Roman (extrait)

Dans la mer vivante des rêves éveillés

Écrivain

Anna et ses frères se retrouvent, à l’hôpital, au chevet de leur mère Francie, dont le vieux corps lâche peu à peu. Tandis que la fratrie se redessine autour de cette agonie, l’annulaire gauche d’Anna disparaît. Puis un genou, puis un sein, et caetera. Sans douleur, incognito, comme un effacement. À la métaphore de la disparition dans une Tasmanie rongée par les incendies s’ajoute celle de la confusion : celle, mentale, de Francie ; celle, bégayante, de Tommy. Celle, universelle, d’un anthropocène déréalisant. Premières pages en avant-première du prochain roman de Flanagan, qui porte aussi sur le deuil d’une mère. À venir chez Actes Sud, traduit par France Camus-Pichon.

 

1

Sa main.

 

2

Impossible de dire comment la disparition a commencé ou si elle a déjà pris fin, pensa Anna. Ou par quoi commencer, d’ailleurs. S’il est question de moi, d’elle ou de lui, à la troisième personne du féminin singulier, à la première du pluriel ou à la deuxième du singulier, au présent, au passé ou au futur. Et ne même pas avoir la bonne voix le bon temps le bon pronom rend les choses tellement plus difficiles. Voire impossibles. Les mots l’étaient-ils également, comme le montrait Francie ?

Au fond : ils étaient quoi ?

Comme s’ils volaient déjà en éclats eux aussi, bientôt réduits à une pluie de cendres et de suie, à de la fumée qu’on inspire. Comme si tout ce qui peut être dit c’est nous dire toi sinon quoi. Eux nous étions-nous toi ?

 

3

Peut-être que Francie est plus heureuse de-de-de ne rien pouvoir dire, bégaie Tommy. Parce qu’enfin, c’est vraiment une réussite de traduire l’expérience en mots ? Ou juste la cause de tous nos malheurs ? Est-ce notre tragédie et notre vanité du moment ? Le monde se laisse emporter par les mots, les formules, les paragraphes, et assez vite on a des scandales, des guerres, des génocides et l’Anthropocène. Le silence, d’après Tommy quand il a du vent dans les voiles, est le seul endroit où trouver la vérité.

Et à la place on a quoi ? Du bruit – du bla-bla, partout.

 

4

Depuis longtemps, continua le frère d’Anna, il avait conscience d’un cri qui montait en lui et à l’extérieur de lui. Il tentait de le contenir, ça le faisait bégayer, mais le cri insistait. Le monde devenait chaque jour plus chaud et enfumé et plus bruyant la nuit : toujours plus de bruits de chantier plus de disparitions d’insectes, plus de bruits de circulation plus de stocks de pêche en chute libre, plus de bruit médiatique plus de grenouilles et de serpents en voie d’extinction, plus de brexitrump de climat carboné, de plus en plus de touristes partout, même ici en Tasmanie même ici au bout du monde, bon on faisait bien la queue au sommet de l’Everest alors quoi d’étonnant ? Toujours plus de marteaux-piqueurs plus de camions en marche arrière plus de b-b-bips-bips de récolteuses mécaniques de cerises plus de cars de touristes encombrant les petites rues plus de clic-clac-clic-clac des valises à roulettes sur les trottoirs plus de foutus camping-cars plus de foutus Airbnb plus d’habitants du coin dormant dans des tentes au point que même ses rêves étaient un cauchemar de bruit d’agitation de croissance qui ne bénéficiaient apparemment à personne et ne produisaient que des choses laissant les gens insatisfaits mécontents plus pauvres qu’avant ; une panique grandissante exprimée par l’agitation, une peur de l’immobilité, le tourisme censé sauver l’île était devenu tout le contraire, les touristes chiaient même sur les pelouses devant les maisons des habitants putain qu’est-ce que ça voulait dire ? Ils sortent même de malheureux manchots de leur nid les brandissent pour faire des selfies postés sur Instagram, mais qui étaient ces gens ? Ils arrivaient sur des vols low cost ils arrivaient sur des bateaux de croisière – des monstres obèses chaque année plus grands bruyants et puérils avec piscines à toboggans plates-formes de saut à l’élastique écrans vidéo toujours plus larges sous la brume des vapeurs de fioul le b-b-bonheur forcé, dit Tommy. F-f-foutus pénitenciers des mers où on f-f-fait semblant de s’amuser au large de Hobart on dirait Miniville est-ce que tout le monde a envie d’avoir sept ans ?

Oui non peut-être.

 

5

De l’autre côté de la montagne derrière la ville les incendies se rapprochent toujours plus, chaque jour les flashs d’information les réseaux sociaux fournissent des images de centres d’hébergement où les gens s’entassent par centaines on croirait une guerre on croirait des réfugiés c’était une guerre et ils perdaient qui gagnait qui ça ? Sur le portable de Tommy le gouvernement réclamait plus de mines de charbon de nouvelles centrales thermiques tu risquais vingt et un an de prison si tu protestais en Australie autant que pour un meurtre si tu criais au feu ils n’avaient jamais assez de feu et de fumée mais lui avait peur, en vérité, il était t-t-terrifié, il en avait marre. On venait en Tasmanie pour échapper à ce merdier mais maintenant il était même là, les forêts primaires se réduisaient, les plages se couvraient de détritus, les oiseaux sauvages vomissaient des sacs plastiques, un monde disparaissait une terrible violence revenait pour un ultime règlement de comptes.

Comment quoi pourquoi qui ?

 

6

À mesure que toutes ces choses se multipliaient, d’après Tommy, il semblait y avoir de moins en moins de place pour le monde de moins en moins de place pour lui aussi sans doute. Disparues les coccinelles disparues les cantharides les mouches bleues disparus les perce-oreilles qu’on ne voyait plus désormais disparus les magnifiques scarabées de Noël aux couleurs éclatantes dont ils collectionnaient dans leur enfance les élytres irisés disparues les nuées de fourmis volantes disparus disparus le coassement des grenouilles au printemps le chant des cigales l’été disparus les papillons opodiphthera gros comme des oiseaux-mouches qui vrombissaient par une nuit d’été avec leurs ailes duveteuses à motifs de tapis persans et en voie d’extinction tout autour d’eux les dasyures les potorous les pardalotes de Tasmanie les perruches de Latham. Il y avait tellement moins de tout, d’après Tommy, Anna devrait venir pêcher l’écrevisse avec lui mais pourquoi voudrait-on pêcher l’écrevisse ? Disparues les immenses forêts de varech disparus les ormeaux disparues les écrevisses ! Disparues ! Disparues ! Quelque chose clochait c’était comme une douleur comme une maladie qui croissait en lui, croissait avant sa propre extinction, un poids sur la poitrine les muscles noués un essoufflement, jour après jour nuit après nuit. Tu l’entends sans arrêt tu l’entends tu comprends ?

 

7

Croyait-elle que c’était l’amour le problème ? Personne ne sait comment aimer l’amour avait-il disparu ? Ou pas ? Son cœur lui semblait plus petit qu’un portable, est-ce qu’elle comprenait ce qu’il voulait dire, elle comprenait, non ?

 

8

Anna répondit à Tommy qu’il la soûlait de paroles. Mais elle avait la même sensation. Elle se sentait rongée. Elle sentait quelque chose disparaître. Mais quoi ? Son portable vibra. Que se passait-il ? Qu’est-ce qui n’allait pas ? Désolée, Tommy, dit-elle. Elle devait voulait seulement échapper à ce à cette seulement vérifier quelque chose tout n’importe quoi.

 

9

Tommy était allé en pension à Burnie chez les pères maristes. Burnie : son port, son usine de pâte à papier, sa fabrique de pigments, ses p-p-pédophiles. À son retour après son douzième anniversaire il bégayait. Tommy buvait. Ronnie lui aussi était allé chez les maristes. Il aurait sans doute bu encore plus que Tommy. Ils parlaient beaucoup de Ronnie, de certaines anecdotes, mais pas de cette triste histoire, jamais de cette histoire-là, ils parlaient de ses manies, de ses petits proverbes et tics, de ses jouets bien-aimés et de son chien Bup, mais surtout ils parlaient de l’avenir de Ronnie.

Anna Tommy Ronnie Terzo, dans cet ordre avec plus ou moins deux ans d’écart entre eux, Ronnie étant, se disaient-ils l’un à l’autre, le plus doué de tous. Un grand sportif. Un grand esprit. Peut-être vivait-il encore ou pas, disait Anna, peut-être était-il devenu très gros peut-être buvait-il peut-être était-il mort d’un AVC à quarante-sept ans. Mais peu importait quand il était mort car c’était le plus doué des quatre enfants et il serait quand même mort, cent trente-deux kilos de précisément rien précisément mort, à quarante-sept ans ou à quatorze ça changeait quoi ?

Voilà comment les frères et la sœur de Ronnie parlaient de lui, en boucle, une spirale qui n’allait nulle part mais s’enroulait sur elle-même, inventant d’autres avenirs possibles pour leur frère. Ils appelaient ça ronnieminer. Un vortex. Un vortex de ronnieminations.

Tommy disait qu’il n’avait pas pu le sauver. Il répétait ça comme s’il aurait pu sauver Ronnie, mais Tommy ne pouvait même pas se sauver lui-même. C’était mieux ainsi, concluait-il. Et il recommençait à ronnieminer. Encore et toujours. C’était mieux ainsi c’était pire quelle importance.

Quelle importance putain.

 

10

Tommy avouait qu’il aimerait renaître arbre, ce qui vous en dit autant que vous avez réellement besoin d’en savoir sur lui. Anna répondait que s’il était un arbre en ce moment il brûlerait et Tommy disait que c’était déjà le cas. Son fils Davy, le neveu d’Anna, est schizophrène et torturé par des voix, c’est-à-dire des mots, explique Tommy. Il s’inquiète – évidemment – et affirme que la bataille pour aimer est une bataille pour tenir les mots à distance, une bataille que son fils a perdue.

 

11

Voilà peut-être pourquoi, quand Francie lui demanda ce qui était arrivé à sa main, Anna ne répondit rien. Elle posa devant sa mère le gobelet de jus brunâtre qu’elles s’entendaient pour appeler thé, épaissi jusqu’à avoir la consistance d’un gel afin qu’elle ne s’étrangle pas en buvant, et après la première gorgée Francie parlait déjà d’autre chose, cette fois de ce qu’elle avait vu un peu plus tôt dans la grotte en face de la fenêtre de sa chambre d’hôpital : des animaux qui se transformaient en oiseaux puis en plantes, et la charrette pleine de vieillards dont le Tigre avait parlé à la fin.

Anna quitta le chevet de sa mère et s’approcha de la fenêtre. Il n’y avait bien sûr ni grotte, ni charrette, ni animaux se métamorphosant, rien qu’un morne paysage urbain. Une irrépressible envie de traverser la vitre la saisit, malgré le nombre d’étages et une rue de Hobart sans pitié en contrebas.

Anna eut la sensation soudaine, comme en rêve, que si elle se jetait par la fenêtre elle ne ferait pas une chute mortelle mais décrirait un arc de cercle qui la propulserait au-dessus de Campbell Street, puis de la merveilleuse vieille synagogue dans toute sa splendeur mystique néo-égyptienne, sans doute construite par les bagnards juifs à leur libération pour affirmer que cette île jadis appelée Terre de Van Diemen était à la fois leur Égypte et ne l’était pas, qu’elle représentait aussi la liberté.

Anna la survolerait, pas de très haut, son vol n’était pas assez assuré, mais à quelques mètres du sol, avec une vélocité joyeuse, vaguement terrifiante lorsqu’elle se laisserait dériver à droite ou à gauche, virant comme dans ses rêves d’enfant grâce à une légère inclinaison de l’épaule ou à l’infime rotation d’une jambe tendue, le tout étant d’obtenir simultanément l’immobilité et la vitesse, en d’autres termes de maintenir l’équilibre parfait par une concentration absolue, une attention intense portée au moindre geste ; un seul faux mouvement et la magie se terminerait par une chute cataclysmique.

Si seulement Anna avait cru un peu plus longtemps à son pouvoir de voler, elle aurait très vite été là où elle avait besoin d’être, c’est-à-dire au calme et dans la verdure, en un lieu propice à la rêverie, à la transcendance peut-être…

 

12

D’abord il nous faut éclaircir quelques points, disait Terzo, et en général l’opinion exprimée par leur plus jeune frère prévalait plus ou moins au sein de leur fratrie : ni les rêveries d’Anna ni les réflexions de Tommy mais la volonté de Terzo, proférée avec cette incontournable assurance qu’Anna entendait à présent emplir la chambre d’hôpital derrière elle, et si poliment formulée, dépourvue de toute digression inutile, monotone comme une porte qui se ferme. Soudain Anna dégringolait et tombait, elle avait perdu tous ses pouvoirs, et quand elle se détourna de la fenêtre au son sirupeux de la voix de son frère, ce fut pour entendre Terzo s’adresser à Tommy comme à l’un de ses clients crédules. Par l’élégance de son costume italien, la décontraction étudiée de sa chemise sans cravate, l’éclat de ses yeux dans un visage trop lisse pour tant d’intensité, Terzo contrastait avec Tommy dans le jean trop grand qu’il portait au travail et sa veste polaire déchirée, Tommy au visage qu’Anna voyait toujours comme celui d’un boucher, à la fois bien en chair et affaissé. Elle allait saluer ses frères de la main, mais à peine eut-elle levé le bras qu’elle le laissa retomber, afin que Terzo et Tommy ne remarquent pas la même chose que Francie.

 

13

L’été n’en finissait pas en Tasmanie cette année-là. Aucune règle habituelle ne s’appliquait. Il n’y avait eu ni pluies de printemps ni pluies d’été. Chaque jour il faisait chaud ou plus chaud que la veille. Malgré tout, ce n’était pas un été ensoleillé ni heureux. Dans les régions sauvages de l’île éclataient des orages secs qui duraient des jours, les milliers d’impacts de la foudre causant partout des départs de feux. Les forêts tropicales, ces mondes autrefois humides et mystiques, n’étaient plus que des bois arides qui survivaient tant bien que mal, et le feu prenait, le feu gagnait ; bientôt l’actualité se résuma aux incendies ; ils se rapprochaient ou s’éloignaient, ils progressaient ou s’interrompaient ; où qu’ils soient le problème était qu’ils gagnaient inexorablement du terrain, accompagnés de cette fumée infernale, oppressante, de ces tempêtes de braises, du règne de la cendre, et la capitale de l’île s’emplissait de réfugiés qui attendaient l’air résigné la fin des incendies pour retrouver leur maison et leur vie.

Or la vie même semblait suspendue.

Il y avait pourtant une immense attente d’on ne savait quoi. Il y avait de l’impatience et de la tension alors que semaine après semaine les feux réduisaient lentement en cendres les forêts primaires, les landes exquises, les jardins alpins à l’ouest de l’île et les hautes terres, des cendres dont Anna, quand elle rentrait au pays pour voir sa mère, découvrait qu’elles mouchetaient les draps dans son Airbnb ; les incendies faisaient pleuvoir sur l’île de minuscules fragments carbonisés de fougères primitives et de feuilles de myrtes, des négatifs parfaits ne laissant sous ses doigts que des traces noirâtres, et tout ce qui restait des arbres de Wollemi vieux de mille ans, des xanthorrhoeas, des pinèdes, des bosquets de Richea pandanifolia, des gigantesques Eucalyptus regnans, des plaines couvertes de gymnoschoenus, ou des minuscules et rares orchidées de montagne, tout ce qui restait de tant de mondes sacrés c’étaient les draps tachés de suie d’Anna.

La fumée avait donné à l’air la couleur du tabac, on apercevait le bleu éblouissant du ciel seulement quand les vents trouaient le brouillard qui voilait la majeure partie de l’île. Cette fumée semblait ne jamais se dissiper, durant les pires journées elle réduisait l’horizon de chacun à quelques centaines de mètres et faisait du monde un lieu clos engendrant la claustrophobie. Le soleil, le grand coupable, se levait laborieusement chaque matin, ballon rouge sang aux contours indistincts, chancelant à travers la brume comme s’il avait la gueule de bois, tandis que des vapeurs ocre étouffaient chaque rue, envahissaient chaque pièce, souillaient chaque boisson et chaque repas ; âcres, visqueuses, soufrées, elles vous brûlaient l’arrière-gorge, vous emplissaient la bouche et le nez, faisant barrage aux doux parfums tièdes de l’été. C’était comme vivre avec un fumeur atteint de bronchite chronique, à ceci près que le fumeur était le monde et maintenait chacun prisonnier de ses poumons encrassés et délabrés.

 

14

Ce mercredi après-midi, à peine une heure plus tôt, c’était la même fumée qui brûlait la gorge d’Anna et l’avait fait tousser alors qu’elle entrait dans le parking d’Argyle Street en face du Royal Hobart Hospital. Mettant la main gauche devant sa bouche elle avait eu une étrange impression. L’idée bizarre qu’il lui manquait un doigt. Une idée si bizarre qu’elle la chassa aussitôt et laissa retomber sa main.

Pour tourner dans la rampe du quatrième niveau, elle amena sa main gauche en haut du volant. À nouveau celle-ci ne lui parut pas tout à fait normale. Elle y jeta un coup d’œil. Il y avait bien une anomalie. Elle vit son pouce, et trois doigts. Elle donna un coup de volant dans un sens puis dans l’autre. Cette fois elle s’aperçut qu’un de ses doigts n’était absolument pas là où il aurait dû être, et là où il aurait dû être, près de son auriculaire, il n’y avait, pour être précise, eh bien, précisément rien.

Elle se tordit le cou, lançant des regards çà et là dans la lumière crépusculaire du parking, espérant peut-être voir surgir l’annulaire perdu. Elle scruta le tableau de bord de sa voiture de location comme s’il avait pu tomber dessus. Elle inspecta avec ses doigts restants le creux de la console centrale, mais n’y trouva que quelques peluches de poussière et les papiers de la voiture. Plusieurs fois elle baissa les yeux vers le siège entre ses jambes, puis vers le plancher.

Consciente du ridicule de cette quête chimérique, parce qu’on ne perd pas un doigt comme on perdrait une clé ou un téléphone portable, elle déplaça brusquement sa main – alors posée à neuf heures – vers le haut, donnant un nouveau coup de volant et manquant percuter une voiture qui venait en face. Le conducteur klaxonna, elle freina, fit une embardée, s’arrêta, et portant à son front sa main tremblante, elle ressentit non pas du soulagement mais une horreur croissante.

Entre son auriculaire et son majeur, là où son annulaire était auparavant rattaché à sa main, il n’y avait plus qu’une lumière diffuse, une jointure un peu floue, l’effet rappelant les photos retouchées de visages, de hanches ou de cuisses à problèmes, de rides et diverses difformités, où certaines réalités cruelles avaient été estompées.

Ce qui était arrivé à l’un de ses doigts, apparemment.

Elle examina sa main pendant une bonne minute. Ce n’était ni une illusion d’optique ni un tour joué par son imagination. Il lui manquait – indéniablement – l’annulaire. Elle agita son pouce et ses trois doigts restants. Ils semblaient normaux, faisant tout ce que font les doigts. Elle n’éprouvait aucune douleur. Ni dans l’immédiat aucun sentiment de tristesse ou de perte.

Il n’y avait qu’une disparition.

 

15

Anna reposa sa main et mit cet événement insolite sur le compte de son épuisement. Sa journée avait commencé à deux heures du matin par un appel de Tommy pour la prévenir que Francie avait été transportée en ambulance au Royal Hobart Hospital après un malaise. Anna s’en trouvait pour le moins contrariée, car on ne voyait pas la fin des malaises de Francie, lesquels ne se révélaient jamais, après coup, aussi graves que le prétendait Tommy.

Ses fréquentes mises à jour concernant la santé de leur mère frôlaient parfois l’absurdité, selon Anna. Elle et Terzo disaient même couramment pour plaisanter que Tommy avait appelé parce qu’il s’inquiétait de voir Francie manger/parler/respirer. Il semblait croire qu’il se devait de tenir sa fratrie au courant des nombreuses infirmités de leur mère, comme si elles prouvaient une dégradation majeure de sa santé.

Certes, il y avait récemment eu des problèmes, mais chacun s’était résolu avec le temps. Quelques années plus tôt, Francie avait commencé à se conduire bizarrement, et son médecin avait diagnostiqué une démence sénile. Sa démarche devenait erratique, tantôt galopante tantôt chancelante – comme un cheval qui aurait fumé la moquette, disait Terzo – et le médecin avait diagnostiqué la maladie de Parkinson. Quand, à la suite d’une chute, elle avait été conduite aux urgences, on découvrit qu’elle ne souffrait ni de démence sénile ni de Parkinson, mais de tout autre chose : un excès de liquide dans le cerveau, une affection appelée hydrocéphalie à laquelle on pouvait remédier en introduisant à travers la nuque un cathéter dans son cerveau, pour créer une dérivation et permettre au liquide de s’écouler dans l’abdomen.

L’opération, si effrayante en apparence, avait été une réussite. La démarche anormale et la confusion mentale disparurent ; Francie, redevenue elle-même, retrouva sa vie et sa maison, et ses trois enfants les leurs.

Dans le cas d’Anna et de Terzo, qui avaient quitté l’île depuis longtemps, cela signifiait appeler leur mère plus souvent et prendre l’avion pour passer vingt-quatre ou quarante-huit heures avec elle tous les deux ou trois mois. Pour Tommy qui n’était jamais parti, qui était un artiste raté, un travailleur saisonnier et un pêcheur d’écrevisses occasionnel, et dont Anna pensait dans ses moments de cruauté que franchement, il n’avait jamais fait grand-chose, cela signifiait être un peu plus présent. Mais Tommy avait plus de temps qu’eux pour être présent, pour aider Francie dans les petites tâches du quotidien : la cuisine, les courses, l’emmener en voiture chez le médecin ou prendre le thé avec ses vieilles amies.

Une année avait passé, puis deux, et trois ans après l’opération pour remédier à l’hydrocéphalie, on diagnostiqua chez Francie un cancer à évolution lente, un lymphome non hodgkinien. Elle entama une chimiothérapie peu agressive au terme de laquelle, contre toute attente, elle entra en rémission. Elle était, comme elle le disait elle-même, la vieille carcasse la plus solide de la chrétienté.

 

Richard Flanagan, Dans la mer vivante des rêves éveillés, traduit de l’anglais (Australie) par France Camus-Pichon, © Actes Sud, 2022.

En librairie le 2 février.

 


Richard Flanagan

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