Roman (extrait)

Notre part de nuit

Journaliste et écrivaine

La terreur n’est pas une métaphore dans le premier roman de l’écrivaine argentine Mariana Enríquez. L’Argentine ensanglantée par la dictature, Londres la psychédélique, l’Afrique d’où provient la connaissance des Ténèbres, telle est, rapidement résumée, la traversée d’un monde surnaturel, cruel et orgiaque, des années 60 à 90. À la recherche de la vie éternelle. Un fils et son père, médium de la société secrète de l’Ordre, fuient Buenos Aires : premières pages de cette épopée troublante traduite par Anne Plantagenet. À paraître aux Éditions du sous-sol.

Je crois que nous perdons l’immortalité parce que la résistance à la mort n’a pas évolué ; nous insistons sur l’idée première, rudimentaire, qui est de retenir vivant le corps tout entier. Il suffirait de chercher à conserver seulement ce qui intéresse la conscience.
Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel
I cried : « Come out of the shadow, king of the nails of gold !  [1] »
W. B. Yeats, The Wanderings of Oisin

Une telle lumière ce matin-là et le ciel limpide, à peine une tache blanche dans le bleu brûlant, plus semblable à une traînée de fumée qu’à un nuage. Il était déjà tard, il fallait partir, demain il ferait aussi chaud ; et s’il pleuvait, si l’humidité du fleuve accablait Buenos Aires, il serait incapable de quitter la ville.

Juan avala sans eau un comprimé contre le mal de tête et entra dans la maison pour réveiller son fils, qui dormait sous un drap. On part, lui dit-il, le secouant doucement. Le garçon se réveilla sur-le-champ. Les autres enfants avaient-ils le sommeil aussi léger, étaient-ils autant sur leurs gardes ? Va te débarbouiller, ordonna-t-il, lui essuyant délicatement les yeux. Ils prendraient leur petit déjeuner sur la route. Juan saisit les sacs qu’il avait préparés et hésita entre plusieurs livres avant d’en choisir deux de plus. Il vit les billets d’avion sur la table : il avait encore cette possibilité. Il pouvait se recoucher et attendre la date du vol, dans quelques jours. Pour ne pas céder à la paresse, il déchira les billets et les jeta à la poubelle. Il avait la nuque en sueur à cause de ses longs cheveux : ça allait être insupportable sous le soleil. Il n’avait pas le temps de les couper, mais il fouilla les tiroirs de la cuisine à la recherche des ciseaux, qu’il rangea dans la boîte en plastique où il avait mis ses médicaments, le tensiomètre, la seringue et des pansements, la pharmacie de base pour le voyage. Ainsi que son couteau le plus aiguisé et le sac de cendres qu’il allait finalement utiliser. Il prit l’inhalateur, il en aurait besoin. La voiture était fraîche, le similicuir n’avait pas trop absorbé de chaleur pendant la nuit. Il posa la glacière, contenant des glaçons et deux boissons gazeuses, sur le siège avant. Il aurait préféré avoir son fils à ses côtés mais c’était interdit, Gaspar devait s’asseoir à l’arrière. Juan ne pouvait pas prendre le risque d’avoir le moindre problème avec la police ou l’armée, qui surveillait sévèrement les routes. Un homme seul avec un enfant avait toutes les chances de paraître suspect. Les oppresseurs étaient imprévisibles. Juan souhaitait éviter les incidents.

Gaspar, appela-t-il, sans vraiment élever la voix. N’obtenant pas de réponse, il entra dans la maison. Le garçon essayait de lacer ses chaussures.

— Tu en fais toute une histoire, lui reprocha-t-il, s’accroupissant pour l’aider.

Son fils pleurait. Il fut incapable de le consoler. Sa mère lui manquait, elle faisait ce genre de choses naturellement : lui couper les ongles, recoudre ses boutons, le laver derrière les oreilles et entre les orteils, lui demander s’il avait fait pipi avant de sortir, lui apprendre à nouer parfaitement ses lacets. Elle lui manquait aussi, mais Juan ne voulait pas pleurer avec son fils ce matin. Emporte tout ce que tu veux, lui demanda-t-il. On ne reviendra pas si tu as oublié un truc, je te préviens.

Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas conduit sur une aussi longue distance. Rosario insistait toujours pour qu’il prenne le volant au moins une fois par semaine, afin de ne pas perdre l’habitude. Mais Juan trouvait la voiture petite pour lui, tout était petit pour lui, les pantalons s’avéraient trop courts, les chemises étriquées, les chaises inconfortables. Il vérifia que la carte routière de l’Automóvil Club était bien dans la boîte à gants et démarra.

— J’ai faim, dit Gaspar.

— Moi aussi. On s’arrêtera pour le petit déjeuner dans un super endroit. Tout à l’heure. D’accord ?

— Si je ne mange pas, je vais vomir.

— Et moi si je ne mange pas j’ai mal à la tête. Tiens bon. Juste un moment. Ne regarde pas par la fenêtre sinon ce sera encore pire.

Lui-même était plus mal qu’il ne voulait l’admettre. Il avait des fourmis dans les doigts et sentait en lui les palpitations erratiques de l’arythmie cardiaque. Il mit ses lunettes de soleil et demanda à Gaspar de lui raconter l’histoire qu’il avait lue la veille au soir. À six ans, il lisait déjà très bien.

— Je ne me rappelle pas.

— Bien sûr que si. Moi aussi je suis de mauvaise humeur. On essaie de faire un effort tous les deux, ou on passe le voyage à se faire la gueule ?

Gaspar rit parce qu’il avait dit « gueule ». Puis il lui raconta l’histoire d’une reine de la forêt qui chantait en marchant entre les arbres. Tout le monde aimait l’écouter. Un jour, des soldats arrivèrent. Elle arrêta de chanter et devint une guerrière. Les soldats la capturèrent. Elle passa une nuit en prison mais réussit à s’évader après avoir tué le gardien qui la surveillait. Comme personne ne voulait croire qu’elle était assez forte pour le tuer, car elle était très menue, on l’accusa de sorcellerie et elle fut condamnée à mort : on l’attacha à un arbre auquel on mit le feu. Mais le matin, on retrouva une fleur rouge à la place de son corps.

— Un arbre aux fleurs rouges.

— Oui, un arbre.

— Tu as aimé cette histoire ?

— Je ne sais pas, elle m’a fait peur.

— Cet arbre est un ceibo. Par ici il n’y en a pas beaucoup, mais dès que j’en verrai un je te le montrerai. Près de chez tes grands-parents il y en a plein.

Dans le rétroviseur, il vit Gaspar froncer les sourcils.

— Il y en a plein ?

— C’est une légende. Je t’ai expliqué ce qu’est une légende.

— Alors la fille n’existe pas ?

— Elle s’appelait Anahí. Elle a peut-être existé, mais si on raconte l’histoire des fleurs, c’est pour se souvenir d’elle, pas parce que ça s’est réellement passé.

— Mais ça s’est réellement passé ou pas ?

— Peut-être.

Il aimait voir comme Gaspar était soudain sérieux, et même contrarié, comme il se mordait les lèvres et serrait le poing.

— Aujourd’hui aussi on brûle les sorcières ?

— Non, plus maintenant. Mais il n’y en a plus beaucoup, de toute façon.

On quittait facilement la ville un dimanche matin de janvier. Les immeubles disparurent plus vite que Juan ne s’y attendait. Ainsi que les maisons basses, en tôle ondulée, de la banlieue. Bientôt surgirent les arbres, la campagne. Gaspar s’était endormi tandis que le soleil rougissait le bras gauche de Juan, comme n’importe quel père au volant, un week-end de promenade. Mais il n’était pas n’importe quel père, et les gens parfois le savaient quand ils le regardaient dans les yeux, parlaient avec lui un moment ; d’une manière ou d’une autre, ils devinaient le danger : Juan ne pouvait pas cacher ce qu’il était, c’était impossible sur la durée.

Il se gara devant un café qui proposait des chocolats chauds et des croissants. On va prendre le petit déjeuner, dit-il à Gaspar, qui se réveilla aussitôt et frotta ses yeux bleus, énormes, légèrement écartés.

La femme qui nettoyait les tables avait l’air d’être la patronne. Elle était affable et bavarde. Elle les regarda avec curiosité quand ils s’installèrent loin de la fenêtre, près du réfrigérateur. Un jeune garçon, avec une petite voiture de collection à la main, et son père mesurant deux mètres, cheveux longs, blonds, aux épaules. Elle vint nettoyer leur table et nota leur commande sur un carnet, comme si le café était bondé. Gaspar demanda un chocolat chaud et des gâteaux à la confiture de lait ; Juan, un verre d’eau et un sandwich au fromage. Il retira ses lunettes de soleil et ouvrit le journal posé là, sachant pertinemment que les nouvelles importantes ne figuraient pas dans la presse. Aucune information sur les centres clandestins de détention, ni sur les affrontements nocturnes, les disparitions, les enfants volés ; il n’y avait que des articles sur le Mundialito qui avait lieu en Uruguay et ne l’intéressait pas. Feindre la normalité était parfois difficile quand il était distrait, aussi irrémédiablement triste et préoccupé. Pendant la nuit, il avait tenté, à nouveau, d’entrer en communication avec Rosario. En vain. Elle n’était nulle part, il n’arrivait pas à la sentir, elle était partie d’une manière qu’il était impossible pour lui de comprendre ou d’accepter.

— Il fait chaud, dit Gaspar.

Son fils était en sueur, il avait les cheveux humides, les joues rouges. Juan lui palpa le dos. Son tee-shirt était trempé.

— Reste ici, lui dit-il.

Il retourna à la voiture en chercher un propre. Puis il emmena Gaspar aux toilettes pour lui mouiller le visage, essuyer sa transpiration et l’aider à enfiler son nouveau tee-shirt qui sentait un peu la naphtaline.

Quand ils retournèrent à leur table, le petit déjeuner les attendait, ainsi que la femme. Juan lui demanda un autre verre d’eau pour Gaspar.

— Il y a un joli camping ici, si vous voulez vous rafraîchir dans le fleuve.

— Merci, nous sommes pressés, dit Juan, s’efforçant d’être aimable.

Il déboutonna davantage sa chemise.

— Vous voyagez seuls ? Cet enfant a de ces yeux ! Comment tu t’appelles ?

Juan eut envie de lui dire ne réponds pas, mange pendant que je lui cloue le bec pour toujours, mais Gaspar dit son prénom et la femme, lancée, interrogea d’une voix hypocrite, mièvre :

— Et ta maman ?

Juan éprouva la douleur de son fils dans tout son corps. Primitive, muette ; cruelle, vertigineuse. Il dut s’agripper à la table et faire un gros effort pour se détacher de lui, de sa souffrance. Gaspar n’arrivait pas à répondre et le regardait, l’appelant à l’aide. Il avait seulement mangé la moitié d’un gâteau. Il fallait qu’il lui apprenne à ne pas s’accrocher ainsi, ni à lui ni à personne.

— Madame, dit Juan, qu’est-ce que ça peut vous foutre ?

Il avait tâché de se contrôler mais sa voix était menaçante.

— C’est pour faire la conversation, c’est tout, répondit-elle, blessée.

— Ah, OK. Vous êtes vexée parce que vous n’avez pas votre foutue conversation, et nous sommes forcés de subir votre indiscrétion d’idiote, de vieille commère. Ça vous intéresse ? Ma femme est morte il y a trois mois, renversée par un bus qui l’a traînée sur plusieurs dizaines de mètres.

— Je suis désolée.

— Non. Vous ne l’êtes pas du tout car vous ne la connaissiez pas et vous ne nous connaissez pas.

La femme voulut ajouter quelque chose mais s’éloigna en pleurnichant à moitié. Gaspar le regardait toujours, les yeux secs. Il était un peu effrayé.

— Tout va bien. Finis de manger.

Juan mordit dans son sandwich au fromage ; il n’avait pas faim mais il ne pouvait pas prendre de médicaments l’estomac vide. La femme revint l’air contrite, les épaules tombantes. Elle apportait deux jus d’orange. C’est la maison qui invite, dit-elle avant de leur demander pardon. Je ne pouvais pas imaginer une telle tragédie. Gaspar jouait avec sa petite voiture colorée, un nouveau modèle, dont les portes et le coffre s’ouvraient, cadeau de son oncle Luis, envoyé du Brésil. Juan obligea Gaspar à terminer son chocolat chaud et se leva pour payer au comptoir. La femme continuait de se répandre en excuses et Juan perdit patience. Quand elle tendit la main pour accepter son argent, il lui attrapa le poignet. Il envisagea de lui jeter un sort qui la rendrait folle, l’obligerait à arracher la peau des pieds de son petit-fils ou à transformer son chien en pâté. Mais il se retint. Il ne voulait pas se fatiguer. Garder secret ce voyage avec son fils l’épuisait et ne serait pas sans conséquences. Il laissa donc la femme en paix.

Gaspar l’attendait à la porte, il avait mis ses lunettes de soleil. Quand Juan tenta de les lui reprendre, l’enfant partit en courant, hilare. Juan le rattrapa près de la voiture et le souleva en l’air. Gaspar était léger et élancé, mais il ne serait pas aussi grand que lui. Il décida qu’ils s’arrêteraient quelque part pour déjeuner avant de continuer vers Entre Ríos.

 

La journée l’avait éreinté alors que tout le voyage s’était passé normalement : peu de circulation, un délicieux déjeuner dans un grill sur la route et une sieste à l’ombre des arbres, sur la rive rafraîchie par la brise du fleuve. Le patron du restaurant aussi leur avait fait la conversation, curieux, mais comme il n’avait pas posé de questions sur sa femme, Juan avait accepté de bavarder avec lui en buvant un peu de vin. Il s’était senti mal après la sieste et au long du trajet jusqu’à Esquina. La chaleur était sans précédent. Mais à présent, tandis qu’il demandait une chambre et tentait de faire comprendre au réceptionniste de l’hôtel qu’il souhaitait un lit double pour lui et un simple pour son fils, peu importait le prix, il se rendait compte qu’il allait peut-être avoir besoin de soins. Il paya d’avance et accepta qu’on les aide à monter leurs bagages. Dans la chambre, il alluma le téléviseur pour occuper Gaspar et se coucha. Il savait reconnaître les symptômes : l’arythmie cardiaque était incontrôlable, il pouvait entendre son souffle, l’effort bruyant qu’il devait produire, la nausée provoquée par ses valvules désorientées, sa poitrine qui le faisait souffrir. Il avait du mal à respirer.

— Gaspar, donne-moi le sac, demanda-t-il.

Il sortit le tensiomètre et vérifia sa pression artérielle : basse, c’était une bonne chose. Il s’allongea en travers du lit, seul moyen pour que ses pieds reposent sur le matelas. Avant d’avaler les comprimés et d’essayer de se reposer, si possible de dormir, il arracha une feuille du carnet que l’hôtel laissait à la disposition des clients sur la table de chevet. Au crayon de papier (estampillé « Hotel Panambí – Esquina »), il nota un numéro.

— Écoute-moi bien, mon grand. Si je ne me réveille pas, je veux que tu appelles ce numéro.

Gaspar écarquilla les yeux. Ses lèvres commencèrent à trembler.

— Ne pleure pas. C’est juste au cas où, mais je vais me réveiller, OK ?

Il sentit son cœur bondir, comme s’il avait enclenché un levier de vitesse. Allait-il réussir à dormir ? Il palpa son cou. Cent soixante-dix, peut-être plus. Jamais il n’avait eu autant envie de mourir, dans cette chambre d’hôtel de province, et jamais il n’avait eu aussi peur de laisser son fils seul.

— C’est le téléphone d’oncle Luis. Tu dois faire le 9 pour obtenir la tonalité, seulement ensuite tu fais le numéro de ton oncle. Si je ne me réveille pas, secoue-moi. Et si je ne me réveille toujours pas, tu appelles Luis. Lui d’abord, ensuite le monsieur d’en bas, à la réception, tu comprends ?

Gaspar répondit oui et, le numéro de téléphone serré dans son poing, il se coucha à côté de lui, mais assez loin pour ne pas le déranger.

 

Juan se réveilla en nage, il ne se souvenait pas d’avoir rêvé. Il faisait nuit, et la chambre était à peine éclairée. Gaspar avait uniquement allumé la lampe de chevet. Juan l’observa sans bouger : l’enfant avait sorti son livre de son sac et lisait. Le papier sur lequel était écrit le numéro de téléphone était posé à côté de lui, sur l’oreiller. Gaspar, l’appela-t-il. Son fils réagit avec délicatesse : il laissa son livre, se glissa jusqu’à lui, lui demanda s’il allait bien. Comme un adulte, comme le lui avaient demandé les si nombreux adultes qui s’étaient si souvent occupés de lui. Juan s’assit et attendit une minute avant de répondre. Son pouls avait retrouvé un rythme normal, du moins ce qui pour lui était relativement normal. Il n’était plus agité, nauséeux. Oui, je vais bien, lui dit-il, et il prit l’enfant sur ses genoux, le serra dans ses bras, caressa ses cheveux noirs.

— Quelle heure est-il ?

Gaspar lui montra sa montre du doigt.

— Tu sais lire l’heure maintenant, dis-moi.

— Minuit et demi.

Dans ce village, il n’y aurait plus rien d’ouvert pour dîner. Juan pouvait, bien entendu, marcher jusqu’au centre, entrer dans un magasin ou un restaurant fermé et prendre ce qu’il voulait, c’était très facile d’ouvrir une porte. Mais si quelqu’un les voyait, il devrait se débarrasser de ce témoin. Et toutes ces petites actions, mises bout à bout, formaient une longue chaîne, éreintante, de traces à effacer, d’yeux à fermer, de souvenirs à faire disparaître. Il l’avait appris des années plus tôt : le mieux, c’était d’essayer de vivre le plus normalement possible. Il avait le pouvoir d’obtenir des choses inaccessibles pour la plupart des gens. Chaque conquête cependant, chaque effort de volonté pour y parvenir, avait un prix. Et sur les sujets insignifiants, ça n’en valait pas la peine. À présent, il devait réussir à convaincre la personne qui serait à la réception de l’hôtel de lui préparer à manger. Il n’avait pas faim, Gaspar sans doute non plus. Mais le petit n’avait pas pris de goûter, Juan avait oublié les boissons gazeuses dans la voiture. Il devait se comporter comme un père.

Avant de descendre, il fallait néanmoins qu’il se douche car il empestait. Et peut-être qu’il se coupe les cheveux. Gaspar aussi avait besoin de se laver, même si c’était moins urgent. Juan se leva, portant toujours son fils dans les bras, et l’emmena dans la salle de bains. Il ouvrit le robinet d’eau chaude, attendit un moment, en vain, ce qui confirma ses soupçons.

— Je ne me lave pas à l’eau froide, dit Gaspar.

— Ça va, il fait chaud, non ? Après je te frotterai avec une serviette.

Juan entra dans la douche alors que Gaspar lui parlait, assis sur la cuvette des toilettes. Il lui racontait ce qu’il avait lu et ce qu’il avait vu de la fenêtre de leur chambre, mais Juan ne lui prêtait pas attention. La douche était trop basse, il devait s’accroupir pour se laver les cheveux. Au moins il y avait du shampoing et du savon. Une serviette autour de la taille, il se contempla ensuite dans le miroir : sa tignasse mouillée lui arrivait sous l’épaule et il avait les yeux gonflés.

— Apporte-moi les ciseaux, ils sont dans le petit sac.

— Tu me laisses couper ? Juste un peu.

— Non.

Juan continuait d’observer son reflet, ses épaules larges, la cicatrice sombre qui lui fendait la poitrine, sa brûlure au bras. C’était toujours Rosario qui lui coupait les cheveux. Elle l’avait rasé plusieurs fois aussi. Il se rappelait ses grandes boucles d’oreilles, qu’elle n’ôtait jamais, pas même pour dormir. Il se rappelait comme elle avait pleuré un jour, nue et accroupie sur le sol de la salle de bains, parce qu’elle avait pris du poids pendant sa grossesse. Sa façon de croiser les bras quand elle entendait ce qui lui semblait être une idiotie. Il se souvenait d’elle criant dans la rue, en colère ; de sa force quand elle le frappait, les poings serrés, au cours d’une dispute. Combien de choses ne savait-il pas faire seul, combien de choses avait-il oubliées que seule Rosario savait faire ? Il se servit du peigne pour démêler ses cheveux et coupa, aussi rigoureusement qu’il put. Il laissa une mèche plus longue devant et utilisa le sèche-cheveux pour vérifier le résultat, qui lui parut acceptable. Il avait une légère barbe, mais on la remarquait uniquement parce qu’il était trop pâle. Il jeta les cheveux, qu’il avait laissés tomber sur un mouchoir, dans les toilettes.

— Allons voir si on trouve quelque chose à manger.

Le couloir de l’hôtel était très sombre et sentait l’humidité. La chambre qu’on leur avait donnée était située au bout, près de l’escalier. Juan laissa Gaspar sortir en premier mais l’enfant, au lieu de descendre directement, se précipita de l’autre côté. Au début, Juan crut qu’il se dirigeait vers l’ascenseur. Mais très vite il se rendit compte que Gaspar percevait la même présence que lui, même si la différence entre eux était radicale : Gaspar ne cherchait pas à l’éviter et allait au contraire à sa rencontre, attiré, alors que Juan était tellement habitué à ce phénomène qu’il l’ignorait. La présence qui se cachait au bout du couloir était effrayée et non dangereuse, mais elle était vieille et, comme tout ce qui était très vieux, vorace, malheureuse et envieuse.

C’était la première fois que son fils percevait une présence, du moins devant lui. Il s’y attendait, Rosario était sûre que ça arriverait et elle avait souvent raison, mais le fait de constater que Gaspar avait bien hérité de ce pouvoir le déprima, il en eut la gorge nouée. Il ne nourrissait pas beaucoup d’espoir quant à la normalité de son fils. Dans ce couloir d’hôtel, ce peu d’espoir disparut totalement. Juan se sentit accablé par le découragement. La condamnation en héritage. Il s’efforça de rester calme.

— Gaspar, dit-il sans élever la voix. C’est par ici. Par l’escalier.

L’enfant se retourna vers lui, troublé, comme s’il se réveillait dans une chambre inconnue après avoir dormi plusieurs jours. Le regard qu’il lui lança dura une seconde, mais Juan le reconnut. Il devait lui apprendre à se barricader contre ce monde flottant, ces sables mouvants, comment les éviter. Et il devait le faire rapidement. Il se souvenait de sa propre épouvante, quand il était enfant. Gaspar n’avait aucune raison de vivre ça.

Mon fils va naître aveugle, répétait au bout du couloir la présence, qui n’avait pas de cheveux et portait une robe bleue. Gaspar ne pouvait pas l’entendre, mais il l’avait sans doute vue. C’était d’elle qu’il avait parlé dans la salle de bains un peu plus tôt : une femme assise sur la place devant l’hôtel, qui regardait vers la fenêtre, la bouche ouverte. Juan n’y avait pas prêté attention car Gaspar n’avait pas semblé avoir peur et c’était bon signe. Le garçon avait raison intuitivement : il n’y avait rien à craindre, cette femme était à peine un écho. Il y en avait beaucoup, désormais. C’était toujours le cas après un massacre, comme des cris dans une grotte qui demeuraient un certain temps avant de s’éteindre définitivement. Ce moment était loin d’être arrivé et les morts inquiets bougeaient à toute vitesse, cherchant à être vus. The dead travel fast, pensa-t-il.

Ils descendirent l’escalier en silence pour ne pas réveiller les autres clients. À la réception, une femme, vraisemblablement la patronne de l’hôtel, feuilletait un magazine. Dès qu’elle les vit surgir, elle se leva et, d’un geste rapide, arrangea son chemisier et ses cheveux, noirs, ébouriffés.

— Bonsoir, dit-elle. Je peux vous aider ?

Juan s’avança vers le comptoir et posa la main sur l’annuaire ouvert à côté de la lampe.

— Bonsoir, madame. Serait-il encore possible de dîner quelque part à cette heure, par chance ?

La femme secoua la tête.

— Peut-être au restaurant du club de pêcheurs, mais laissez-moi les appeler pour vérifier, c’est au bout du monde.

Au bout du monde, pensa Juan, impossible, dans ce village rien ne pouvait être très loin. Les murs de la réception à moitié couverts de bois, le parquet marron stratifié, les clés accrochées au tableau. Gaspar s’était approché d’un petit aquarium et suivait du doigt la course d’un poisson. Personne ne répond, dit la femme après avoir tenté plusieurs fois de joindre le restaurant. Bon, on ira au lit le ventre vide. Juan sourit. La femme (qui devait avoir moins de quarante ans mais paraissait plus âgée sous la lumière triste de l’hôtel silencieux) l’examinait en détail, sans se cacher. Je me suis endormi, dit-il. Le voyage est long de Buenos Aires et j’avais besoin de me reposer.

À l’extérieur, le silence était total. Juan vit passer les lumières bleues d’une voiture de patrouille, dont il entendit à peine le moteur. Surveillaient-ils même ce village ?

— Pardonnez mon indiscrétion, dit la femme, qui sortit du comptoir en s’éventant alors que le ventilateur tournait. Vous êtes les clients de la 201 ? Mon employé m’a dit tout à l’heure que le monsieur de la 201 n’avait pas l’air d’aller bien. Nous étions inquiets, mais comme nous n’avons rien entendu et que vous ne nous avez pas appelés, nous n’avons pas voulu vous déranger.

— Comment savez-vous que je suis le monsieur de la 201 ?

La femme, mi-timide, mi-coquette, répondit :

— Mon employé m’a parlé d’un très grand monsieur blond avec un petit garçon.

— C’est gentil de vous inquiéter, madame. Je me sens bien maintenant, j’avais besoin de dormir. J’ai été opéré il y a six mois, parfois je crois que j’ai totalement récupéré et j’en fais trop.

Et délibérément, de façon théâtrale, Juan effleura de la main sa chemise noire, qu’il avait entrouverte jusqu’au milieu de la poitrine pour montrer son énorme cicatrice.

— Ne vous en faites pas, dit la femme, je vais vous préparer quelque chose. Le petit mange des nouilles ? Quelques minutes au bain-marie avec un peu de beurre et c’est prêt.

— C’est quoi ? demanda Gaspar, qui avait abandonné l’aquarium.

— Des pâtes, mitaí[2], dit la femme, s’agenouillant devant lui. Tu les aimes avec du beurre et du fromage ?

— Oui. Avec de la sauce aussi.

— On va voir ce qu’on peut faire.

— Je peux vous regarder cuisiner ?

— Il aime cuisiner, dit Juan, qui haussa les épaules pour signifier sa perplexité.

Une heure plus tard, Gaspar avait appris à se servir d’un ouvre-boîte et tous deux avaient mangé des nouilles un tantinet collantes, accompagnées d’une sauce délicieuse. Ils avaient bu de l’eau fraîche pleine de glaçons, et la femme s’était jointe à eux avec un verre de vin doux et des cigarettes. Juan proposa ensuite de faire la vaisselle pour qu’elle puisse retourner à la réception. Elle accepta ; avant de partir, elle lui souhaita un prompt rétablissement. Gaspar aida à essuyer les plats, après avoir remercié la femme, la bouche encore barbouillée de sauce tomate. Elle l’embrassa sur le front.

 

Gaspar refusa d’entrer dans la chambre et resta à la porte, immobile. Il avait l’air effrayé, les yeux brillants.

— Papa, il y a une dame dans la pièce.

Juan plissa les yeux pour la voir : c’était celle du couloir, qui hantait l’hôtel.

— Ne la regarde pas.

Il prit le visage de Gaspar entre ses mains. Elles étaient si grandes qu’elles lui couvraient presque entièrement la tête.

— Regarde-moi.

Il s’assit par terre et alluma la lampe de chevet. Heureusement, Gaspar n’entendait pas ce que la femme disait. Mieux valait seulement voir. Juan l’écouta une minute, par curiosité. La même rengaine désespérée et solitaire de la mort, l’écho de la mort. Il se barricada contre ses lamentations mais ne la chassa pas : il fallait que son fils apprenne à le faire rapidement. Juan ne voulait pas qu’il ait peur. Pas une minute de plus.

— Maintenant écoute-moi bien.

— Qui est-ce, papa ?

— Personne. Un souvenir.

Il posa la main sur la cage thoracique de Gaspar et sentit, envieux, le cœur de son fils, vif, fort, sain.

— Ferme les yeux. Tu sens ma main ?

— Oui.

— Qu’est-ce que je touche ?

— Mon ventre.

— Et là ?

De son autre main, il localisa la vertèbre qui se trouvait derrière l’estomac.

— Mon dos.

— Non, pas ton dos.

— Ma colonne.

— À présent, pense à ce qui est entre mes mains, comme lorsque tu as mal à la tête et que tu as l’impression d’avoir quelque chose à l’intérieur. Pense à ce qui est à l’intérieur.

Gaspar ferma les yeux et se mordit les lèvres.

— Ça y est.

— Bien. Maintenant demande à la dame de partir. Pas avec des mots. Tu peux lui dire à voix basse si tu veux, mais le mieux c’est de lui dire comme si cette partie de toi qui est entre mes mains pouvait parler. Tu comprends ? C’est important.

Cela pouvait prendre toute la nuit, Juan le savait.

— Vas-y.

Juan regarda la femme qui était toujours à côté du lit, enceinte, la bouche ouverte. Elle continuait sûrement d’évoquer son premier enfant, les yeux vides.

— Essaie encore. Comme si tu lui parlais depuis cet endroit-là, comme si tu avais une bouche à l’intérieur.

— Je lui dis fort ?

Comment répondre à cette question si pertinente ? Il fallait une réponse à la hauteur.

— Oui. Aujourd’hui, oui.

L’image de la femme disparut lentement, comme la fumée se dissipe. L’air de la chambre s’assainit sans même qu’ils aient besoin d’ouvrir les fenêtres. La lumière de la lampe de chevet redevint plus claire.

— Très bien, Gaspar, très bien.

Gaspar regarda autour de lui, cherchant la femme. Le visage grave.

— Et si elle revient ?

— Tu fais la même chose.

Gaspar tremblait légèrement, à cause de l’effort qu’il avait produit et de la peur. Juan se rappela la première fois qu’il avait chassé une présence : il l’avait fait aussi facilement que Gaspar, peut-être même plus, vu les circonstances. Pourvu que ce soit le seul pouvoir qu’il lui ait transmis. Pourvu qu’il ne connaisse jamais ce dont Juan était capable. Rosario était sûre qu’il hériterait de ses pouvoirs. Son souvenir soudain fut si vif qu’il eut l’impression d’avoir effleuré accidentellement un insecte dans le noir. Rosario, têtue, assise sur le lit, ses sous-vêtements blancs en coton, ses cheveux attachés en une queue-de-cheval haute. Gaspar hériterait de tout, de tout ce qui était en lui. Il sentit ses yeux le piquer.

— Je vais dormir encore parce que tout à l’heure je dois reprendre le volant.

— Je veux dormir avec toi.

— N’aie pas peur. Va dans ton lit. Si tu n’arrives pas à dormir, lis ton livre. La lumière ne me dérange pas.

Mais Gaspar ne voulut pas lire. Il se coucha sur le dos et attendit le sommeil, avec une discipline étrange pour son âge. Comme ils n’avaient pas fermé les volets, les quelques lampadaires de la rue éclairaient faiblement la chambre, et les branches d’un arbre se reflétaient sur les murs. Juan attendit que la respiration de Gaspar s’apaise. Il s’approcha de lui. Bouche entrouverte, petites dents de lait, cheveux collés sur le front à cause de la transpiration : il dormait.

Il pouvait le faire assis sur son lit, à côté de Gaspar. Mais il ne voulait pas que son fils le voie au cas où il se réveillerait. La salle de bains était un lieu aussi approprié qu’un autre. Il n’avait pas besoin de grand-chose : un peu de silence, les cheveux de Rosario, un instrument pointu et les cendres.

Assis sur le carrelage froid, Juan enroula entre ses doigts la mèche de cheveux de Rosario qu’il gardait sur lui dans une petite boîte. Tu m’as promis, dit-il à voix basse. Et c’était une promesse sérieuse, un serment de sang, pas des paroles en l’air.

Il prit une poignée de cendres dans le sac en plastique et les éparpilla sur le sol, devant lui, pour dessiner le signe de minuit. Depuis la mort de Rosario, il le faisait toutes les nuits pour un résultat identique : le silence. Un désert de sable froid et d’étoiles obscures. Il avait même essayé des méthodes plus rudimentaires, et la réponse était toujours la même : le vide.

Il répéta les paroles, caressa la mèche de cheveux, appela dans le langage virulent qu’il fallait employer pour le rituel des cendres. Les yeux fermés, il vit des pièces et des lieux déserts, des feux éteints, des vêtements abandonnés, des rivières asséchées, mais continua d’errer jusqu’au moment où il revint dans la salle de bains de l’hôtel, dans le silence troublé seulement par la respiration lointaine de son fils. Alors il appela à nouveau. Pas le moindre frôlement, ni tremblement, ni leurre, ni ombre trompeuse. Elle ne venait pas, était hors d’atteinte pour lui, et depuis sa mort il n’avait pas perçu un seul signe de sa présence.

Les premiers jours, il avait fait des offrandes inappropriées. La véritable magie ne consiste pas à donner le sang des autres, lui avait-on dit une fois. Elle consiste à donner le sien sans espoir de le récupérer. Juan saisit le rasoir qu’il avait posé à côté de lui et se coupa la paume de la main en diagonale, suivant vaguement la ligne dite de tête. C’était une blessure insupportable, impossible à soigner définitivement, la pire des blessures et, pour cette raison, la seule qui fonctionnait. Quand, dans l’obscurité, il sentit la chaleur du sang, il appuya la main sur le signe de cendres tracé par terre. Il prononça les paroles nécessaires et attendit. Le silence était vertigineux. C’était la preuve de sa propre perte de pouvoir, Juan le savait. Il ignorait, en revanche, si c’était parce qu’il était très malade ou parce qu’il déclinait, mais la sensation de faiblesse était flagrante. Réaliser cette invocation lui demandait peu d’effort : le monde des morts lui était très proche, une porte légère, entrebâillée. Avec un autre rituel, avec quasiment tout autre rituel, il pouvait douter de son pouvoir. Mais pas avec celui-ci. Celui-ci était pour lui aussi naturel que d’étirer les jambes.

Résigné, il se lava la main, puis nettoya le sang sur le sol avec une serviette. Il ne se mettait plus en colère. Après ses premières tentatives infructueuses, il avait insulté Rosario, brisé des meubles et même failli se casser les doigts à force de frapper par terre à coups de poing. À présent, il ramassait simplement ses affaires, docile, et replaçait la mèche de cheveux dans sa boîte. The dead travel fast, pensa-t-il une nouvelle fois. C’était vrai, en général. Mais on lui refusait cette rapidité habituelle.

Gaspar dormait toujours, alors que beaucoup de temps avait passé. Le rituel du signe de minuit semblait court pour celui qui le pratiquait, mais il durait, en réalité, plusieurs heures. Le jour se levait quand Juan mit un peu d’alcool sur sa plaie qui ne cicatriserait jamais car il devrait la rouvrir sans relâche pour offrir du sang aux cendres. Ces cendres qui lui renvoyaient uniquement un silence suspect, celui de sa femme, dont les lèvres avaient été cousues par quelqu’un qui voulait les séparer pour toujours. Il entoura sa blessure d’un bandage.

 

Maria Enríquez, Notre part de nuit, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet, © Éditions du Seuil, sous la marque Éditions du sous-sol, 2021.

En librairie le 19 août.


[1] « Je criai : “Sors de l’ombre, roi aux ongles d’or !” »

[2] Enfant, petit, en guarani, langue des Amérindiens d’Amazonie. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

Mariana Enríquez

Journaliste et écrivaine

Notes

[1] « Je criai : “Sors de l’ombre, roi aux ongles d’or !” »

[2] Enfant, petit, en guarani, langue des Amérindiens d’Amazonie. (Toutes les notes sont de la traductrice.)