Opéra poussière
DEMANDE DE SOLEIL À L’AMBASSADE DES OSSEMENTS
Quelque part. Rumeur zéro.
Un temps enfoui dans le silence. Le même temps. Une voix se déplie : longs murmures, petits cris d’ennui, bruits bizarres, aucune parole articulée en tout cas.
Il fait noir, il fait très noir, difficile donc de deviner de quel lieu il s’agit.
Temps fragile, terriblement vide, tel bois sec.
Rien ne bouge, sauf la voix.
Puis silence. Un moment.
Puis, comme la tendre musique d’un vent léger au contact d’un feuillage, la voix se déplie lentement, amorce quelque requête.
LA VOIX.— ô nuit, toi
ô nuit, pain trop sec dans ma bouche
ô nuit qui m’enveloppe et me serre de toutes parts
nuit qui tourne autour de ma tête depuis des siècles
depuis deux siècles
je te plains
j’en ai assez de l’incessible marée d’ombres
je voudrais casser la corde
brûler ce voile immense que tu es
je voudrais clore ton étreinte épaisse
déchirer tes brumes trop denses
je voudrais te percer et voir au-delà
je voudrais ouvrir mon corps
tendre enfin mes dentelles au vent fou
parler à l’aube et saluer la caravane des jours qui passent
je me souviens de l’autre côté, de l’autre monde, de l’autre visage de l’univers qu’on appelle vie… quelque chose me hante, quelque chose me hante la mémoire sans relâche, j’ai la nostalgie des pleines lunes et de la terre mouillée par la brise, des corps tressés d’hommes et de femmes qui défilent d’un bout à l’autre des territoires incandescents, moi je n’ai pas demandé d’être ici, à vrai dire, je voudrais casser tête et retourner, revenir à l’enfance des choses, renaître au sol primitif de ma lumière… un vertige me déchire, m’étouffe, oui, quelque chose me hante la mémoire
Page blanche dans la bouche.
là-bas, le silence
là-bas, l’oubli
On entend au loin des bruits de pas.
Une rumeur chargée de fougue.
Une espèce de carnaval porté par des jambes motivées.
On dirait le passage de quelque caravane étrange.
C’est le peuple des ossements.
LE PEUPLE DES OSSEMENTS, se moquant de la voix.— que la nuit règne
que la nuit règne sur nous
que la nuit règne encore, et pour toujours
ouvrez-vous, qu’elle vous embrasse
laissez-lui votre corps, qu’elle puisse entrer et faire son travail
laissez-la vous caresser, oh oui, oui, ouvrez vos corps
laissez la nuit pétrir vos mamelles intérieures
oh, comme vous êtes belle
comme vous êtes belle et dramatiquement lumineuse
comme vous êtes sublime, regardez ça
une sublime petite charogne
allez donc, allez vous reposer
vous êtes bénie, vous êtes bénie de tous les ravages
LA VOIX, d’une voix mêlée de confusion et de colère.— je ne comprends pas ce bordel, oh putain, c’est ça la nuit finale, c’est ça donc l’au-delà… j’ai été patiente, j’ai mis longtemps pour ouvrir mes yeux, j’ai mis deux siècles exactement
j’espérais mieux
franchement, ça commence à être beaucoup trop pour moi
c’est quoi cette nuit qui n’arrête pas de se répéter
c’est quoi cette masse ténébreuse
qui tourne en boucle autour des esprits
je ne savais pas que le dernier silence de l’âme humaine était aussi long, aussi profond, aussi pâle, aussi vide
les bêtes zélées de la prairie divine, celles qui étaient prêtes à nous manger quand on ne voulait croire au voyage vers les cieux, qu’elles s’acharnent encore à promouvoir, où est passée leur parole — point d’interrogation
le fameux jugement dernier, viendra-t-il un jour — point d’interrogation
où est le paradis dont parlaient les salauds — point d’interrogation
je regarde autour de moi : il n’y a qu’un océan trop plein de nuits
oh merde, comment vais-je me barrer d’ici — point d’interrogation
il faut que j’aille accomplir ma mission
j’ai quelque chose à réinventer
j’ai tout un monde à réparer
là-bas, le silence
là-bas, l’oubli
Le jour s’ouvre lentement.
Peu à peu se révèle l’espace. Grand Cimetière de Port-au-Prince.
(Le lever du jour ici est une convention pour faciliter la vue à ceux qui ne font pas partie de l’éternelle population du cimetière.)
La femme qui s’apprête à parler a encore les yeux fermés.
En fait, ses yeux sont fermés depuis deux siècles.
Elle s’adresse à Baron Samedi, le patron des morts, le maître des cimetières, le gardien suprême des tombeaux.
LA VOIX, l’air un peu effrayée.— Bonjour. Je dis bonjour, chef. Euh… oui, pardon, pardon de vous déranger, je voudrais vous parler une minute, juste une minute. Oui. Je suis… je m’appelle… En fait j’habite ici, et…
BARON SAMEDI.— Et, et quoi ?
Baron Samedi l’examine d’un œil étrange.
LA VOIX.— Excusez-moi, j’ai une faveur à vous demander, cher maître. En fait, je viens…
BARON SAMEDI.— Calmez-vous ! On ne court pas comme ça ici. Il faut partir au point qu’il faut. Tout d’abord, jeune fille, qui êtes-vous ? Quel est votre âge de nuit ?
LA VOIX.— Quoi ?
BARON SAMEDI.— Votre âge de nuit, j’ai dit. Fallait penser à nettoyer vos oreilles avant de venir me voir. Votre âge de nuit, mademoiselle. Depuis quand et comment êtes-vous arrivée ici ? Dressez-moi votre identité de poussière.
LA VOIX.— J’habite ici, dans ce royaume, depuis des siècles, depuis deux siècles environ, pour être plus précise. Voilà, monsieur.
BARON SAMEDI.— Continuez donc, bordel ! Je n’ai pas de temps à perdre. Un colis bien rempli de morts m’attend dehors.
Un moment.
BARON SAMEDI.— Pardon, je ne voulais pas m’énerver sur vous mademoiselle, c’est juste cette énième journée de trop dur labeur qui me met dans cet état, vous comprenez. Ce pays qu’on appelle Haïti, ces derniers temps ça envoie des morts tous les jours, ça envoie des morts ici comme des grains de pluie. Chaque jour une masse. Donc, j’ai vraiment du pain sur la planche. Bref, je vous écoute !
LA VOIX.— j’ai pris chair à Verrettes
dans le ventre d’une femme
dont la vie n’était pas la plus facile
une femme-cadavre avant l’heure, si je puis dire ainsi
puisqu’en même temps qu’elle me portait
elle avait sur le dos le champ atroce de Saint-Domingue
en même temps que je tournais dans son ventre en quête de battements de vie
les officiers de la bienveillante métropole
cherchaient sans relâche les secrets de sa chair
avec des rigoises
et ainsi elle mourait chaque jour, ma mère
et c’était cela sa vie
sans doute pourquoi
elle n’a pas pu tenir longtemps après ma naissance
j’avais deux ans
et elle avait…
elle avait déjà plié bagages
elle avait mis du vent dans sa voile
un après-midi au milieu du champ, une houe à la main
et même morte, j’ai vu les rigoises des maîtres tenter de la réveiller… ou était-ce une autre forme de prière nécessaire, que ceux qui nous ont fait la grâce de la croix et de la Bible venait tout juste d’inventer
je suis née dans cette mort-là… imaginez donc l’enfance qui suit, moi quand j’y repense, je ne vois qu’un carnaval de poussière sur la route trop étroite des souvenirs
Irruption du peuple des ossements.
LE PEUPLE DES OSSEMENTS, se moquant de la voix.— fermez-la tout de suite
fermez-la fermez-la fermez-la
fermez la porte
vous n’irez nulle part hahahaha
mais qu’est-ce qu’elle veut celle-là
votre corps a besoin de repos
que la poussière soit avec vous
oh oui que la poussière soit avec vous
pour le temps des cauchemars et pour l’éternité du néant
allez donc, allez vous reposer
vous êtes bénie, vous êtes bénie de tous les silences
BARON SAMEDI, au peuple des ossements, en agitant sa main.— Trêve, s’il vous plaît ! (Il respire, puis s’adresse à la voix.) Continuez donc, jeune fille, je vous écoute.
LA VOIX.— j’ai été capturée dès ma naissance, pour être traitée à la même machine, selon le même Code qui guida ma mère vers le vide éternel
c’est-à-dire trainée comme une serpillère
comme un débris, une poubelle
un bien meuble, pour être plus fidèle au lexique du Code
dont vous n’ignorez point la couleur
oui un bien meuble comme vous l’entendez
genre une casserole
une paire de chaussures
une chemise
une brouette
une chèvre
un poulet
un chapeau…
cela veut dire, non seulement vous êtes une casserole, vous êtes une casserole qui appartient à quelqu’un, il peut décider de vous foutre au feu, de te briser sur la tête d’une autre casserole… cela veut dire, vous êtes non seulement un poulet, vous êtes un poulet ayant un propriétaire, à n’importe quel moment on peut décider de te balancer sur une grille en feu, pour le plaisir de déguster un barbecue… et je pourrais le dire : j’ai vu tant de barbecues… ô j’ai vu tant de semblables transformés en barbecues sous l’œil gourmand du dieu colon
avec mes frères et sœurs du même cas on est partis dans les mornes, se cacher dans les buissons, dans les forêts, imaginer comment revenir casser la gueule de nos propriétaires, dans l’espoir d’appartenir à nous-mêmes, c’est de ça qu’on rêvait, et j’étais partisane du gang qui portait ce rêve… se révolter… eh ben la suite, la suite c’est qu’on m’a capturée, puis… fusillée… fusillée… fusillée… on m’a fusillée parce je voulais déraciner un monde où l’on prenait l’humain pour du bétail
me voici poussée si tôt dans le royaume de la poussière
je suis arrivée ici un soir d’octobre
je suis arrivée ici il y a deux siècles
je me souviens, le long trajet de sang et la destination encore moins heureuse
le cadran du rêve de vivre affichait : direction cimetière
mon moyen de transport : une balle
un coup de feu du pays des droits de l’homme
une balle de l’impitoyable revolver colonial
un plomb du général français de l’armée encore plus française
un plomb de grâce venu à moi
sous la gâchette du général français par excellence
Un silence de plomb sur le visage.
et aujourd’hui, figurez-vous, ceux pour qui je me battais contre ces ombres, celles pour qui je tentais de creuser une brèche vers la dignité, ils m’ont tous oubliée
là-bas les historiens, les biographes
ils font trembler la page pour les hommes, leurs héros
là-bas les livres d’Histoire ont du mal à reconnaître mon visage
et paraît que de jour en jour
plus épaisse devient la poussière qui couronne mon image
là-bas le panthéon se dresse sans mon ombre
aucune place pour mon étoile au « patrimoine »
là-bas Champs-de-Mars quartier général des héros
aucune place pour ma tête
là-bas le soleil brille pour les pères de la patrie
et moi toujours couverte de poussière dans les recoins de la mémoire
une poussière qu’on veut éternelle
Dans les parages, on entend la rumeur du peuple des ossements.
LE PEUPLE DES OSSEMENTS, se moquant de la voix.— que la nuit règne
que la nuit règne sur nous
dès maintenant et à jamais
que la nuit règne encore, et pour toujours
ouvrez-vous, ouvrez vos veines
voici le sang béni de la nuit
petite baissez la tête
que les ombres soient avec vous
vos lèvres ont besoin de repos
que le silence soit avec vous
voici la nuit sa majesté la nuit
ouvrez-lui le royaume de la poussière
ouvrez-lui votre cervelle
qu’elle vous embrasse la mémoire
laissez-lui votre corps, qu’elle puisse entrer et faire son travail
laissez-la vous caresser, oh oui, oui, ouvrez votre corps
laissez la nuit pétrir vos mamelles intérieures
oh, comme vous êtes magnifique
comme vous êtes rayonnante, dramatique et terriblement lumineuse
comme vous êtes charmante, regardez ça
une magnifique petite charogne
allez donc, allez vous reposer
vous êtes bénie, vous êtes bénie de tous les désastres
Un temps. Silence.
On entend à peine le souffle qui vacille.
La voix revient des bas-fonds de la peur.
La voix retrouve de la force et reprend son monologue.
LA VOIX.— je n’en peux plus de ce silence
je n’en peux plus de ce vide
il faut que j’y aille mettre de l’ordre
la nuit pèse trop sur mon ouvrage
c’est pour ça que je viens devant vous, un visa qu’il me faut, pour traverser vers la lumière et régler mes comptes avec mon peuple, un long combat m’attend, si je viens vous demander le passage, c’est que je suis dans le besoin, un visa qu’il me faut pour là-bas, comprenez-moi, maître, je pars en mission, j’ai des choses à régler là-bas, j’ai une mission de soleil, un travail de vie
là-bas, le silence
là-bas, l’oubli
BARON SAMEDI, l’air stupéfait.— Je vous remercie… J’ai écouté vos battements et j’ai noté jusqu’au souffle le plus subtil. L’ambassade des ossements est à l’écoute des âmes citoyennes. Votre demande a été bien enregistrée. Allez voir la gardienne, allez voir Grande Brigitte, la patronne, pour les suites administratives.
Elle se dirige vers le bureau de Grande Brigitte, qui fait le point sur son dossier.
GRANDE BRIGITTE, gardienne des cimetières.— En matière de migration vers la lumière, le bilan est plutôt négatif. Je suis désolée mais la réalité, elle est là, ce sont les chiffres qui parlent. Nous délivrons peu de visa pour la vie, très peu. Le peuple des ossements n’a pas la coutume d’aller traîner ailleurs…
LA VOIX.— Oui, mais…
GRANDE BRIGITTE.— À chaque fois qu’on délivre une autorisation de voyager, cela nous vaut un scandale chez les autres peuples. On nous traite de zombies, de mauvais esprits, on nous accuse de hanter des lieux, on nous accuse d’être à l’origine de tous les cauchemars possibles. Je ne parlerai même pas de ce qu’on subit sous la machine Hollywood ! Et ces genres de choses ne sont pas une bonne note pour nous. Je vous fais part de tout ça, pour que vous compreniez les enjeux.
LA VOIX.— Je comprends, mais ma demande est particulière. Elle relève d’une véritable urgence. C’est un enjeu pour la grande Histoire, pour les siècles à venir. Je crois que le peuple des ossements a besoin qu’on continue à prendre soin de sa mémoire là-bas. S’il vous plaît, faites quelque chose.
GRANDE BRIGITTE.— Mais bien sûr nous allons analyser votre cas avec attention. De toute façon, nous analysons toutes les demandes. L’ambassade des ossements, sachez-le, est honnête et partisane de la vérité. Nous sommes toujours à l’écoute des âmes citoyennes. C’est la moindre des choses en ce qui concerne notre travail.
Mademoiselle, tenez. Veuillez signer ceci, c’est la retranscription de votre entretien. Veuillez y joindre votre signature pour authentifier les informations données. Voilà.
LA VOIX.— Je vous remercie pour votre compréhension, patronne.
Elle signe le document.
GRANDE BRIGITTE.— C’est quoi le numéro de votre tombe ?
LA VOIX.— Zéro, zéro, zéro, et quelques zéro encore.
GRANDE BRIGITTE.— Veuillez l’ajouter au bas de la page, s’il vous plaît.
LA VOIX.— Voilà.
GRANDE BRIGITTE.— Merci beaucoup.
Grande Brigitte range le dossier.
GRANDE BRIGITTE.— conformément au règlement d’immigration
en vigueur jusqu’à cette nuit
et au nom du peuple éternel des ossements
nous allons traiter votre demande
nous allons traiter
dans les meilleurs délais
votre demande d’autorisation de voyage vers la vie
vous recevrez une réponse
dans votre prochain rêve
et je vous prie d’être attentive au moindre rayon de lumière
car si la réponse est positive
le visa vous sera délivré
sous la forme d’un morceau de soleil
à apposer
sur la première page blanche
de votre âme