À qui le tour ?
1.
— On n’a aucun indice ?
— Non, rien. Mutisme complet. Même son état-major rapproché n’est pas au courant.
— C’est toujours ce qu’ils disent.
— Cette fois, ça a l’air vrai.
— Bon. Il est arrivé ?
Les écrans ouvrent sur le vide habituel du grand hall d’accueil. Quelques rares silhouettes amincies par la caméra traversent de temps en temps le vaste espace. Le directeur de la rédaction s’y attarde d’un regard rêveur, puis il glisse vers la très large baie vitrée qui donne sur le fleuve, il préférait la vue depuis le septième étage, dans l’ancien studio, mais même ici, du quatrième, avec le sobre décor qui se reflète dans les vitres et se mélange au cours tranquille de l’eau et, plus rapide, des voitures qui la longent, il se sent vivre dans un monde qui compte, un monde effervescent, cette magie de la grande ville, de la capitale, qui l’a attiré au terme de ses études, des études confortables, douillettes, dans un très bon établissement de province, et pas n’importe quelle province, ni n’importe quelle ville.
À la réflexion, il n’est pas certain que son fils soit aussi heureux que lui-même l’a été. « Je ne laisserai personne dire… » Bien sûr, il n’a pas de souci financier, tout lui est payé, et hormis quelques remarques sur des livraisons de repas ou des déplacements pas vraiment indispensables en VTT ou en taxi d’abonnement, il jouit d’un confort supérieur à ce que fut le sien. C’est que son père n’avait pas les mêmes moyens. Ni la même notoriété. Tant s’en faut. Mais il y avait une douceur de vivre, une insouciance, une assurance dans un avenir prometteur, alors que Mathias semble angoissé parfois, sans raison objective, une angoisse profonde, inexplicable, viscérale. Ça se voit, se lit sur son visage.
Les années défilent dans sa tête, le master, les formations à l’étranger, sa rencontre avec Nicole, l’enfant tant attendu, désespérément attendu même, la radio, puis ici, presque trente ans de carrière, de fidélité, une ascension lente mais continue, cette campagne en point d’orgue, il pourrait prendre sa retraite l’an prochain, ou non, il se tâte, peut-être un rôle moins opérationnel, fatigue d’être toujours sur le pont, on est toujours un peu éclaboussé, quoi qu’il arrive, c’est fatal. Éclaboussé. C’est un mot qui lui plaisait, quand il était enfant, sans qu’il se souvienne aujourd’hui pourquoi.
— Ça y est, ils arrivent.
— Tout le monde est prêt ?
— Oui, aux taquets.
Son rôle, sa fonction, serait d’accueillir l’hôte au rez-de-chaussée. Il aurait même dû l’attendre à la porte, au sortir de la voiture dans le bruit soudain éteint de l’escorte et des lanternes bleues. Mais la lassitude, et plus de distance, une forme de mépris peut-être, ou de rébellion qui n’en prend pas le nom, il a préféré attendre ici, dans le studio, tranquillement installé dans un fauteuil, il se lève, vérifie la position de sa cravate, il n’a jamais su écrire cravate, un ou deux t, du revers de la main gauche il passe sur l’arrière de sa veste, comme pour enlever un pli possible, la sueur gagne son visage, il déteste transpirer, et la maquilleuse qui n’est pas là, requise par l’invité, tout est orchestré à la seconde près, dans quatre minutes le direct commence, il va falloir pomponner le visage, repasser sur les sourcils, un teint mat, il a toujours rêvé d’avoir un teint mat, et à la moindre contrariété, au moindre stress, il sent les gouttelettes perler sur son front et sur ses tempes, heureusement il a un kleenex tout propre dans sa poche droite, il y a pensé, cette fois-ci il y a pensé, ce n’est qu’un coup de chaud, bientôt il n’y paraîtra plus.
Bref échange de regards. Son sourire discret reste sans réponse, juste un hochement de tête, à peine perceptible. C’est froid. Très froid. Glacial même. Il s’est rassis dans le fauteuil, mais non, il faut évacuer le studio, c’est un ordre, un ordre qui vient d’en haut, de lui, pas de conseillers, pas de directeurs, juste un tête à tête, plan serré, l’entretien est programmé sur dix minutes, pas une de plus, il l’entend répéter, pas une de plus.
2.
— J’aurais pu commencer, monsieur le président, par d’autres questions, tourner autour du pot, tendre des perches, mais je pense que tout le monde, nos téléspectatrices et téléspectateurs, le pays, les rédactions, les partis, les diplomates, tous n’ont qu’une idée en tête…
— Vous attaquez de front, donc.
— En effet.
— Et vous tenez pour acquis que je vais vous répondre oui.
— Enfin, que vous allez me répondre.
— Eh bien non.
— Je ne suis pas sûr de comprendre.
— Les derniers mois, les dernières années, ont été éprouvants, nous avons traversé des crises, ensemble, ou presque ensemble, il y a toujours les trouble-fête, ou plutôt les jeteurs et jeteuses d’huile sur le feu, cela fait partie du jeu politique, même si l’on peut considérer que certaines lignes rouges ont été franchies, chacun se fera son avis sur ce point, et cette crise à répétition a pu, pour certaines et certains, ressembler à un long tunnel dont ils et elles ne sont pas sûrs d’être vraiment sortis, mais le temps est venu, c’est vrai, de tracer une ligne, ou de dessiner un horizon, des horizons peut-être. Vous m’avez invité, je suis venu.
— C’est un peu le calendrier qui vous a invité.
— Ah oui, je connais la petite phrase, « il veut rester maître du calendrier », mais le calendrier n’existe pas, pas plus que le temps linéaire, tout est tellement plus compliqué, plus subtil, plus incertain aussi.
— Toujours est-il que vous êtes là.
— C’est peu contestable.
Enfin un sourire. À peine esquissé. Il y a une forte électricité dans l’air de la pièce attenante au studio, une sorte d’entonnoir qui conduit aux ascenseurs, il aimerait sortir, aller prendre l’air, fumer une cigarette, même s’il ne fume plus depuis près de vingt ans, il a tout à coup envie d’une cigarette, le personnel d’accueil lui en trouvera bien une, blonde, il a toujours préféré les blondes, plus légères, plus saucées, après tout il est directeur, on pourrait avoir des égards pour lui.
— Monsieur le Président, pouvez-vous nous dire, ce soir, solennellement, si vous êtes candidat à votre propre succession ?
— Solennellement, non.
— C’est-à-dire ?
— Non.
— Je vais peut-être reformuler ma…
— Non. Je vous ai dit non. Au jour d’aujourd’hui, je ne suis pas candidat à ma succession.
3.
Il baisse la lumière, une lampe bleue sur le guéridon et celle, blanche, du large bureau, avec commande à distance et potentiomètre, quel mot ridicule, on pense à un calculateur de tension, ou de potentiel, il lui sert un verre de citronnade, sans en proposer à son présentateur ni rien d’autre, pour marquer peut-être une irritation.
— Quelle idée de partir bille en tête. On n’avait jamais évoqué cette hypothèse.
— C’est venu comme ça. Un coup de bluff.
— Un coup de tête, oui.
— De toute façon, tout le monde n’attendait que ça.
— Justement, il fallait que tout le monde attende.
— C’était cousu de fil blanc.
— Peut-être, mais les gens en auraient eu pour leur argent.
— Nous en aurions eu pour notre argent.
— Et alors ? C’est aussi le but. Notre but, un but commun, de toi, de moi, de toute la chaîne, il me semble.
— Et où est le problème ?
C’est invariablement le subterfuge, « où est le problème ? », comme la réponse de Mathias quand il était adolescent et même avant, « ne t’inquiète pas », abrégé directement en trois lettres, tkt, il doit sans doute aussi exister une abréviation pour « où est le problème ? ».
— Évaporation de l’audience, suite vaseuse, et page publicitaire qui arrive cinq minutes trop tard, quand il n’y a plus personne.
— Je ne pouvais pas savoir qu’il partirait aussitôt sa réponse formulée.
— Et quelle réponse. On ne sait même pas à quoi s’en tenir.
— Ah non, il a été très clair !
— Oui, vraiment ? Tu as lu les premiers commentaires en ligne ? « Pour le moment, le Président exclut de se représenter », « Un Président hésitant », « Un Président récalcitrant ».
— Pour moi, il n’y va pas.
— Ton salaire est un peu trop élevé, mon cher, pour te contenter d’un « pour moi ».
— Tu as décidé d’être odieux ?
— Non, j’ai décidé d’être un patron. Ton patron.
— En fait, ce qui t’énerve, c’est sa réponse. Qu’il n’y aille pas. Tu ne sais plus sur quel pied danser. Ni à quel saint te vouer. Tu as la trouille.
— N’aggrave pas ton cas, je t’en prie.
— Mon cas ?
— Oui, ton cas. Il pourrait y avoir des suites. Pour l’heure, restons-en là.
L’autre le regarde, éberlué. En guise de réponse, il plonge son regard dans un dossier, une épaisse liasse sur le bureau, avec des estimations, des simulations, il faut savoir avancer, toujours avancer, sinon on recule, devise de la maison, et plus que jamais ce soir.
4.
Il suffit parfois d’un rien pour que la peur s’engouffre. Une incertitude. Un malaise. Et tout à coup, le sol se dérobe, plus rien n’est garanti, plus rien n’est établi. Et la vie devient lourde, étouffante. En rentrant, à pas de loup pour ne réveiller personne, il pense à boire une bière, une bonne bière bien fraîche, il doit y en avoir une dans le frigo, Mathias en prend une parfois, au dîner, ou pour regarder quelque chose à la télévision, et sa mère veille toujours à ce qu’il y ait tout pour son fils, dans le frigo, dans les armoires, dans la salle de bain, dans sa chambre, à l’entrée, dans le salon, c’est incroyable ce qu’une mère peut être attentive, prévenante. Tout à coup il se rend compte qu’il ne sait rien ou presque de son fils, de ses goûts, de ses habitudes, de ses envies, simplement quelques phobies qu’il a pu observer, son refus des choses déjà entamées, sa méfiance devant ce qui est nouveau, mais rien d’essentiel, et moins encore de cette tristesse, de cette mélancolie qu’il surprend parfois dans son regard, les yeux dans le vague, comme les siens à présent. Il allume une lampe basse, dans le salon, regarde son IPhone, pas de messages, pas de mails, il lit les dépêches du soir, et les sites des principaux quotidiens. L’énigme, tous titrent sur l’énigme, on pensait en apprendre plus sur les intentions du Président, en avoir le cœur net, on y était presque, ce serait sans lui, par manque d’envie peut-être, ou de projet, ou parce que les conditions ne sont pas réunies, c’est la formule, et puis cette dernière petite phrase, « au jour d’aujourd’hui », autre scie du moment, tout ce tintamarre accouche d’une souris, c’est le sentiment général, sur fond de crainte : s’il n’y va pas, qui ira ?
Et lui ? Que va-t-il lui arriver ? Pendant longtemps, il s’est cru intouchable. Il l’était. Mais le monde a changé. Des mœurs plus brutales, on congédie pour un oui pour un non, les puissants n’ont plus peur de leur opinion, ils ne reculent plus devant l’intimidation, la mise au pas. Le privé finira fatalement par déteindre sur le public, et l’exemple du capitaine Fracasse qui met ses moyens médiatiques et financiers au service d’un aventurier de la politique lui fait froid dans le dos. Le regard du Président à son arrivée l’a marqué, cette froideur, et ce départ immédiat, pas un mot de plus, pas de poignée de main et ça, la pandémie ne l’explique pas tout à fait, on n’en est plus là, tout le monde est vacciné, c’était un geste décidé, un message, et pourquoi pas l’annonce d’une disgrâce, avec une rapide mise à l’écart, dans cette fin de quinquennat qui ne ressemble vraiment à aucune autre. Pour la première fois depuis très longtemps, depuis son enfance peut-être, il a peur. Une peur sourde, muette. Nicole semble dormir profondément. Il aimerait la réveiller, lui dire juste un mot, la sentir avec lui, mais il se tourne dans l’autre sens, en quête de sommeil. Il est tard. Demain, il faudra être sur le pont de très bonne heure.
5.
Il n’a plus pris de petit déjeuner avec le ténor de l’opposition de gauche gauche gauche depuis belle lurette, il ne sait pas très bien comment l’aborder, pour recueillir son opinion, sa vision, et non quelques phrases toutes faites pour la galerie. Il sent une méfiance, et presque une hostilité. Toute cette affaire ressemble à un grand foutage de gueule, estime son interlocuteur. « De toute façon ça fait longtemps que j’ai décidé au fond de moi de ne pas me présenter, et je ne changerai pas d’avis. Un simulacre de démocratie. Un jeu pipé. Vous en êtes d’ailleurs l’incarnation. Les médias publics sont derrière le pouvoir, par un effet de confiscation qui nous est imposé, je ne le sais que trop bien, mais dont vous aurez un jour à vous expliquer. » « Quel jour ? » lui retourne-t-il. « Quel jour ? Tout peut aller très vite, en politique. Et ce qui ne peut pas se gagner dans les urnes, avec les conditions actuelles, risque un jour, voilà le jour, de se régler dans la rue, dehors, à travers tout le pays, parce que la colère monte, je l’entends, ce ras-le-bol, vous vous souvenez peut-être de ce vieux slogan, élections piège à con, eh bien ça a gardé toute sa valeur, ça a même gagné en pertinence, et vous, tout à coup, vous craignez pour votre poste, pour votre avenir, parce que le jeu s’est durci, et vous demandez à me voir, mais vous me prenez pour un con ? » « Pensez ce que vous voulez, la situation est pour le moins inhabituelle, il y a beaucoup d’incertitudes, je fais donc mon métier en questionnant les uns et les autres puisque, au jour d’aujourd’hui comme dit l’autre, il n’y a pas de candidat déclaré. » « Évidemment, personne n’est dupe, et qui aurait envie de se prendre une veste, au terme d’une campagne tronquée, déséquilibrée, où tout se concentrera sur le Président en place ? Il finira par y aller, au dernier moment, en se faisant passer pour le sauveur, celui qui n’en voulait plus mais qui accepte de se sacrifier, pour le bien du pays, pour sa survie. Ne me dites pas qu’avec votre parcours, votre expérience, vous êtes encore dupe d’une telle manœuvre ! » Et s’il avait raison ? Si tout cela n’était qu’une stratégie dissuasive, un appel du vide ? Il pense à Nicole, qui autrefois lisait si bien les enjeux et qui à présent n’arrête pas de parler de bouteille à encre, ce matin encore elle a employé cette expression, qu’il déteste par-dessus tout. Pourtant, elle l’a éclairé sur bien des points, même ces derniers temps. Le général à la retraite que l’idée d’un coup d’État démange. L’union des droites rêvée par une nouvelle génération de leaders et dont certains médias obsessionnels et prêts à tout pourraient faire accoucher au forceps. Il n’y avait pas vraiment pensé, et depuis ça le travaille.
La conversation se prolonge, autour d’un deuxième café, et tout à coup il lance les dés, droit dans les yeux, « vous êtes sûr que vous ne vous présenterez pas, s’il n’y a personne ? » L’autre dresse brièvement les sourcils, ramasse son carnet qu’il glisse dans une poche, se lève et lui dit, avec un sourire lourd d’ironie et de mépris, « je ne joue pas à ça », puis s’en va, sans se retourner, sans même lui dire au revoir.
6.
À droite non plus, les candidats ne se bousculent pas. Tout au plus font-ils semblant. Chacun croyait le jeu plié. « Et d’ailleurs il l’est, ajoute le porte-parole du parti libéral républicain. Le Président détient tous les pouvoirs et tient les cordons de la bourse, il communique à sa guise, personne pour le contredire, vous n’avez pas cru une seconde à son “non je n’irai pas”, pas plus qu’à son “au jour d’aujourd’hui”, comme s’il y avait le moindre doute, mais il veut écraser tout le monde sur son passage, il a cassé le système, coupé toutes les tiges vieillissantes ou naissantes et maintenant c’est Gillette triple lame, dès qu’une tête émerge il la tranche, alors évidemment, dans ces conditions personne ne veut y aller. Je suis déjà très admirateur et reconnaissant pour ceux qui disent encore hésiter, se tâter, et attendre de voir si les conditions sont réunies, mais bien sûr que non, elles ne le sont pas, même si le pays est au bord du gouffre, ou plutôt de l’explosion, car vous verrez, après l’élection, une fois le délai de grâce échu, un court délai de grâce, ce sera la révolte, pas la révolution, ça on sait faire, mais la révolte, quelque chose d’incontrôlable, où nous avons tout à perdre et sans doute rien à gagner, mais personne ne nous écoutait, il y a cinq ans, quand nous annoncions que ce serait l’aventure, une aventure sans précédent et qui allait ruiner le champ des institutions et celui des partis. Eh bien on y est, non ? Parce qu’il gagnera l’élection, et il la gagnera aisément, mais dans la foulée, il n’aura pas de majorité parlementaire, le Sénat je n’en parle même pas… Quel bluff ! Quel gâchis ! Quand je pense à notre candidat de l’époque, il aurait fait un excellent Président, en phase avec les aspirations de la vraie société, autoritaire et à la fois conciliant, moderne et traditionnel, il avait tout pour plaire, mais vous l’avez assassiné, vous, les médias, et vous peut-être encore plus que d’autres, à plonger la tête la première dans de prétendues révélations, mais cher Monsieur le Directeur de l’Information, vous saurez une chose, personne ne gravit les échelons de la politique sans laisser quelques gages au passage, un détournement, une faveur, une concussion, un cuissage, des réserves personnelles discrètement constituées, et aussi étonnant que cela puisse vous paraître, c’est la meilleure garantie de la démocratie, de l’équilibre démocratique contre la tentation de l’exercice tyrannique du pouvoir, car quelqu’un à qui vous n’auriez rien à reprocher, sans aucun dossier dans les placards, serait forcément trop dangereux, il deviendrait incontrôlable. Seule la faute passée, et cachée, garantit un contre-pouvoir. De nos jours, où tout se sait, tout se dit, tout s’apprend, de façon déformée et grossie au besoin, il est impossible d’assurer cette garantie. Et des personnes toutes propres, désolé, ça ne court pas les rues. En tout cas, nous, nous n’en avons pas au catalogue. Alors vous pourrez continuer la chasse à la perdrix, et pointer vos fusils sur tout ce qui bouge. Sauf le Président bien sûr, car là, vous craignez les conséquences, les éventuelles représailles, vous obtempérez, et puis, vous avez peut-être déjà assez de sang sur les mains et dans les narines. » Fin de l’algarade. La rancune est tenace, il le savait. Il n’a rien oublié de cette sortie de route fracassante, il y a cinq ans, mais il ne pensait pas que l’esprit de vengeance était encore aussi aigu. Heureusement qu’ils n’ont pas de candidat sérieux et solide, se dit-il derrière un vague sourire, sans quoi il paierait une note salée avec l’arrivée de ce nouveau pouvoir. « Vous souriez, vous vous sentez protégé, intouchable, mais n’oubliez pas le dicton, c’est à la fin du bal qu’on paie les musiciens. » Là, c’est un peu trop. Il se lève, salue poliment son interlocuteur, traverse la salle de café plus calme à présent, il est bientôt huit heures et demie, l’addition s’il vous plaît, deux cafés deux croissants, la tournée continue.
7.
« Évidemment il n’était tenu à rien. En politique, seul le résultat compte, et si vous êtes élu, c’est que vous avez fait le bon choix. Mais une telle trahison, je dois avouer que je ne m’y attendais pas. Pas de lui. Un coup de couteau dans le dos. Je l’ai pourtant sorti de son industrie, je lui ai ouvert les portes et les plafonds dorés de la République, j’ai transformé ses goûts de chiotte en goûts de cabinet, si vous me passez l’expression, hein, vous retrouvez là mon sens du calembour, mais c’est vrai, je lui ai donné goût aux belles choses raffinées, bien que cela n’ait visiblement pas duré, vous avez vu quels artistes et quels auteurs il fréquente, avec madame, tout le clinquant tape à l’œil. Vous savez, quand on est Président, on se doit de donner l’exemple, d’affirmer des valeurs hautes, et pas des aspirations de midinette. J’exagère ? On me raconte ses sorties, ses soirées, et franchement, c’est des rêves et des modèles de télévision, pas de création. Nous sommes un pays de traditions, de savoir-vivre, et parmi cela, il y a une exigence de qualité, cela ne veut pas forcément dire des affinités élitaires, mais un goût du nouveau, un goût du solide, du sérieux, il ne faut pas confondre diversité et variété, mettez-y un s et on y est, c’est un Président de variétés, et rose, il vécut ce que vivent les roses, l’espace d’un matin. » Le mot « rose » le fait sourire. L’ancien Président hoche la tête avec un sourire entendu. « Certes, le rose, ça n’a jamais été sa famille, peut-être sa couleur, mais certainement pas sa famille, d’ailleurs il est sans famille, sans appartenance, sans socle, et peut-être sans fondement, il incarne l’aventurier contemporain, une sorte de Boulanger version guindée, avec ses costumes cintrés… Vous me direz, pourquoi l’avoir engagé, pourquoi lui avoir ouvert les portes ? C’est que j’avais confiance en lui, une totale confiance, à titre de conseiller, une intelligence à vif, des analyses rapides, une excellente connaissance des chiffres et des milles façons de les faire parler, voilà, un technicien hors pair, très utile, un parfait homme de cabinet dont je n’aurais jamais pensé qu’il se lancerait en politique, qu’il se confronterait au suffrage universel, vous vous rendez compte, première tentative et il est élu à la plus haute charge, incroyable mais vrai. Le pire, c’est qu’aux premiers doutes, et même dès les signes avant-coureurs, une façon nouvelle de parler, de répondre, de tenir la dragée haute à ses supérieurs, j’ai senti que c’était perdu, je veux dire perdu pour moi, que j’étais face à une mante religieuse, ah s’il m’entendait, mais oui, une mante religieuse qui immobilise sa proie et la dévore, non, pas la mante religieuse, une autre animal dont Mitterrand raffolait, pas les ortolans bien entendu, un insecte, il prenait souvent cet exemple, la guêpe… la guêpe fouisseuse ! Exactement, la guêpe fouisseuse qui sectionne le nerf moteur de ses proies pour les garder vivantes et les offrir en pâture à ses petits une fois les larves arrivées à éclosion, c’est d’une sophistication et d’une cruauté parfaites, sauf que Mitterrand se pensait lui-même en guêpe fouisseuse, alors que moi j’en ai été la victime. Je ne pouvais rien faire. J’étais tétanisé. Et lui, il prenait de l’assurance, un peu plus chaque jour. Ça a commencé par des sourcils levés au plafond, et ce sentiment de supériorité clairement affiché, les ministres ne le supportaient plus, et bien sûr il a voulu devenir ministre, c’était sa façon de régler le problème, un siège de tous les jours, monsieur le Président, accordez-moi qu’aucun n’a le quart de mes compétences, ça irait beaucoup plus vite si on pouvait raccourcir la boucle des décisions, le moment est venu d’imprimer un nouveau rythme à notre politique de réformes, alors ministre de l’économie et des réformes de l’État ça m’ira comme un gant, et je lui ai donné son gant, de guerre lasse, sans comprendre que j’étais encore loin d’avoir atteint le bout de mon calvaire, qu’il finirait par me barrer la route, pas directement, il ne pesait pas grand-chose dans les circonstances initiales, mais en divisant notre camp et en faisant le jeu de l’opposition, la principale opposition aujourd’hui dans les choux comme nous sommes dans les choux. Une présidentielle répond à une arithmétique précise et impitoyable, j’ai tout fait pour le dissuader, je lui ai même promis le rôle de numéro deux de l’État, un tandem en quelque sorte, ou un ticket comme vous dites dans votre jargon, mais non, monsieur voulait y aller, et y aller seul, sans bannière autre que celle qu’il inventerait chemin faisant, et il en a fait du chemin, les astres se sont alignés, autre expression favorite de vos confrères, ou plutôt de vos subalternes désormais, avec le galon que vous avez pris. Les obstacles ont explosé les uns après les autres, la voie était royale, il n’avait plus qu’à marcher jusqu’au bout. »
8.
— Il refuse toutes les émissions, toutes les sollicitations, plus de télévision, plus de radio, plus de journaux. Un silence obstiné depuis son passage chez nous. Tu devrais être content.
— Nous avions préparé un chemin de fer et tu as tout envoyé valser.
— Je ne le sentais plus. Il était tellement tendu, remonté comme une horloge, je n’allais pas tourner autour du pot, et finalement on marque des points, les deux phrases clé de l’entretien tournent en boucle, elles seront encore reprises longtemps, tu verras.
— Ça ne change rien au problème de fond. Tu as trahi ma confiance.
— Tu veux me virer, c’est ça ?
— Je devrais.
— Et qui pour me succéder ?
— Oh, les candidats ne manquent pas, tu connais le milieu.
— Ou toi ? Ça te démange, au fond…
— Ne raconte pas n’importe quoi.
— Tu as la nostalgie. À chaque que j’entre dans le studio, je sens ton envie, tes regrets.
— Au bout de trois ans, vraiment ? Tu délires.
— Non, je le sens.
— Eh bien, pour être clair, tu te trompes. Je n’ai plus aucune envie de caméras braquées sur moi, ni de ce jeu de dupe avec des langues de bois qui jouent au chat et à la souris, qui n’ont aucune sincérité, et de moins en moins de profondeur. Tu sais, j’ai démarré à une époque où le personnel politique avait une autre envergure. Un ministre de l’intérieur, ou de la culture, ou de l’éducation, ou de la défense, ça en imposait, c’était des figures importantes, avec un passé local et national qui inspirait le respect. C’est cette épaisseur historique, ce socle d’expérience, qui ont disparu.
— Je veux bien te croire. Mais avoue que le Président t’impressionne. Ou t’excite. Tu aimerais bien te le faire, un jour, resserrer le filet, le piéger. Crois-moi, ce n’est pas facile. Il est froid. Une machine. Pas de sentiments. Que du calcul. Tu ne trouves pas de prise, c’est lisse.
— Et tu penses que Mitterrand ce n’était pas coton ?
— Oh là là, toujours le Vieux, vous n’en sortirez jamais de Mitterrand. Il vous a marqués à vie.
— On verra si ton Président laisse une trace aussi profonde…
— En attendant, il faut enchaîner.
— Enchaîner ?
— Oui, trouver un nouvel invité, on ne va pas baisser les bras.
— Plus personne n’acceptera ton invitation.
— Notre invitation.
— Eh bien non. À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. On fait comme s’il n’y avait pas d’échéance électorale, comme s’il n’y avait pas de campagne.
— Et moi, je deviens quoi ?
— Tu continues de présenter le journal, simplement. Comme en temps normal.
— Merci du cadeau.
— Tu vois qu’on se lasse…
9.
Il a pris l’après-midi pour lui et a décidé de rester à la maison, seul. Nicole est à son cabinet, Mathias passe la semaine à Bordeaux chez des amis. Ce temps devant lui le rassure, l’apaise. Il prend une pile de livres reçus ces dernières semaines dans l’idée de les lire pour rédiger quelques mots de remerciements, pour l’essentiel des essais politiques, des documents, rien de transcendant, mais enfin, un minimum de politesse, accuser réception, drôle d’expression, et trouver une ou deux phrases bien senties, en lisant en diagonale. Tout à coup, un fort bruit, inhabituel, qui semble venir d’une des grandes baies vitrées du salon. Il se lève du fauteuil où il s’était installé depuis une bonne heure et va voir, à tout hasard. Sur le toit du garage, en léger contrebas, à deux mètres même pas, un oiseau, un moineau, étourdi, gît au sol, avec une respiration rapide qui secoue ses ailes. La tête a une mauvaise inclinaison. Il cherche à bouger, à se redresser sans doute, pour prendre, qui sait, un nouvel envol. Mais non. Le rythme de la respiration ralentit. Il bouge encore la queue, dont il écarte les plumes blanches. Un soubresaut. La tête semble peser trop lourd. Il s’est probablement fracassé la nuque. Et là, plus un mouvement. Le corps inerte. Il est mort. Tristesse. Comme un accident de la route.
Il repart vers ses lectures et son fauteuil, mais n’arrive pas à sortir de ce choc, petite lézarde dans la journée qui lui rappelle des deuils, ceux des proches, où l’on se retrouve à quelques-uns, ou ceux, plus pompeux, de personnalités publiques avec leur lot de rhétorique et d’hypocrisie. Qui dira un mot, à sa mort ? Son fils, peut-être, mais il peine à prendre la parole en public. Nicole ? Elle en serait bien incapable, pour toutes sortes de raisons. Des collègues ? Surtout pas. Des amis, mais en a-t-il encore ? Il devrait surtout commencer par laisser trace de ses dernières volontés. Là où il veut être enterré, comment, dans quel « format » comme on dit probablement. La mort est aussi un métier, un corps de métier. Il ne s’y est jamais intéressé. Par superstition. Une superstition bien inutile et stupide puisqu’on dit que les personnes qui ont préparé leur enterrement et leur succession allongent sensiblement leur espérance de vie. Encore des statistiques. Il finit par détester les statistiques. Combien de moineaux meurent contre une vitre par année dans le pays ? Il doit bien exister une étude sur la question. Ou plutôt : une estimation.
10.
« Le Sénat, c’est l’institution qu’on critique sans cesse, qu’on veut réduire, ou supprimer, et quand il y a tangage, on se retourne vers son Président, comme un sauveteur, mais cette fois-ci, nous ne serons pas la roue de secours, moi pas plus que n’importe quel sénateur, vous pouvez faire le tour, aucune ne veut entrer en matière. De toute façon, nous sommes un organe de contre-pouvoir, depuis des années. » Il se doutait que la réponse serait évasive, et se trouve presque surpris du ton plutôt décidé de celui qui est tout de même, selon la Constitution, le deuxième personnage de l’État, et le remplaçant en cas d’empêchement, ce fameux concept d’empêchement qui agite régulièrement les gazettes, car il demeure tout à fait théorique, et tributaire des précisions que pourrait et devrait, le cas échéant, y apporter le Conseil constitutionnel. « Remplaçant, mais provisoire, jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée. Je n’ai ni l’âge ni l’âme d’être un bouche-trou, et jamais je n’accepterais ce rôle si une crise devait advenir. » Toujours cette façon de se draper dans la dignité, qui fronce les sourcils et fait ressortir le jabot, pense-t-il. L’image du moineau à l’agonie lui revient en tête. Il avait lui aussi un gros cou et quelque chose de jabotant. « Mais enfin, c’est de la politique-fiction, et cela me surprend de votre part. Vous avez assez d’expérience pour savoir que tout va se résoudre, comme d’habitude, et qu’il y aura même beaucoup plus de candidats que vous ne semblez le penser. Je le crains, pour être sincère. Je le crains. »
11.
Au milieu de la nuit il se réveille, va à la cuisine boire un verre d’eau, mais sa curiosité est attirée par le moineau, qu’il n’a pas observé depuis la mort à laquelle il a assisté. La maison est plongée dans la pénombre, il allume la torche de son appareil téléphonique portable et la dirige vers le toit du garage, en-dessous de lui à deux mètres à peine. L’animal est là, un peu déchiqueté, entouré de plumettes grises qui lui font comme une couronne, il n’a pas souvenir d’avoir assisté à une mort d’animal dans son enfance pourtant campagnarde, du moins pas celle d’un oiseau, parce qu’il y avait les limaces que sa mère se faisait un étrange plaisir de percer avec un petit couteau pointu, et toutes sortes d’insectes qu’il était de coutume d’écraser, surtout les araignées du matin, par superstition. Et si ce moineau était un signe ? Ou un appel ? La fin de quelque chose, d’un cycle, d’un temps ? Dans quatre ans, il bénéficiera d’une retraite pleine. Mais il pourrait anticiper son départ, ne pas attendre qu’on le « vire », selon la terminologie à la mode dans les sphères du pouvoir malgré son caractère populaire, il ne sait pas très bien d’où vient cette métaphore, « virer », le mot équivalent anglais l’a toujours glacé, si l’on peut dire, « fire », l’idée de feu, de brûler, de toute façon c’est violent, même en cas d’accord mutuel, puisqu’il n’y a jamais d’accord mutuel, tout est rapport de force, et il a le sentiment insistant depuis trois jours que ce rapport n’est plus en sa faveur. Le visage impassible et froid du Président a produit un pli dans ses pensées, et il peine à retrouver un fil dans ses journées, ou pire, dans ses nuits, avec des rêves étranges, fatigants, pas des cauchemars, non, des rêves compliqués, longs, entre veille et sommeil, avec des situations répétitives, complexes, piégeuses, dont il n’arrive à s’extirper qu’au réveil, déjà fatigué alors que la matinée n’a pas commencé. Il espérait que boire un peu d’eau l’aiderait à se rendormir vite, mais à présent, au milieu de la nuit et plongé dans les ténèbres, il sait que cela ne vaut même pas la peine de se recoucher, de rejoindre Nicole dans le vaste lit. Le sommeil ne reviendra pas de sitôt, autant se plonger dans la lecture des premiers articles de journaux, toujours le même bla-bla avec toutefois une hypothèse qui prend de l’épaisseur et finit par irriguer à peu près tous les éditoriaux, « et s’il n’y allait pas ? ». C’est amusant de voir comment une idée prend, tout à coup, et s’impose dans les conversations, dans les réflexions. Bien vite, il ouvre sur sa tablette quelques magazines, une actualité plus légère, avec des potins, des indiscrétions, et partout, omniprésent, le couple présidentiel, sa vie quotidienne, son palais, des sortes de divinités sorties d’une classe d’école et de quelques cabinets. La puissance médiatique lui apparaît concrètement, cette capacité à transformer des sujets somme toute assez courants en mystères nimbés de magie. Nicole se lève à son tour, elle va à la cuisine, fait les mêmes gestes, un verre d’eau du robinet, puis elle repart, sans le remarquer dans son fauteuil, elle ne lui prête aucune attention, et son absence du lit ne semble pas l’inquiéter. Il faudrait tout de même dormir un peu, demain est une grosse journée.
12.
Le candidat histrion a renoncé. Par dépêche, parue ce jour. Ou plutôt, il n’a pas confirmé sa candidature. Ou il a confirmé sa non-candidature. La voie était barrée. Quelques dérapages trop clivants. Des oublis dans une déclaration fiscale. Peut-être un ou des comptes à l’étranger. Pas grand-chose, mais de nos jours ça suffit à créer le doute, à casser l’élan. Tant de bruit pour ça. Nicole le lui avait dit d’emblée : ça n’ira pas au bout. C’est une mascarade. Mais l’idée est plantée, celle d’un grand rassemblement qui englobe l’extrême, ou qui en soit le développement vers le centre. Il faut lui reconnaître un vrai flair politique. Meilleur que le sien, même.
13.
À chaque fois qu’il a rendez-vous avec elle, il éprouve ce même sentiment de gêne un peu dégoûtée et de peur de se salir. Cela ne correspond pas à son idéal de neutralité, et à cette distance qu’il entend réserver à toutes ses interlocutrices et tous ses interlocuteurs, surtout en période de campagne, mais quelle campagne ? Elle avait proposé son bureau, il a préféré un café, où elle voudrait, ça ne le dérange pas d’être aperçu en sa compagnie, il fait le job, pas de problème avec ça. Elle préfère la terrasse, pour pouvoir fumer à son aise. La cigarette reste un attribut fréquent des candidats, déclarés ou non, et peut-être une de leurs rares fragilités. Combien d’années qu’il a arrêté lui-même ? Son souvenir est incertain. Il a longtemps pensé que c’était peu après la mort de son père, dans un temps de deuil et de prise de résolutions. Il y aurait donc bientôt vingt ans. Mais il se revoit, quatre ou cinq ans plus tard, à l’enterrement d’un de ses plus proches amis, en plein hiver, par une matinée glaciale, prononcer un discours, au bord des larmes, et allumer une cigarette pendant que le discours suivant commençait, il se voit aussi fumer dans un grand hôtel, peu après la cérémonie, il s’était retrouvé là avec une jeune femme qu’il trouvait terriblement belle, très désirable, avec qui il aurait plus tard une aventure, ou non, il avait déjà une aventure avec elle, et elle connaissait le même ami, ou plutôt le fils de cet ami, elle aussi fumait, dans ce bar de palace à la lumière tamisée, il devait être midi, ils avaient mangé un petit en-cas, bu une coupe de champagne, il lui avait raconté quelques souvenirs, de ceux qu’on ne peut pas évoquer en public, des choses plus intimes, des traits de caractère, de mauvais caractère, ou de mauvaise foi, ou d’impatience, car les amis ne sont jamais parfaits, ils ne sont pas ceux qu’en fait la mémoire collective, et il la regardait, il oscillait entre ses yeux en émaux vert bleu et marron et ses hanches un peu larges et ses seins menus et il avait eu envie d’elle mais il devait prendre un train, rejoindre Nicole, la famille, les vacances, Noël, il fumait donc encore à cette époque, ou peut-être n’avait-il fumé que ce jour-là, sous le choc de l’émotion. L’envie de tabac a en tout cas totalement disparu, cela ne lui traverse plus jamais l’esprit, pas même une seconde, et quand il regarde tout à coup son interlocutrice allumer une nouvelle cigarette, il se sent très éloigné, comme si ce geste participait d’un monde ancien, où fumer était autorisé, et même encouragé, à grand renfort de publicités partout, la télévision, le cinéma, les petits avions qui survolaient les plages en été avec de fugitives banderoles. D’autres amies et d’autres amis étaient morts depuis, dont la maladie n’était pas sans rapport avec le tabac, et quand il a reçu une bouffée dans les narines, par l’effet du vent ou de la désinvolture de son interlocutrice, il lui a dit, sèchement, « non, ne m’imposez pas vos choix ».
Elle ne croit pas une seconde que le Président puisse même envisager de ne pas se représenter. Encore une manœuvre, encore un piège : cet homme confisque l’État pour mener sa stratégie personnelle. Mais les électeurs ne seront pas dupes. Et comme dit le proverbe, à malin malin et demi. Lui pense, dans sa tête et sans desserrer les dents : qui fait le malin tombe dans le ravin. Il a toujours eu peur des ravins. Un vertige héréditaire, son père était comme lui, sa mère aussi. Impossible de rester longtemps en montagne, et moins encore de franchir le moindre col. C’est aussi pour cela qu’il est venu vivre dans la capitale, pour fuir les montagnes, la verticale, et vivre à plat, tout en gravissant les échelles symboliques de la société. Il doit fournir des efforts pour rester attentif et suivre la logorrhée de son interlocutrice. « D’ailleurs, moi-même je réserve ma réponse sur une candidature éventuelle, parce que les conditions réunies, comme dit l’autre, ça vaut aussi pour moi, ça vaut pour n’importe qui, il n’est ni le maître ni le propriétaire des conditions. » Elle retrouve son agressivité, il retrouve sa peur, ou plutôt son malaise. « Il faut rendre ses droits et sa parole au peuple. Car le peuple est fatigué. Le peuple est ulcéré. Les gens ont peur. Ils sont sans espoir. Plus rien ne leur appartient. Plus rien ne leur est garanti. Quelques instances superpuissantes ont réuni tous les pouvoirs dans leurs mains, et n’en font que selon leurs intérêts, et quels intérêts ! Est-ce que les élections ont encore une valeur acceptable, dès lors que les moyens d’information sont aux mains des puissants ? Et contre le peuple ! Vous avez suivi de longues études, vous connaissez La Boétie, et son discours sur la servitude volontaire. Ah ça vous étonne, vous ne m’attendiez pas sur ce terrain. Mais le temps de cette servitude est révolu. Les gens veulent reprendre leur destin en mains. Voilà la vérité. Voilà ce que vous devriez dire sur les ondes. » Il ne l’écoute plus. La façon dont certaines personnes sont habitées par des discours automatiques l’a toujours étonné et fatigué, il n’en peut plus de cette diarrhée. Mais il s’interroge parfois sur son autonomie réelle, sur les conditionnements qu’il a à subir, que tous ont à subir, médias et autres relais de la société. Il pose un billet de 10 euros sur la table, et s’en va, pas certain qu’elle ait fini ses phrases mais trop fatigué pour en supporter davantage. Il lui dit simplement, « prévenez-moi quand vous aurez pris votre décision. On vous invitera ».
14.
Il a fini par aimer le week-end. Et même par s’en réjouir. Alors que pendant très longtemps il a détesté le dimanche. Surtout dans sa petite ville natale. À vrai dire, c’est le samedi qu’il préfère. Son effervescence légère, les marchés, la foule des magasins, la possibilité d’une grasse matinée, ou de rattraper des lectures, de rester avec Nicole, le brunch, une sortie. Mais là, il se rend à l’enterrement de la directrice de communication du groupe, cette femme si frêle qu’on avait fini par la croire invincible et qui se sera brisée comme un œuf de cristal, sans qu’on puisse bien réaliser. Elle s’est éclipsée, au tout début du printemps, avec un message rassurant, elle tenait bon, ne lâchait rien et serait de retour dans trois mois à tout casser, oui, à tout casser, c’était l’expression qui convenait, malheureusement. Les nouveaux notables de l’écran ne sont pas là, à une ou deux exceptions près, mais de nombreux anciens, partis ailleurs ou à la retraite et qui ont tenu à venir rendre hommage à cette petite personne au sourire doux, à l’intelligence vive, au service des autres mais protectrice de son quant-à-soi, et en remontant de l’église, assez belle et ancienne, vers le cimetière de la petite ville de banlieue sud, il échange des mots bienveillants avec une vieille collègue un peu essoufflée par la marche mais qui ne veut rien en laisser paraître quand tout à coup un oiseau de la taille d’un poignet et déplumé tombe d’un arbre, devant eux, à un mètre, et tout à côté se trouve un autre oiseau, identique, qui ne bouge plus, alors que celui à peine tombé gigote encore, deux sursauts, trois, la tête se relâche, tombe contre le goudron, c’est fini. Sa voisine est choquée, apeurée sans doute, mais enchaîne sa phrase sur la précédente, pour passer à autre chose, et ils rejoignent bientôt le corbillard dont on extrait le cercueil silencieusement, sous un ciel gris sans pluie. Durant les discours, et avant de faire le sien, en dernier, il ressasse les souvenirs de la défunte, les succès, les crises, les rires, il pense à cet oiseau, à celui de l’autre matin, il essaie d’éloigner ces images de sa tête, sans y réussir vraiment, la coïncidence est tout de même étrange, à bien y réfléchir il n’avait jamais vu de sa vie une agonie d’oiseau, et là, coup sur coup, en quelques jours, mais c’est à son tour, il marche d’un pas calme et prudent sur la pelouse, sort la feuille de papier de sa poche, la déplie, avance un peu ses lunettes sur le nez, aspire un bon bol d’air, regarde les parents, si vieux, écrasés de tristesse, on voit qu’ils auraient voulu partir avant, ne pas avoir à vivre cela, ne pas savoir, la cérémonie dure depuis près de deux heures, ils sont visiblement épuisés, il commence à lire, et pense en même temps à quelques coupes à faire, pour abréger. Il a chaud tout à coup, de fines perles coulent sur son front et viennent lui piquer les yeux, avec l’âge il lui semble que la transpiration change et devient plus salée.
15.
À nouveau, l’insomnie. À trois heures, il a senti qu’il ne se rendormirait pas. Il est allé aux toilettes, a tenté de revenir se coucher, à pas de loup, pour ne pas déranger Nicole, mais rien n’y a fait, et à cinq heures, il s’est levé. Le problème, c’est que ça va déglinguer son dimanche, ce dimanche sur lequel il comptait beaucoup, pour se changer les idées, aller faire une balade peut-être, et quelques courses, bruncher, regarder un film, ou en fin d’après-midi, un apéritif avec Nicole et des amis, mais il va courir après sa fatigue, il devra faire une sieste, pour récupérer, et après il a de grands risques d’être patraque.
L’interstice sous la porte de la chambre de Mathias laisse penser qu’il regarde un film sur son ordinateur, cette vibration bleue presque blanche avec des moments plus sombres, mais à cette heure il s’est sans doute endormi devant l’écran. Il n’a pas pour autant envie d’aller vérifier.
Après s’être décapsulé une bière, car il avait soif, il s’installe dans le fauteuil du salon, avec la faible lumière de la lampe posée sur la table basse, une espèce de fleur d’Aulenti qu’il déteste mais Nicole a eu un coup de cœur et y tenait trop pour qu’il gâte sa joie. De plus, il ne sait pas la manipuler, et moins encore l’éteindre, malgré les explications répétées de Mathias. « C’est tout simple, papa, il suffit de presser deux fois sur l’interrupteur. » Il a pris un cahier, son cahier à pages blanches, et il commence une liste, avec des flèches, des plus, des moins. Souvent, il éprouve ce besoin, de mettre par écrit ce qui lui trotte par la tête.
Il a beau être certain que le Président va se présenter à sa propre succession, il n’arrive pas totalement à chasser un minuscule doute depuis quelques jours. Depuis l’émission. Parce que, à bien y réfléchir, la situation est problématique. C’est bien beau, de briguer la présidence. Mais ensuite, il faut un gouvernement. Et la liste est éloquente. Le ministre de l’intérieur donne des signes d’éloignement, il se prépare pour l’échéance suivante, et il veut prendre du champ, retrouver son autonomie de parole. Ils passent tous par là, quand ils ambitionnent la plus haute charge. Les affaires étrangères ? Il aurait déjà voulu partir il y a deux ans, par lassitude et usure, et il est évident qu’il ne rempilera pas. Le garde des sceaux ? C’est un gag, qui ne pourra pas être prolongé. La politique est un métier, il a fini par s’en persuader, lui qui était si favorable à la société civile et si hostile à la professionnalisation excessive des élus qui perdaient à ses yeux le contact avec les populations mais non, il faut connaître les arcanes, les relais, comme une équipe de football quand elle remonte le ballon vers le camps adverse et cherche à faire sauter les lignes de défense, aller chercher un budget, une majorité parlementaire, et justement, la majorité parlementaire, quand on y réfléchit un peu, elle n’est pas acquise, il est même en effet plus vraisemblable que le pPésident parvienne à se faire réélire sans trouver aucune majorité et que s’impose donc une forme nouvelle de cohabitation, au moment où le pays aurait pourtant besoin d’un élan. Il reprend sa liste. La culture ? Tout le monde s’en fout, ce n’est plus un tremplin. Le ministre de l’économie ? Ah oui, lui, il doit piaffer d’impatience, mais il n’a plus de troupes derrière lui, c’est un loup solitaire, certes brillant, qui rencontrera le même problème que le Président, une victoire sans armée, et donc une défaite dans la foulée. D’ailleurs, il n’est pas prêt. Il n’a pas de pensée globale et affirmée de l’État. Il doit sentir que son tour pourrait venir, et il se retirera pour un temps des affaires. La défense ? Ne tient pas la route. Du moins, pas pour un nouveau cycle. Pourrait faire l’affaire dans une perspective de routine.
Brusquement Mathias sort de sa chambre, à grands pas, pour aller aux toilettes, puis il revient, avec ses longues jambes nues et son t-shirt, la porte se referme, l’interstice s’éteint. Il est temps d’aller lui aussi chercher le sommeil, il sent la fatigue qui remonte dans ses yeux, les premières lueurs de l’aube apparaissent, encore très faibles. Il a parfois la nostalgie du temps où il dormait bien, profondément, et se réveillait en forme. Nicole dort à poings fermés. Avec un léger ronflotement qui l’attendrit.
16.
Le dimanche soir, pour lui, a longtemps été celui des rituels. Chez ses parents d’abord, avec l’inévitable omelette et salade et jambon, puis lors de ses années d’études, avec Paul et Robert au restaurant, parfois rejoints par d’autres comparses mais toujours et immuablement les trois copains. Quand il pense qu’il n’a revu ni l’un ni l’autre depuis au moins vingt ans. Puis arriva le temps de Nicole, les amis ou amis d’amis invités à la maison chaque dimanche soir, avec les victuailles du marché fait le matin, les vins, les rires, dans ce mélange d’énergie et de mélancolie à l’approche d’une nouvelle semaine, sauf qu’à présent, avec ses nouvelles fonctions et surtout la campagne présidentielle qui s’annonce, le dimanche soir est devenu une corvée, le moment d’exposition principal de la chaîne, il est forcément d’astreinte et dans ces moments-là, il souscrit à ce mot souvent évité dans les réunions, une « chaîne », une lourde chaîne qui broie les horaires et les tranquillités, qui installe une tension permanente et absurde, la chaîne de la peur, ou plutôt : de la crainte. Alors il se conforme à sa nouvelle habitude, un sandwich club au thon avec une tranche de tomate et un peu d’œuf dur, il s’isole dans son bureau, car il craint de laisser échapper un morceau, et le pire, c’est la serviette qu’il attache autour du cou, pour éviter la moindre tache sur son costume et sa cravate. Le problème qui reste à résoudre est celui du brossage de dents, cela fait des semaines qu’il pense à se fournir en brosse et dentifrice mais à chaque fois il oublie, peut-être parce qu’il trouve cela inélégant, son dentiste insiste, après chaque repas se brosser les dents, attentivement, et passer un fil pour éliminer les minuscules éclats de nourriture. Ce soir, il n’a mangé que des fruits. Ce rêve fugace de perdre du poids, qui le reprend de temps en temps. Mais il reste sur sa faim. Et le temps passe plus lentement. Les minutes semblent longues. L’émission va commencer. Le direct, c’est quand même une magie.
17.
« Ce n’est évidemment pas mon premier Président, vous pensez bien. Et certainement pas le dernier. Ça a commencé avec Mitterrand, pour vous donner une idée. Au fond, nous ne sommes pas si nombreux. Et à peu près toujours les mêmes, quelle que soit la couleur politique, quel que soit le camp. Avec très peu de renouvellement, deux tout au plus en quarante ans. C’est amusant, non ? Je parle là des conseillers qui comptent. Les donneurs d’avis qui infléchissent une politique, un septennat ou désormais un quinquennat. Pas le tout venant des visiteurs du soir, comme on les a appelés, et qui se sont multipliés au fil du temps. Si vous réfléchissez, nous devons être cinq ou six, pas plus. On sait ce que chacun pense et dit, c’est comme des vieux couples, vous voyez ? Les rendez-vous avec le Président sont fixés à la dernière minute, et varient de format, un café à l’aube, un déjeuner, un dîner plus rarement, ou le soir vers dix ou onze heures, il faut savoir se rendre disponible. Le milieu politique et médiatique fantasme beaucoup sur notre rôle, notre poids, nos intentions, nos éventuels avantages qui sont pourtant nuls, aucun de nous ne fait ça par intérêt, d’ailleurs je ne sais pas pourquoi on le fait. Un sentiment d’appartenir au sérail peut-être, un goût de l’ombre, du pouvoir de l’ombre, ou l’euphorie d’une liberté, la possibilité de pouvoir parler au sommet sans contrainte, sans réserve, sans obligation de fonction pour reprendre l’expression consacrée. Être dans la gratuité et ne défendre aucun intérêt, c’est plus exaltant qu’on ne croit. On y prend goût. On ne lâche plus. Eh bien, tout à coup, plus rien. Cela fait presque un mois désormais. Pas un appel. Pas un signe. Plus de réceptions, plus de rendez-vous. Plus de dîners non plus. Une hibernation totale. Les portes du château se sont fermées, sans préavis, sans justification. Et vous ? Vous avez encore un contact ? »
Il hésite dans sa réponse. D’abord parce que ce personnage l’énerve, avec sa suffisance et son hypocrisie. Pas d’intérêts à défendre ? Il a envie de rire. Mais il s’agit d’un informateur précieux, et d’un analyste hors pair.
« Non, moi non plus, aucun accès. Lors de l’intervention sur notre plateau, il s’est montré très froid, délibérément distant, et depuis, rien du tout, pas le moindre signe. L’isolement complet. »
18.
— C’est le troisième de nos candidats potentiels qui jette l’éponge, toujours sous le même prétexte, « il n’y a pas l’espace », comme si c’était une question d’espace. Eh bien non, quand on est gaulliste on trace la route, une route nouvelle, ambitieuse, au service du pays, au service des idéaux européens les plus élevés et les plus ambitieux, mais ce parti est devenu un conclave d’egos démesurés, d’élus locaux qui se contentent de ce qu’ils sont, de ce qu’ils ont, ou qui attendent que tout leur soit servi sur un plat, sans risque, sans goût de l’aventure, sans vision. Dans un scrutin comme la présidentielle, il faut croire en son destin, et le créer, mais ils ont peur de leur ombre. Cinquante ans à peine, et ils veulent des assurances-vie. Ça me donne juste envie d’aller voir ailleurs, ou de quitter la politique.
— Aller voir ailleurs où ?
— Vous avez raison, il n’y a pas d’ailleurs. Les gens pensent que tout le monde se ressemble, que les partis se confondent, mais non, on a une histoire, un ADN, une fidélité, je dirais presque des réflexes, des façons de penser, de réagir, qu’on ne transporte pas si facilement dans une autre structure, ou dont on ne se dépare pas si facilement.
— Finalement, le Président a réussi son coup. Le paysage politique est en lambeaux, il ne reste que son altesse sur son cheval blanc.
— Certes, mais Napoléon avait tout de même plus de panache ! Bref, on va dans le mur. La droite va dans le mur, la gauche va dans le mur. Heureusement, les extrêmes sont contenues. Tellement contenues qu’elles ont déjà renoncé. Quand on les écoute bien, elles ont renoncé.
— Une élection sans candidat, ce serait drôle tout de même.
— Drôle peut-être, et surtout : tragique.
L’expression est lâchée. « Une élection sans candidat ». Il avait ça en tête depuis plusieurs jours, des semaines à vrai dire, et il l’a enfin formulé. C’est encore trop tôt pour en faire un élément de discours, mais il se sent soulagé, il l’a dit, il ne le redira pas de si tôt. Il restera peut-être comme un visionnaire, celui qui a senti le coup venir. Hier soir, il aurait voulu en discuter avec Nicole, mais elle s’est montrée distante, presque cassante, comme si elle avait quelque chose à lui reprocher. Mathias était sorti, il n’est pas rentré de la nuit. Personne à qui parler, dans le défilé sporadique et de plus en plus rare des phares, au loin.
19.
Sa présidente directrice générale l’a dans le collimateur, il en est persuadé, et la passe d’armes ou ce qui apparaissait comme tel lors de l’invitation en plateau du Président a pu apparaître comme une confirmation d’un certain discrédit, alors on l’a mis sur la liste noire, et on fait tout pour le pousser vers la sortie, obtenir sa démission, qui sonnerait comme un gage et un signe de bonne volonté adressé au pouvoir. C’est devenu une obsession dans sa tête. Il a mal dormi la nuit dernière, il dort mal depuis plusieurs nuits, depuis des semaines en fait, et ça n’améliore pas son humeur.
20.
— Le problème, cher monsieur, c’est que personne ne veut plus être Premier ministre, ni même ministre. Dans le climat de défiance permanent, ce n’est plus un sacerdoce, mais un véritable sacrifice. Et souvent un massacre. Votre vie privée est retournée dans tous les sens, on cherche la faille, la petite phrase d’il y a dix ans, un propos ambigu, et on trouve fatalement quelque chose. Si c’est pour finir par une mise en examen, à quoi bon ? C’est devenu la passion des gens : juger. Les réseaux s’agitent, les médias courent après les rumeurs, et être irréprochable, ce serait surtout être correct, à tous points de vue, or on sait bien que cette correction varie de camp en camp, de sensibilité en sensibilité. Il n’y a pas de valeur absolue, mais la contradiction n’est pas acceptée, ni vraiment l’évolution, les gens ont soif de sang, de simplicité, c’est tout noir ou tout blanc. La conséquence est là : le futur Président, ou la future Présidente, vous voyez, déjà là si j’étais enregistré on ressortirait mon hésitation, mon début d’oubli, pour instruire mon procès, eh bien le-la futur.e Président.e (vous avez compris comment je l’écris, n’est-ce pas ?) aura bien du mal à trouver un.e chef.fe de gouvernement, et tout simplement un gouvernement un tant soit peu étoffé. Nous ne sommes plus à l’époque des grands systèmes de pensée et d’analyse, des obédiences théoriques et des idéologies, on ne peut plus orienter la machine de l’État qui doit répondre à toutes sortes d’impératifs successifs, sans véritable marge de manœuvre, avec des plaintes à tout propos, la santé, la sécurité, la pluie, la neige, le soleil, tout y passe, procès, procès, procès, on a fini par décourager tout le monde.
— Et vous, ça ne vous intéresserait pas ?
— Diriger un gouvernement ?
— Par exemple. Ou en faire partie. Un grand ministère.
— Cher monsieur, la vie porte leçon, et du « larvatus prodeo » de mes études je suis passé à un « larvatus vivo », un « vivons cachés » qui m’évite tout risque de persécution.
— Vous n’allez quand même pas me servir la litanie de la « république des juges »…
— Pas des juges. Des faux juges. Des réseaux. Et du climat de suspicion généralisée. La politique, c’est avant tout de la confiance. De la confiance en soi. De la confiance en les autres. Or nous sommes en grande méfiance.
À son retour pour le dîner, Nicole était dans la cuisine, à préparer des spaghetti vongole, une de ses spécialités. Il lui parle de son échange avec ce directeur d’institut de sondage, elle lui répond du tac au tac, « et une femme ? ». Quoi une femme ? Oui, une femme, comme candidate ou comme cheffe de gouvernement, tu en dis quoi, toi ? Il n’y a pas de vraie candidate déclarée, balbutie-il. Mais toi, tu voterais pour ? Tu y croirais ? insiste-t-elle. « Pourquoi pas. J’ai beaucoup d’estime pour les femmes. » Mais là, dans le paysage actuel, il ne voit pas.
21.
C’était une rumeur, confidentielle toutefois, et il a voulu en avoir le cœur net. En sortant du comité de rédaction de fin d’après-midi, une fois le sommaire du « 20 heures » bouclé, il a donc pris sa voiture, comme d’habitude, mais a piqué vers le centre de la capitale, jusqu’aux abords du Conseil constitutionnel. Il a trouvé une place un peu plus loin dans la rue Montpensier puis a fait les cent pas, n’en croyant pas ses yeux. La DS 7 Crossback aux vitres teintées, garée dans le sens du départ, entre deux colonnades. Il aurait voulu poser une main sur le capot, pour savoir si le moteur était encore chaud, ou si la voiture était là depuis assez longtemps pour avoir refroidi, mais il n’était pas du tout certain qu’il n’y avait personne à l’intérieur, impossible de le savoir. Il lui a pourtant semblé distinguer un visage, dans la pénombre, derrière le volant, un spectre. Il s’est alors éloigné, l’air de rien, a flâné quelques minutes dans la cour du Palais Royal, au milieu des fameuses colonnes, puis il a traversé le jardin pour rejoindre son véhicule par un passage latéral. Depuis trois ou quatre jours, la voiture présidentielle se garait là, pendant trois ou quatre heures, sans qu’on puisse bien comprendre la raison de cette présence immobile.
En rentrant, il a eu peur d’un tête-à-tête avec Nicole, et il a trouvé un bar à mi-chemin pour y boire un verre, un apéritif, du vin blanc sec de Loire, ça faisait des années qu’il ne s’était pas arrêté seul dans un café, il a souri à cette idée, et au souvenir de sa jeunesse, quand il s’asseyait, tendu, avec l’espoir d’une rencontre. Les temps étaient plus libres, plus permissifs. Tout à coup il a pensé, c’est jeudi, Nicole est au sport. Il est quand même resté encore quelques minutes, réfléchissant à la mystérieuse présence du véhicule présidentiel devant l’entrée du Conseil constitutionnel. On l’avait bien rencardé.
22.
Il attendait les chiffres depuis le milieu de l’après-midi, et tout à coup les résultats tombent sur l’écran de son iPhone par dépêche du quotidien de référence, ça l’énerve toujours d’apprendre les nouvelles et les dernières informations par la presse écrite, alors que le bouquet de chaînes qu’il dirige devrait disposer, en tant que média télédiffusé, de circuits plus performants, plus rapides. Seules ses propres sources, confidentielles, lui permettent parfois de brûler la priorité. Le tableau est édifiant : quatre candidatures dans cette primaire de la gauche, dont aucune n’émerge, plafonnées selon les dernières estimations à 20 ou 22 %, une paille, dans une dispersion déjà affichée comme fatale. Le reste, ce sont des bulletins blancs. Personne ne se bouscule d’ailleurs pour revendiquer une victoire qui est un poison. Pas de premières déclarations, pas d’états-majors en ordre de marche. Il a cru un moment qu’un élan se dessinerait, qu’une figure de proue se dégagerait de toute cette gabegie, mais Mathias a douché ses espoirs avec une formule assassine : la gauche de ce pays est narcissique.
23.
Lui-même qualifiait l’union des droites de chimère, du moins à l’horizon immédiat de l’élection présidentielle. Et il le pense toujours. L’histoire récente est trop présente dans les esprits pour effacer la frontière avec l’extrême dans l’esprit de ceux qui ont une conception républicaine de l’État, fondée sur des principes solides. Quelques aventuriers étaient à prévoir, ils ont fait des vagues, de grosses vagues parfois, ils ont déplacé quelques lignes, franchi quelques rubiconds, mais leur effet le plus sûr aura été un morcellement des blocs, et de périmer les figures qu’on croyait incontestables ou favorites. Résultat, le néant ou presque, comme à gauche. Au début du quinquennat, il prévoyait une durable décomposition du champ politique, avec une incapacité à créer un nouveau bloc solide. Les dernières majorités constituées ne regroupent qu’un petit quart des suffrages. Le scrutin majoritaire est un leurre.
24.
Il lui semble qu’il y a moins de bruit qu’avant. Une sensation bizarre, comme une rumeur étouffée, une ambiance ouatée. Il entend les voix, des bribes de conversation, mais cela sonne moins dans les oreilles. Comme si les aigus étaient écrêtés. Le garçon, à son arrivée, s’est montré très cordial, comme à son habitude, et là, il vient de lui glisser à l’oreille qu’ils ont profité de la longue fermeture pour faire des travaux, pas très visibles mais qui améliorent le confort et réduisent le bruit.
— Tu es parti tôt ce matin, je n’ai pas entendu la porte claquer, lance-t-elle à peine assise.
— Je ne voulais pas te réveiller.
— Tu sais bien que je ne dors pas. Je réfléchis, les yeux fermés. Je réfléchissais, à nous.
— Il fallait que je sois au bureau, pour préparer un rendez-vous un peu délicat.
Nicole est là, calme, inflexible. Lui n’est pas là. Sa matinée trotte dans sa tête. Le premier conseiller a fait une longue pause après son « le Président observe tout », et il l’a regardé dans les yeux, fixement, comme s’il cherchait à lire quelque chose, ou tout autant à tracer une marque indélébile, la domination, l’humiliation. « Vous savez qu’il y a beaucoup de mouvements dans l’audiovisuel en ce moment, l’avenir est un coup de dés, il ne faut pas se rater. »
Nicole s’est fait servir un verre de Condrieu, bien frais, il a à peine touché au sien, l’estomac dit non, il ressent une barre, seule l’eau pétillante le soulage un peu. L’éclairage aussi a changé, plus doux, en léger renfort à la lumière du jour, le soleil de ce matin a laissé la place à une épaisse couche grise, cotonneuse, une sorte de brouillard élevé qui enveloppe la ville et nimbe tout d’une humidité pénétrante. Heureusement, le restaurant est correctement chauffé.
— Tu as probablement réfléchi à ce que je t’ai dit hier soir.
— Réfléchi à quoi ?
— À ce que je t’ai dit hier soir.
Quand même, depuis deux ans, il leur a consacré des entretiens dès qu’ils en exprimaient le vœu, « tel et tel seraient disposés à répondre à vos questions », et paf, invitation, avec sujet monté, avec des questions de fond bien orientées. Il n’arrive pas à penser à autre chose. Les quelques appels qu’il a tenté de passer après le rendez-vous ont abouti sur un répondeur, « merci de laisser votre message ».
— Les enfants sont grands, et Mathias souhaite à présent s’installer dans un studio.
— Oui, il m’en a touché un mot, mais ce n’est peut-être pas le bon moment…
— Pas le bon moment ?
— Les circonstances ne sont pas favorables. On ne sait pas de quoi demain sera fait.
Elle secoue la tête, incrédule.
— Le groupe doit t’apprécier, avec tous les services que tu rends…
— Les choses ne sont peut-être pas aussi simples.
— Tu sais, je t’ai toujours aimé. Et je t’aime encore.
— C’est gentil.
— Enfin, je pense que j’aime encore celui que tu as été, le jeune journaliste intrépide, aux analyses tranchantes, qui n’avait pas peur de remuer et déranger les pouvoirs en place. Ça fait drôle d’y penser.
— Qu’est-ce qui est drôle ?
— De se souvenir que tu as été cela.
La réalité est infiniment façonnable, il y a des moments critiques où ça peut basculer d’un côté comme de l’autre, et à ce moment-là, ils appellent. Pas de répondeur, pas d’esquive, ils veulent une aide, une contribution significative. On l’invitait ensuite à déjeuner, « le Président a apprécié », « le ministre est soulagé », « vous avez le sens de l’à-propos ».
— J’ai déjà donné mon accord à Mathias. Il s’installera dans le studio qui s’est libéré. J’ai fait réaliser quelques travaux, à peine terminés, le mois d’avril est une bonne date pour emménager.
— Tu aurais pu m’en parler.
— C’est d’autre chose que je veux te parler.
En fait, il pense que c’est l’article du New York Times qui a tout déclenché. La petite phrase ironique, le coup bas, un médiocre correspondant qui veut jouer au malin. Selon les conseillers du Président, tout ce qui lui est associé est devenu suspect aux yeux de l’opinion. « Il a poussé le bouchon trop loin », « on ne lui a jamais demandé d’en faire tant ». « Conseiller », « cabinet », tout cela sent la merde. Ce qui le surprend tout le temps, dans les plats sans cesse renouvelés de ce restaurant auquel il est fidèle depuis vingt ans, c’est la petite pointe acidulée, légèrement citronnée, en fond de bouche, en deuxième vague de saveur, qui allège le mets. Il demande discrètement un autre verre de Condrieu, et fait signe de remplir celui de Nicole, mais elle refuse, d’un élégant geste de la main posée sur l’arête du cristal.
— Pour être claire, j’ai rencontré quelqu’un.
— Ah bon ?
— Ce n’est pas la première fois. Mais tu ne pouvais même pas imaginer une chose pareille, tout à la pensée de toi-même. J’ai donc quelqu’un, je te le dis, et cette fois c’est différent.
— Je le connais ?
— Pourquoi « le » ?
— Ne me dis pas que…
— Je ne te dis rien, parce que ça ne te regarde pas.
Il la regarde, rêveur, avec un petit sourire qui lui fait froncer les sourcils, des sourcils fournis et plus foncés que ses cheveux. Nettement plus foncés. Elle boit une dernière gorgée de Condrieu, repose le verre, plisse les yeux, ses beaux yeux vert et bleu, intenses, elle le fixe, semblant réfléchir, et elle lance, très calme :
— Finalement c’est toi qui vas le prendre, le studio. Mathias restera avec moi.
— Mais je l’aime, mon fils. J’aime ma famille. Tu ne vas pas me la retirer comme ça.
— Tu l’aimes, mais tu n’as pas de respect. Tu ne respectes personne. Tu ne te respectes pas toi-même, et moins encore celui que tu as été.
Elle le fait rire, on n’accède pas au pouvoir comme ça. Il faut donner des gages, inspirer la confiance. Quand il était jeune, quand il l’a connue, il était pétri de certitudes, ses camarades et lui pensaient qu’à quinze, à cinquante, à cent tout au plus, ils allaient renverser la république et ses simulacres de démocratie, qu’ils allaient porter les intérêts du peuple, les phrases ronflantes venaient toutes seules, et les citations, leurs certitudes arrogantes faisaient leur attrait, il y avait des places à prendre, des postes, on n’a pas tardé à les leur proposer, et le ton a changé, son ton à lui a changé, prêt à certains compromis, à certaines transactions.
— Je fais changer les serrures de la maison cet après-midi. Tes affaires seront apportées dans le studio. Ce soir, ou demain au plus tard.
Le conseiller est reparti au son des cloches de midi qui arrivait par la fenêtre gardée ouverte, une habitude gardée depuis le temps de l’épidémie. Il aime le son des cloches d’église, ça lui rappelle son enfance, dans la petite ville, les heures qui s’égrenaient comme un chapelet, un roulement de coups pour le quart, deux pour la demie, trois pour moins le quart, et quatre pour l’heure pleine, suivis du nombre correspondant, à six heures il fallait se dépêcher de rentrer, pendant le couvre-feu aussi il fallait se dépêcher de rentrer, finalement la vie ne cesse de se répéter.
25.
Les boules puantes sont dégainées, c’est le cas de le dire. Comme à chaque grande élection. Peut-être un peu plus cette fois-ci. Untel couche avec untel ou unetelle, les comptes cachés, les enfants illégitimes, les conflits d’intérêt, les concussions électrocutions dyslocutions circonlocutions et tout le baratin, argent et sexe, argent et sexe, argent et sexe, au fond tout cela est peu imaginatif, et même franchement répétitif. Consentement ? La question. Mais ça remonte plus vite et plus facilement à la surface, ça circule, ça bulle comme on dit, et certains médias n’ont pas les prudences d’autrefois, même ses journalistes et reporters sont facilement grisés par des entrefilets lâchés précipitamment.
Souvent, il s’est demandé si l’exercice du pouvoir, son stress, ses contraintes envahissantes, le surmenage, la surtension, produisaient un excédent qui se traduisait forcément par une sexualité débordante. Il y a cru. C’était une antienne, pour tout dire, dans le milieu de la presse et de l’antenne. Il a parfois peur de devenir un vieux con.
26.
Le garçon du café dont la terrasse est située non loin, sous la colonnade, le lui confirme : la voiture aux vitres fumées vient chaque soir vers 19h et reste là, bien garée après avoir fait demi-tour, prête au départ. Personne n’en sort. Personne n’y entre. Aucun mouvement. Parfois les phares s’allument, quelques minutes, puis s’éteignent. Vers 20h, le véhicule glisse sans bruit vers l’avenue et la circulation. Ce doit être un modèle électrique. Ou hybride. Plutôt électrique, car il n’a jamais entendu le moindre bruit de moteur.
S’approcher une nouvelle fois serait risqué, on pourrait le reconnaître, et s’agacer de sa curiosité, de son insistance. Il y a pourtant quelqu’un, forcément, pour conduire cette voiture fantôme. Reste à savoir si une autre personne occupe le siège arrière.
Les membres du Conseil constitutionnel ont été prévenus de la présence du véhicule. Ils ont feint l’indifférence. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit d’une immatriculation du palais. Et il n’y a pas tellement d’exemplaires de ce modèle haut de gamme.
27.
— Merci d’être venu jusqu’ici, je sais que ce n’est pas forcément très commode pour vous. En fait je prends mon mardi, pour travailler au calme, sans les dérangements incessants du Palais, et ce café est devenu un peu mon deuxième bureau. C’est intéressant d’observer les gens, leurs habitudes, leurs petits trafics, ça ne vous embête pas qu’on reste en terrasse, comme ça je peux fumer tranquillement, j’ai repris il y a quatre ans, la tension de la campagne, c’était chaud, quand même.
— Je ne connais pas du tout le quartier, ça a l’air charmant.
— Ce n’est peut-être pas le mot, mais intéressant, certainement, et très vivant.
— Au fond j’ai fréquenté peu de quartiers, dans cette ville. Et à présent je vis en dehors.
— Le Président vous a trouvé très tendu, l’autre soir, et crispé, il ne voudrait que vous ayez des problèmes et m’a demandé d’enquêter, enfin, enquêter n’est pas le terme, mais d’en savoir plus. Vérifier que tout se passe correctement pour vous.
— Correctement ?
— Que vous êtes bien traité.
— Ah… C’est gentil. Pour être sincère et précis, je traite plus que je ne suis traité.
— Oui, pardon. Vous réussissez d’ailleurs parfaitement votre mission.
— Si vous le dites.
Il esquisse un vague sourire, mais reste méfiant. Ce genre de rendez-vous comporte souvent une part d’inattendu et de piège, il le sait d’expérience. Il a dû traverser toute la ville pour venir dans ce quartier élevé, avec une belle vue sur la capitale, une population très mélangée, et un certain chaos dans les rues très bruyantes. Jamais un conseiller du Palais ne l’avait convié par ici. Encore moins un directeur de cabinet. Ce sont les temps nouveaux, pense-t-il, à nouveau inquiet. Les codes changent.
— Le Président apprécie le sérieux avec lequel votre rédaction traite l’actualité. Vous le savez, d’autres chaînes, privées, ne nous ménagent guère, et n’hésitent pas à caricaturer l’action du gouvernement. C’est très éprouvant, à la longue.
— Nous essayons de garder la distance nécessaire. Sans être pour autant une chambre d’écho, comme vous l’avez constaté.
— Nous l’avons constaté.
— C’est devenu un métier très difficile, parce que le monde politique investit beaucoup dans la communication, avec les éléments de langage et toute une panoplie d’informations déformées, nous sommes obligés d’être très préparés.
— Vous l’êtes. Et c’est une qualité appréciée.
— Le Président avait pourtant l’air assez hostile à mon encontre, l’autre soir, si je dois être sincère.
— Ah bon ?
— Oui, au moment d’entrer dans le studio, sa façon de faire évacuer tout le monde, moi compris.
— Oh, il ne faut pas le prendre pour vous, il est comme ça, vous le savez depuis le temps, de nature assez sèche.
— Quand même, je l’ai trouvé très fermé, et froid.
— Les temps sont difficiles, des mois de crise, sociale, sanitaire, on n’a pas pu tenir le cap, ça l’énerve, et il doit prendre une décision importante, il est donc plus irritable, rien que de très humain là-dedans, non ?
— Vous êtes mieux placé que moi pour savoir.
— En fait, il y a une deuxième raison à ma démarche. Une fois de plus, je suis désolé de vous avoir imposé ce long déplacement à travers toute la ville, mais je voulais éviter les lieux de rendez-vous habituels. En ce moment, le moindre croisement peut se transformer en rumeur et prendre une dimension inattendue, voire incontrôlable.
— Je vous l’ai dit, ça me permet de découvrir un nouveau quartier.
— Plus bariolé…
— Plus bariolé, c’est ça.
— En fait, le Président souhaite donner un entretien. Un long entretien filmé. Mais pas en direct. Et il a pensé à vous.
— À moi ? Mais je n’exerce plus ce métier. Je dirige.
— Il vous veut, vous.
— On va se mettre les syndicats à dos.
— Il s’en fout.
— Moi pas. Ça pourrait faire des vagues et avoir des conséquences très pénibles.
— Je vous l’ai dit, il s’en fout.
— Et je vous l’ai dit, moi pas. Je ne serai pas celui qui vole la vedette à mes journalistes.
— Vous ne m’avez pas laissé aller au bout. Le Président s’en fout, c’est vrai, il n’est pas du genre à se laisser impressionner par qui que ce soit, syndicats compris, et je sais que les vôtres sont actifs, puissants, sur les gardes. La question ne se pose toutefois pas en ces termes.
— C’est-à-dire ?
— Il s’agirait d’un entretien spécial.
— Ça ne change rien.
— Très spécial. Un entretien fait… pour ne pas être diffusé.
— La belle affaire.
— Un entretien où il dira beaucoup de choses, pour la postérité.
— Alors il ne se représente pas, vraiment ?
— Je n’ai pas dit ça. Il vous propose un rendez-vous dans l’âge, en quelque sorte. Un long entretien, approfondi, avec un chemin de fer travaillé en amont, dans lequel il abordera des questions confidentielles dont les réponses, par définition, ne pourront pas être diffusées avant un temps long, très long.
— Mais il y aura des techniciens, un cadreur, la prise de son. Impossible de garantir le secret.
— Il veut une équipe réduite, le minimum indispensable. Lumière du jour, éclairage naturel, un micro-cravate, enfin c’est votre métier.
— Non, justement, ce n’est plus mon métier.
— Écoutez, je vous laisse réfléchir, la proposition est sur la table. Autant vous dire qu’il compte sur vous, et moi sur votre discrétion totale.
28.
Il regarde le ciel, par la fenêtre ouverte de son coin cuisine. Il est allé faire son marché ce matin, comme s’il retrouvait sa vie d’étudiant, quand il partait glaner quelques légumes ou fruits à vil prix, les maraîchers s’apprêtaient à tout remballer et préféraient liquider les produits les plus périssables plutôt que de les jeter, ça lui faisait faire des économies. La vie était alors plus simple, plus ouverte, il était en devenir, avec tous les possibles devant lui. C’était avant de rencontrer Nicole.
Des oiseaux volent en groupe, nombreux, serrés les uns contre les autres, variant leurs trajectoires et se croisant dans une forme mobile qui bientôt disparaît du champ. Comment font-ils pour ne pas se télescoper, à une telle vitesse ? L’artichaut était cuit à la perfection, la vinaigrette piquante. Il aime manger seul, parfois.
Un oiseau beaucoup plus gros que les autres surgit de loin, noir, puissant, il se détache sur le ciel bleu et vibrant, mais tout à coup son vol s’interrompt, il tombe à pic. À la verticale de sa chute. Incrédule, il se précipite vers la fenêtre, mais rien. Peut-être l’oiseau est-il tombé derrière l’immeuble d’en face. Ou peut-être a-t-il rêvé. Un rêve éveillé. Une hallucination. Était-ce un merle ? Un corbeau ?
29.
Selon un calendrier bien établi, le délai est fixé à un vendredi, avant minuit. Et comme d’habitude depuis un mois, la voiture aux vitre fumées est venue à 19h, a manœuvré puis s’est immobilisée en position de départ, sans que personne ne sorte ni n’entre dans l’habitacle. Mais contrairement aux habitudes, elle n’est pas repartie à 20h, et se trouve toujours là, froide, silencieuse. Plusieurs photographes ont pris position, dans les environs immédiats, tandis que les journalistes patientent aux terrasses des cafés, non loin, ils seront prévenus s’il se passe quelque chose, si quelqu’un arrive, une ou un des candidates et candidats qu’on a pu évoquer dans les derniers jours. Certains semblent en tout cas avoir récolté les fameuses cinq cents signatures, et un peu plus au cas où il y aurait des invalidations. Ils seraient au moins quatre dans cette situation. Mais personne ne se profile à l’horizon du Conseil constitutionnel, lequel vient de faire savoir qu’aucun dépôt de candidature n’a été effectué à cette heure, à trente-cinq minutes du terme.
Des vagues de rumeurs font passer le temps, on prétend que telle a été vue se dirigeant vers le bâtiment, ou que tel autre serait entré par une porte dérobée.
Il est minuit. Les phares de la voiture s’allument, elle démarre dans un glissement muet et se perd bientôt dans la circulation, encore intense à cette heure. C’est le début du week-end, il fait beau, chaud, les gens ont envie de faire la fête, de sortir, de traîner, après en avoir été longtemps privés, par le virus d’abord, puis par le mauvais temps, un printemps pourri qui a emboîté le pas à un hiver exécrable.
30.
Sa taupe du Conseil constitutionnel l’a appelé samedi matin, comme prévu, sans avoir grand-chose à lui dire. « Rien n’est prévu pour un tel cas de figure. Tout le monde est pris de court. Et le temps presse, le mandat actuel arrive à échéance un mois après la date initialement prévue de l’élection. » En gros, si son décompte est bon, il reste trois semaines pour régler le problème, fixer la nouvelle date du scrutin qui déterminera en amont la nouvelle date limite de dépôt des candidatures. Mais qui voudra y aller ? Ceux qui ne se sont pas décidés cette fois ont perdu leur légitimité. Les autres ne sont ni prêts ni préparés. Quant au Président, il ne changera pas d’avis. Et lui aussi est cramé. Il a renoncé en jouant sur les nerfs de tout le monde, et nombreux sont ceux qui le tiendront pour responsable de cette incroyable impasse institutionnelle qui ternit l’image du pays et discrédite encore un peu plus le monde politique et ses partis en déshérence. L’heure des comptes va sonner. Quelle pourra être la légitimité de la personne appelée à assumer la fonction suprême dans ces conditions ?
— Et s’il n’y a qu’un candidat ?
— C’est aussi un cas de figure sur lequel nous planchons, parce que la partie de poker menteur à laquelle on vient d’assister pourrait incontestablement accoucher d’une telle situation. Rien n’est vraiment prévu dans les textes de la Constitution. Mais il semblerait qu’on doive en tout état de cause procéder à une élection, aussi grotesque que cela peut paraître. Encore une fois, nous réservons notre réponse. Tout cela est inédit.
Mathias, avec qui il est allé faire des courses en fin de matinée de ce samedi ensoleillé, lui a dit, gentiment : il serait peut-être temps de changer de système, et de république. En effet, il serait peut-être temps. Mais le calendrier est serré. Trop serré à ses yeux. Ils ont déjeuné au bord du fleuve, dans une sorte de guinguette où ils allaient souvent quand son fils était encore petit et lui disait sans cesse « Hein dis papa ? » comme une quête incessante d’approbation. Une demande d’amour. Y a-t-il bien et suffisamment répondu ? Il aimerait en être sûr.
31.
« Frankreich ohne Kandidat ! », « France in the dark », « Shadow cabinet in Paris », « La Francia sin Rey », « Waiting for GODot », « De Gaulle ohne Kinder », « Francia senza testa », « La Repubblica decapitata », « La France orpheline », « La France sans tête », « Un premier tour sans atours », les titres de la presse internationale défilent sur sa tablette. Il s’est levé plus tard que d’habitude, a pris une douche et traîne à présent dans la cuisine. Finalement, c’est plus qu’un studio. Et la vue sur le parc le rassure. La journée va être longue, la soirée encore plus, et les semaines à venir, il faut prendre des forces. L’eau arrive à température dans la bouilloire, 82°, 85°, 88°, 90° ! Il incline la calebasse après avoir bien tassé l’herbe d’un vert jauni et verse doucement l’eau, il en a pour la matinée, à siroter le maté, le rituel le rassure et l’installe dans le temps de la méditation, finalement préférable à l’excitation des idées et des mots. Son médecin lui a déconseillé le café, dont il abusait, et l’a orienté vers le maté, pour le tenir en éveil et exciter sa vivacité d’esprit. Quand même, aucun candidat, personne n’aurait vraiment pu le prédire.
NDLR : Ce texte a été publié dans notre collection « Les Imprimés d’AOC », disponible en librairie.