Ce qui dort
Une nuit de cendres tombe lentement sous les arbres. Le champ de vision est restreint à un périmètre en sursis de lumière bleue. Ils se déplacent avec prudence dans les roulements et craquements de la nature morte. L’automne a été sec cette année. La marche est lente, le pas lourd, à cause du poids et de la fatigue. Les deux adultes avancent l’un devant l’autre, chacun porte à l’épaule une branche épaisse à laquelle est accroché un sanglier pendu par les jambes qui se balance lourdement. Le gilet orange fluorescent du père se détache dans l’obscurité naissante. Le second homme et l’enfant sont vêtus de kaki, dissous dans les branches et les feuilles, seuls leurs visages flottent comme des ballons pâles. Le chemin est trop étroit pour ramener la voiture jusqu’ici, de plus, la barrière à l’entrée du bois était baissée à leur arrivée. L’enfant trottine sur le bord du chemin, glane des branches et les abandonne aussitôt. Il faut reposer les mauvaises avant trois secondes sinon elles explosent. Ensuite, en ramasser une autre avant d’avoir compté jusqu’à dix. À dix c’est le sol qui s’écroule, broyé par les mâchoires des monstres souterrains, s’il n’y a pas de nouvelles branches, traverser le chemin de terre rapidement, jusqu’à l’autre rive, en terrain sûr, où dix autres secondes sont encore possibles. L’enfant bourdonne autour des adultes, reste en arrière puis les dépasse, se heurte parfois à leurs jambes en traversant le chemin à toute allure. Le père est agacé, et plonge des regards éclair dans cette forme qui papillonne autour en marmonnant. Tout le monde a faim, l’estomac creusé par l’après-midi. Avec la nuit c’est aussi la fraîcheur qui tombe et gonfle la forêt d’humidité. Juste avant que la terre explose, à huit, il l’a vu. Sous des ronces entremêlées, une spéciale. Neuf. Une main plonge dans l’écrin épineux, les doigts rencontrent une surface lisse et sèche, ses jointures se resserrent autour, puis sans hésiter il arrache d’un coup franc le butin aux branches épineuses. Dix. C’est un sceptre, un bâton de marche, une épée. Droite, sans aspérité ni renflement. Il la brandit au-dessus de sa tête pour l’observer sous les dernières lumières. Le visage crispé, il observe sur sa main les griffures formant un réseau de lignes rouges et brillantes, c’est la vengeance des monstres. La bête l’intrigue. Il s’en approche, observe son flanc osciller au rythme du mouvement de la marche. Ses yeux noirs et brillants sont grands ouverts, comme des billes. Avec l’extrémité de son bâton, il assène de légers coups sur le ventre dur. Une envie de l’enfoncer dans la peau le démange, il se demande quelle pression il faudrait exercer pour la transpercer. Peut-être que cela ressemblerait à de la terre humide, ou du sable, quand on y enfonce le pic d’un parasol. Il tournoie autour des adultes, chaque centimètre de ce corps étrange demande à être scruté, l’attire et le repousse à la fois. Il arrive que lorsqu’il s’approche trop longtemps l’un des adultes fasse mine de se délester de la branche sur laquelle est pendu l’animal pour la placer sur l’épaule de l’enfant, un sourire en coin, l’air de dire : Puisque tu veux tant voir, remplace-moi. Il s’écarte brusquement et s’enfuit à quelques mètres avant de revenir timidement par un autre endroit. À nouveau, il est tout près. Il approche une main hésitante sur le flanc, ses doigts se posent sur la chair tiède. En séchant, le sang a collé les poils, la texture est étrange. Le liquide brun et rougeâtre s’étale sur ses doigts. Il y frotte le bâton, colorant son extrémité de cette teinte ocre. La voix de son père explose brisant la monotonie des craquements de feuilles sous les semelles.
— Arrête donc tu nous gênes ! Et puis t’es en train de te salir ta mère va râler. T’essuies pas sur ton pantalon dis ! Ce gosse putain.
L’enfant détourne le regard de la bête, indifférent à l’agressivité de la réprimande. Son visage est animé par une découverte, les yeux grands ouverts, galvanisé. Il regarde son père :
— Son cœur bat !
— Mais non. Qu’est-ce qu’il raconte encore celui-là?
— Ça bouge ! S’exclame l’enfant.
— C’est parce qu’on le porte, il se balance c’est normal.
Les joues roses, il est transporté par une excitation qui accélère ses mouvements, l’essouffle, lui brûle le bord des oreilles. L’indifférence des adultes fait naître une indignation, l’aberration d’un non-sens. Son cœur s’emballe, le volume de sa voix encore aiguë s’élève :
— Mais, papa, c’est pas parce qu’il saigne qu’il est mort !
— Non. C’est parce qu’on lui a mis une balle où il fallait, intervient Didier dans son dos, d’une voix calme et ferme.
C’est la première fois qu’il prononce un mot depuis qu’ils ont pris le chemin du retour.
— C’est ça, exactement, surenchérit le père à l’avant.
— Mais il bouge, s’obstine l’enfant un peu plus bas, en palpant l’animal.
Maintenant il le touche carrément, il n’a plus peur, c’est presque comme un chien endormi au poil ras. Du bâton il tapote à nouveau le flanc puis les cuisses épaisses, à l’écoute des variations sonores produites par le geste.
— Oui c’est ça, il bouge. Tu vas voir c’est lui qui va te manger ce soir et pas le contraire, enchaîne Didier en faisant un clin d’œil tour à tour à l’enfant puis à la nuque du père qui marche devant lui.
Il se détache des deux adultes et marche en dehors du chemin, slalome entre les troncs d’arbre, tape le bout rouge du bâton sur les écorces, et les branches basses. Le père marmonne à voix basse à lui-même et Didier qu’il sait derrière lui :
— Comprends pas ce gosse.
Puis plus fort pour être entendu de l’enfant :
— Fais gaffe aux merdes d’animaux ! Si tu dégueulasses tes chaussures, ta mère va me tomber dessus.
L’enfant éclate de rire et reprend sa course. La lumière est maintenant grise et bleutée. Il accélère le pas et disparaît de la vue des adultes derrière les troncs d’arbres, dissimulé par la forêt dont les contours s’obscurcissent.
— Anthony ! Anthony ! S’époumone le père aussitôt qu’il ne le voit plus. J’en peux plus de ce môme, peste-t-il entre ses dents, excédé.
— Lâche-le un peu, et porte un peu plus haut, tout le poids est sur moi.
Didier s’occupe des pieds, son ami le convainc toujours que c’est mieux que la tête parce qu’elle est plus lourde. Il a compris que ce n’est pas vraiment une question de tête ou de jambe, mais plutôt de comment on porte, incline et répartit le poids. Il tremble sous l’effort, transpire sous sa veste.
— C’est la dernière fois que je le ramène à la chasse, ajoute le père d’une voix froide sans n’avoir rien changé à sa manière de soutenir la branche.
— T’es dur. Et puis il a pris une belle photo de toi, avec le sanglier.
— C’est vrai, mais bon.
— Tu l’as envoyé aux autres ?
— Pas encore je le ferai en rentrant.
Didier marque un arrêt :
— Attends une seconde, il faut que je le replace sur mon épaule.
Il ramasse le bonnet qui sert de cale entre le bâton et l’ossature de son épaule.
— ‘l’est lourd le bestiau, souffle-t-il.
— Ah ça.
Les feuilles s’écrasent en chuchotant. Parfois il sent une branche sèche craquer ou un trou dans le sol, caché sous le tapis d’humus, il y prête une brève attention, continuant sa course sans regarder ailleurs que devant, au loin, et s’élance encore davantage. Un caillou bascule sous son pied, manque de le faire tomber, faisant courir un flux d’adrénaline et de chaleur le long de son corps. Le cœur battant il court, accroché à ce mince équilibre dans lequel il ne tombe pas et évite les obstacles. Une chance aveugle, un autre jeu avec lui-même, esquivant au dernier moment les branches et les troncs. Persuadé que quelque chose le protège, qui ne le fera ni tomber, ni se cogner. La voix de son père s’est évanouie derrière ses pas. Il sait que s’il s’arrêtait maintenant il ne percevrait déjà plus la tâche orange fluorescente du blouson de chasse ni les trois silhouettes des deux adultes et de la bête. Nul besoin de se retourner, il le sait. Il connaît cette forêt ainsi que ces après-midis avec son père et Didier.
Une ronce agrippe une cheville, à l’endroit entre la chaussette et le bas du pantalon, là où la peau est nue. Il se dégage brutalement, ignorant démangeaison et douleur, le front brûlant. Un peu de morve a coulé de son nez jusque sur sa lèvre supérieure, il renifle bruyamment et racle sa gorge avant de s’essuyer avec sa manche. À la sortie du bois, il suit le chemin qui traverse le champ et au bout duquel les promeneurs garent leur voiture. Il longe la départementale en direction du village et passe devant le terrain de basket-ball qui est à l’entrée, entre le gymnase et la salle des fêtes. À travers le grillage il observe les pull-overs oubliés sur des rambardes au bord du terrain qui flottent comme des loques fantomatiques. Anthony frissonne, n’arrivant pas à s’empêcher de scruter ses spectres inanimés, comme il le fait pour les tombes du cimetière devant lequel il passe pour aller à l’école. Les matins d’hiver quand il fait encore nuit, il lui a semblé apercevoir de petites lueurs au dessus des tombes, semblables à des lucioles.
Sa maison est la troisième après le stade et le panneau qui indique l’entrée dans le village, le long de la même route. Les lumières des fenêtres du rez-de-chaussée sont allumées.
Il traverse la cour en gravier, braqué par le projecteur du porche. En poussant la porte, il est immédiatement enveloppé par la lumière et la chaleur de l’intérieur. Un fumet de cuisine arrive à ses narines.
— Ah, enfin ! émet la voix de sa mère depuis la silhouette du canapé.
La télévision est allumée sur une émission d’enquête criminelle. La voix du présentateur et des musiques d’ambiance résonnent dans le salon. Il dépose le bâton contre un mur et enlève ses chaussures. « La mère de Julien était au courant qu’il était parfois traversé d’accès de violence envers ses compagnes, car son ex-petite amie avait porté plainte contre lui quelques années auparavant », débite la voix du présentateur. Le carrelage est froid à travers ses chaussettes, il ouvre le placard à chaussons et en sort les siens. Une paire en polaire bleue portant chacune la silhouette de Spider Man sur un écusson en plastique. Ses pieds sont légèrement à l’étroit dedans, il a grandi depuis qu’on les lui a offerts. « Pour l’entourage de Julien, le jeune homme de vingt-sept ans avait tout pour réussir. Jeune comptable charismatique et épanoui, il est vanté par ses patrons, apprécié de ses collègues. C’est d’ailleurs sur son lieu de travail qu’il rencontre Céline qui deviendra sa petite amie. Voyages, fiançailles, tous deux filent un amour parfait. Ni Céline ni sa famille ne sont alors en possibilité de se douter que la relation de ce jeune couple à l’apparence idéale va virer au cauchemar. » Anthony s’approche du canapé. Les yeux rivés sur l’écran, il pose une main sur l’accoudoir, la bouche entrouverte. Des photos de Céline et Julien défilent sur l’écran accompagné par une musique angoissante, faite de notes de piano aiguës qui l’emplissent d’une sensation étrange et d’un profond malaise. Ils sont jeunes et beaux. Elle a les joues roses, un large sourire et de grands yeux bruns entourés de longs cils. Tous deux sont blonds. Il est coiffé comme un acteur américain, le sourire calme, la couleur de ses yeux est difficilement identifiable, peut-être gris.
— Ils sont où Didier et ton père ?
— Derrière, ils arrivent. Ils mettent du temps avec le sanglier.
Mère et fils se parlent sans détourner le visage de l’écran, des reflets colorés dansent sur leur visage. Une photo montre Céline et Julien assis à une table sur une terrasse de restaurant donnant sur la mer, ils tendent vers l’objectif leurs deux mains unies en souriant. Chacune des deux mains porte une bague. Le présentateur indique que c’était le jour de leurs fiançailles. Peut-être ont-ils demandé à un serveur de prendre la photographie, il s’imagine la scène.
— Quoi ? s’exclame la mère en regardant son fils pour la première fois. Quel sanglier ?
— Celui qu’ils ont tué, répond-il avec détachement, absorbé par l’émission.
La sœur de Céline témoigne face à la caméra dans un studio aux murs sombres et invisibles. Un halo de lumière éclaire un visage modelé par une vieillesse prématurée.
— Oh non… Lui et sa chasse quelle histoire ! Moi j’en veux pas de son sanglier, on a déjà assez de viande pour des mois. En tout cas il n’y a pas de place dans le congélateur.
La sœur de Céline se confie : « Julien, c’était vraiment le beau-frère idéal. Très attentionné avec tout le monde, joyeux, nos parents l’adoraient. On passait beaucoup de week-ends tous ensemble. J’avais dit à ma sœur : Céline, ce garçon c’est une perle rare. Vraiment, rien à dire. Il était parfait et elle semblait heureuse. Pour moi qui étais célibataire à l’époque c’était un couple modèle. Tout le monde était d’accord sur le fait que pour eux deux, c’était parti pour longtemps. Et puis quand ils sont revenus de leur voyage de fiançailles, j’ai commencé à remarquer que quelque chose avait changé. » Musique tragique. L’image de la sœur passe en noir et blanc. Son visage se froisse en un spasme douloureux. « Un jour on faisait du shopping ensemble et je suis entrée dans la cabine pour voir ce qu’elle essayait et c’est là que j’ai vu des bleus à certains endroits de son corps. » Ses yeux se mettent à briller, elle poursuit avec difficulté, les muscles de la bouche tordus, la glotte tremblotante : « À ce moment elle a réagi très violemment et m’a reproché d’être entrée dans la cabine sans rien demander, seulement on a toujours fait ça entre nous et quand je l’ai interrogée sur ces marques elle m’a littéralement bousculée hors de la cabine. Je ne l’avais jamais vue comme ça. » Elle s’effondre. Une série d’archives personnelles de Julien et Céline durant leur voyage de fiançailles est déroulée, accompagnée de cette même musique de piano aux notes troublantes. Sur une plage au sable blanc d’une île lointaine leurs silhouettes se détachent dans l’azur, au restaurant leurs visages rougis par le soleil et brillant de sueur sont exposés à la lumière crue d’un flash, Céline dans un marché local tient une pastèque en souriant. La voix du présentateur reprend avec gravité : « Un couple qui a tout pour réussir, un voyage de fiançailles dans un endroit paradisiaque, comment se douter qu’un drame se prépare? Face aux interrogations de sa sœur, Céline nie en bloc puis coupe tout contact avec elle. Anaïs, la sœur de Céline, signale la situation à leur famille en expliquant la scène de la cabine d’essayage, mais se retrouve seule à prendre en considération la potentielle gravité de la situation. Quelques semaines plus tard, elle reçoit un appel de Céline. »
— Tu peux aller étendre le feu des pommes de terre Anthony?
— Oui, répond-il automatiquement, sans bouger.
« Ma sœur m’appelle un matin, elle avait l’air paniquée. Elle me demande si je peux venir la chercher après son travail pour que je l’héberge chez moi quelques jours. Elle ne voulait pas me répondre à mes questions et n’arrêtait pas de répéter : Il est fou, il est fou, il va me tuer. Le soir je l’ai attendue à la sortie de son travail et elle n’était pas là, donc je suis rentrée pour demander à ses collègues où elle se trouvait et l’on m’a dit qu’elle était déjà partie avec Julien un peu plus tôt, comme d’habitude car ils rentraient ensemble le soir. »
— Anthony, va voir le feu.
— Oui, oui.
Il se lève et traîne le pas, le cou tordu pour continuer à apercevoir l’écran pendant son déplacement. La cuisine est éteinte, éclairée seulement par les lumières du salon qui y pénètrent en oblique. De la vapeur s’échappe d’un grand fait-tout. Quand on entre dans une pièce obscure, les monstres de l’ombre ont besoin d’un peu de temps pour se terrer sous les meubles et dans les placards, c’est pourquoi il est judicieux de taper ses pieds bruyamment sur le sol pour les faire fuir et ainsi les prévenir de l’imminente arrivée, de la même manière que pour les serpents en forêt. Il allume la lumière et remue les pommes de terre avec une spatule en bois. Les meubles se tiennent sages, dans leurs couleurs habituelles, Anthony sait que l’on essaie de le duper, mais ne s’en inquiète pas, ce n’est pas comme s’il était seul à la maison. Quand c’est le cas et que la nuit est tombée, il parle seul et fort sans presque ne jamais s’interrompre, laissant la télévision allumée pour occuper l’espace sonore et se dérober aux craquements du bois de l’escalier et aux autres bruits parfois inexplicables. Quand la maison parle, ça l’inquiète. Des bribes de l’émission lui parviennent. « Anaïs décide donc de se rendre chez sa sœur. En arrivant elle se heurte à un changement de comportement radical de la part de Céline qui refuse de lui parler. Julien s’interpose entre les deux femmes et lui demande de partir. Il menace d’appeler la police. Inquiète et sous le choc, Anaïs rentre chez elle et prévient immédiatement sa famille. »
— Alors c’est cuit ?
— Je sais pas.
— Quoi ?
— Je sais pas ! reprend-il plus fort.
— Plante un couteau dans une pomme de terre, s’il s’enfonce bien c’est que c’est cuit, crie sa mère en détachant chaque mot pour être comprise.
« Le lendemain Anaïs reçoit un appel de la gendarmerie locale. Sa sœur a disparu après une forte dispute avec Julien, c’est lui-même qui a signalé la disparition. Au cours de leur enquête auprès du voisinage les inspecteurs apprennent que la dispute a tourné en bagarre. Des voisins rapportent avoir entendu des cris ainsi que des plaintes de Céline. Julien nie et dit avoir passé la nuit à chercher Céline expliquant que sous le coup de la colère celle-ci avait quitté le domicile sans dire où elle allait. Il est placé en garde à vue. C’est au travail de Céline que les collègues évoquent à la gendarmerie le passage d’Anaïs la veille de sa disparition et de son inquiétude à ce moment-là. Anaïs explique aux gendarmes sa version des faits et ses craintes que Julien soit à l’origine de la disparition de Céline. »
— Je crois que c’est cuit, dit Anthony en léchant l’extrémité tiède du couteau.
— Éteins le feu alors, j’arrive.
Des bruits en provenance de l’extérieur de la maison lui parviennent, le brouhaha de voix graves d’hommes se rapproche puis la porte d’entrée s’ouvre.
— C’est maintenant que vous rentrez ? Ah non ! Tu ne rentres pas ça ici, laisse-le dehors, coupe-t-elle, catégorique.
— Tu vas pas le cuisiner ? demande le père, presque naïvement.
— Mais tu t’écoutes parler des fois ? J’hallucine. En plus le repas est quasiment prêt.
— C’est quoi ?
— Du poisson au four et des pommes de terre.
— Arggh. Allez viens Didier.
Encore sur le seuil, celui-ci se tient penaud, il esquisse une moue et adresse un regard désolé à l’épouse de son ami, haussant légèrement les épaules puis la salue de la main. Tous deux sortent de la maison. Elle ouvre la bouche, prête à protester, puis la scelle en serrant les mâchoires, les yeux écarquillés en tripotant un coin du plaid qui couvre ses jambes. Depuis la cuisine, Anthony entend la porte claquer à nouveau. La mère siffle entre ses dents.
— Non, mais vraiment celui-là, je te jure.
Il entre dans le salon.
« C’est au bout d’une dizaine de jours qu’un joggeur découvre à Rueil-Malmaison le corps de Céline échoué sur le bord de la Seine, à une dizaine de kilomètres du domicile du couple. Lors des interrogatoires, les inspecteurs redoublent la pression exercée sur Julien. Le médecin légiste confirme une mort par strangulation avant que le corps ait été jeté à l’eau. De nombreuses ecchymoses laissent deviner que la victime a tenté de se débattre. »
— Anthony, tu vas dîner avec moi au moins ?
— Bah oui.
De toute façon son père ne lui avait pas proposé de se joindre à eux, et puis ils sont déjà partis. À travers les murs il entend la voiture démarrer et traverser la cour en faisant crisser le gravier. Où est-ce qu’il irait dîner seul, à neuf ans, un dimanche soir ?
— On peut manger devant la télévision ? demande-t-il.
— Ah non pas ça, quand même.
« Accablé par les preuves, Julien avoue les faits. Il suspectait Céline d’entretenir une liaison avec un collègue de travail, fait non avéré et qui fut la raison de nombreuses disputes. Une violente altercation eut lieu le soir du 22 mai 2004. Céline, excédée, tenta de s’enfuir du domicile ce qui entraîna un affrontement physique dont l’issue fut fatale pour la jeune femme. Les deux familles, effondrées, tentèrent d’entrer en contact avec Julien pour comprendre la raison de ce passage à l’acte, celui-ci refusa, n’acceptant de communiquer qu’avec son avocat. À l’issue du procès, la cour d’assises le condamne à une peine de vingt-cinq ans de prison, il est actuellement incarcéré à Bois-d’Arcy. » Le présentateur clôture l’émission avec la même gravité, le générique défile à toute vitesse avant d’ouvrir sur une publicité pour du fromage de chèvre.
Mère et fils dînent ensemble sur la table de la cuisine. Ils mastiquent lentement, les yeux dans le vague, plongés dans leurs pensées respectives. Parfois les yeux se croisent puis s’évitent, se baladant sur la cafetière, le grille-pain, le porte-couteau bien nettoyés et espacés sur le plan de travail. Les objets sont là dans leur immobilité et semblent triompher sur les vivants, brillants, inébranlables. Avant le tic-tac de l’horloge murale rythmait les repas silencieux, depuis qu’elle a été remplacée par une digitale cette musique a disparu. Il reste les mastications et respirations, le tintement des couverts sur les assiettes, le bruit sourd du verre que l’on repose sur la table, le gémissement du réfrigérateur. La télévision du salon est restée allumée, c’est l’heure du programme météo. Demain il fera seize degrés à Nantes et neuf sur la Côte d’Azur.
— C’est vraiment le monde à l’envers, dit-elle en haussant les sourcils.
La lumière de la cuisine éclaire l’extérieur dessinant un grand rectangle jaune dans l’obscurité, jusqu’au niveau de la table de jardin sur laquelle se découpe l’imposante silhouette du sanglier. Sans rien dire ni faire de bruit, le père a fait le tour de la maison pour l’y déposer avant d’entrer, se doutant peut-être d’avance de l’incertitude de son entreprise. Anthony se sent mal à l’aise à l’idée d’avoir peut-être été observé à son insu. Leurs silhouettes attablées ainsi que l’intérieur de la cuisine se superposent à la vue du jardin. Il faut loucher différemment pour mieux voir une image ou l’autre. Le soir il a souvent l’impression que sa mère est plus vieille qu’elle ne l’est, à cause de cette lumière fade qui tombe en douche au-dessus d’elle. Il ne peut s’empêcher de la trouver belle, quel que soit le moment ou la lumière, et ce sera le cas même quand elle sera très vieille. Il y a ce qui la précède, cet aura qui l’effraie et le rassure. L’un de ses doigts porte une bague dont la pierre brillante reflète la lumière selon ses mouvements, elle le dépose ainsi que sa main, à plat sur la toile cirée. Bleue et jaunes, avec des motifs provençaux. Il se penche sur la bague, promène ses doigts dessus, prend la main de sa mère dans la sienne en la faisant bouger.
— C’est beau quand ça brille, dit-il.
Elle plonge son regard dans le sien, ses traits s’adoucissent, sa bouche esquisse un sourire. Elle retire sa main pour la passer dans les cheveux de son fils, puis saisit à nouveau son couteau et coupe un morceau de pomme de terre et de poisson, qu’elle enfile sur sa fourchette. Avant de la mettre en bouche elle marque un arrêt et soupire, lançant un regard assombri en direction de la baie vitrée.
— En plus il l’a mis sur la table. Il aurait pu la poser ailleurs, son horreur. Que veux-tu que je fasse de ça ?
Anthony ne répond pas. Il se lève dans un grincement de chaise et s’approche de la baie vitrée sur laquelle il colle son visage, les mains placées en visière pour faire disparaître de sa vue les reflets de l’intérieur. Il s’habitue à l’obscurité extérieure. Les sabots de l’animal sont luisants, des pièces de métal affûtées et aiguisées. Forme ramassée sur la table, à première vue inanimée. Il frissonne, et se sent à son tour épié par la bête. Le flanc ensanglanté est traversé de mouvements imperceptibles, de légers sursauts, qu’il croit percevoir, depuis l’autre côté de la vitre. Elle respire encore, son cœur bat. L’air chaud expiré crée une buée opaque qu’il essuie avec sa manche.
— Viens, ça va refroidir.