femme ébouriffée s’abattit sur moi dans un tournant. Le petit rire étouffé se fit à nouveau entendre et l’épouvantail reprit sa place. « Faites tous la ronde, Manolis au milieu… », une nouvelle rengaine, tout aussi niaise, commençait.

Au fond, à une cinquantaine de mètres, je vis un autre petit wagon filer en sautillant sur les rails. J’avais lu autrefois des histoires de caravanes dans le désert, de périples harassants sous la chaleur torride, de mirages, etc. Les bras croisés, je m’attendais à voir une oasis paradisiaque se dévoiler sous mes yeux, d’immenses palmiers autour d’une source cristalline et, qui sait, peut-être même un chamelier demi-nu se lavant la tête, à genoux. Mais il n’y avait qu’un petit wagon semblable au mien. Il glissait sur les rails en bringuebalant, laissant entre nous toujours la même distance. Un autre épouvantail vint heurter le wagon devant moi, une gerbe de lumière blafarde signalant son passage. À l’instant précis où je passai à sa portée, le même épouvantail fléchit en avant pour venir me frapper, et écœurée, j’encaissai sa bénédiction « Lève-toi, regarde le soleil et souris… », l’insupportable chansonnette reprenait.

 

Je m’étais affaissée à bout de forces, quand, tout au fond, l’ouverture apparut. C’était une lucarne en arc plus grande qu’une porte, baignée de lumière. Le jour attendait dehors. Des voix se firent entendre, mêlées à des chansons d’enfant. Que se passait-il ? Le petit wagon devant moi se mit à cahoter en tous sens, son toit devint tout doré puis invisible lorsqu’il passa sous la lucarne, avant d’être entièrement aspiré par la lumière.

« Tout le monde, ticket en main ! Le prochain tour va démarrer. » Une voix d’homme à l’accent marqué lançait des ordres.

C’était une petite estrade en bois avec des rails. Deux ou trois wagonnets multicolores étaient arrêtés au milieu et des femmes y poussaient leurs enfants en les rabrouant. Je me frottai les yeux.

« Ne poussez pas, il y a de la place pour tout le monde ! Chacun son tour… Venez voir le château aux fantômes… ! » fit la même voix, puis se tut.

L’homme avait dû me remarquer, car il arriva précipitamment. « Qui c’est, celle-là ? » cria-t-il en semblant s’adresser au tunnel. Les yeux me piquaient. Malgré la chaleur du soleil, j’avais la chair de poule, et je m’enveloppai de mes bras. Devant moi se tenait à présent un homme de haute taille en gilet, le visage farouche. « Qui c’est, comment a-t-elle fait pour passer sans billet ? » demanda-t-il une seconde fois sans me regarder. Il fit volte-face, s’éloigna de quelques pas et, s’adressant à quelque responsable invisible, il répéta: « Mais qu’est-ce qui se passe ici ? »

Il était temps de décamper. D’autres pas approchaient, des chaussures allaient et venaient, des femmes courtaudes se penchaient pour m’observer avec curiosité. Deux fillettes maigres vêtues de jupes identiques surgirent devant moi. Un gamin grassouillet de dix-huit ans les fit s’éloigner en les prenant par l’oreille.

Je traversai le champ de foire presque en titubant. C’était une journée ensoleillée, puant le dimanche. Dans un coin du terrain vague, cinq ou six balançoires s’élançaient en grinçant vers le ciel bas: assises deux par deux, face à face, les filles se regardaient dans les yeux en poussant des cris stridents. La tête me tournait, j’avais envie de vomir. Je me cognai à un homme entre deux âges, velu, qui vendait de la barbe à papa dans un petit chaudron ambulant. Il me jeta un regard perçant : « Toi, je t’ai déjà vue quelque part… », lança-t-il d’un ton de connivence. Je ne dis rien. « Ça fait cent sous », reprit-il tout en continuant à brasser le sucre. Il avait des yeux sans cils. « Je n’ai pas d’argent », m’écriai-je et je détalai.

L’endroit était horrible. L’herbe commençait à peine à repousser et la boue n’était pas encore séchée. Des vieillards et des petits enfants erraient sans but, des sacs en plastique à la main. Des femmes vêtues de robes en tissu imprimé inspectaient ces déambulations, les mains sur les hanches. Attroupés autour d’un manège où de petits chevaux montaient et descendaient, des pères de famille jetaient leur cigarette, tout prêts à se fâcher avant de faire monter leurs enfants. « La petite Marie se met à pleurer… » La même voix de fausset se déversait des haut-parleurs, tournoyait avec les chevaux de bois, gambadait avec les gamins morveux et me vrillait le crâne.

Au-delà du champ de foire, le quartier était désert. Dans les ruelles, le soleil tapait à la verticale et les chats s’étaient réfugiés devant les portes des cours intérieures. Je vis un café avec un drap en guise de porte et j’entrai. Debout derrière le comptoir, le patron faisait frire des sardines. L’odeur était insoutenable. « Où est la gare ? », lui demandai-je. Pour toute réponse, le cafetier s’essuya les mains sur son ventre et me montra du doigt l’unique petite table, m’invitant à m’y asseoir. « Merci, mais je suis pressée », murmurai-je. Le sol était couvert de sciure. J’y essuyai mes chaussures. Je commençai à perdre patience. Je lui demandai une deuxième fois où était la gare. « Où est Phrixos ? » s’interrogea-t-il comme en écho. « Le petit salaud, il a trouvé le bon moment pour se tirer… » Les sardines grésillaient dans la poêle. Il en choisit une et, arrondissant la bouche en entonnoir, la goba toute brûlante. « Le bon à rien… », dit-il. Il avala sa bouchée et me désigna encore une fois la table. Écartant le rideau, je sortis. Le soleil brûlait encore plus fort maintenant. Le poids de l’insomnie, la fatigue, la panique, revenaient. Quelqu’un – Phrixos peut-être – s’efforçait d’attacher une boîte de conserve à la queue d’un chat.

Je m’engageai dans une rue plus large que je suivis un petit moment. Je flageolais sur mes jambes. Des odeurs lourdes s’exhalaient des masures. Dans une petite cour, deux femmes vêtues de noir, assises côte à côte, écossaient des haricots. « Où est la gare ? » demandai-je. Elles répondirent ensemble d’un même mouvement de la tête, avant de se courber à nouveau au dessus de leur tablier. Poursuivant mon chemin, je tombai sur un autre café, plus grand, où un personnage bedonnant dormait, affalé sur trois chaises. Un peu plus loin, une autre femme tout en noir poursuivait une fillette, une baguette à la main. Je leur emboîtai le pas.

 

La gare était constituée de deux pièces contiguës avec des fenêtres au châssis en contre-plaqué. Plusieurs types étaient adossés aux murs ou entassés sur les deux bancs, mais ils n’avaient pas l’allure de voyageurs. Je sortis sur le quai. Le train était là, le moteur en marche.

Un prêtre se tenait devant la portière, jetant des coups d’œil inquiets autour de lui, comme s’il attendait quelqu’un. Je me retournai: il n’y avait personne sur le quai. Au moment où je montai dans le train, le prêtre se pencha vers moi et chuchota : « Prends garde aux ombres… ! »

Le train était vide. Par la vitre, je vis le prêtre retrousser sa soutane et s’éloigner. Il ne portait pas de chaussettes et ses souliers noirs devenaient gris de poussière comme il s’en allait sous le soleil, à grandes enjambées irrégulières, en faisant rouler les cailloux sur son passage. Il était sur le point de quitter mon champ de vision lorsque, le train, après avoir émis un long râle, se mit en marche cahin-caha, laissant derrière lui le petit cube de la gare et, un peu plus loin, le café. Il traversait lentement des champs de maïs dans lesquels des épouvantails fichés sur des piquets agitaient au vent leurs chemises en loques, s’immobilisait presque, reprenait son souffle, se traînait et redémarrait péniblement, parcourait quelques kilomètres et calait à nouveau. Au bout d’un certain temps, alors que les champs étaient déjà loin et que, devant lui, s’ouvrait une étendue en friche, une terre âpre écrasée de soleil, il trouva brusquement son rythme de croisière et se mit à rouler normalement. Je fis quelques pas dans le couloir. Le wagon était relativement propre et spacieux. Les sièges s’alignaient deux par deux de chaque côté du couloir. Tendu d’un bout à l’autre du wagon, parallèlement au plafond, au-dessus de l’étoffe défraîchie des sièges, le ventre du filet à bagages se contractait et se gonflait au moindre cahot.

Je m’apprêtais à m’asseoir lorsque je remarquai l’ombre qui tombait sur la banquette. Instinctivement, je bondis sur mes pieds. Le siège voisin et les deux d’en face étaient eux aussi plongés dans l’ombre. Je constatai alors que tous les sièges du wagon étaient à l’ombre. Que se passait-il ? Dehors, le soleil brûlait et, à l’intérieur même du train, la réverbération blessait les yeux. Pour une raison que je ne m’expliquais pas, la lumière tombait sur les vitres, rebondissait contre le plafond et se répandait sur toute la longueur du wagon sans effleurer les sièges. Tout en refusant d’admettre que les paroles du prêtre m’avaient impressionnée, j’eus la sensation que l’endroit était hanté et je résolus de changer immédiatement de wagon. Je n’avais pas encore franchi la petite plate-forme mobile entre les deux wagons que déjà, d’un regard à travers la vitre de la portière, j’eus la confirmation de ce que je redoutais. Un long passage inondé de soleil se coulait comme un câble entre les rangées de sièges régulières entièrement plongées dans l’obscurité. Ce wagon aussi était vide. Son atmosphère lourde et chaude me saisit comme un souffle humain. J’eus l’impression que les sièges me guettaient du fond de leur silence, que tout cela n’était qu’un piège, que quelque chose de terrible allait se produire.

Je me mis à courir. Chaque nouveau wagon, invariablement identique au précédent et tout aussi vide, déroulait devant moi son passage lumineux, tandis qu’à droite et à gauche m’attendaient les sièges marqués d’ombres pesantes. J’évitais de regarder. La panique montait en moi, solide et concrète, comme un morceau de pain qui remonte du thorax vers la gorge, parcourant le trajet inverse. À présent il était précisément dans ma gorge, m’étouffant, m’empêchant de courir – même si je savais bien que, de toute manière, je n’avançais pas du tout, que je me retrouvais toujours au même point, puisque rien ne changeait –, et Ô mère, pourquoi m’as-tu fait ça ? et Ô mère, pourquoi m’as-tu abandonné ? Encore et encore, tout recommençait, je courais le long d’innombrables wagons, je traversais le millième couloir, ouvrant et refermant une porte après l’autre, à bout de souffle, remplie de haine, la queue entre les jambes – une queue, voilà ce qui me manquait ! – sale, couverte de sueur, et de nouveau, Mère, pourquoi m’as-tu abandonné ? au seuil de chaque nouveau wagon, avant de heurter brutalement la porte suivante.

La nuit avait commencé de tomber, mais je ne m’en rendis pas compte tout de suite. Je courus dans la direction opposée à la marche du train. Je me retrouvai au centre d’un couloir sombre, au milieu d’une brume qui ondoyait lourdement, et où il n’y avait plus de sièges. Devant moi, au lieu de se rétrécir, la perspective s’ouvrait progressivement et le couloir, au lieu de se resserrer au fond, s’élargissait de plus en plus. Les ténèbres me poursuivaient, l’ombre s’attachait à mes pas, tentait de se coller à moi. Je courais, courais. C’était une étendue sans contours, sans bords, qui s’ouvrait au fur et à mesure que j’avançais. Il faisait nuit. Je courais dans la boue, glissant sur cette épaisse matière visqueuse où mes chaussures s’enlisaient, je voulais m’échapper, mais je ne parvenais plus à courir, le sol se dérobait, la boue m’engloutissait. L’ombre s’abattit sur moi. C’était la fin.

 

Je vis l’angoisse s’agripper à mes vêtements, à mes cheveux, à mon corps, et c’est alors que je me réveillai. J’étais trempée de sueur – je m’étais endormie à l’ombre. La lumière rosée d’un après-midi de printemps inondait tous les sièges, sauf le mien. Je me levai pour changer de place. J’allai près de la fenêtre. En face de moi était assis un homme d’une quarantaine d’années qui m’observait avec un léger sourire.

« À moi aussi ça m’arrive quelquefois », dit-il.

Je le regardai sans comprendre. Il se mit à m’expliquer qu’on ne se sent jamais aussi bien reposé qu’après un petit somme dans le train, qu’on se refait des forces toutes neuves. Lui, d’ailleurs, voyageait souvent pour affaires… Tandis que je l’écoutais d’une oreille distraite, essayant de retrouver mes esprits, le conseil du prêtre me revint en mémoire et je me demandai quel sens pouvait avoir ce cauchemar.

Le type parla longtemps. Il me dit qu’il était divorcé, qu’il n’avait pas d’enfants, que son travail n’était pas passionnant mais lui laissait beaucoup de liberté, qu’il aimait les voyages et s’efforçait de profiter de toutes les occasions qui s’offraient à lui pour visiter un pays lointain, comme c’était le cas à présent. Il parlait sans cesse de lui-même, mais sa conversation était si vivante, il s’en dégageait tant de sympathie et de chaleur, qu’il commença à capter mon attention. J’avais l’impression que ses récits s’adressaient à moi, pour tenter de m’approcher, de me stimuler, pour me faire parler à mon tour.

C’est ainsi que, tout doucement, d’abord regardant par la fenêtre, puis, au bout d’un moment, les yeux fixés sur les siens, je commençai à parler.

Je lui parlais de mon fils et de l’imperméable rouge, en soulignant que j’étais seule coupable de ce malheur ; je lui parlai de mon mari et des deux vieux qui m’avaient élevée, et même de Bovary. Je lui racontai ma vie passée, l’errance avec mon enfant, les vagabondages et les trottoirs, la misère ; ensuite, les yeux pleins de larmes, je lui décrivis le château aux fantômes, la fête foraine, je lui parlai du conseil du prêtre, du cauchemar de la poursuite des ombres, de cette recherche exténuante et vaine. Je lui dis à quel point j’étais coupable, à quel point je me sentais irrémissiblement coupable. « La mort serait le plus faible des châtiments », avouai-je en pleurant, parce que j’y voyais la délivrance, et donc le pardon. Puis je me souvenais que la mort s’était souvent approchée de moi, mais qu’à chaque fois elle s’était éloignée avant le moment crucial, et je maudissais mon infortune.

Pendant que je parlais, l’homme écoutait sans m’interrompre. Son visage inspirait une telle confiance que, malgré l’horreur que j’éprouvais en racontant, malgré la tyrannie des souvenirs, je commençai à me sentir mieux, soulagée peu à peu du poids qui m’écrasait. Lorsque je me tus, il se leva et vint s’asseoir à côté de moi.

« Je peux vous aider, si vous voulez. » Son expression laissait deviner quelqu’un de sérieux et il articulait clairement, avec légèreté.

Il me dit qu’il allait au Mexique, c’était sa destination. Que c’était au Mexique que tous les enfants perdus se trouvaient. Que, si je voulais, je pouvais le suivre. « C’est un grand pays pauvre, un pays au grand cœur, je veux dire. » Et il me décrivit le désert et les cactus, les plages de sable, les chants ivres de la tequila, les sombreros, les haciendas, les milliers de couleurs, la lumière et les enfants, les troupeaux d’enfants abandonnés qui jouaient dans les ruelles toute la nuit. Je demandai alors si le Mexique était le bon endroit pour les brebis égarées. Il hocha la tête : « Oui, c’est exactement ce que je voulais dire. » Puis il dit que la prochaine gare était celle de Los Angeles et qu’une voiture l’y attendait : cela abrégerait beaucoup notre voyage.

 

II

 

Lorsqu’on se mit en route pour le Mexique, il faisait encore grand jour. « Nous allons passer par le boulevard du Crépuscule », dit Paul en démarrant. Quelque chose me vint à l’esprit, mais je ne sais plus précisément quoi, un jeu de mots sans doute, parce qu’il faisait encore jour et que nous allions prendre le boulevard du Crépuscule. Quoi qu’il en soit, je ne dis rien. Tout en suivant la route, il m’expliqua tout trois fois, et moi, à chaque fois, de pousser des oh ! et des ah ! de surprise, comme si j’en entendais parler pour la première fois. Et puis, là, ce bâtiment Art Nouveau, et là, le Théâtre Chinois avec les empreintes de Rita Hayworth, et j’étais de plus en plus enthousiaste, les questions se pressaient sur mes lèvres, en fait je me sentais vraiment bien, confortablement calée contre le siège et regardant les maisons et la route jusqu’à perte de vue. Fenêtres à l’espagnole et vérandas basses défilaient. De temps à autre, on voyait une fille très brune, pieds nus, arroser une glycine rouge.

« La Californie !, proclama-t-il d’un air satisfait, vêtements déchirés, bras à l’air, pieds nus au soleil, qu’est-ce que tu veux de plus ? » Je souris. « Je voudrais que ma vie s’arrête ici. » Il me regarda d’un air incrédule. « Ne pas m’en faire, me tremper au jet d’eau sous ce soleil jaune et… » Il me coupa la parole : « Quelle architecture bâtarde. Regarde ces arcs au-dessus des fenêtres… »

Je baissai la vitre et passai mon bras au dehors. L’air tiède me fit frissonner. La radio jouait une vieille chanson des années soixante. Je me pelotonnai sur mon siège et m’endormis. « Let’s go home, baby… »

Lorsque je me réveillai, la journée était bien avancée. J’étais enveloppée dans la veste de Paul. Il conduisait à côté de moi, la tête légèrement rejetée en arrière, la chemise entrouverte. Il sifflotait. « Ça s’est rafraîchi », dit-il, et, lâchant le levier de vitesse, il me caressa. Je m’enfonçai dans mon siège. J’aurais voulu me rendormir. Ne jamais me réveiller. Il me demanda à quoi je pensais. Je le lui dis. Il sourit. « N’aie pas peur, c’est fini, on est ensemble maintenant. » Je passai la tête par la vitre, laissant le vent me fouetter le visage.

C’était une large autoroute, à deux voies. Les voitures étaient rares. De temps à autre, une somptueuse limousine nous éblouissait de ses phares, et je la suivais des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans le lointain. Le soir tombait. Nous traversions une région inhabitée. Lorsque nous croisions des routes secondaires, nous voyions souvent, aux carrefours, des panneaux publicitaires signalant des hôtels ou des restaurants. Paul s’engagea sur une de ces routes et me dit que nous allions passer la nuit au Hot Desert Springs. « Moi je ne suis pas encore fatigué, mais pour toi ce sera mieux. » Je l’entourai de mes bras et je restai quelques instants contre lui, les lèvres sur sa chemise. Bien que peu fréquentée, la route était fraîchement goudronnée et bordée de chaque côté par un petit mur de pierres blanches. La végétation était basse, il n’y avait pas d’arbres.

Le Motel Desert Springs se composait d’un terrain plat, entouré d’une clôture, avec de petits bungalows préfabriqués. Au ras du sol, une série de lampes en forme de champignon indiquait le parcours que les voitures devaient suivre, mais tout le reste était plongé dans l’obscurité. Arrivés devant une piscine, nous nous arrêtâmes. Une ampoule nue éclairait une flèche en zinc portant l’inscription « Réception ». Une fois descendus de la voiture, nous nous dirigeâmes dans le sens indiqué. Il y avait là une vieille caravane sans roues plantée dans le gravier. L’intérieur était tapissé d’une toile plastifiée fleurie aux couleurs criardes. Une vieille mangeait seule en regardant la télévision.

« Vous avez de la chance d’arriver hors saison ! » nous dit-elle sans bouger de sa place.

Du coin de l’œil, elle continuait à suivre ce qui se passait sur l’écran. Elle nous demanda : « Vous comptez rester combien de temps ? » Je remarquai alors, comme je me tenais sur la pointe des pieds parce que la fenêtre de la roulotte était trop haute pour moi, que la femme avait une jambe artificielle qu’elle appuyait de tout son long sur une caisse de bouteilles de soda et dont le pied était chaussé d’un soulier différent de l’autre. « Une nuit, dit Paul, nous partons demain pour le Mexique. » « Ils disent tous ça », observa la femme d’un ton indifférent, tout en désignant du bout de sa canne un tableau où les clés étaient accrochées à des clous. Elle ajouta : « Le numéro 5. Dix dollars. » Sur quoi, sans attendre l’argent, elle retourna à sa télévision.

Malgré la nuit étoilée, nous eûmes du mal à trouver le numéro 5. « C’est comme ça, les nuits dans le désert », a dit Paul. Il portait un petit sac de voyage et, de son bras libre, me tenait enlacée. Nous avancions d’un pas hésitant, essayant de déchiffrer les numéros sur les portes des bungalows. Aucun ne semblait avoir plus d’une pièce. On ne voyait pas de lumière. Ils devaient être presque tous vides: on était effectivement hors saison. Le numéro 5 se trouvait du côté de la clôture, à l’écart des autres bungalows, près de l’endroit qui abritait les douches. « Notre première nuit », dit-il en tournant la clé, et il me laissa passer devant lui. J’entrai dans une grande pièce presque nue. Les murs étaient faits de panneaux de polystyrène épais passés à la peinture blanche, où les locataires précédents avaient inscrit leurs noms et laissé des messages. Deux tables de nuit basses, en métal rouillé, encadraient le lit qui n’avait pas été fait ; les draps propres étaient pliés sur le matelas. Il y avait un petit réfrigérateur dans un coin, à côté d’une porte qui laissait filtrer la lumière du jour en haut et en bas, par laquelle on accédait à la salle de bains.

Ce soir-là, nous restâmes éveillés très tard. Nous parlions sans arrêt. Nous échafaudions des plans pour retrouver mon fils, cherchions des solutions pour les cas les plus improbables – si on nous réclamait une rançon, par exemple, ou si l’enfant avait été adopté sous un autre nom. C’était surtout Paul qui parlait. Il était plein d’enthousiasme, certain que nous réussirions. De temps en temps, je l’interrompais pour lui demander de me décrire encore le Mexique, les cactus et les sombreros, les bars obscurs et les voix ivres. Il me parlait de l’engourdissement suave de l’après-midi, du soleil au zénith, des rues désertées même par les chats, et toi, étendu dans un hamac parmi les bougainvillées, tu te laisses bercer, tu savoures la fraîcheur du patio blanc, en buvant lentement des jus de fruits exotiques, et tu t’efforces de lutter contre le sommeil, parce que la vie est plus douce que le rêve. Il me disait les soirs qui tardent à venir, et le jour qui semble interminable jusqu’à cet instant magique où le ciel se met à bouger, où des oiseaux noirs volent bas comme à l’approche de l’orage et les chiens aboient, affolés, puis, tout à coup, dans un souffle marin qui arrive de plus loin que le désert, la nuit vient, massive, te laissant à demi évanoui d’émotion, qui te dépouille de tes vêtements, qui te dépouille de ta peur. Tu es au milieu d’une place, entouré de milliers de gens qui éprouvent la même chose que toi, qui chantent et boivent de la tequila, qui boivent de la tequila et dansent, c’est la fête des enfants, des bandes d’enfants parés de fleurs déferlent dans les rues, c’est la fête, tous les soirs il font la fête.

 

Le lendemain, lorsque je me réveillai, il devait être midi passé. J’étais seule dans le lit. Paul n’était pas là. Je fus soulagée de constater que son sac se trouvait au pied du lit. En touchant les draps, j’eus la sensation que son corps était encore là, que nous avions dormi enlacés. Au bout de quelques instants, il entra dans la chambre, une assiette de fruits verts à la main, « je t’ai apporté des avocats », me-dit-il en s’asseyant à mes côtés sur le lit. Nous restâmes un moment sans rien dire, chacun de nous s’appliquant à garder bien vivante en lui la nuit précédente, s’efforçant de comprendre ce qui s’était passé et ce que cela signifiait aujourd’hui. Puis Paul dit que le matin, au réveil, il était allé jusqu’à la roulotte de la vieille et que, tout à fait par hasard, il avait entendu le bulletin météorologique. Un orage avait apparemment éclaté à la frontière du Mexique, une tornade comme il y en a souvent dans ces régions, et la circulation avait été interrompue. Il valait mieux remettre notre voyage au lendemain matin.

Nous sommes allés à la piscine. À la lumière du jour, avec son carrelage jaune et un semblant de gazon tout autour, elle semblait plus grande. Un vieillard tanné par le soleil, enveloppé dans une serviette bleu ciel, était étendu dans une chaise longue, les yeux fermés, « il vient tous les ans. J’ai fait sa connaissance à la réception », me chuchota Paul comme nous passions devant lui. L’eau était très chaude, presque brûlante. Je me tenais sur un pied, comme une cigogne, sans pouvoir me décider à plonger. Paul me poussa. « Tu t’y habitueras petit à petit », me dit-il. Je ressentis sans tarder l’engourdissement me gagner, mon corps m’entraînait vers le fond. C’était une eau thermale, cela je ne l’appris que plus tard. En été l’hôtel était plein de retraités souffrant d’affections diverses.

Il avait raison, je commençai à me sentir mieux. Nous flottions sans nager, nous touchant l’un l’autre, nous regardant dans les yeux. Je n’avais pas envie que nous partions. Immobile dans sa chaise longue, en face de moi, le vieil estivant avait l’air mort. Un garçon blond, dans les dix-huit ans, s’approcha de la piscine, une épuisette à la main. Il s’arrêta au bord, sur le dallage, et plongea son épuisette dans l’eau. « Il nettoie la piscine. C’est le fils de la propriétaire », dit Paul.

Cette nuit-là, j’eus de la fièvre. Paul, allongé à côté de moi, me parlait du Mexique. Vers une heure, il se leva pour aller prendre une douche. En rentrant dans la chambre, il me dit : « Tu as remarqué que, quand un frigo se met à vrombir quelque chose de terrible se prépare ? » Je voulus lui demander à quelle chose terrible il pensait, mais, à cet instant précis, le réfrigérateur commença à bourdonner. Il s’abattit sur moi. Je n’eus même pas le temps de jeter mes vêtements.

Nous fîmes l’amour, le lit n’était plus qu’une boule de tissu trempé. Nous roulâmes sur le sol. Mon corps était brûlant. Il me hissa sur le réfrigérateur. Ma tête heurtait le mur. Nous fîmes l’amour sous la douche, fouettés par le jet d’eau. Nous grimpâmes sur le siège des cabinets, nous nous suspendîmes à la chasse d’eau. Il me tira par les cheveux jusqu’à ce que ma tête heurte le sol. Nous fîmes l’amour sous l’eau brûlante, sous l’eau glacée. Je le traînai jusqu’au lit en lui écorchant le dos. Je tremblais tout entière. La fièvre montait. Il me maintenait plaquée contre son corps et me secouait frénétiquement. Ma tête montait et descendait, ma gorge s’était remplie de larmes, mes talons raclaient les draps. Je vis le plafond tourner sur lui-même et se liquéfier comme un jaune d’œuf, puis tout en bas, son visage se réduire à la taille d’un pois et s’engloutir dans le matelas. Le matin, au réveil, mes tempes résonnaient de coups de marteau. Je brûlais de fièvre, les draps étaient trempés. Il dit : « Tu es si belle. »

 

Je ne sais pas combien de temps nous passâmes ensemble au Hot Desert Springs. J’avais perdu la notion du temps, les jours se ressemblaient tous. Chaque matin, Paul allait jusqu’à la caravane de la propriétaire. Au retour, il me trouvait encore au lit. « Rien de neuf », disait-il. Les bulletins météorologiques se répétaient quasiment à l’identique ; un jour le foyer du cyclone se déplaçait de quelques kilomètres vers le sud-ouest ; le lendemain, les variations barométriques le ramenaient à l’origine des désastres, le sable avait englouti des villages entiers, la frontière était toujours bloquée. Lorsqu’il se penchait sur moi pour le baiser du matin, il me disait que nous devions être patients, que cette situation était provisoire et que le temps allait bientôt s’améliorer. Mais ce n’était pas la patience qui me manquait. Au contraire. En le serrant dans mes bras, par ces matins exquis où l’odeur de l’air, les draps tailladés et même la perspective de la chambre ramenaient avec violence le souvenir des amours de la nuit écoulée, je souhaitais silencieusement que cette attente ne finisse jamais, que le mauvais temps nous bloque là pour toujours.

Vers midi, nous allions à la piscine. Nous essayions de nager collés l’un à l’autre, nous nous plongions dans l’eau, nous restions immobiles. À part le vieil estivant, la propriétaire et son fils, il n’y avait personne au motel. Aucun nouveau client n’était arrivé. Nous nous nourrissions d’avocats et de sardines salées. Nous faisions l’amour. Nous dormions peu. Une fois par semaine, nous passions ensemble à la réception où Paul payait la propriétaire. Nous la trouvions toujours allongée dans son fauteuil, la télévision allumée, une assiette de chili con carne devant elle. Elle ne semblait pas se soucier particulièrement des affaires du motel. Parfois, dans la soirée, Paul me proposait d’aller en voiture dîner dans un restaurant voisin ou faire un tour. Je refusais. Au coucher du soleil, nous retournions à la piscine. L’estivant était parti, abandonnant sa serviette sur la chaise longue. Nous faisions l’amour dans l’eau, au milieu de la piscine, dans tous les coins de la piscine. Mon corps fouettait le dallage comme un poulpe. Nous suffoquions et reprenions notre souffle au dernier moment. La haute température de l’eau provoquait en moi une sorte de nausée. Mes oreilles bourdonnaient, j’étais prise de frissons. Tandis que je m’enfonçais dans l’eau jusqu’aux limites de ma résistance, l’orgasme me frappait droit à l’estomac et, prenant à rebours les vagues de dégoût, je perdais peu à peu connaissance. Nous sortions de l’eau hagards, nous nous enveloppions dans nos serviettes de bain. La nuit, déjà bien avancée, charriait toutes ses étoiles, et nous étions encore allongés sur le dallage au bord de la piscine, tâchant de reprendre nos esprits. Certains soirs, une étoile s’échappait de son cadre et allait se suicider à l’autre bout du ciel.

Je voyais le fils de la propriétaire presque tous les jours, autour de midi. C’était un beau garçon, viril, mais qui semblait légèrement attardé. Il s’approchait de la piscine, plongeait son épuisette dans l’eau et pêchait les saletés, répétant les mêmes gestes pendant des heures, avec une expression hébétée, même quand la piscine était propre. Il était sourd-muet, cela nous ne le comprîmes que plus tard, un jour où, comme nous allions à la caravane pour payer, nous le rencontrâmes. À genoux devant le fauteuil, il vissait la jambe de sa mère. Ils ne s’étaient pas aperçus de notre présence ; elle regardait la télévision. Quelque chose n’allait pas, une plaque de métal avait dû se briser, ce qu’il essayait de lui expliquer avec de grands gestes maladroits, claquant bruyamment des lèvres et se frappant les cuisses. « Bon, bon…, finit-elle par soupirer, envoie-la à cette adresse, à Sacramento », et elle dessina avec ses mains un colis puis un oiseau qui s’envole. Tout en comptant, de son œil garni d’orgelets, l’argent que Paul avait déposé sur le comptoir, elle se mit à gémir: l’assurance refusait de lui payer une jambe neuve ce qui l’obligeait à envoyer régulièrement celle-ci en réparation ; puis, comme si elle s’était soudain rappelé quelque chose, elle pivota et se figea devant son poste de télévision.

 

Main dans la main, nous nous promenions sur les sentiers du motel, au hasard, en comptant les bungalows vides. Une fois de plus, la météorologie avait démenti les communiqués de la veille, qui prévoyaient une amélioration progressive du temps, une fois de plus, j’avais rejeté la proposition que Paul m’avait faite d’aller dîner dans une ville voisine, pour changer un peu. Nous étions arrivés à la hauteur de la piscine. Le vieux était toujours assis dans la même chaise longue, les yeux scellés par le même masque de sommeil en plastique, qui lui donnait un air de chauve-souris.

« Et l’imperméable rouge ?… » demanda Paul.

Je lui dis ce que je pensais. Je dis que j’avais un peu honte, mais qu’après tout je n’avais peut-être pas tort. Il acquiesça. Peut-être l’imperméable rouge avait-il à présent trouvé une vraie famille, auprès de laquelle il grandissait. Peut-être était-il enfin heureux. Les enfants oublient vite. Sans doute, à l’heure qu’il était, le petit garçon courait-il en riant derrière son ballon dans un jardin plein d’églantiers.

 

Nous faisions l’amour dans la piscine. Il n’y avait pas un souffle d’air, la soirée s’étalait sur elle même. La surface lustrée de l’eau se détachait de notre peau, des tourbillons nous engloutissaient, la poussée de l’eau nous ramenait au même point. Soudain, je vis le manche de l’épuisette avancer de quelques mètres et s’immobiliser. Puis, en contrebas, un visage bouleversé, la bouche entrouverte. Je ne sais depuis combien de temps il nous observait. Le dos tourné à la piscine, je m’accrochais aux montants de la petite échelle. Paul entrait en moi par derrière. Il ne l’avait pas vu. Sous un ciel couvert, sans ombres, je vis le beau visage changer progressivement d’expression, se déformer, s’assombrir et enlaidir. Il repartit comme il était venu, sans bruit, traînant le manche de son épuisette comme un butin, puis il disparut à l’horizon.

Cette nuit-là, je me réveillai, toute en sueur après quelque mauvais rêve. Bouleversée, je m’assis au pied du lit et commençai à me gratter les talons. Je jetai un regard distrait sur le rayon de lumière qui glissait de la fenêtre sur le mur blanc et courait sur le dallage. Il me sembla que j’avais rêvé d’une tour de cristal qui s’effondrait, d’icebergs qui s’écroulaient sur les avenues du centre, de trombes d’eaux qui envahissaient la ville. Ensuite, le rêve se mélangea avec ce que je voyais dans la chambre, et je ne fus plus sûre de rien. Paul dormait. J’allai à la fenêtre.

L’endroit qui abritait les douches était éclairé. Captif d’une lumière blanche et féroce, le fils de la propriétaire se lavait, entièrement nu, les yeux rivés à ma fenêtre. Je restai interdite. L’espace d’un instant, j’eus l’impression que nos regards s’étaient croisés. En tremblant presque, je découvrais cette beauté, ce corps, les muscles qui respiraient lourdement le long des cuisses, le torse dégagé, le trait marqué du sexe. L’eau clapotait au creux des épaules, stagnait dans le nombril, inondait le bas-ventre. Puis se répandait sur les jambes. Par moments il s’ébrouait, ventre rentré, mains ballant dans des poches inexistantes. Et l’ampoule brûlait de ses cent watts au dessus de ce frémissement animal. La lumière me découpait en morceaux: la beauté du sourd-muet se dévoilait par touches successives, une fesse, puis l’autre, le cou solidement planté, le dos resplendissant, puissamment cuirassé, puis à nouveau la verge dans sa palpitation triomphale. La vague de dégoût familière vint me nouer l’estomac sans que je puisse la maîtriser. Je baissai le store et me terrai dans le lit.

 

Cela commença à se répéter tous les jours, s’ajoutant aux habitudes quotidiennes de notre vie au Desert Springs, aux ébats érotiques dans la piscine, aux sardines salées et aux avocats, aux bulletins météorologiques peu fiables. Tous les midis, le garçon descendait à la piscine avec le même visage inexpressif et restait debout durant des heures à plonger l’épuisette dans l’eau. L’après-midi, le manche de cette même épuisette, et parfois le visage lui-même, rendu blême par son trouble, me signalaient cette présence muette, me révélaient qu’il était là, épiant nos amours aquatiques. Ensuite, toutes les nuits, à peu près à la même heure, après m’être assurée que Paul s’était endormi, je me glissais hors du lit et allais soulever le store. La lumière, dans les douches, était déjà allumée. Parfois le sourd-muet arrivait en retard au rendez-vous, et j’étais déjà là pour le voir ouvrir la douche et se précipiter tout habillé sous l’eau. Il ne se déshabillait que lorsque ses vêtements étaient trempés et que les lignes de son corps se dessinaient avec précision. D’un seul geste, il se débarrassait à la fois de son pantalon et de son caleçon. Le sexe recroquevillé se réveillait sous l’eau illuminée, s’ébrouait et doublait de volume. Retenant mon souffle et en pleine extase, je l’épiais, captivée chaque nuit, de plus en plus, par cette exhibition.

C’est ainsi que la vie changea quelque peu. Mes jours commencèrent à dépendre de mes nuits, à épouser leur rythme. Il m’arrivait souvent, vers le soir, tandis que nous étions, Paul et moi, enlacés dans la piscine, de me demander quelle heure il pouvait être et, de compter avec angoisse le temps qui me séparait de mon rendez-vous secret. À d’autres moments, alors que j’étais occupée à quelque chose de complètement différent, comme par exemple décorer un avocat avec des sardines pour le dîner, l’obscure beauté de cette verge m’était brusquement révélée par l’image du poisson au dos luisant s’enfonçant profondément dans la chair du fruit.

 

C’était une nuit plus chaude que d’habitude. Nous avions fait l’amour, Paul debout, moi appuyée contre la table de nuit, les cheveux agrippés au mur. Des souffles d’air épais entraient par intermittence. Je l’avais écouté pendant des heures me parler d’une gargote à la frontière du Mexique, une baraque tenue par un trafiquant américain qui servait les meilleurs tacos de la région. Il se demandait si ce dernier avait réchappé à la tornade. J’avais commencé à m’impatienter lorsqu’ enfin il s’endormit dans mes bras. Je courus à la fenêtre. Le garçon était en retard, les douches n’étaient pas éclairées. Je me mis à baisser et à relever nerveusement le store. L’attente m’était insupportable. Une silhouette furtive, surgie du néant, alluma la lumière et me regarda. Le garçon déposa l’épuisette contre le mur et tourna la pomme de la douche avec le même air hébété que je lui connaissais bien. Lorsqu’il se jeta sous l’eau, son expression se modifia. Je regardais, le souffle coupé, s’opérer la métamorphose, son corps transmettre le mouvement aux vêtements mouillés et frémir.

Un bruit étouffé se fit entendre derrière moi ; des jambes engourdies par le sommeil s’emmêlaient dans les draps. Je restai clouée sur place. Paul se réveillait. Je l’entendis remuer sournoisement, puis ramper, à demi endormi sur le lit. Nous n’échangeâmes pas un mot. Au bout de quelques instants d’un silence insoutenable, pendant lesquels, pétrifiée, je continuais à regarder devant moi, quelque chose se mit à trembler faiblement dans l’air de la chambre, un souffle court et chaud, son haleine. Instinctivement, je compris qu’il se tenait derrière moi, à un mètre et demi de distance, agenouillé au bord du matelas et observant la même chose que moi.

 

Mexique a été publié chez Kedros Publishers (Athènes) en 1988.
Traduction du grec par Sylvie Hérold et Michel Demopoulos. Révision de la traduction par Gilles Ortlieb et Caroline Demopoulos.


* En français dans le texte.

Ersi Sotiropoulos

Écrivaine, Poète

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Notes

* En français dans le texte.