Nouvelle

Les disparus de Pomeyrieu

Psychiatre et écrivain

Du pont des Espairs, qui porte bien son nom, saute de temps en temps un patient de la clinique psychiatrique voisine. Emmanuel Venet, qui a récemment explicité ses griefs contre la psychiatrie française actuelle dans Manifeste pour une psychiatrie artisanale (Verdier), s’est amusé ici à parodier une forme bourgeoise de celle-ci. Mais sans doute faut-il être soi-même sincèrement respectueux de l’« homo nevroticus » pour, en plus, oser l’humour noir.

Au lieu-dit Les Espairs, le clos Pomeyrieu couronne une falaise d’une vingtaine de mètres surplombant la Douraine. À cet endroit la vallée se resserre en un étroit goulet, raison pour laquelle les Romains y ont construit le pont qui fut, pendant plusieurs siècles, le seul moyen de traverser la rivière entre Mallanches et Perroney – à l’exception d’une traille en regard de la tuilerie de Veyriat. Ce clos, un parc d’une quinzaine d’hectares ceint de hauts murs de pierre, abrite une maison de maître plusieurs fois brûlée et plusieurs fois reconstruite, la dernière fois vers 1730. Ruiné, le dernier comte de Pomeyrieu l’a vendue au lendemain de la Grande guerre à un certain Eugène Feugère, neurologue à Valence, qui la transforma en maison de santé. La vingtaine de chambres jouit d’une vue imprenable sur la Douraine et sur le massif des Ambiaises : un lieu idéal pour soigner les dépressifs et protéger la bonne société locale de ses doux dingues. Comme l’affaire s’avéra d’un bon rapport, les Feugère devinrent neuro-psychiatres de père en fils. Dans les années soixante, ils firent construire deux bâtiments disgracieux mais aptes à accueillir, dans les conditions du confort moderne, une centaine de petits mentaux, évolution qui fit de leur entreprise le plus gros employeur à vingt kilomètres à la ronde. Dans la classification Feugère, un petit mental est un malade affilié à une bonne mutuelle. Les grands mentaux, eux, se définissent comme simples assurés sociaux. Si par erreur l’un d’eux est admis à la clinique, il en est promptement réexpédié à l’hôpital psychiatrique dont il dépend.

De l’avis général, il était pour le moins téméraire d’ouvrir une clinique psychiatrique aussi près du pont des Espairs : à cet endroit la rivière, franchement torrentueuse jusqu’à Mallanches, s’assagit mais reste dangereuse. Le pont actuel la franchit par trois hautes arches qui ne laissent aucune chance aux suicidaires : en hiver la Douraine roule des eaux glacées et promet une mort immédiate par hydrocution ; en été elle ne compte guère que deux ou trois mètres de fond, coulant paresseusement sur une couche de limon épaisse de plusieurs dizaines de mètres. Les désespérés s’y enfoncent et, quand bien même l’envie de vivre les reprendrait in extremis, ils ne peuvent s’en dégager. D’après tous les habitants du canton, non seulement on ne connaît pas de rescapé de ce plongeon, mais il est souvent difficile de retrouver les corps, profondément enfoncés dans la vase. Ceux qui sautent sans qu’on le sache y restent engloutis, on peut supposer que le temps fossilisera lentement leurs ossements. Voilà pourquoi le pont des Espairs jouit d’une forte cote auprès des suicidaires : on n’y rate jamais son coup, et, pour autant qu’on choisisse bien le moment de la nuit pour sauter, on ne se contente pas d’y mourir, on y disparaît.

Saint-Just-le-Neuf pointe son clocher à bulbe deux kilomètres plus haut, sur l’épaulement d’une moraine sinuant avec la rivière. Hormis l’épicier, l’instituteur et le cafetier, on y vit de l’agriculture, de l’élevage bovin et du soin psychiatrique. Le maire, paysan bonhomme et investisseur avisé, dirige une exploitation de deux cents hectares dont la plupart lui appartiennent. Il entretient avec le clan Feugère des relations cordiales mais prudentes : pas question de se fâcher avec un employeur de cette taille, dont l’impôt foncier représente un pourcentage significatif du budget communal et qui attire en permanence de nouveaux habitants ; mais pas question non plus de laisser un psychiatre entrer au conseil municipal, où il apporterait ses raisonnements d’urbain et ses sophismes de rhéteur. À Saint-Just-le-Neuf, un sou est un sou, un champ est un champ, et le bon sens doit primer en tout. Au clos Pomeyrieu, en revanche, prévalent les raisonnements de théoriciens rompus aux arguments les plus spécieux. On l’a bien vu quand le Conseil général a préconisé l’installation de hautes rambardes sur le pont, et demandé aux Feugère d’en supporter le coût : grâce à leurs accointances politiciennes, ils ont réussi à faire capoter le projet en soutenant qu’il était hautement thérapeutique de soigner des suicidaires dans un lieu si favorable à leur projet. D’après eux, en un siècle on ne déplorait aucun décès par noyade volontaire dans leur patientèle. Pour fallacieux qu’il parût, l’argument porta.

La légende veut que les Romains aient construit aux Espairs un pont muletier bas sur l’eau et, de ce fait, difficile d’accès. S’appuyant sur les deux piles originaires, Colbert aurait fait rehausser l’ouvrage d’une quinzaine de mètres afin de l’amener au niveau de la route et de le rendre carrossable pour la malle poste. Au milieu du Second Empire, le tablier fut élargi afin de permettre le croisement des voitures et des chars agricoles. Seule l’arche médiane surplombe la rivière, les deux autres enjambent les pentes abruptes et boisées qui la bordent. À l’aplomb de la clé de voûte centrale, on domine l’eau d’une vingtaine de mètres. Spectacle féérique en toute saison, que la Douraine bouillonne et batte les piliers à la fonte des neiges ou qu’elle roule, au gros de l’été, son flot miroitant et placide entre deux épais rideaux de saules et de peupliers. Les âmes sensibles trouvent là matière à s’émerveiller des grâces de la nature tout en méditant sur leurs mortelles séductions. Les autres y voient une manière commode de traverser un cours d’eau qui, sur l’essentiel de son trajet, marque une frontière difficile à franchir. L’un des charmes de l’endroit tient à la faiblesse de sa fréquentation : d’une part, la navigation est interdite sur la Douraine à l’amont du saut des Hersons, une passe réputée dangereuse et située à une dizaine de kilomètres des Espairs ; d’autre part, peu de pêcheurs s’aventurent sur les berges, rendues instables par la prolifération des rats musqués et des castors.

La dynastie des Feugère compte quatre générations : Eugène approchait de la quarantaine quand il a acquis le clos Pomeyrieu en 1920. Ses deux fils ont marché sur ses traces : Louis, né en 1907, mort dans un accident de la route en 1951, et Ferdinand, de deux ans son cadet, qui a travaillé jusqu’à sa mort en 1991. Le fils aîné de Louis, prénommé Eugène en hommage à son grand-père, est connu sous le nom d’Eugène II. Né en 1934, il ne travaille plus mais sa haute silhouette hante encore les couloirs du service où il a gardé un bureau et reçoit de loin en loin quelques vieux malades autour d’un café. Sa sœur, Suzanne, a épousé un neuropsychiatre du nom de Moustier, qui a servi de factotum aux Feugère entre 1955 et sa désertion, en 1990. Eugène II a engendré deux psychiatres aujourd’hui sexagénaires, Louis (qui, par inculture, accepte fièrement le surnom de Louis II) et Frédéric, lesquels ont chacun engendré un fils pour assurer la succession : Julien, jeune praticien spécialisé en hypnologie, et Arthur, qui termine son internat en psychiatrie. De sorte que les repas de famille, dans la haute salle à manger du manoir, se structurent autour d’Eugène II, 86 ans ; Louis II, 62 ans ; Frédéric, 60 ans ; Julien, 36 ans ; et Arthur, 29 ans. S’y ajoutent les femmes et les filles de la famille, ainsi que la marmaille, menu fretin familial qui a intérêt d’apprécier les discussions sur la réglementation hospitalière, le barème de la Sécurité sociale et, dans une moindre mesure, les aspects anthropologiques de la maladie mentale. Quand ils ont un peu abusé des vieux Pommard dont ils raffolent, les trois aînés admettent qu’en cent ans, il a bien pu se produire, une fois ou l’autre, qu’un dépressif se jette du pont. Mais, précisent-ils en riant, vu que les corps disparaissent dans une faille profonde emplie de lises et à peu près inexplorable, aucune enquête n’aboutit jamais. Et Eugène II, versé dans l’évolutionnisme, ajoute volontiers que l’établissement travaille pour les générations futures de paléontologues : dans cinquante mille ans, quand les baobabs et les arganiers auront supplanté les aulnes et les hêtres, on trouvera des squelettes d’homo nevroticus merveilleusement conservés dans leur gangue d’argile.

Eugène II aime à répéter la devise de son père et de son grand-père, selon laquelle un bon malade est un malade solvable. Fondée sur ce précepte, la clinique du clos Pomeyrieu peut se targuer d’une réputation d’excellence dépassant largement les frontières du département. Eugène Premier avait déjà installé, dans la bonne société de Valence, l’idée qu’un enfant épileptique, un frère caractériel ou une maman sénile ne saurait freiner le dynamisme économique ou l’activité mondaine d’une famille honorablement connue. En somme, il se proposait de débarrasser la classe bourgeoise de ses scories, mais avait bien compris que l’opération exige du doigté. C’est pourquoi la maison de santé a d’emblée proposé des prestations différenciées selon les cas : le cousin attardé bénéficierait pour sa vie entière d’une cellule monacale avec vue sur le potager, et se verrait attribuer une camisole ou une brouette selon sa docilité et son aptitude au travail manuel ; la matriarche rotarienne, en revanche, étalonnerait sa courte cure de mieux-être sur les standards hôteliers les plus chic, lit à baldaquin et thé servi à cinq heures sur la terrasse dominant la rivière. Louis et Ferdinand étendraient le rayonnement de leur établissement à un large périmètre allant de Lyon à Aix-en-Provence dans un sens, de Genève à Clermont-Ferrand dans l’autre. Grâce à l’avènement de la Sécurité sociale, Eugène II inventerait le concept de vacances thérapeutiques, offrant aux plus avares des nantis l’occasion de se ressourcer aux frais de la princesse. Ainsi, aujourd’hui encore, des gens très comme il faut planifient leurs dépressions saisonnières en juillet ou en août pour se retrouver, entre croisière et cousinade, autour des tables de bridge à l’étage huppé du manoir. Leurs médicaments ne risquent pas de ruiner l’établissement, et leurs soins ne demandent pas des trésors de science. En revanche, la grosse centaine de lits plus démocratiques nécessite du personnel, de la disponibilité, et une solide résistance aux fléaux de notre temps, à savoir le Code du travail et les syndicats.

Au clos Pomeyrieu, le petit personnel, pourtant mal rémunéré, se montre en général discipliné : tout acte de rébellion ou toute atteinte à l’intérêt financier de l’employeur entraîne un licenciement brutal assorti de paroles humiliantes. En revanche, les employés arrangeants se voient offrir des fruits du verger, des chocolats à Noël, et des postes payés au lance-pierres pour leur progéniture. À Saint-Just-le-Neuf, on décrit en général les Feugère comme sévères mais justes, et la transmission héréditaire de la profession de neuropsychiatre dans leur famille passe pour une singularité pittoresque. Dans chaque service de soin, un classeur contient les consignes à appliquer en cas d’agitation, de fugue ou de décès. Pour les fugues, il convient de prévenir la famille, puis d’adresser un signalement à la gendarmerie. La plupart du temps on rattrape l’évadé chez ses proches ou dans un café des environs, mais il arrive qu’on ne le retrouve jamais. Ce cas de figure peut retarder les successions et entraîner, chez certains héritiers, des complications psychologiques, mais porte finalement très peu atteinte au bon renom de la clinique.

Les Feugère ont toujours maltraité le docteur Moustier, qu’ils ont d’emblée soupçonné d’avoir épousé Suzanne pour mettre la main sur leur patrimoine. Afin de l’écarter, ils n’ont pas hésité à spolier leur sœur et tante, octogénaire aujourd’hui réduite à mener une vie étriquée dans un pavillon de chasse dont elle ne possède que l’usufruit. Pourtant, le docteur Moustier n’a jamais ménagé sa peine pour la clinique, où il assurait une astreinte médicale toutes les nuits de semaine et un week-end sur trois. Cauteleux et manœuvriers, les Feugère lui ont toujours fait signer les documents engageant l’essentiel de la responsabilité médicale, et l’ont systématiquement poussé en première ligne en cas de litige avec un malade ou d’action en justice. Une nuit, écœuré et las de servir ainsi de fusible à sa belle-famille, il a discrètement quitté son domicile sans même réveiller son épouse, et n’a plus jamais donné signe de vie. Il a été remplacé par le docteur Daniel Breton, mon plus proche voisin, dont je suis vite devenu l’ami et le confident. Daniel m’a raconté comment Louis II, Frédéric et Julien lui font subir le même traitement : au clan Feugère les honoraires astronomiques, les dividendes de la clinique et le calendrier des vacances thérapeutiques d’une centaine de bourgeois radins ou démunis ; au docteur Breton le soin d’assurer les consultations, de rédiger les ordonnances, les certificats et les bulletins de sortie, toutes pièces qu’on peut retrouver dans le dossier d’un juge d’instruction au cas où un imprévu gâche le séjour.

C’est Daniel Breton qui m’a raconté avec quel cynisme les Feugère évoquent la disparition de plusieurs de leurs malades. Les matins où l’on ne retrouve pas un patient dans sa chambre, ils ordonnent à Daniel d’avertir la famille et la gendarmerie. La première fois, il a fait remarquer que vers deux heures du matin, il avait distinctement entendu, venant du pont, le bruit d’une chute dans l’eau. Mais les Feugère ont répondu qu’il s’agissait d’une illusion : d’après eux, depuis le manoir on n’entend pas la rivière, et de toute façon la plupart des malades qui fuguent rentrent chez eux ou vont s’enivrer, le fait est connu. La première fois qu’une infirmière a donné à Daniel une lettre d’adieux écrite par un de ces disparus, il l’a naïvement montrée à Louis II pour essayer d’argumenter sa thèse d’un suicide. Louis II l’a lue distraitement et l’a jetée dans le poêle à bois en murmurant Encore un qui veut se rendre intéressant ! Il a ajouté qu’un établissement de santé vaut davantage par sa réputation que par sa pratique, et qu’il ne tolérerait pas qu’un employé s’avise de porter une lettre d’adieux à la gendarmerie.

De ma maison, deux cents mètres en amont du clos Pomeyrieu, je vois le pont en contrebas, et plusieurs kilomètres de vallée en enfilade. J’aime cette vue, les flancs crépus des Ambiaises, le scintillement de l’eau dans les trouées des frondaisons – mais j’y vis intranquille. Certaines nuits, quand je ne dors pas, il m’arrive à moi aussi d’entendre le bruit d’une lourde chute dans l’eau et je ne peux m’empêcher de penser qu’un malheureux vient d’abréger son calvaire. Quand Daniel me confirme, le lendemain, qu’un patient manquait à l’appel, un profond trouble m’envahit. Mais, impuissant et incapable d’en penser quoi que ce soit de pertinent, je me console en imaginant la joie des paléontologues du futur, lorsqu’ils tomberont sur ce gisement.

En accord avec mon plus proche voisin, je considère que l’inaction représente un mode de défense rudimentaire, mais assez répandu et légitime. Il faut dire que, tous les deux, nous nous enorgueillissons d’aimer la vie.


Emmanuel Venet

Psychiatre et écrivain

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