Essai

Pourquoi j’écris

Journaliste, écrivaine, scénariste

Joan Didion vient de partir, à l’âge de 87 ans. Il nous reste son œuvre, et même une prochaine à venir. Comme l’écrit Chantal Thomas, qui préface le recueil de textes et articles (traduits par Pierre Demarty) à paraître bientôt chez Grasset : on a en tête « cette image où elle apparaît si maigre et fragile, défaite physiquement et pourtant déterminée ». Figure majeure du New Journalism, Joan Didion insistait avec détermination sur la nécessaire subjectivité du journaliste. Ce 23 décembre, le New Yorker, l’un de « ses » journaux, lui rendait hommage ainsi : « Son œuvre restera car c’est le fruit d’un esprit en ébullition. » RIP Joan Didion.

J’ai bien entendu volé le titre de cette intervention, à George Orwell – Why I Write. L’une des raisons pour lesquelles je le lui ai volé, c’est que j’aime le son de ces mots : Why I Write. Vous avez là trois petits mots brefs et dépourvus de toute ambiguïté qui ont une sonorité en commun, et la sonorité qu’ils ont en commun est celle‑ci :

I

I

I

Je.

Par bien des aspects, écrire, c’est l’acte de dire « je », d’imposer sa présence à autrui, de dire écoutez-moi, voyez les choses à ma façon, changez de point de vue. C’est un acte agressif, hostile, même. Vous pouvez déguiser cette agressivité autant que vous voulez en la voilant de propositions subordonnées, de qualificatifs et de subjonctifs précautionneux, d’ellipses et de dérobades – en convoquant tout l’arsenal qui permet d’intimer au lieu d’affirmer, de suggérer au lieu de déclarer –, mais inutile de se raconter des histoires, le fait est que poser des mots sur le papier est une tactique de brute sournoise, une invasion, une manière pour la sensibilité de l’écrivain d’entrer par effraction dans l’espace le plus intime du lecteur.

J’ai volé ce titre non seulement parce que les mots sonnaient juste, mais parce qu’ils me paraissaient résumer, de la façon la plus simple et directe, tout ce que j’ai à vous dire. Comme beaucoup d’écrivains, je n’ai que ce seul « sujet », ce seul « domaine » : l’acte d’écrire. Je ne peux vous livrer le reportage d’aucun autre front. J’ai d’autres centres d’intérêt, sans doute ; je « m’intéresse », par exemple, à la biologie marine, mais je ne me pique pas de croire que vous vous déplaceriez pour m’entendre en parler. Je ne suis pas une érudite. Je ne suis en aucun cas une intellectuelle, ce qui ne veut pas dire que lorsque j’entends le mot « intellectuel » je sors mon revolver, simplement que je ne pense pas en termes abstraits. À l’époque où j’étais étudiante en premier cycle à Berkeley, j’ai essayé, animée par une espèce d’énergie post-adolescente désespérée, de me procurer un visa temporaire pour entrer dans le monde des idées, de me forger un esprit capable de se confronter aux idées abstraites.

Bref, j’ai essayé de penser. J’ai échoué. Mon attention était inexorablement ramenée vers le spécifique, le tangible, vers ce qui était généralement considéré, par tous les gens que je connaissais à l’époque, et par tous ceux que j’ai rencontrés depuis, du reste, comme des sujets périphériques. Je m’efforçais de contempler la dialectique hégélienne mais finissais par me concentrer sur un poirier en fleur derrière ma fenêtre et sur la façon singulière dont les pétales tombaient par terre. J’essayais de lire de la théorie linguistique mais finissais par me demander si les lumières étaient allumées dans le Bevatron[1] au sommet de la colline. Quand je dis que je me demandais si les lumières étaient allumées dans le Bevatron, vous pourriez aussitôt soupçonner, pour peu que vous soyez familiers du monde des idées, que le Bevatron était à mes yeux un symbole politique, un raccourci pour désigner le complexe militaro-industriel et son rôle dans la communauté universitaire, mais vous auriez tort. Je me demandais simplement si les lumières étaient allumées dans le Bevatron, et à quoi elles ressemblaient. Un fait physique.

J’ai eu un certain mal à décrocher mon diplôme à Berkeley, non pas à cause de cette inaptitude à manipuler les idées – la littérature était ma matière principale, et j’étais capable d’identifier l’imagerie domestique et pastorale dans Portrait de femme aussi bien que n’importe qui, « l’imagerie » étant par définition le genre de détail spécifique qui attirait mon attention – mais tout bonnement parce que j’avais omis de suivre un cours sur Milton. Pour des raisons qui paraissent baroques aujourd’hui, j’avais absolument besoin d’un diplôme avant la fin de l’été, et le département de littérature a finalement accepté, sous réserve que je descende de Sacramento tous les vendredis pour discuter de la cosmologie du Paradis perdu, de valider officiellement mes connaissances miltoniennes. C’est ce que j’ai fait. Certains vendredis je venais en car Greyhound, d’autres vendredis je grimpais dans un wagon du Southern Pacific’s City of San Francisco qui terminait sa course transcontinentale. Je serais incapable aujourd’hui de vous dire si c’était le soleil ou la terre que Milton plaçait au centre de son univers dans Le Paradis perdu, question pourtant centrale qui a occupé les esprits pendant au moins un siècle et sujet sur lequel j’ai écrit dix mille mots cet été-là, mais je garde le souvenir très précis de la rancidité du beurre dans le wagon‑restaurant du City of San Francisco, et de la façon dont les vitres teintées du car Greyhound nimbaient les raffineries de pétrole des faubourgs de Carquinez Strait d’une lumière grisâtre et obscurément sinistre. En somme, mon attention était toujours en périphérie, focalisée sur ce que je pouvais voir, goûter, toucher, sur le beurre et sur le car Greyhound. J’ai traversé ces années avec un passeport que je savais douteux, des faux papiers : je savais que je n’étais la résidente légale d’aucun monde des idées. Je savais que j’étais incapable de penser. Tout ce que je savais à l’époque, c’était de quoi j’étais incapable. Tout ce que je savais à l’époque, c’était ce que je n’étais pas, et il m’a fallu quelques années pour découvrir qui j’étais.

C’est-à-dire un écrivain.

Je veux dire non pas un « bon » ou un « mauvais » écrivain, mais tout simplement un écrivain, une personne qui passe ses heures de passion et de concentration les plus intenses à disposer des mots sur des bouts de papier. Si mon dossier scolaire avait été irréprochable, je ne serais jamais devenue écrivain. S’il m’avait été donné d’avoir un tant soit peu accès à mon propre esprit, je n’aurais eu aucune raison d’écrire. Je n’écris que pour découvrir ce que je pense, ce que je regarde, ce que je vois et ce que ça signifie. Ce que je veux et ce que je crains. Pourquoi les raffineries de pétrole des faubourgs de Carquinez Strait me paraissent-elles sinistres à l’été 1956 ? Pourquoi les lumières nocturnes du Bevatron enflamment-elles mon esprit depuis vingt ans ? Qu’est-ce qui se passe dans toutes ces images mentales ?

Quand je parle d’images mentales, je parle, pour être très précise, d’images dont le pourtour scintille. Il y avait autrefois, dans tous les livres de psychologie les plus élémentaires, une illustration montrant un chat dessiné par un patient à divers stades de la schizophrénie. Ce chat était entouré d’un halo scintillant. On voyait la structure moléculaire des contours du chat se décomposer : le chat devenait le décor et le décor le chat, tout entrait en interaction, tous les ions s’entremêlaient. Les gens sous hallucinogènes décrivent une perception des objets similaire. Je ne suis pas schizophrène, et je ne prends pas de substances hallucinogènes, mais certaines images scintillent bel et bien pour moi. Regardez attentivement, et ce scintillement ne pourra pas vous échapper. Il est là. Vous ne pouvez pas arrêter de penser à ces images qui scintillent. Vous les laissez tranquillement venir et se développer. Vous ne faites aucun bruit. Vous ne parlez pas à beaucoup de gens, vous empêchez votre système nerveux de provoquer un court-circuit, et vous essayez de localiser le chat dans le scintillement, la grammaire dans l’image.

De même que j’entends « scintillement » de manière littérale, j’entends « grammaire » de manière littérale. La grammaire est un piano dont je joue à l’oreille, puisqu’il semblerait que j’aie été déscolarisée l’année où j’aurais dû en apprendre les règles. Tout ce que je sais de la grammaire, c’est que son pouvoir est infini. Changer la structure d’une phrase altère le sens de cette phrase, aussi radicalement et inexorablement que la position de l’objectif altère le sens de l’objet photographié. Beaucoup de gens s’y connaissent en angles de vue, de nos jours ; très peu s’y connaissent en phrases. La disposition des mots est cruciale, et la disposition que vous voulez, c’est dans votre image mentale que vous allez la trouver. C’est l’image qui dicte la disposition. C’est l’image qui vous dit si la phrase devra comporter ou non des propositions, si elle devra se terminer de manière abrupte ou suspendue, si elle devra être longue ou courte, active ou passive. C’est l’image qui vous dit comment disposer les mots et c’est la disposition des mots qui vous dit – qui me dit, en tout cas – ce qui se passe dans l’image. Nota bene :

C’est elle qui vous dit.

Pas vous qui la dites.

[…]

 

Joan Didion, Pour tout vous dire, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty, préface de Chantal Thomas, © Éditions Grasset & Fasquelle, 2022.

En librairie le 19 janvier.


[1] Accélérateur de particules installé en 1954 dans le laboratoire national Lawrence‑Berkeley. (Toutes les notes sont du traducteur.)

Joan Didion

Journaliste, écrivaine, scénariste

Rayonnages

FictionsEssai

Notes

[1] Accélérateur de particules installé en 1954 dans le laboratoire national Lawrence‑Berkeley. (Toutes les notes sont du traducteur.)