Récit

Vie et mort et vie d’Antipolis

Écrivaine

Sophia Antipolis, créée ex nihilo par un ingénieur en 1969 qui la voulut entièrement consacrée à la recherche, fut une ville nouvelle – et la voilà qui vieillit et s’effondre. Devons-nous la sauver ? demande la voix qui parle ici. « Les Modernes commençaient bâtisseurs, finissaient tragédiens. » Nina Leger, remarquée pour Mise en pièces (2017), nous a confié un texte en écho à son prochain roman, Antipolis, à découvrir en février chez Gallimard. Tandis que le roman raconte et incarne l’histoire de cette aventure urbanistique, la fable science-fictive d’aujourd’hui la met à distance et l’observe comme un futur passé, dans le reflet duquel interroger le projet de la modernité.

Il n’y avait rien, il y aurait tout ; telle était leur histoire.

 

Il n’y avait rien : un arrière-pays sauvage et vide d’humains, une nature livrée à elle-même, animée seulement par la naissance et la mort des plantes, le vol des oiseaux, le chant des cigales, le passage des saisons.

Il n’y avait rien que la forêt,

que les ruisseaux se jetant les uns dans les autres, roulant les pierres de leur lit pendant l’hiver, s’asséchant à l’été,

que les chênes courant dans les vallées, les pins grimpant sur les versants, les sommets de pierre blanche et d’odeurs âcres d’où l’on voyait la mer, comme lame contre de l’horizon.

Il n’y avait rien, jusqu’à ce qu’un homme,

déposant sur ces terres un baiser d’aménageur,

les livre au temps humain,

le temps des débuts qui conduisent à des fins, le temps qui vaut de l’argent, celui des fondations, des objectifs, des impatiences, des inquiétudes, le temps trop court, qui manque, n’attend pas et devient ennemi mais qu’on guette, tous regards aux aiguilles et aux calendriers, le temps des promesses,

il n’y avait rien, jusqu’à ce qu’un homme décide :

il y aurait une ville et cette ville

inventerait le futur — serait, elle-même, le futur. On y trouverait des entreprises, des laboratoires, des centres de recherche, des grandes écoles, des universités. Les bâtiments seraient modernes, leurs géométries laisseraient entrevoir des mondes pas tout à fait advenus. Les portes en verre s’ouvriraient dans un glissement, les tiroirs dans un soupir, les surfaces seraient modulables, les fauteuils ergonomiques. Des routes, courbes, lisses, sans obstacles, plongeraient dans la forêt et relieraient ces bâtiments comme s’ils étaient des îles.

Ceux qui arriveraient dans cette ville inédite, viendraient des huit coins du monde pour travailler et inventer ensemble, ils parleraient des langues lointaines mais le langage de la ville les réunirait et ils propageraient avec fierté, avec émotion, la nouvelle de sa réussite,

ils diraient,

Il n’y avait rien et il y a tout.

Telle était leur histoire.

 

La ville fut fondée.

Son nom vint s’inscrire sur les cartes topographiques, se multiplia sur les panneaux de routes existantes et en suscita d’autres, lancées vers ses promesses.

Son nom, Antipolis, n’était pas inventé mais repris d’une cité antique, fondée par des marins venus de Grèce. Dans leur langue, Antipolis signifiait « ville d’en face », pourtant, en face, seule s’étendait la mer.

Plusieurs siècles plus tard – l’année où les Modernes marchaient sur la lune –, le chantier de la nouvelle Antipolis fut lancé.

Plusieurs kilomètres plus loin aussi, car au lieu de s’installer sur la côte comme la cité antique, la ville nouvelle se plaça en retrait, dans les forêts d’un plateau calcaire.

Mais peu importe les distances ou les siècles qui séparent ces deux Antipolis car de l’une à l’autre, se poursuit l’élan d’une civilisation programmée pour conquérir, posséder, exploiter, réduire à néant l’inconnu en y plantant son drapeau.

 

Il était une fois un homme qui construisit une ville là où il n’y avait rien.

Une histoire qui commence ainsi oublie davantage qu’elle ne se souvient,

une histoire qui commence ainsi est violente dans son ignorance des autres, dans l’acharnement qu’elle met à exister seule en établissant un domaine dont elle se déclare unique propriétaire,

mais c’est ainsi que les Modernes racontaient,

en recouvrant,

en oubliant.

Nous n’avons pas idée de ce que l’histoire d’Antipolis a effacé pour exister – les signaux dispersés, les gestes inaperçus, les faits discrets et les faits divergents, les réalités superposées, les voix distinctes, les points de vue distincts,

toutes choses sans lesquelles un récit n’est rien d’autre que le fantasme d’un monde au garde-à-vous,

toutes choses que les Modernes passaient sous silence pour que leurs histoires gardent beaux contours et belle tenue, qu’elles soient pareilles à des machines joliment carrossées : peu importe ce qu’il fallait taire, pourvu qu’elles fendent l’air, fassent rêver et n’explosent pas en vol, ou bien explosent, mais avec panache – façon grand finale – puisque l’amour des Modernes pour les commencements n’était que la figure lumineuse dans l’ombre de laquelle logeait leur peur panique – et leur désir – de fins brutales : catastrophe, apocalypse, effondrement, shut down, destruction, anéantissement,

dernier jour,

dernière heure,

dernier souffle.

Les Modernes commençaient bâtisseurs, finissaient tragédiens.

Ils ont raconté Antipolis comme un intervalle entre deux ruptures.

Son début – rupture choisie, il y aurait tout.

Sa fin – rupture subie, la ville morte d’un bloc.

Il y eut une crise,

prétend l’histoire,

si violente qu’après des dizaines d’années d’expansion et de prospérité, la ville s’effondra tout entière en un seul instant.

Il y eut une crise,

prétend l’histoire,

mais l’abandon avait gagné Antipolis longtemps avant sa fin.

Des bâtiments y avaient été désertés,

des bureaux vidés nuitamment,

des habitations laissées inoccupées, leurs portes ouvertes sur le vide.

Sans explication.

Sans considération non plus, car au lieu de traiter ces abandons, au lieu de réparer, la ville avait poursuivi ailleurs la seule activité dont elle était capable, le seul récit qui lui soit accessible : commencer. Peu importait qu’elle se détruise en un lieu tant qu’elle pouvait rejouer la nouveauté plus loin, continuant d’annoncer des bâtiments nouveaux, des activités nouvelles, des projets, des réussites, des innovations, des prestiges, des triomphes, des chiffres – plus élevés –, des surfaces – plus importantes – peu importait qu’elle tombe en ruines tant qu’elle continuait à annoncer des chantiers, et peu importait, même, que ces chantiers n’arrivent jamais à terme et demeurent éternellement à l’état de blocs et de fers à béton. Antipolis n’accorda pas plus d’attention à ses chantiers inachevés qu’à ses bâtiments déserts – ils étaient trop dispersés, trop anodins –

elle se réservait pour celui qui, en les surpassant tous, serait capable d’incarner sa chute.

Il finit par venir.

C’était le plus grand chantier que la ville ait connu. Il devait la métamorphoser en lui donnant une image car elle en manquait, disait-on. Elle avait son nom, son histoire, il lui fallait une icône. Un architecte proposa d’élever à ses portes une gigantesque vague de verre et de béton. Certes, Antipolis n’était pas au bord de la mer, mais elle n’en était pas loin, expliquait-il, et puis elle était née comme naissent les vagues, apparue sur un horizon vide, elle s’était élevée, inarrêtable, inarrêtée, gagnant sans cesse en puissance, pas comme une menace, soulignait l’architecte, mais comme une promesse que son bâtiment saurait incarner.

Il annonçait un géant souple et accueillant.

La carcasse du chantier qui plane aujourd’hui sur la ville ressemble à une mâchoire. Béante, prête à claquer.

Ce chantier fut la dernière scène d’Antipolis, celle où les bâtisseurs se changèrent en tragédiens.

Dans le gigantisme du chantier – tonnes de béton, tonnes de verre, tonnes d’acier, tonnes de terre polluée extraite des sols –,

dans les péripéties du chantier – tonnes d’emmerdes, de controverses, de recours, de retards, de suspensions –,

ils virent un signal aussi impérieux qu’un arrêté divin : quelque chose ordonnait d’arrêter, quelque chose tonnait « C’est la fin » – et ce fut la fin, la ville fut désertée, déclarée morte, rendue au rien qui avait précédé son tout.

 

La naissance d’Antipolis, la mort d’Antipolis – ainsi pensaient les Modernes. Cette pensée, quand nous l’examinons, résonne aussi étrangement qu’une langue que nous n’aurions jamais entendue dans la bouche de quiconque, mais dont nous saurions simplement : elle a existé, elle fut parlée.

Nous savons que les fins sont aussi illusoires que les débuts. Elles ne tranchent pas net dans la matière du monde, mais sont installées à l’intérieur des choses, à l’intérieur des êtres et elles y suivent des trajectoires imprévisibles –

font groupe ou se dispersent,

accélèrent ou ralentissent,

se doublent ou s’entraînent.

Elles sont discrètes, elles sont plusieurs.

Ville-future, Antipolis est devenue ville-mémoire. Ses bâtiments nous racontent les rêves que les Modernes eurent d’eux-mêmes et auxquels notre culture a dû échapper pour naître – ces rêves, cette langue, ces mots, ces histoires.

Nous avons d’abord cru que la ville n’avait jamais été peuplée, que c’était une utopie abandonnée aussitôt que construite. Puis, nous avons trouvé les photographies, entassées dans des boites au rez-de-chaussée d’un immeuble de béton et de marbre. Bien sûr, au départ, nous n’y avons rien vu, il a fallu les faire traduire. Alors les lieux que nous connaissons ruinés nous sont apparus lisses, roses et doux, peuplés d’hommes et de femmes dont nous avons vu les visages enjoués ou sérieux – mais invariablement naïfs – vieillir puis disparaître quand d’autres leur succédaient, d’hommes et de femmes que nous avons vus se métamorphoser génération après génération – leurs habits, leurs coiffures, leurs attitudes aussi. À mesure que le temps passait, ils avaient l’air plus rapides, sûrs d’eux, affûtés, conquérants. Ils poursuivaient quelque chose et rien ne pouvait retarder leur course, pas même une photographie.

Nous avons été émus et bizarrement rassurés que cette ville n’ait pas seulement été fantôme. Mais les archives ne résolvent pas l’angoisse, elles la déplacent.

Quand les images nous ont prouvé qu’Antipolis avait été habitée, ce n’est plus son vide qui nous a inquiété, ce sont ses présences : comment considérer ces corps lointains et pourtant familiers ? Que ressentir à leur égard ? Le mépris ordinaire que nous éprouvons pour les Modernes, pour leur aveuglement, leur assurance infondée ? Ou de la compassion ? Ces hommes, ces femmes, nous les voyons courir, passer des portes, monter sur des estrades, parler dans un micro, lever la main, applaudir, nous les voyons sourire, nous les voyons même rire, se pencher sur des microscopes, observer des écrans, conduire des véhicules, pointer des objectifs, désigner des buts, agir sans cesse et vu d’ici, nous savons que leur course est une fuite qui n’évitera rien.

 

Il y a peu, un bâtiment d’Antipolis s’est effondré.

Une première inspection a conclu que le sol s’est ouvert sous lui.

Une deuxième a révélé que les sous-sols calcaires d’Antipolis sont creusés de galeries et de grottes. Une autre ville se déploie en négatif de la première et la menace depuis le départ.

Une troisième inspection a diagnostiqué que si la ville tient encore, c’est grâce aux racines des arbres nouées sous ses fondations. Elles céderont bientôt. La mer monte. Elle a avalé la côte, avalé les villes littorales avec leurs remparts, leurs ruelles, leurs vestiges antiques, elle a englouti la forêt, elle est remontée jusqu’à Antipolis et chaque jour, elle érode le sol déjà précaire. La chute de cet immeuble n’est qu’un premier signal. Ce qui ne s’effondre pas maintenant sera englouti plus tard.

Devons-nous sauver Antipolis ?

Voici la question qui nous rassemble aujourd’hui.

Cette question n’est ni d’aptitude, ni de moyens, car nous savons ériger des digues, nous savons rendre dense et solide un sol qui menace, nous savons surélever des terres et même les déplacer d’un point du monde à l’autre.

Nous saurions sauver Antipolis.

Cependant, le devons-nous ?

Si nous la préservons, nous agirons en Modernes jaloux d’empêcher que le sort d’une ville soit laissé à d’autres forces qu’humaines. Nous répéterons les histoires, les mots, les façons de penser auxquels nous avons voulu échapper.

Ne devons-nous pas faire à Antipolis ce que les Modernes furent toujours incapables de faire ? Reconnaître que tout ne dépend pas de nous,

céder

– non pas comme on décrète une fin,

mais comme on fait un don.

 

Parmi les mythes aimés des Modernes, il y a celui de l’Atlantide. Il était une fois une île, une île-ville audacieuse, gigantesque, supérieure et riche, qui pour toutes ces raisons fut punie et disparut, submergée par les eaux. Aucune trace n’en subsista.

La tentation est grande d’imaginer Antipolis en nouvelle Atlantide ou, si on change le mythe en prophétie, d’imaginer qu’Antipolis est l’Atlantide annoncée – c’est la séduction des histoires modernes, le réel semble toujours prêt à les démontrer. Dans le mythe de l’Atlantide, les hommes sont tout. Même condamnés, même punis, ils sont le centre autour duquel s’agitent des forces dont l’unique motif est de réagir à leurs faits, leurs gestes et à leurs pensées.

Peut-être est-il temps d’inventer une Atlantide dont l’engloutissement ne serait pas un châtiment, mais seulement le début d’une existence hors de notre portée.

 

Avant que d’autres voix me succèdent à cette tribune et que s’ouvrent nos délibérations, je voudrais vous raconter une chose. Ce n’est ni une histoire, ni une réponse à la question que nous devons résoudre, c’est une image.

La vague qui devait devenir l’icône d’Antipolis était aussi son bâtiment le plus littoral. Il fut le premier à être rattrapé par l’eau. Si la vague avait été terminée, une terrasse aurait été installée sur sa crête. De là, les visiteurs auraient vu la forêt s’étaler, ponctuée de bâtiments, s’éparpiller et disparaître à l’approche des côtes. Au loin, ils auraient aperçu la mer, une ligne discrète étirée sous le ciel.

Face à la vague aujourd’hui, il n’y a plus de forêt, plus de bâtiments, plus de côte, il y a seulement la mer, immense et à perte de vue,

seulement la mer, devenue l’horizon,

seulement la mer, tantôt plate, tantôt mur,

blanche au lever du jour,

bleue à midi,

noire quand le soir tombe.

Il est facile d’y plonger. On s’éloigne en quelques brasses et si on se retourne, alors on voit ce que les Modernes n’imaginaient pas que des yeux voient un jour.

Les collines d’Antipolis, rendues obscures par les pins qui les couvrent,

les bâtiments d’Antipolis lissés par l’éloignement, l’air d’être neufs,

la ville entière, reflétée dans les eaux.

Dans ce reflet, j’ai découvert que l’immobilité d’Antipolis n’était qu’un leurre, dans ce reflet j’ai vu

les bâtiments se laisser animer par la mer,

je les ai vus respirer,

– doucement, prudemment –

je les ai vus consentir,

abandonner leur image initiale,

entrer dans leur reflet,

entrer dans le mouvement ;

j’ai vu Antipolis glisser dans son double, là où personne ne l’a jamais construite.

 


Nina Leger

Écrivaine, Enseignante à l’École des Beaux-Arts de Marseille

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