Nouvelle

Mourir pour la Bosnie

Écrivain

Années 1990. Sarajevo, depuis 1914 au moins, demeure le centre d’une histoire complexe et sanglante. TF1 diffuse les images d’une Europe qui brûle. Et le département des études autrichiennes ne se résout toujours pas à l’indépendance du département balkanique. Au pays parallèle de l’Université, passant de l’autre côté du miroir, fait rage l’ironie mordante et savoureuse de François Sureau. Une nouvelle inédite qu’il nous a confiée aujourd’hui.

Georges Lavantin enseignait l’histoire des pays sans voyelles. Ils s’étendent de Strasbourg au Bosphore, semés de villes aux palais tristes comme des casernes et que parcourent ces tramways jaunes qui sont ceux de tout l’Est européen. Lavantin prononçait les noms les plus difficiles et rêvait dans le croate imagé d’avant la réforme de 1849. D’autres souvenirs que les siens le hantaient, ceux du temps où Belgrade n’était qu’un marais où chasser le canard, quand Vienne, de l’autre côté de la frontière militaire, civilisait les Slaves de religion catholique. « Si le passé m’a fait une seconde nature, je n’y puis rien », s’excusait-il avec un sourire auprès de ses collègues des mathématiques ou des sciences naturelles.

Il faisait nuit encore dans les rues de Rennes. Lavantin ne pouvait se croire en vacances, peut-être à cause de l’hiver. Les soldats qui débarquaient du train marchaient groupés, sans un mot. Le professeur rêvait. Les vrais soldats, ceux de Mackensen ou du roi Pierre, avaient disparu depuis longtemps. Leurs enfants s’égorgeaient encore dans les Balkans : comme des enfants, sans donner leurs raisons.

Le téléphone sonna.

— Bravo ! tu l’as tué, hein ? Bachi-bouzouks et janissaires. Ambition des Jeunes Turcs. Énervement au sérail.

— Ne sois pas idiot. C’est sa femme qui l’a tué, la blonde aux ongles, celle qui te mangeait des yeux, soupira Lavantin.

— Tu dois être content. C’est une belle chaire. Amphis bondés. On y voit des journalistes. Les Balkans sont à la mode… Sarajevo, collection d’hiver… Paris fin de siècle…

— Quand j’ai commencé, ça n’intéressait personne. J’allais à Sarajevo l’été. Une sous-préfecture de montagne avec un bazar. Gare humide, rails rouillés, narguilés sous l’étoile rouge…

— Pendant ce temps, nous arrivions à Paris. Cannabis sativa au Parc Monceau… On dit trop de mal des années soixante-dix !

— Tu enjolives le Règne de Mme Michu… Le vieux lycée sous la pluie, les cinés pornos à Saint-Lazare…

Procol Harum

— Je ne te savais pas nostalgique.

Il plaide pour son saint, pensait le professeur. À présent il publie les mémoires des humanitaires, les journaux des petites filles bombardées de Sarajevo, les protestations de l’âme, et il est riche.

— Tu n’y es jamais retourné ?

— Je ne vois pas pourquoi. J’y allais pour les archives. Et puis la guerre ?

— La guerre ?

Lavantin se tut, un peu embarrassé.

— La guerre, peut-être n’ouvre-t-elle ses portes qu’à ceux qui ont quelque chose à y faire.

— Comme ma maison, quoi. Tu ne m’as pas renvoyé mes épreuves.

— Non. Mais je te les porterai ce soir. J’arrive à Montparnasse à trois heures.

— Il est mort de quoi, ton prédécesseur ?

Lavantin le raconta sans plaisir. Le directeur du département autrichien ne s’était pas résigné à l’émancipation du département balkanique. Et cet indigène de Belleville, d’excellentes manières au demeurant, avait mené tant d’intrigues pour se voir rendre son bien, que l’adversaire en était mort ; d’une attaque, à Morsang où il taquinait l’ablette pour oublier.

— La chaire maudite, en quelque sorte.

Lavantin voulut se convaincre.

— On exagère. Ils se sont butés tous les deux. Un peu de souplesse, quelques dîners, de la bonne volonté de part et d’autre…

— Tu parles comme un diplomate… Mais les Balkans rendent fou.

— Mais non. C’est l’Autriche qui rend fou !

— Tu vois, c’est fini, tu es déjà mort.

— Sans rire ! La première guerre, à qui la faute ? Et la seconde ? L’Autriche aussi, par voie de conséquence, et elle a fourni le caporal, par-dessus le marché.

— Ce bon Romieu n’est pas Hitler, et c’est aussi l’un de mes auteurs.

— Pas d’inquiétude. Je serai le meilleur Daladier du monde.

Et Lavantin dépliait le journal, en commençant par la rubrique « Où sont nos navires ». Il n’en venait jamais à la Bosnie sans tristesse. On lui gâchait le passé. D’autres morts, plus frais que les siens, viendraient bientôt encombrer l’histoire. Lavantin avait pourtant du cœur. Mais il ne pouvait prendre cette guerre nouvelle au sérieux, parce que, croyait-il, il en savait les causes.

Il lui arrivait de s’attribuer une part dans ces massacres. Les historiens étaient la bonde. L’eau sale des souvenirs n’était jamais vidée. Et si les guerres d’autrefois, si belles dans les livres, uniformes d’Épinal et soldats monténégrins aux côtés de la France, n’avaient pas été plus propres que celle-là ? Maintenant TF1 venait dans les familles, napperons blancs et silence religieux, et l’on rompait le pain de la douleur. Des pensées inachevées volaient autour de lui, légères et cruelles… Le trop-plein des Balkans… Un bazar, où ne manquaient même pas les étoiles rouges… Sarrail à Salonique… Déjà donné pour eux… Passez, bonnes gens ! La colonne de Ljubljana… La chevauchée d’Uskub. Le pont sur la Drina… Et, quoiqu’il fût un esprit scientifique, il se désespérait d’être ainsi roulé dans un fleuve sans fin.

Au sortir de la gare, Georges Lavantin flâna sur le boulevard Edgar-Quinet. Un soleil coupant rasait les toits et donnait au spectacle de la rue un air de froide mélancolie. De vieilles dames au dos d’astrakan se hâtaient pour rentrer chez elles.

Lavantin prit une chambre dans un hôtel à façade de théâtre. Il descendit la rue d’Odessa et demanda le prix des bains turcs. Puis il passa chez l’éditeur. Celui-ci l’accueillit avec le rictus qui ne le quittait pas depuis 1981, quand il avait célébré les noces de la vertu et du pouvoir. Cet homme charmant avait dépassé la quarantaine sans regarder en arrière.

— Tu as vu ? Ça chie toujours dans les Balkans. On fait ce qu’on peut. On leur envoie Norpois, on leur envoie Kouchner. Et des légionnaires habillés en nurses.

— Tout ça finira mal, coupa Lavantin, qui voulait raconter son week-end, deux jours passés à Budapest, entre historiens, à débattre des guerres du début du siècle.

Gabor Goloncser y avait fait un tableau saisissant des premiers mois de la grande guerre. Les collines autour de Belgrade s’effondraient sous les tirs de l’artillerie austro-allemande. Du centre copié sur le Paris de Haussmann, traversé d’avenues aux grandes maisons grises auxquelles, de loin en loin, une coupole fin de siècle dormait un air d’Orient, il ne resterait presque rien quand les caissons seraient vidés. Lavantin l’avait écouté comme en rêve, imaginant le boulevard des Capucines labouré par les canons.

— C’est exactement ce que disent les journalistes. Après un mois passé là-bas, quand ils arrivent à Paris, ils cherchent des snipers sur le périphérique.

À Budapest, tout s’était terminé au café Gerbeaud, sous les ors et les stucs, à manger du mille-feuille. « Quel symbole ! » avait dit le spécialiste allemand des populations du Banat.

— J’ai vu Romieu. Il est très bien disposé. Va dîner chez lui, il aime recevoir. Tu lui feras plaisir. Tout va s’arranger.

Avant d’appeler Romieu, Lavantin voulut revoir les endroits qu’il aimait, la maison égyptienne du passage du Caire, la porte Saint-Martin que Max Ernst a peinte. Puis il dîna de nouilles à l’eau dans le passage Brady.

Au téléphone, Romieu lui parut aimable. Lavantin accepta d’aller dîner chez lui le surlendemain et s’endormit. La télévision n’avait pas montré les Balkans. Un coureur automobile était mort à Monaco.

Lavantin ne s’était pas attendu à pareil décor. Romieu habitait une grande maison en bordure de forêt. Il y régnait une odeur d’encaustique et de confitures, et l’on n’y voyait aucun livre. Joséphine Romieu l’accueillit au salon, sous les portraits d’ancêtres. Cette femme maigre et douce, au regard intelligent, ne parlait qu’entre les bruits du cartel et ceux des bûches écroulées. Romieu dominait ce fracas domestique. Son visage ressemblait à un salon bourgeois. La moustache de hussard, les lunettes, la calvitie, et les rides du coin de la bouche arrangeaient sa personne comme un intérieur. Romieu avait veillé à ce que rien, de l’opinion que les autres se formeraient de lui, ne fût laissé au hasard.

Le dîner fut excellent. Le maître de maison, par quelques commentaires choisis, montra qu’il avait étudié les livres et les articles de son hôte. Lavantin, guetté par le sommeil, paya son tribut à la monumentale histoire des confins, au célèbre siège de Vienne, au pénétrant opuscule que son hôte avait consacré au Sandjak de Novi Bazar. Mais, le dîner s’achevant, alors que Romieu passait les cigares, il surprit un regard qui en disait long. Joséphine Romieu gagna la cuisine et les deux hommes restèrent seuls.

Romieu s’anima. Il avait conservé jusqu’alors le ton sourd qui sied aux dignitaires – Metternich, le comte Tisza. Un hussard croate fit une entrée inattendue. Le crissement des bottes, le cliquetis du sabre disputaient le silence à l’horloge et au feu.

Fatigué par le vin, Lavantin entendit ce vacarme et prit peur. Il saisit le professeur au collet. Avec l’emportement des faibles, il lui refusa tout, et jura qu’il était prêt à défendre l’indépendance du département balkanique. Puis, comme Romieu, poussé à bout, hurlait que rien de bon n’avait été fait dans ces territoires sauvages que par l’action bienfaisante de l’Empire, que les turqueries ne méritaient pas trois pages dans les manuels, sauf au chapitre de la cruauté, et que la paix de Passarowitz valait mieux que le Traité de Versailles, Lavantin, éperdu, prit la fuite sans plus de cérémonies.

Il passa une nuit blanche. L’éditeur n’était pas chez lui. Les chaînes câblées diffusaient les dernières images de la mort du coureur automobile. Monaco, pour un instant, occupait le centre du monde. Vers quatre heures, il se rabattit sur un programme consacré à l’histoire naturelle. La cruauté des animaux lui fit du bien.

Trois semaines plus tard, Georges Lavantin prononçait son premier cours. Il prit d’abord un café en terrasse, seul sur le boulevard glacé, repassant sa leçon. L’odeur des examens, vapeurs d’essence et fleurs de marronnier lui parvint à travers le temps, et il tressaillit.

Le petit amphithéâtre était comble. Les cahiers ouverts formaient girandole le long des rambardes, leur donnant un air de fête. Les étudiants étaient tristes. Les simples curieux, enthousiastes. Lavantin songea qu’ils attendaient peut-être, pour se muer en bêtes féroces, qu’un historien leur en fournisse l’occasion. Il rassembla ses esprits, gravit l’estrade, et ordonna quelques cartons sur la chaire, de l’air de celui pour qui l’ennui est le signe d’une grande passion.

Le silence se fit. Lavantin avait choisi un sujet de second rang, celui de l’influence française en Slovénie, du premier Empire au Traité de Berlin. Les simples curieux résistèrent à l’envie de s’en aller. Il leur fallait Sarajevo, mettre leur pas dans les pas de Prinzip à jamais gravés dans le trottoir, au bord de la Miljacka, et suivre la trajectoire de la balle, et rêver aux conséquences, Einstein, Dada, Auschwitz, Stalingrad et Louis-Ferdinand Céline. Lavantin leur refusait ce plaisir.

On n’entendait que la voix basse et bien timbrée du maître, et le halètement sourd de l’amphithéâtre courbé sur son papier. Tout à son sujet, Lavantin ne vit pas qu’on se bousculait dans le coin gauche. Un appariteur gêné se postait au coin de l’estrade, comme un pompier de théâtre prévenu que le feu couve.

Tout d’un coup, une voix de tête, mais très forte, interrompit l’orateur.

— De quel droit ?

Lavantin promena son regard de myope sur les travées, et découvrit Romieu, qui, la tête appuyée au ventre d’une cariatide, le défiait, corps frémissant, bras tendu, index accusateur.

— Oui, de quel droit ? La Slovénie, terre autrichienne… terre d’Empire…

Et les moustaches cosmétiquées du professeur paraissaient harponner les Balkans. Il prenait à témoin les livres et l’univers.

— De quel droit ?

Passée la première stupeur, le vacarme ébranla l’amphithéâtre. On riait, on criait, on lançait des cahiers.

— Au fou !

— AEIOU !

Romieu hurlait l’ancienne devise de la maison d’Autriche – Austria Est Imperare Orbi Universo. Là-bas, sur l’estrade, le spécialiste des pays sans voyelles restait muet.

Trois appariteurs surgirent dans les travées du haut, et saisirent Romieu qui balbutiait de fureur. Il fallut le détacher de l’immense femme nue à laquelle il s’accrochait. On l’emmena, et ce fut tout.

Le soir même, apaisé, Lavantin appela son éditeur. D’un ton las, il dit simplement :

— On t’a raconté ma première leçon ?

— Bravo. Tu l’as eu. Tu l’avais fait exprès ?

— Non. Tu sais ce qu’on en a fait ?

— On l’a évacué… À Vienne, à Sainte-Anne, qui sait ?

— Qui sait ?

Quand l’éditeur le félicita d’avoir gagné la guerre de Bosnie, Georges Lavantin raccrocha sans répondre.

Telle est l’histoire que Lavantin m’a racontée, lors de son entrée à l’hôpital. Il n’y parlait de lui-même qu’à la troisième personne du singulier. Après quelques mois, nous avons pu le faire admettre dans une maison spécialisée, aux structures plus légères. Je vais l’y voir souvent. Je me suis pris d’amitié pour lui, mais je ne suis pas sûr qu’il puisse jamais guérir.


François Sureau

Écrivain, Avocat

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