Nouvelle

Suite normande

Écrivain

Ici naquit Gustave Flaubert. Deux cents ans plus tard, presque jour pour jour, venez revoir Rouen et suivez le guide jusqu’à la Maison, aujourd’hui « Musée Flaubert et d’Histoire de la médecine » – car la famille fut d’abord une dynastie médicale. Des Dogs, groupe de rock rouennais dont le chanteur mourut d’un cancer, en passant par Manchette, idem, de Lubrizol à la rue de Lecat, notre guide et narrateur déroule un fil mélancolique et noir. « Je m’occupe de la prolifération négative des cellules de la vie. »

I

Je me suis réveillé au Best Western Plus Hôtel Littéraire Gustave Flaubert, un quatre étoiles du centre-ville de Rouen. On m’y avait pris une suite junior pour la nuit, j’étais rentré à trois heures, il y avait de nouveaux discours en fin de matinée, ça tanguait, il faisait presque jour. J’ai traîné une bonne vingtaine de minutes en feuilletant la présentation de cette nouvelle offre d’hôtellerie de luxe :

Les Hôtels Littéraires ont été conçus par le collectionneur et bibliophile Jacques Letertre en hommage à ses écrivains préférés afin de faire partager sa passion à tous les visiteurs et de leur proposer une immersion dans l’univers des plus grands auteurs. Chaque détail de ses établissements quatre étoiles est pensé pour offrir une approche artistique et culturelle différente afin que chacun trouve un accès sur-mesure pour (re)découvrir l’œuvre et la personnalité de ces écrivains.

Dans le Calendrier 2030 de l’Unesco, la dimension de la culture comme clef de voûte du développement durable est inscrite avec l’idée de la rendre accessible au plus grand nombre. La Société des Hôtels Littéraires s’est donc assigné la mission de rendre la littérature française accessible à un plus large public en faisant du séjour hôtelier un voyage littéraire et artistique chez un auteur.

Pour diffuser les œuvres d’écrivains français célèbres auprès de ses visiteurs et les sensibiliser à de nouveaux univers artistiques, notre offre hôtelière propose un contenu culturel créatif, participant ainsi au développement du Tourisme Durable.

On trouvait ainsi à Paris les hôtels littéraires Le Swann, Arthur Rimbaud et Marcel Aymé ; à Clermont-Ferrand, c’est Alexandre Vialatte qui était célébré, tout comme Jules Vernes à Biarritz.

Je suis sorti sur la terrasse glacée sous mes pieds. En contre-bas, quelques clients assis dans la salle des petits-déjeuners, illuminée comme une orangerie. Je me suis préparé un café lyophilisé, puis je me suis retrouvé face à la tête de lit, ornée d’une citation du maître :

IL VOYAGEA.
IL CONNUT LA MÉLANCOLIE DES PAQUEBOTS, LES FROIDS RÉVEILS SOUS LA TENTE, L’ÉTOURDISSEMENT DES PAYSAGES ET DES RUINES, L’AMERTUME DES SYMPATHIES INTERROMPUES.

L’ÉDUCATION SENTIMENTALE

Je me suis recouché.

Je n’avais pas la force de lire le programme des festivités, j’ai allumé la télé. La campagne présidentielle, des clips de R&B français sur fond de soleil couchant… puis TV Normandy qui rediffusait un entretien réalisé en 2000 entre le rock critic Philippe Manœuvre et le chanteur des Dogs, Dominique Laboubée, dans une émission intitulée le Top Bab. Décidément, Rouen n’oubliait pas ses artistes. Qu’ils semblaient tendres et pleins de candeur…

Philippe Manœuvre : Dominique, les Dogs, vous pensez que ça va continuer comme ça… on est en 2000, vous vous avez commencé en 73, vous avez l’intention de continuer jusqu’en 2005 ?…

Dominique Laboubée : J’espère… enfin c’est-à-dire que le jour où ça deviendra ridicule, où on n’aura plus envie de le faire, où il n’y aura plus d’inspiration, où il n’y aura plus la foi, on ne le fera plus…

Un cancer des poumons l’avait arrêté net deux ans plus tard, lors d’une tournée américaine. Nous étions bientôt en 2022, l’épopée électrique du rock avait muté au profit d’autre chose.

J’étais sensible à la peur du ridicule de Laboubée, même si je ne la partageais pas. Le ridicule était une frontière voire une zone à risque avec sa beauté propre. J’aimais les artistes ridicules.

Je me suis décidé à me lever, à prendre une douche, à passer ma chemise noire à pois blancs, mon costume noir, mes bottines noires, à faire ma valise, à tirer la couette avec sa reproduction géante de la signature de Flaubert, à embarquer les lotions de soin et une serviette également signée, ça me ferait un souvenir.

Je me suis dit en sortant : j’ai habité cette chambre et n’y dormirai plus, tandis que la porte à serrure électro-magnétique se fermait derrière moi, lente et lourde, clic.

 

J’ai avancé dans la pénombre du couloir désert, enveloppé de la quiétude protectrice et vaguement angoissante des matériaux de décoration – moquette profonde, texture à effet matière des revêtements muraux. Je me suis arrêté à mi-parcours, les yeux faisant les cents pas sur le mur de gauche :

UNE SIMARRE DE POURPRE LÉGÈRE L’ENVELOPPAIT JUSQU’AUX SANDALES. SORTIE PRÉCIPITAMMENT DE SA CHAMBRE, ELLE N’AVAIT NI COLLIERS NI PENDANTS D’OREILLES ; UNE TRESSE DE SES CHEVEUX NOIRS LUI TOMBAIT SUR UN BRAS, ET S’ENFONÇAIT, PAR LE BOUT, DANS L’INTERVALLE DE SES DEUX SEINS.

HÉRODIAS

J’ai tourné la tête, considéré l’horizon morne du couloir, le silence morne du couloir dont j’étais un élément immobile parmi d’autres – portes, vasques lumineuses, citations.

Il n’y avait personne, je n’avais envie de croiser personne, combien de temps aurais-je pu rester planté là sans croiser personne ?

J’ai soudain songé qu’une caméra cachée quelque part pouvait me surprendre, enregistrer mon goût pour les corridors, me rendre public.

Je suis reparti, longeant la sacralité pompière du lieu.

J’ai disparu dans l’ascenseur.

 

Le buffet, opulent comme une coopérative bio. Mais je ne voulais que du café. Je me suis servi au percolateur un double expresso dans un mug Flaubert et j’ai regagné ma place. Un couple s’était assis près de ma table. Je regardais du coin de l’œil la fille qui mangeait. Je détaillais son assiette : du pain rustique, deux toasts grillés, des viennoiseries, une part de tarte normande, un carré de beurre doux, de la confiture de fraise, de la confiture d’abricot, de la charcuterie, un yaourt frais, une orange, une banane, des céréales, des fruits secs, trois fromages différents, des carottes râpées, des œufs brouillés, un jus d’orange, un verre d’eau, un thé… Le couple ne parlait pas. Des touristes étrangers peut-être, flaubertiens de Scandinavie ou simples voyageurs attirés par le confort de la maison. Connaissaient-ils les spécialités locales ? Le canard au sang et le calva qui danse, mordoré, dans des verres à pied en forme de poire ? Et, plus efficace dans leur situation, le trou normand, alcool et sorbet, qui ravive les appétits les plus contrariés au milieu des festins ? J’ai détourné les yeux et suis parti me resservir en café. J’ai soudain réalisé que l’endroit était silencieux, qu’il n’y avait pas de télévision murale branchée sur une chaîne d’info et que c’était un signe de distinction dans les parties communes d’un hôtel de luxe. Tout au fond de la salle, au-delà d’une sorte d’espace lounge où deux hommes discutaient sur un canapé, j’apercevais un salon et une bibliothèque, des livres, des fragments de textes sur le papier peint, des objets, une affiche ou peut-être un kakémono Louise Colet. Dans l’immédiat, je n’avais pas la force d’aller voir la mise en scène de tous ces fétiches, de m’immerger un peu plus dans la déclinaison thématique du lieu. J’avais juste besoin de café et de Doliprane.

J’ai restitué la carte de ma chambre, près du bar Le Goûter de Gustave. « Quel numéro ? » m’a demandé l’hôtesse d’accueil. Je n’avais pas fait l’effort de le retenir. « Votre nom ? » Je l’ai épelé. Elle a levé sur moi ses yeux verts. « Ah, on m’avait prévenue… C’est un honneur de vous recevoir monsieur. » Derrière elle, sur une étagère, était exposée une série de perroquets décoratifs blancs. J’ai dit à la fille : « Félicité ? » Elle m’a dévisagé : « Pardon ? » Je l’ai rassurée. « Séjourner à Rouen à l’hôtel littéraire Flaubert est un bonheur, une félicité. » Elle a souri : « Nous faisons le maximum pour la satisfaction de nos clients. Mais vous n’êtes pas un client comme un autre. J’espère que vous reviendrez nous voir très prochainement. Vous êtes un peu chez vous ici. » Je lui ai demandé son prénom. « Cheyenne. »

 

II

Rouen, putain fluviale, comme on se retrouve.

Ciel azuréen et soleil d’été en plein automne sur les maisons à colombages classées.

Back to Moyen Âge : j’ai mis mes vieilles Ray-Ban Olympian et j’ai remonté la rue jusqu’à la place du Vieux-Marché, avec ma Samsonite silver qui sautillait sur les pavés. Quarante ans que j’avais quitté la ville. Le centre historique n’avait pas bougé. J’ai regardé les façades, les terrasses de restaurants – je cherchais L’Écu de France, mais l’enseigne avait disparu –, puis la fantasque église 70’s érigée en l’honneur de Jeanne d’Arc, conçue comme un vaisseau à l’envers au toit d’écailles extatiquement dressé. J’ai longé le parvis de marbre, étincelant et sale. Trois ados faisaient du roller en marche arrière, dans le sens de la lecture d’une louange gravée au mur :

Ô JEANNE, SANS SÉPULCRE ET SANS PORTRAIT,
TOI QUI SAVAIS QUE LE TOMBEAU DES HÉROS EST LE CŒUR DES VIVANTS

Ça sonnait Malraux. Malraux… Mort d’un cancer de la peau.

Je me suis dirigé vers la croix dressée en l’honneur de Jeanne d’Arc sur l’emplacement du bûcher. Pour l’heure la place était clairsemée, lente, gorgée d’une vitalité simplement commerçante, près du marché couvert. Quelques touristes chinois prenaient des photos non loin d’un groupe de scouts, recueillis ou en communion directe avec l’Histoire et l’Esprit. Des Chinois et des scouts. C’est donc là qu’on avait flambé la Pucelle.

NOUS SOMMES PERDUS ! NOUS AVONS BRÛLÉ UNE SAINTE !

« Phrase attribuée tantôt à Jean Tressard, secrétaire du roi d’Angleterre, en 1431 (Jules Michelet, Histoire de France), tantôt à l’évêque de Beauvais Pierre Cauchon », mentionnait un cartel au pied du monument. Je n’avais jamais vu de sainte brûler, seulement un jour une femme possédée (brûler de l’intérieur). Nue au milieu d’une rue non loin d’ici… les bras en croix… hurlant que le Malin l’habitait… tandis que deux artisans du quartier lui conseillaient de se rhabiller, de remettre sa culotte… tandis que moi-même gamin j’assistais au spectacle de sa folie et de son corps, la toison noire entre ses jambes désignant la beauté du diable, le triangle de ses bras tournés vers le ciel, son buste sans hanches devenu un misérable et précaire triangle osseux, la pointe de ses seins à la base d’un famélique triangle de chair… Femme-triangle. Femme possédée. Son délire, déjà, m’avait paru ancien. Et finalement j’ai préféré la cancérologie à la psychiatrie.

 

Un type dans un petit blouson de cuir noir marchait dans ma direction, l’air de rien, volontaire. Il a vu que je le regardais, m’a demandé « un petit quelque chose ». Teint hépatique, des yeux sales, un regard fixe. Je lui ai donné un billet. Surtout, j’avais envie de l’écouter. Il avait mon âge ou presque, on avait été jeune ensemble, respiré le même air, même si je ne m’étais pas attardé dans la ville où avait sévi ma famille. Qu’avait-il traversé ?

« … me manque trois trimestres pour ma retraite… petit loyer, tout y passe… Combien ?… 450… Je peux pas travailler… blessé… Mon usine, boum… Où ?… Au ventre et aux yeux… Voulez que je vous montre ?… C’est là… De la chance ?… Oui… Vous êtes en voyage ?… On se voit sur votre valise comme dans un miroir !… Mes yeux ?… J’ai la cornée d’un mort… Un collègue de l’usine à côté de moi… J’ai la vue grâce à lui… Sinon je serais resté aveugle et je chanterais… La nuit, je fais des cauchemars… Je revois l’explosion… Mais je sais pas si c’est avec mes yeux ou avec les siens… Il s’appelait Jean-Jacques, et je le remercie de m’avoir donné sa cornée, même s’il n’avait pas prévu de le faire… Plaisir d’avoir parlé avec monsieur… Au revoir, ça fait du bien… »

Mon portable a sonné : Karima, mon assistante.

Il a de nouveau sonné : Mélodie, l’organisatrice de la commémoration. Je connaissais l’emploi du temps de la journée, inutile de répondre, et puis aucune envie de la prendre au téléphone. J’avais passé la soirée avec elle et son équipe et, après des discussions sur les nouveaux protocoles de soins et les grandes familles de médecins, on avait tous fini dans son appartement à écouter « le meilleur de Rouen, vinyles only ». L’apothéose, ç’avait été « Euthanasie » des Olivensteins… j’étais l’invité d’honneur, sapé en noir de la tête aux pieds j’avais la morgue du rocker, tout le monde riait aux éclats et scandait mon nom, je me suis demandé si on se moquait de moi ou si on me prenait pour un cancérologue qui aurait pu monter sur scène et hurler « euthanasie papy / euthanasie mamy / votre calvaire est fini ».

Je me sentais mieux, je commençais à avoir faim.

Auberge Corneille, toujours sur la place où il y a six siècles Jeanne s’était évaporée.

Terrasse, soleil.

Huîtres, chablis.

J’ai relu mon allocution, fait deux-trois corrections au stylo.

… la joie de m’exprimer devant vous en ce jour si particulier, dans ce qui fut un lieu de vie mais aussi de mort, chargé d’histoire et riche désormais de collections d’objets scientifiques de première importance…

 … Dans cette ville symptomatique de la bourgeoisie de province au glorieux passé littéraire et médical…

 … car c’est ici, dans cet ancien pavillon de l’Hôtel-Dieu, que s’est éteint Claude-Nicolas Lecat, qui en fut le chirurgien en chef dès 1758…

 … le médecin et micro-biologiste Charles Nicolle, prix Nobel de médecine 1928, autre grande figure locale rouennaise, a fait école et a donné son nom non seulement au CHU de Rouen mais également à un grand hôpital de Tunis…

 De temps à autre, j’avalais un mollusque noyé dans le vin blanc frais. Et j’avais le sentiment de me réveiller peu à peu.

… J’exerce désormais au centre spécialisé en cancérologie Léon-Bérard de Lyon, autre ville à l’atavisme complexe au glorieux passé littéraire et médical…

 … la littérature et la médecine, même combat contre l’opacité de la réalité et du présent, même lutte à mort contre le cancer des signes…

 … On ne choisit pas sa famille. On doit s’affranchir du nom et du poids des traditions.

Chercher à être libre, non point dissout comme un aliment par les sucs gastriques de l’hérédité…

— Un autre chablis.
— Je vous apporte ça tout de suite.

Le serveur était enjoué. J’étais le premier client de la journée sur la terrasse déserte progressivement gagnée par le soleil.

… la musique avait ma faveur m’habitait lorsque j’étais plus jeune, avant que je ne me consacre à la recherche contre le cancer…

 1982, année terrible où il m’a fallu choisir, la science ou l’art !…

 ...  « Too much class for the neighbourhood », chanson où les Dogs ne parle pas de Jeanne d’Arc mais d’élégance et de médiocrité sociale : « There’s a party but I won’t be there / They won’t invite me – nobody dares / I don’t know what l’m gonna do / I’ve got too much class for the neighbourhood. »

 … Il y avait là de quoi faire un rocker, et je ne suis qu’un docteur en glose…

 … Jean-Patrick Manchette, lui aussi a arpenté les pavés de la Babylone normande. Lui aussi l’a raillée explorée, notamment dans son premier roman, L’Affaire N’Gustro, inspirée de l’affaire Ben Barka, l’homme politique marocain panafricaniste enlevé en 1965 boulevard Saint-Germain à Paris, alors qu’il avait un rendez-vous à la brasserie Lipp, et qu’on ne retrouvera jamais. Écoutons le pathétique héros la barbouze Henri Butron nous livrer ses confessions : « En arrivant à Rouen, je ressens brusquement que tout me dégoute. » Lui aussi, Manchette, est mort d’un cancer des poumons à un âge cruel…

 … mon unique ouvrage, Sémiologie des tumeurs au cerveau, en est à son septième tirage…

Mes voisins de petit-déjeuner à l’hôtel sont passés main dans la main devant la terrasse du Corneille. La fille m’a regardé bizarrement puis a chuchoté à l’oreille de son compagnon. Ils se sont dirigés vers la rue du Gros-Horloge, peut-être pour aller visiter le centre historique ou la cathédrale. J’ai levé un verre plein dans leur direction.

… En ce temps où la bourgeoisie confisquait la médecine et la littérature, lui en libérait les significations…

 … Très longtemps j’ai préféré le père au fils cadet et le fils cadet au fils aîné, qui me semblait une version fade du père…

… Le père, que j’admirais secrètement pour son œuvre et son action quotidienne à l’hôpital, et pour qui la neurasthénie semblait ne pas pouvoir exister. Car la chirurgie ne badine pas avec le mal : elle tranche si nécessaire, tandis que la littérature, fût-elle admirable et tragiquement lucide, tarde toujours à livrer son diagnostic, ou parfois le formule bien trop tôt pour ne se faire comprendre que bien trop tard…

 … mais concentrons-nous sur l’objet de notre rencontre, puisqu’il s’agit aujourd’hui de célébrer les deux cents ans de sa venue au monde…

 Philippe Flaubert

 

III

Je descends la rue de Lecat, qui mène à Sa maison de naissance. J’ai oublié à quel point on voit loin depuis les moyennes hauteurs qui inaugurent la voie : les projecteurs éteints du stade de football sur la rive gauche de la Seine, des massifs de tours HLM – lampadaires et glaïeuls de béton, salon urbain à ciel ouvert. Entre ma position et l’horizon déclassé, les quais, qu’on n’aperçoit ni ne devine. Rue de Lecat… Lorsque je lui avais évoqué cet endroit où j’avais moi-même enfant habité quelque neuf mois, son visage s’était décomposé. Elle était déjà âgée, célèbre, courtisée. Je m’étais dit : cette femme a connu un grand chagrin dans cette rue. J’ai tout de suite pensé à une histoire d’amour. La névrose travaillait ses traits depuis longtemps, son visage n’endiguait plus ni angoisse ni terreur – un masque de peau agité, jaunâtre, des yeux affolés. Comme si j’avais rouvert les portes de l’Enfer. Un soir, j’avais conté l’anecdote à un confrère que je croisais dans des colloques une ou deux fois l’an. Il m’avait dit : « Et si ç’avait été moi l’amant ? » Et ç’avait sûrement été lui.

Et aujourd’hui je descends cette rue dont la simple évocation avait suscité l’Enfer sur un visage.

Rien, une descente, et des voitures qui dorment au soleil. Deux lignes filant vers le fleuve, piquant du nez, frein à main enclenché. J’enlève ma veste, la porte à l’épaule, m’essuie le front, le cou. La rue, qui fut délabrée, n’est plus que désolée – silence, orgie solaire. Je m’arrête devant le 57. Les Affaires Maritimes ont disparu. L’immeuble au fond de la cour est devenu une résidence. Au premier étage, une fenêtre ouverte, quelques signes de la vie décorative, mais personne n’apparaît. Je guette un peu. Personne.

Je reprends ma descente sous la chaleur déréglée (mais je me protège des UV, je ne voudrais pas finir comme Malraux). La gentryfication a ses limites et les années n’ont pas suffi à embourgeoiser le périmètre, à deux pas d’un foyer de la Sonacotra et du consulat du Sénégal, s’ils sont encore là.

Sur la gauche, la rue du Lieu de santé – entendre : l’hôtel des pestiférés. Génie du nom des rues. Oubli des fonctions. Plus bas, passée la Maison, il y aura celle du Contrat-Social. Entre ces deux rues, la médecine et la littérature. La Maison.

Je parviens à l’angle de l’avenue Gustave-Flaubert. Sur ma droite, l’ancien Hôtel-Dieu, où mes ancêtres Achille-Cléophas, puis son fils Achille, coupèrent et suturèrent avec talent membres, organes et tissus. C’est aujourd’hui la préfecture et non pas l’édifice ruiné que j’ai connu, où l’on donnait encore quelques soins. Grille monumentale de manoir hanté, parc entretenu, bâtiments Grand Siècle intégralement restaurés… De la Santé à l’État.

Sur ma gauche, au-delà de l’avenue ensommeillée, à peut-être deux kilomètres, à l’exacte perpendiculaire de l’édifice administratif, j’aperçois la flèche de la cathédrale qui s’élève au-dessus de la ville, gratte-ciel médiéval ou world trade center spirituel. Elle perce l’azur, tremble dans une demi-brume de chaleur, règne. Sur quoi ?

Je demeure figé à cette intersection, les mains moites sur la poignée de ma valise. Dieu n’existe pas et le ciel désigne l’enfer (sur ma gauche), les hommes tentent ou ont tenté de se soigner (sur ma droite), l’État n’est jamais loin pour veiller au grain (toujours sur ma droite, la préfecture à la place de l’hôpital), certains font le récit des maladies et des passions de l’âme (dans leur tête, après avoir regardé à droite et à gauche et longtemps habité la Maison).

Moi, je m’occupe de la prolifération négative des cellules de la vie (mais je pourrais tout aussi bien établir des scénarios médicaux).

 

Une femme surgirait au coin de l’avenue. Elle se tiendrait le ventre, perdrait soudain les eaux. Elle me dirait, désignant la préfecture, « c’est l’hôpital » ? Je répondrais, regardant l’édifice, « non, c’est la préfecture, l’Hôtel-Dieu n’existe plus, je vais appeler les urgences ». Je me retournerais, elle aurait disparu.

Longeant de nuit l’ancien hôpital, j’entendrais les hurlements de ceux qu’on ampute, les cris suscités par la scie de mes ancêtres, puis je chercherais des yeux les salles d’opération, mais ne verrais que la préfecture, silencieuse, livide, ironique.

Un homme m’aborderait, me demanderait mon téléphone pour contacter le centre anti-poison, sa femme aurait fêté leur surendettement en buvant du Destop et serait « en train de fondre ».

Un homme passerait devant moi. Il porterait un attaché-case, serait en train de brûler. Je lui dirais : « Vous voulez de l’aide ? » Il me dirait : « Non-non, je suis cadre chez Lubrizol, je rentre. »

Une jeune femme me demanderait une cigarette, je lui répondrais : « Non. Ne finissez pas comme le rocker Dominique Laboubée ou le romancier flaubertien Jean-Patrick Manchette. » Elle me dévisagerait, puis se mettrait à chantonner un vieux rock, I’m the most forgotten french boy.

Un homme en haillons, à bout de force, se porterait à ma rencontre. Il parlerait une langue inconnue mêlée à quelques mots de français. Il me dirait (je traduis) : « Je viens d’Oulan-Bator, Mongolie, je suis un migrant climatique, je cherche la chambre froide. »

Un homme ou une femme ou un homme-femme ou un masculin-féminin recroquevillé.e sur le trottoir lèverait la tête à mon passage. Des mélanomes ignobles, très noirs, couvriraient sa face abjecte, et ses yeux seraient rouges comme le sang. Ielle se lèverait, dirait sous la chaleur accablante : « J’ai froid. » Je l’entendrais. Puis ielle dirait, couvert.e de ma veste : « Je veux la fièvre de ta peau. » Ielle m’enlacerait. Et nos visages seraient face à face et nos lèvres se toucheraient. Un parfum de girofle et de rose planerait sur la rue ensoleillée et vide.

Une femme, bottes noires, imper blanc, lunettes noires, se posterait devant moi : « Philippe Flaubert ? Je suis Cancer, tu peux me soigner ? »

 

Je traverse l’avenue. Sur le trottoir de gauche jonché de feuilles mortes, un groupe d’Africains en djellaba bavardent autour d’une voiture neuve. Ce ne sont pas des marins embarqués sur un céréalier, plutôt des demandeurs d’asile.

J’arrive devant le 51, juste après la préfecture, énigmatique comme une annexe bancale du siège de l’autorité publique. Sur la façade de briquettes rouges, un massif lettrage bleu canard MUSÉE FLAUBERT surplombe et épouse l’arrondi de la porte en chêne vernis, qui donne sur le jardin et ses arbres blêmes. À gauche de cette porte une plaque précise MUSÉE FLAUBERT ET D’HISTOIRE DE LA MÉDECINE ; à droite, une plaque commémorative rappelle qu’ICI NAQUIT GUSTAVE FLAUBERT LE 12 DÉCEMBRE 1821. Deux cents ans… L’ensemble fait un peu cheap mais assure le charme et la discrète étrangeté de l’endroit, sa patine gothique made in Normandy.

Je respire l’air sec, écœurant. Retour au bercail, l’ancien pavillon des chirurgiens qui jouxtait l’Hôtel-Dieu. La Maison. Je n’ai rien vu de la réfection du bâtiment et de la reconstitution de la chambre, le lieu unique où Gustave a hurlé pour la première fois, le gueuloir primitif. Un musée de la médecine a été créé en 1945 au rez-de-chaussée, sous les appartements de la famille. Coups de bistouris sur la réalité. Les visions médicales – opérations, épidémies, discours, anecdotes, légendes, succès, échecs, handicaps, morts –, ont forgé les yeux, les oreilles et l’imaginaire de l’enfant et sa future clinique verbale.

Pavillon, droit, jouissance. Rivalité du clan Flaubert avec les concurrents de l’hôpital. Des documents historiques en attestent. Achille-Cléophas fut en compétition avec son ancien élève Émile Leudet pour une demande de dédoublement de service et donc de partage des prérogatives, ce dont il ne voulait pas. Achille, son fils, sera lui-même en compétition pour les mêmes motifs avec le fils Leudet, également chirurgien à l’Hôtel-Dieu. Prolongement de la lignée, remake des rivalités entre dynasties médicales. Leudet fils obtiendra le dédoublement du service, et Achille perdra donc la bataille de la deuxième génération… mais l’usage du pavillon des chirurgiens lui restera.

Tout ceci est ridicule et ne me concerne pas.

Toi qui erres, pleures et gémis,
Autour des demeures qui jadis furent les tiennes

Charles Robert Maturin, une citation qui ouvre un chapitre de son Wandering Melmoth.

Romantisme noir. Les chaînes de la propriété perdue sont invisibles et relèvent du sentiment. L’Enfer sur un visage, la descente d’une rue au soleil, l’apparition de la Maison.

 

À l’angle, l’épicerie Au soleil d’Agadir. Elle est toujours là. J’ai soif.

Devant l’entrée du musée, l’organisation, des élus, des spécialistes de Flaubert et des invités que je connais pas. Je n’ai qu’à traverser pour les rejoindre et mon sort sera scellé pour les deux heures de la cérémonie officielle. J’entends miauler autour de moi. Une dizaine de chats errants courent entre les voitures garées et se rassemblent près d’une vieille femme en robe de chambre, les mains chargées de sacs en plastique pour les nourrir. D’où sort-elle ? Elle me voit, et c’est de la haine pure qui jaillit de ses prunelles, comme si elle voulait me tuer, ou tuer l’humanité. J’essaie de tourner la tête mais je n’y arrive pas et elle me fore et j’entends, « Philippe, Philippe ! », et je ne sais si c’est une invitation ou un avertissement que me lance Miss Mélodie avec de grands signes de la main. Je reprends mes esprits. J’ai chaud, si chaud. Je traverse, évite une voiture silencieuse, traîne ma valise, « Philippe, Philippe ! », avance au ralenti dans un brasier transparent, m’apprête à rentrer dans la suite familiale.


Frédéric Ciriez

Écrivain

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