Zone bleue (3620)
Collège international pour la préservation de la Zone bleue :
Estéban Popov (archéologue, University of Kuala Lumpur), Pape Raymondi (philosophe, UCLA), Héméra da Silva (médecin, Hospital Barra d’or, Rio de Janeiro), Ourdou Carmel (géographe, Université de Moscou), Olivia Bator (historienne de l’art, Université de Lorraine), Gilgamesh Monzo (artiste plasticien, Fondation Fendi), Didier Manhattan (botaniste, Muséum national d’histoire naturel, Paris), Ravi Grandet (généticienne, Centre international de diversification génétique, Genève), Li An Mendev (anthropologue, University of Lagos)
Voilà cinq cents ans que le site a été mis au jour. Il ne cesse depuis d’exciter la curiosité. Sur ces terres reculées, aux confins des Vosges et de la Lorraine, cachées au cœur du riche écosystème qui s’étend des rives de la Marne jusqu’à la Meuse – englobant les ruines de Gondrecourt-le-Château, de Montiers-sur-Saulx, de Ribeaucourt et de Cirfontaine-en-Ornois – les gens se pressent pour découvrir et analyser les caractéristiques des lieux. Car cette forêt, ce bois sacré, cette « zone bleue» est quelque chose à quoi rien ne ressemble. Pour préserver ce site classé il y a peu sur la liste des parcs naturels internationaux, pour offrir des perspectives nouvelles à sa mise en valeur et à sa restauration, il importe de faire le point sur les dernières avancées de la recherche.
Le mérite de la redécouverte de la « Zone » revient à un groupe d’historiens – une vingtaine d’hommes, en tout, qui exploraient l’ouest du département, à la recherche de villes oubliées (on leur doit la redécouverte des villes de Metz et de Sarrebourg, de Saint-Dizier, ainsi que les décombres de Bar-le-Duc). Un des éclaireurs identifia une masse végétalisée, différente du reste de la forêt.
« Regardez, là-bas. Les arbres ne sont pas comme les autres. On dirait qu’ils rayonnent. »
L’équipe s’approcha. De jeunes pousses sortaient du sol, les arbres tenaient debout, il y avait même de l’herbe. Rien ne laissait penser qu’il pouvait s’agir d’une maladie ou d’une décomposition intérieure. Randall Merrill, l’un des plus expérimentés du groupe, l’un des plus savants aussi, se souvenait que la forêt de Bure se situait non loin de la cité gallo-romaine de Nasium (à quelques kilomètres des ruines de Naix-les-Forges dans la vallée de l’Ornain). Elle avait servi, jusqu’à l’âge classique, aux feux rituels, aux chasses sacrées. Ce site avait la réputation d’inspirer les pèlerins. Une sorte de magicienne, célèbre en son temps, était née à quelques kilomètres de la forêt. Elle entendait des voix qui lui commandaient de traverser le pays pour mener la guerre. Elle avait fini brûlée vive sur un bûcher. À quelques kilomètres de là encore, une croix géante sur le tombeau d’un général fameux tombait en ruines à Colombey-les-Deux-Églises. (Voir la bibliographie.)
Sous les arbres de la forêt, quelques stèles furent exhumées du sol. Sur la première, il était écrit qu’Ogmios, dieu celte de la magie guerrière et du savoir, après avoir chassé la salamandre, aurait enterré sa carcasse encore incandescente, pour se prémunir de son rayonnement maléfique. Le poison sécrété par la bête, son souffle mortel, infesta le sol et, de ses intestins, serait sortie une forêt maudite. L’autre tablette rapportait que Lug, divinité solaire du panthéon celte, aurait possédé Arduinna, déesse topique de la faune, et qu’une forêt serait née de cette union contre-nature.
Randall médita ces inscriptions. Il dormit mal. Enchantée, sacrée, haine, chagrin, il rêva que la forêt allait prendre possession de lui et l’engloutir. Le lendemain, il considéra les tablettes et les prit pour ce qu’elles étaient: d’indubitables faux. Aucun membre de l’équipe ne s’expliqua pour autant la présence de ces stèles. Ni de cette forêt aux propriétés si étranges. L’équipe regagna sa base emportant avec elle divers résidus de fouilles (une carcasse géante d’automobile, de grands blocs de bétons usés, quelques petites poteries, des assiettes cassées, des branches, de l’argile et de l’écorce bleue.)
Quelques mois plus tard, Randall Merrill publia son premier article, dans les Annales d’archéologie de San Diego. L’article, agrémenté de cartes, de relevés et de nombreux croquis, révélait à la communauté internationale l’existence d’une forêt primitive, vieille de mille ou deux mille ans, en parfait état de conservation, et totalement bleue. (Fruits bleus, feuilles bleues, troncs bleus.)
De nombreuses expéditions furent organisées – américaines, asiatiques, océaniennes. Les articles, les ouvrages de vulgarisation, les livres d’art illustrés, présentaient la forêt comme celle de « nos ancêtres les Gaulois », certains remontaient jusqu’à l’âge de pierre, on parlait d’une ancienne fortification néolithique, de trous dans le sol, de vieilles mines, de méandres et de sources sacrées. Les auteurs notaient indifféremment Caeruleus sylva, Liveo lucus, Kyanos alsos, Blue grove, blauer Hein, « bois radieux » ou « zone bleue », mais au fond personne ne s’expliquait son origine. La forêt, plusieurs décennies après sa découverte, restait cachée derrière ces contes et légendes.
Les premiers cas sont arrivés quelques années après la découverte de la Zone. Des morts inexpliquées. Des morts, des difformités – ou des rumeurs et des mensonges. On parlait de cardiopathies soudaines, de fissurations du cœur, provoquant une cyanose (un bleuissement du sang, à cause de la diminution de l’oxygène). Ce pouvait aussi bien être un décollement de la rétine. Une sourde cataracte. Ou un champignon qui prolifère dans les bronches des organismes affaiblis. Très peu de cas en tout et pour tout. Il en aurait fallu plus pour empêcher l’afflux de visiteurs dans la Zone bleue. Sans doute les maladies ont-elles même plutôt amplifié le phénomène. Les gens voulaient voir. Les visiteurs affluaient. Des caravanes se garaient au bord des routes. Les campements se démultipliaient. Des refuges, les maisons de voyageurs, les sanatoriums, bientôt d’immenses complexes hôteliers sortirent de terre. Les échoppes se pressaient les unes contre les autres. Partout, les mêmes bonimenteurs, les mêmes souvenirs – potiches sans âme et contrefaites, mottes de terre, « écorces véritables de la Zone bleue », argile grise aux « propriétés magiques », trésors cachés, rebuts de fouilles, bouts de carcasse, talismans quelconques. Pour quelques pièces d’argent, on repartait avec un plant d’espèce sauvage. Des industriels véreux, associés à des artisans tout aussi véreux, coupaient des pans de forêt, pour fabriquer des tables et des chaises « de la Zone », ou même des instruments de musique «aux sonorités célestes ». Année après année, la région se vida ainsi de sa substance. Et si les premières mesures n’avaient pas été prises, la Zone bleue aurait tout simplement disparu à l’heure qu’il est.
Une barrière fait aujourd’hui le tour de la réserve. Le règlement est appliqué sans dérogation. C’est au sommet d’une ancienne butte que se situe le portail d’entrée en acier inoxydable, surmonté d’un fronton géométrique. Le visiteur franchit le seuil la tête baissée. Il vide ses poches, desserre ses liens, passe une combinaison. Derrière le petit bureau, une vigie pose les questions :
« Comment avez-vous entendu parler de la Zone ? À quelles fins entreprenez-vous ce voyage ? Transportez-vous des espèces exogènes ? Renoncez-vous au droit de creuser ? » L’interrogatoire est minutieux. Il faut vous y soumettre sans réserve.
Un espace médical a été aménagé au bout d’un long couloir. Des infirmières vous poussent jusque là-bas. Des mains vous palpent, elles vous mesurent, elles vous inspectent – et déposent un petit cachet entre vos dents. La lettre de décharge est écrite en trois langues. Quelles que soient les circonstances, quel que soit l’incident, vous renoncez à faire valoir toute revendication. Ceci concerne notamment les cas d’accidents, de blessures, de maladies, survenus pendant ou à la suite de votre visite. Vous visez, vous signez et alors seulement vous avez droit d’entrer.
Sur la gauche, il y a la demeure des gardiens. Elle est flanquée de volets bleus et de portails métalliques. À droite, sur une grande esplanade, c’est le bureau des voyageurs. La file d’attente s’étire sur une centaine de mètres. Des nomades, des professionnels, des malades, des curieux, des rêveurs, des poètes, mais aussi des marchands qui s’ennuient. Un vieil homme tend à chaque visiteur son petit plan de la Zone, sa ration de vivres et les dernières recommandations. (Surtout ne déterrez rien.)
À la sortie du bâtiment d’octroi, quelques groupes de personnes – tous sexes confondus – se tiennent le long du mur. Ce sont des autochtones, issus des peuples endémiques. Pour obtenir le titre de guide, ils ont étudié à la bibliothèque. Ils connaissent l’histoire et parlent d’une voix douceâtre. Les mains tremblantes, les yeux statiques, jamais ils ne tombent malades.
En tout, la Zone est constituée de cinq à six cents mille arbres répartis sur mille hectares. Sous le poids de votre corps, l’édredon de feuilles et de mousses s’affaisse. Vous avancez lentement. Vous imaginez dans le sol, à travers les millions de mètres cubes de limon et d’humus, la racine unique qui traverse la Zone, de part en part. Elle affleure en surface, et s’étire jusque dans les profondeurs. De ce réseau unique, immense, vous observez les rejets, spécimens de peupliers qu’on appelle glaukodendrons (arbre frêle et majestueux), visibles ici et nulle part ailleurs.
Vous avancez encore. Le soleil perce à travers les branches. Taches qui s’agitent dans le vent. Partout, ce sont des arbres identiques. Une armée d’arbres identiques, comme tirés d’un seul moule et répliqués à l’infini. Cette réplication du même individu augmente en vous le sentiment de votre propre unicité. Sur les troncs, en contre-jour, vous découvrez le fourmillement de la couleur qui s’impose à toute surface. (On vous en avait tant parlé. C’est elle que vous étiez venu chercher.) Un bleu qui vous caresse. Un bleu qui vous pénètre. (Réaction magique de la cyanosynthèse.) L’écorce elle-même dégouline de couleur bleue.
Alors vous approchez. Vous écartez les bras. Joue contre joue. (Du bleu, encore du bleu.) Vous fermez les yeux. Vous êtes au cœur de la nature, vous pourriez prendre racine. Puissance des ondes qui pénètrent votre organisme. Élan vital de la lumière. Vous sentez l’énergie vive de ce grand temple. Vos cellules ganglionnaires se rechargent. Longues minutes au corps à corps avec l’arbre de couleur. Vous rêvez, vous vous élevez. Vous êtes ici, dans l’unicité retrouvée de la teinte. Au plus près de la source. Là où tout parle d’harmonie et de beauté. Là où tout est bon.
Lorsque vous détachez les mains de ce tronc, l’une après l’autre, vous détaillez chacune des merveilles qui vous entourent – blaviacées, liviacées, caeruliacées, paliadées, maliacées (interdit de les cueillir). Ce sont des espèces rares. Des fleurs qui ont colonisé la Zone et n’ont jamais poussé ailleurs. (Loin des malheurs, loin de la civilisation.) Avec leurs feuilles bleutées, leurs pétales cyan ou violacées et leur parfum d’ardeur. Bouleversante euphorie. Une joie intense étreint votre cœur. Les mousses, les lichens, les bactéries, les champignons ont des reflets d’azur. En un éclair, vous remontez aux origines. Aux premiers acides, aux éléments archaïques. Aucun être intelligent ne saurait entreprendre quoi que ce soit d’aussi grandiose. Vous chantez les louanges d’une nature retrouvée. C’est l’œuvre d’une intelligence supérieure, d’une main protéiforme ou d’un homme aujourd’hui disparu. Mais pas de nous chuchotez-vous. Non. Pas de nous, êtres limités.
Sur le tapis de feuilles mortes, vous voyez une cohorte de fourmis irisées. Vous voyez des vers de terre livides, des limaces blêmes, des souris pâles. Vous levez la tête : c’est un écureuil blanc. Entre deux branches, un passerin indigo. Il collecte les branches de son nid – tout bleu. Les lièvres dorment sur un tapis indigo. Les rapaces digèrent de petits rongeurs colorés. Un peu plus loin, ce sont des sangliers. Ils frottent leur corps au tronc, à la recherche de nourriture. Ils sont agressifs sans raison, ils se mordent eux-mêmes, et se laissent mourir.
Alors vous vous allongez dans la masse vivante de la forêt. Vous vous recomposez. Telle une petite feuille supplémentaire qui retrouve sa place. Partout vous ressentez les petits fils qui vous rattachent à cette grande masse. (On vous l’avait dit. Tout le monde vous l’avait dit.) Impossible de s’attendre à quoi que ce soit d’aussi éclatant. Vous roulez votre main par terre. Poudre de cobalt, bleu de Prusse – poussière qui s’accroche entre vos doigts. Sur vos vêtements ; vos yeux, vos cheveux aussi. C’est lui que vous êtes venu chercher (perdu comme vous l’étiez). Couleur inexplicable qui vous ébranle. Quintessence de paix et de joie. De peur et d’espoir. Ce bleu impérial qui tapisse le monde depuis la nuit des origines. Où que vous soyez, quoi que vous fassiez, vous marchez, vous sentez, vous voyagez dans la couleur. Mais vous n’êtes pas seul.
À travers les branches, loin dans les fourrés, vous sentez leur présence. Ils sont là, ils vous surveillent. Le guide vous en a parlé. Depuis sa découverte, de gré ou de force, des gens se sont installés dans la forêt. Elle servit de zone de relégation ; on en interdit l’accès, pour l’ouvrir à nouveau. Venus de partout, malgré la peur, malgré les rumeurs et les on-dit, ils se sont installés dans des cabanes. Leurs enfants sont nés dans la forêt et les enfants de leurs enfants. Et un peuple s’est constitué au fil des siècles, dans l’espoir d’une vie meilleure. (Car l’endroit est sûr et préservé.) Ils ont érigé des charpentes, fondé des familles – qui elles-mêmes se sont multipliées. Ils ont colonisé de nouvelles aires de la Zone, près de la soufflerie, le long des murs d’enceinte, à côté des grandes maisons. Tout cela a été détruit, il y a longtemps. Ils vivent maintenant au plus profond des bois. Là où l’énergie est la plus forte. Ils dorment rarement plus de deux nuits au même endroit, parfois même dans les branches. Leur ressource tient aux objets qu’ils glanent dans la réserve (de vieilles carcasses, des bouts de métaux) et tentent de monnayer. Ce sont nos âmes errantes, des êtres frustes, vêtus de haillons, couverts de boue. Les gens disent que ce sont des saints. D’autres, des sauvages. Mais ils savent écrire, ils enterrent leur morts. Ils taillent les arbres et mangent de la chair bleue. Même leurs brasiers ont des reflets d’azur.
Il y a une cinquantaine d’années, Héméra Klein, jeune naturaliste, anthropologue à l’Université de Kuala Lumpur, est venue étudier ces peuplades. Elle voulait faire l’inventaire de leurs coutumes, recueillir leurs récits, approfondir notre connaissance de l’histoire des lieux. En quelques mois, malgré la méfiance, malgré l’incompréhension, Héméra Klein parvint à se faire l’alliée de ces petits groupes d’êtres sauvages. Elle vécut près d’eux, apprit leur langue. Elle épousa leur façon de voir le monde. Dans de minces carnets, elle compilait leurs histoires. Elle dressa une typologie complète de leurs pulsions. Il y avait les romantiques et les mystiques, les apocalyptiques et les prisonniers, les révolutionnaires et les rétrogrades, les créateurs et les recycleurs, les enragés et les fatalistes. Elle découvrit surtout que chacune de ces entités nucléaires se faisait appeler «horde ». Plusieurs dizaines de clans, associés par groupes d’affinités. On se faisait la guerre, on s’alliait à nouveau, on commerçait, on négociait puis on s’entretuait encore. Selon Héméra Klein, ces différences s’expliquaient en grande partie par des critères d’ordre sensible. Elles s’inscrivaient dans le corps de chacun des membres de ces hordes. Chacun de ces peuples percevait la Zone d’une façon très singulière. Leurs expériences du monde étaient divergentes. En schématisant, ces groupes se divisaient en deux catégories: les hordes de la crainte, les hordes de l’espoir. Les hordes heureuses, les hordes mélancoliques. Ceux qui pensaient vivre au paradis, ceux qui tournaient en enfer. La réalité est naturellement bien plus subtile.
Au fil de ses recherches, Mme Klein apprit que certains groupes étaient implantés dans la Zone avant la redécouverte de la forêt. Des gens fiers et inaccessibles. Ils disaient être les descendants des hommes de la « fondation » – moment crucial de leur système de croyance, où la terre fut retournée et les arbres plantés. Ils se faisaient appeler « gardiens ». C’était le peuple des gardiens. Aucun étranger ne les avait encore approchés. Ils apposaient des marques sur les troncs. Ils marchaient à peine sur le sol. Leur langue était différente. Ils n’avaient de cesse de répéter qu’il ne fallait pas trouer. Héméra Klein gagna leur confiance. Elle recueillit auprès d’eux quelques pages d’histoire parmi les plus significatives qui soient. Elle les traduisit et les fit publier. Ce que nous savons de la période des fondateurs tient dans ces quelques lignes, parfois contradictoires, souvent sublimes. Nous nous bornons à vous en livrer les grandes lignes.
Le mythe raconte que deux fleuves nauséabonds empêchent les âmes de s’enfuir de ces régions sans vie et monotones, couvertes d’étangs glacés, de lac de soufre et de poix bouillante. Les criminels expient là leurs fautes jusqu’à la fin des temps. Il y a des millénaires, disent les gardiens, un groupe d’hommes entreprit de creuser la terre pour fabriquer un enfer véritable. On la troua, on l’évida, on la fendit. La terre remontait des profondeurs sur des tapis volants et formait de grandes montagnes à la surface. Des être bardés d’outils descendaient voir le trou. Année après année, l’anneau souterrain se démultiplia. Il avait des excroissances en forme de squelette; de petits tubes, des nervures, des cavités humides et de nerfs bouffis. Des hommes seraient morts, étouffés sous les décombres, dans les terres arides et brumeuses de ce Tartare monumental. D’autres histoires, plus étonnantes, racontent qu’on aurait mis au jour les restes d’antiques murailles et des villes de pierres. Des grottes aux murs couverts de peintures, des trésors perdus et des signes d’époques lointaines. On aurait ainsi remonté le temps, par couches successives, jusqu’à atteindre ce qui devait être le fond des mers, à une période plus reculée encore, jonché de coquillages et de crevettes, aujourd’hui figés dans la pierre. Et c’est là, au fond de ce trou, qu’aurait été déposé un soleil mort. Un soleil mort, une matière noire, une lumière trouble, disent les gardiens, ce que l’homme avait produit de mauvais et de plus durable, fait pour traverser le temps et les civilisations. La «grande peur » qui secoua la région, la désertification spontanée de l’est du pays, la mainmise de la végétation dans la Zone, la fin de la première ère nucléaire, tout découlait de ce trou. Les gardiens considéraient le sol avec terreur. Ils restaient là pour perpétuer la mise en garde.
Héméra ne fut pas la seule à croire à la véridicité de ces témoignages. Elle réunit une petite équipe, elle mobilisa de grandes machines. Quelques membres des tribus acceptèrent de l’assister. Mais aucun « gardien » ne voulut l’accompagner. Il apparut qu’à certains endroits – sous les arbres de la Zone – les couches profondes du sol avaient été ouvertes et mélangées. Elle découvrit que les racines de la colonie clonale de glaukodendrons s’incrustaient dans une structure en béton – déformée par l’action végétale – qui conférait à la forêt sa forme caractéristique.
Cette nouvelle suscita un grand émoi parmi les membres de l’équipe. Quelque chose avait pu être caché là, dans les zones profondes, entre des couches d’argile, vieilles de cent soixante millions d’années, et le calcaire de l’oxfordien. Ses ouvriers redoublèrent d’efforts. Au bout de plusieurs mois, on mit au jour ce qui apparut comme un champ de restes humains. On appela « colline des morts » la butte où le plus grand nombre de squelettes fut exhumé. À l’analyse (on disposait tout juste à l’époque des premiers boîtiers capables de détecter les rayonnements), il apparut que ces restes étaient faiblement radioactifs. Héméra Klein vit là une preuve supplémentaire de ce que la Zone, ses arbres, son profil et son terrain étaient d’origine artificielle. Elle s’en ouvrit à certains de ses collègues, dans une série de messages restés sans réponse. Elle pensait que la Zone avait répondu à des fonctions mémorielles (voire mystiques ou totémiques); elle imaginait que le site avait pu servir de lieu de recueillement pour les fondateurs et leurs descendants. Héméra Klein, hélas, ne put pousser plus avant ses investigations et démêler l’intention précise de nos ancêtres, ou le message qu’ils auraient voulu laisser.
La seconde phase de son chantier visait à excaver les décombres de ce qui apparaissait comme une vieille galerie minière. De grandes quantités de roche et de sédiments étaient remuées. Les sols, fragilisés par une succession de jours de pluie, cédèrent sous leur propre poids. Héméra et ses équipes furent ensevelies sans que personne ne puisse les retrouver. Mme Héméra était partie à la recherche du soleil mort. Qu’elle soit morte sans le trouver, sans doute était-ce pour eux un juste retour des choses.
Ce n’est que plus tard que l’on comprit ce que Mme Klein avait été la première à pressentir: cette forêt avait été implantée par l’homme au-dessus d’un site d’enfouissement de déchets radioactifs. La Zone bleue était la trace visible d’une des plus grandes tentatives d’escamotage jamais entreprises par l’homme. Mais rien ne permet à l’heure actuelle de préciser la figure authentique de ce site dédié à la mémoire d’un monde disparu. Aussi plaisante soit-elle, l’image que le touriste peut se faire de la Zone bleue n’est vraisemblablement pas conforme aux desseins de ses fondateurs. L’afflux des visiteurs ne fait rien, il est vrai, pour amoindrir cette différence.
Il n’est pas exclu que cette forêt ait été encerclée, dès l’origine, par de hauts murs d’enceinte. Mais la forme initiale de la Zone, le nombre d’arbres plantés, les ramifications de la structure: nous en sommes réduits aux conjectures. Il est, du reste, à peu près impossible de dire si la forêt avait été implantée sur une surface aussi vaste que celle que l’on peut contempler de nos jours. C’est là un point qu’il convient de souligner, si l’on espère rendre à cette œuvre son cachet originel.
Des promoteurs ont réuni les fonds nécessaires à la construction de nouveaux complexes hôteliers autour de la Zone. Plus rien n’empêche l’afflux massif de visiteurs dans la région. Il importe plus que jamais de mettre en valeur ce site patrimonial. Pour améliorer la situation, retrouver quelque ordre dans cette forêt, sans doute faudrait-il ouvrir des allées plus praticables, installer des aires de repos et toutes sortes de commodités. Dans cette perspective, nous préconisons le déboisage de la forêt de l’Ormançon, tout autour de la Zone bleue. De tels travaux permettraient à tout un chacun d’admirer cet imprescriptible patrimoine de l’ère nucléaire avec les yeux d’un homme du XXIe siècle.
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« Zone bleue » a reçu le soutien du programme de résidences d’écrivains de la Région Île-de-France.
Vous pouvez retrouver cette nouvelle publiée dans notre collection « Les Imprimés d’AOC ».