Roman (chantier)

Le patriarche

Ecrivain

« C’était le temps de la guerre sans fin, le temps où les résistants de l’armée vietnamienne étaient victimes des soldats américains. » Quelque temps avant que l’on découvre sa prochaine œuvre, à paraître chez Stock en février (De personne je ne fus le contemporain), Linda Lê nous confie l’incipit d’un autre roman, celui qui est aujourd’hui sur sa table de travail, et qui fait le procès des compromissions d’une famille du Sud-Vietnam sous le régime corrompu de Saïgon. Un incipit écrit les dents serrées. Il laisse aisément imaginer une suite tout aussi précisément composée, comme cette importante écrivaine contemporaine nous y a habitués.

Tu ne l’avouerais jamais, même si tu devais te retrouver devant un tribunal familial, mais la vérité est que tu le hais, d’une haine qui date de l’enfance, d’une haine que rien ne saurait atténuer, quelque effort que tu fasses pour tendre vers une réconciliation. Maintenant qu’il est mort et bien mort (tu te rappelles que tu avais douze, treize ans, qu’aux funérailles où se pressaient de nombreux invités, tous ses débiteurs, tu t’étais cachée pour rire avec le contentement d’une baleine enfin vengée). Vengée oui, tu l’étais de ce nabab qui te regardait comme une morveuse, traitait ton père comme un va-nu-pieds, n’avait de grand-père que le nom. Partout dans sa maison étaient accrochés des portraits de lui dans des attitudes avantageuses : lui en uniforme de colonel (mais quand l’avait-il été ?), lui en compagnie d’amis américains, riches et importants, lui posant avec toute sa valetaille, sur le perron d’une de ces villas qu’il louait à des pontes de l’armée US. Il arborait sur le revers de sa veste des décorations et des médailles de toutes sortes, c’était à se demander comment il les avait obtenues. Le nabab qu’il était traînait, bien entendu, derrière lui une cohorte de flagorneurs, quémandeurs, tous ceux qui lui devaient quelque argent et tardaient à le lui rendre. Comme ils étaient heureux de le savoir de l’autre monde ! Comme ils se réjouissaient de ne plus lui être redevables de ces petites sommes dont la seule pensée suffisait à leur empoissonner l’existence. Il ne faut pourtant pas noircir le tableau : ces pleureurs pour qui quelques liasses de billets représentaient une fortune, étaient aussi prêts à les bazarder s’ils voyaient l’occasion, comme ils disaient, de restaurer leur honneur.

Tu te souviens de la foule en blanc qui s’avançait en procession et laissait entendre des déplorations comme si elle perdait un de ses proches, alors qu’elle dissimulait avec peine son indifférence. Tu te souviens aussi des plateaux de victuailles qui te faisaient si envie, pourtant c’étaient des nourritures qui t’étaient interdites. Réservées aux invités prestigieux, les gradés de l’armée américaine surtout, elles semblaient d’autant plus appétissantes qu’y toucher relevait presque du sacrilège. Tu te rappelles encore le moment où les gamins étaient tenus de se prosterner devant la dépouille du grand homme et donner toutes les marques du respect. Tu ne pouvais le faire sans pouffer, tant ce spectacle te paraissait comique. Comment ne pas s’esclaffer intérieurement devant cette scène grotesque, ces simagrées de petits singes à qui les adultes avaient appris des momeries.

Les funérailles avaient lieu dans la plus belle villa que possédait le nabab. Sa veuve se devait d’organiser une cérémonie tape-à-l’œil, propre à éblouir tous les convives. C’était le temps de la guerre sans fin, le temps où les résistants de l’armée vietnamienne étaient victimes des soldats américains. Le nabab et sa future veuve avaient choisi depuis des lustres leur camp. Ils avaient juré fidélité à l’occupant français, ils étaient d’indéfectibles partisans des G.I.

C’était le temps où les bonzes s’immolaient par le feu pour protester contre les dirigeants corrompus du Sud-Vietnam, le nabab et sa future veuve ne faisaient qu’en rire : que valait la vie de ces pauvres tondus qui se nourrissaient d’une cuillère de riz et allaient pieds nus en psalmodiant d’incompréhensibles prières ? Que valait la vie de ces porteurs de haillons couleur safran semblables à des mendiants auxquels personne ne jetait même un os ? Le nabab les tournait en ridicule, se donnait le rôle du nanti qui narguait les miséreux, en réalité, non, il les ignorait, avec la superbe de celui qui nage dans l’opulence, dédaigneux du sort des pouilleux.

Pourtant un bruit courait prétendant que le nabab, médecin à ses heures, était un philanthrope, il lui arrivait de soigner des démunis sans exiger d’être payé. À en croire d’autres rumeurs, il se livrait chaque jour à une frénésie de prêteur sur gages, amassant avec la cupidité de qui piaffe d’impatience à la perspective de s’enrichir, une fortune serrée dans des coffres, cachée aux yeux de tous les fouineurs. Qui croire ? Toujours est-il que le nabab l’était et nul ne pouvait nier que sa fortune s’accroissait de jour en jour, sans que ses débiteurs fussent en mesure de dire s’il la devait à l’entregent de celle qu’il avait épousée à vingt ans ou à sa propre rouerie.

Si tu te demandes pourquoi tu voues une telle haine à ce vieillard auquel tu n’as à reprocher que sa richesse, à tes yeux si indécente dans un pays dépourvu de tout, dans une ville dont les trois quarts des habitants manquaient du peu qu’il leur fallait pour survivre, tu juges que tu ne verses pas dans le misérabilisme mais un sentiment de révolte gronde en toi quand tu revois ces gamins déguenillés en train de rôder autour des villas du nabab, à la recherche de restes. Un sentiment de révolte semblable t’habite quand te reviennent à l’esprit des images des mêmes gamins se nourrissant de pourritures. Puis avec la même soudaineté, tu hurles dans ton sommeil parce que tu te souviens que le patriarche appelait les misérables les petits gueux. Comme tu le hais, ce riche vieillard si méprisant envers le petit peuple, si obséquieux quand il était en présence des puissants. Sa ritournelle habituelle, c’était que rien ne vaut la fréquentation des grands de ce monde.

Tu te réveilles en pleine nuit, trempée de sueur, car dans ton cauchemar tu les vois, lui et l’un de ses fils, s’approcher de ton lit avec un couteau. Dans ton sommeil, combien de fois tu les avais imaginés te saignant à blanc, combien de fois tu as grelotté de fièvre parce que son fantôme te visitait ? Combien de fois avais-tu tremblé d’effroi, tant son spectre te paraissait hideux ? Tu es toujours restée une enfant apeurée qui pense à son grand-père comme à un individu peu recommandable, qui s’était enrichi grâce à des moyens illégaux, qu’aucun scrupule n’étouffait. Tu as honte quand tu parles de lui, ce qui arrive rarement. Tu caches la vérité sur tes origines, tu te tais quand quelqu’un t’interroge sur ce patriarche qui en avait dépouillé plus d’un. Toi qui te berces d’histoires à dormir debout sur l’égalité et la fraternité, tu es obligée de confesser ta détestation de celui que tu devais appeler grand-père mais qu’en secret tu ne cesses de couvrir de railleries et d’injures. Il était tellement semblable à tous les patriarches, insensible, froid, calculateur, hautain et avare. Il était misanthrope et toujours disposé à s’entourer des plus habiles courtisans.

Plus tu te le représentes en imagination, plus le passé familial te paraît ignominieux. Tu aurais tout donné pour avoir un grand-père paysan, pêcheur, maquisard et luttant contre l’occupant les pieds dans la boue. Mais non, tu n’as qu’un grand-père aux agissements douteux, qui avait une femme violente prête à déchiqueter les deux maîtresses qu’il entretenait. Ô, grand-père, je te vomis, je t’exècre, je t’aurais voulu à six pieds sous terre dès ton jeune âge, pour que tu ne nuises à personne, pour que nul ne puisse se glorifier de t’avoir comme ami. D’ailleurs, en avait-il ? Il n’était que le chef d’une bande de loups. Voilà ce que tu répètes et tu n’as pas de mots assez durs pour le désigner. Oui, tu le hais tu le hais, comme on hait celui qui ne vous veut aucun bien. Si j’avais un revolver, répètes-tu, je t’aurais tiré dans le dos, j’aurais vengé mon père en te trucidant. Adieu, ceci est le tombeau où je t’enfouis, grand-père, toi le collabo, le rapace. Adieu, adieu.


Linda Lê

Ecrivain