Mourir pour la Bosnie
Georges Lavantin enseignait l’histoire des pays sans voyelles. Ils s’étendent de Strasbourg au Bosphore, semés de villes aux palais tristes comme des casernes et que parcourent ces tramways jaunes qui sont ceux de tout l’Est européen. Lavantin prononçait les noms les plus difficiles et rêvait dans le croate imagé d’avant la réforme de 1849. D’autres souvenirs que les siens le hantaient, ceux du temps où Belgrade n’était qu’un marais où chasser le canard, quand Vienne, de l’autre côté de la frontière militaire, civilisait les Slaves de religion catholique. « Si le passé m’a fait une seconde nature, je n’y puis rien », s’excusait-il avec un sourire auprès de ses collègues des mathématiques ou des sciences naturelles.
Il faisait nuit encore dans les rues de Rennes. Lavantin ne pouvait se croire en vacances, peut-être à cause de l’hiver. Les soldats qui débarquaient du train marchaient groupés, sans un mot. Le professeur rêvait. Les vrais soldats, ceux de Mackensen ou du roi Pierre, avaient disparu depuis longtemps. Leurs enfants s’égorgeaient encore dans les Balkans : comme des enfants, sans donner leurs raisons.
Le téléphone sonna.
— Bravo ! tu l’as tué, hein ? Bachi-bouzouks et janissaires. Ambition des Jeunes Turcs. Énervement au sérail.
— Ne sois pas idiot. C’est sa femme qui l’a tué, la blonde aux ongles, celle qui te mangeait des yeux, soupira Lavantin.
— Tu dois être content. C’est une belle chaire. Amphis bondés. On y voit des journalistes. Les Balkans sont à la mode… Sarajevo, collection d’hiver… Paris fin de siècle…
— Quand j’ai commencé, ça n’intéressait personne. J’allais à Sarajevo l’été. Une sous-préfecture de montagne avec un bazar. Gare humide, rails rouillés, narguilés sous l’étoile rouge…
— Pendant ce temps, nous arrivions à Paris. Cannabis sativa au Parc Monceau… On dit trop de mal des années soixante-dix !
— Tu enjolives le Règne de Mme Michu… Le vieux lycée sous la pluie, les cinés pornos à Saint-Lazare…
— Procol Harum…
— Je ne te savais pas nostal