Roman (chantier)

Le bon Denis

Écrivain

C’est un grand bonheur de retrouver l’univers déroutant de Marie NDiaye, dont l’œuvre compte parmi les plus importantes aujourd’hui. Dans cette langue millimétriquement travaillée qui lui est si particulière, progresse implacablement le récit d’un « ravage », disait Lacan, entre une fille et sa mère en maison de retraite. Qui était Denis, le compagnon de cette femme durant les premières années de vie de la narratrice ? Pourquoi dit-on qu’il était bon ? Et pourquoi ne l’aurait-il pas été avec cette petite fille ? Premières pages d’un roman en cours et au titre provisoire.

Lorsque, après avoir longuement hésité, pris peur, renoncé, enfin je rassemblai mes forces pour demander à ma mère, dont la lucidité peu à peu s’en allait, si elle se rappelait certaine scène encore douloureuse à mon cœur d’adulte, elle me fixa d’un œil éberlué, offensé, empli d’indignation vertueuse puis, se reprenant, me répondit doucement, comme on parle à quelqu’un de très âgé après avoir compris qu’il n’a pas tenu intentionnellement d’aussi absurdes propos, que ce que j’évoquais non seulement ne s’était pas produit mais ne pouvait en aucun cas s’être produit. Mon père dont je n’avais aucun souvenir ni du visage ni de la voix et dont ma mémoire d’enfant n’avait conservé qu’une forme haute, vaste, éminente et sombre, ne pouvait avoir quitté l’appartement en cette année 1969, ne pouvait avoir laissé, porte refermée derrière lui, la femme en pleurs que je revoyais confusément mais dont les sanglots, la détresse dans la minuscule entrée du logement modeste avaient toujours eu pour moi les accents affolants d’un souvenir certain, mon père ne pouvait l’avoir abandonnée, soutenait ma mère, puisque, au premier mois de cette année-là, elle-même s’en était allée vivre avec un autre homme, un certain Denis qui avait accueilli avec la plus grande bonté la toute jeune enfant que j’étais alors. C’est elle, affirmait ma mère à l’esprit chancelant, qui avait quitté mon père, non l’inverse. Et comment se faisait-il, murmurait-elle d’une voix tantôt accusatrice tantôt déçue selon que le jour l’avait vue se lever pleine de vigueur ou faible et languissante, que je n’eusse gardé, moi, aucun souvenir de ce Denis exceptionnellement aimable et juste ? Denis, employé au ménage d’une école primaire de Malakoff où ma mère avait remplacé pour quelques mois l’institutrice de CM1, avait d’emblée accepté, une fois amoureux de ma mère, même envoûté me dirait celle-ci avec une sorte de modestie embarrassée, d’apprendre à m’aimer et à s’occuper de moi comme de sa propre fille, lui qui, semblait-il, n’avait pas d’enfant. Cette expression allait revenir souvent dans la bouche de ma mère aux pensées confuses : Denis m’avait traitée comme sa fille. Comment, me disait-elle, pouvais-je avoir oublié un tel homme et, par contre, croire me rappeler ce tableau pathétique dans lequel elle hoquetait et gémissait devant une porte que mon père aurait tirée derrière lui ? Une telle scène n’avait jamais eu lieu, m’assurait-elle, puisque mon père avait disparu de notre vie après avoir compris qu’elle ne quitterait pas Denis, cet homme admirable dont, à son grand désappointement, je ne me souvenais pas quoiqu’il m’eût aimée bien mieux que mon père. Denis, par exemple, contrairement à mon père, s’adressait à moi. Oui, dirait ma mère, il te parlait les yeux dans les yeux, bien que tu n’eusses qu’un an ou deux et que, à l’époque, peu de pères pratiquassent ainsi. Ton père biologique ne s’est jamais entretenu avec toi, dirait ma mère dont la sénilité corrompait peut-être ses souvenirs, et jamais il n’a approché son visage du tien pour te raconter quoi que ce fût ou simplement te faire ces risettes que prodiguent aux petits même les parents les plus indifférents. Il regardait à distance, dirait ma mère, la toute petite fille aimable et douce que tu étais et sans doute, dirait-elle encore malgré mes bredouillements destinés à l’interrompre, quelque chose en toi lui répugnait-il, oui, ajouterait, songeuse, ma mère âgée et démente, quelque chose en toi pourtant si belle le dégoûtait inexplicablement. Était-ce, la source de cette aversion, lui en toi ou moi en toi ou encore, chez toi, dirait ma mère méditative et détraquée, quelque élément du monde alentour qui lui déplaisait ou lui échappait souverainement ? Il n’aimait ni le vent ni l’ombre froide ni la glace sous les fines semelles de ses souliers. L’attrait pour le clair-obscur le faisait ricaner d’horreur, de mépris. Autant que possible je me défendais alors. Il me fallait intercéder en faveur du bébé que j’avais été et dont les défauts, insidieusement, m’étaient encore reprochés. Je ne pouvais avoir été, affirmais-je à ma mère rêveuse, une enfant si évidemment louche que mon père aurait pris avec moi les distances que son esprit sain lui avait recommandées, je ne pouvais avoir été, assenais-je d’une voix tremblante, à l’aube de ma vie, indubitablement dangereuse, singulière, dépravée. Je ne sais pas, je ne sais pas, soufflait-t-elle, avant d’ajouter, émue, que Denis avait choisi, lui, de ne rien voir en moi de tous ces vices hypothétiques. Il m’avait prise, disait-elle, telle que j’étais. Mais qui avais-je donc été pour pour que l’on condescende à me prendre ainsi, et que m’élever, m’éduquer deux courtes années durant parût avoir été l’œuvre d’un saint homme ? Oh tu étais gentille et bien jolie, disait ma mère d’une voix hésitante, comme pour me rassurer et sans croire tout à fait à ce qu’elle avançait, non, tu n’étais pas désagréable, loin s’en faut.

Ces brèves conversations au sujet du bon Denis, beaucoup de temps (des décennies !) s’était écoulé avant que j’ose les avoir avec ma mère, et rien ne m’avait d’ailleurs préparée, lorsque je m’étais enfin lancée à évoquer le départ de mon père, au surgissement dans notre histoire de Denis Rouxel, tel était son nom. L’ébahissement, la perplexité, la vague rancœur que j’éprouvai ne pouvaient plus alors s’exprimer, comme j’en avais eu l’habitude plus jeune pour d’autres motifs, par des exclamations ironiques, des reproches palpitants ou de longs soupirs sonores. Je dus me contenter d’un petit rire stupéfait. Du visage absent de ma mère, je détournai mon regard pour le porter vers la fenêtre de la chambre mais j’y découvris le reflet de son visage, comme la nuit était venue – elle grimaçait, croyant que je ne la voyais pas, de souffance peut-être. Ou se vengeait-elle ? De ce que je l’avais placée, certes avec son accord, au prix de nombreuses démarches compliquées, dans cet établissement de premier ordre ? Il y avait dans le parc de très vieux arbres et des bancs conçus par des artistes assez fameux. J’avais déjà déjeuné, deux ou trois fois, en tête-à-tête avec ma mère au réfectoire et nous avions eu des cailles au raisins, du fraisier, des fromages de chèvre bien frais, tout cela servi dans une fine vaisselle. Ma mère à la raison défaillante, aux jambes vacillantes se disait satisfaite de ce havre, d’une voix néanmoins si ostensiblement chargée de roideur et de dignité qu’il me fallait penser, c’était son intention, qu’il n’en était rien, que l’endroit lui déplaisait, qu’elle s’y résignait par délicatesse et respect pour mes efforts. Certains de ses vêtements disparurent de la commode. Les plus beaux, me dit-elle en haussant les épaules, mon gilet bleu ciel à boutons de nacre, mon corsage aux poignets de dentelle, ma chemise de nuit en soie. Je vais parler à la responsable de l’étage, dis-je sans pouvoir dissimuler mon courroux. Dans le long couloir silencieux, je croisai une pensionnaire qui me salua gaiement. Elle portait le gilet de ma mère, malgré sa corpulence et sa grande taille – de sorte que les petits boutons de nacre n’étaient pas attachés et que les manches s’arrêtaient à mi-hauteur de ses avant-bras. Puis je passai devant une chambre dont la porte était ouverte et, jetant machinalement un coup d’œil, j’aperçus une très vieille dame assise sur son lit, simplement vêtue d’une chemise de soie crème aux longues manches ballon que je reconnus immédiatement, comme je la lui avais offerte, pour être celle de ma mère. Je rebroussai chemin. Je mentis à ma mère en affirmant que je n’avais pas trouvé la responsable de l’étage. Elle me répondit que cela n’avait aucune importance, que je pouvais oublier cette histoire qui ne l’affligeait nullement. Elle possédait maintenant plus de vêtements jolis qu’elle n’aurait l’occasion d’en porter dans cet endroit de mort. N’aurais-tu pas, dis-je d’une voix basse, frileuse et feignant de ne prêter à son emploi du mot « mort » aucune signification inquiétante, n’aurais-tu pas donné ces vêtements à tes voisines de chambre ? – Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ? s’exclama ma mère. Indulgente elle riait, me trouvant bien sotte. Je ne me suis fait aucune relation dans cet endroit putride, je ne fréquente personne, je ne connais le nom de personne, ajouta-t-elle avec un air d’acide satisfaction. J’insistai alors, avançant qu’elle aurait pu distribuer des vêtements dont, selon elle, elle n’avait pas l’usage. Tu ne t’en souviens peut-être plus, dis-je, détachant mes yeux de son visage et fixant celui-ci dans la vitre noire où, une fois encore, il se déformait d’horrible manière, lèvre retroussée sur les dents malades, yeux plissés cyniquement et comme si, feignant de m’écouter, ma mère se riait de moi, fermait ses oreilles à des propos qu’elle connaissait déjà, ourdissait son avenir secret, violent et minutieusement choisi. Elle me répondit assez froidement qu’elle se souvenait de tout. Elle n’avait ni sorti ces trois tenues de la commode depuis son entrée dans l’établissement ni caressé le moindre dessein d’offrir quoi que ce fût à ses « camarades de détention » avec lesquelles elle se refusait à frayer. Car, les rares amis qu’elle s’était faits au long de sa vie et dont presque tous étaient morts à présent, elle les avait élus selon des affinités subtiles, exigeantes. Son amour-propre repoussait toute idée d’une amitié que cet endroit funeste aurait provoquée. Elle préférait ne connaître personne que de penser qu’elle s’était résignée, à force de solitude, à commercer avec des gens « pas très intéressants ». Tu te trompes, tu te trompes, lui criais-je muettement comme je le faisais depuis toujours. N’importe qui d’ordinaire est plus « intéressant » que tu crois l’être, dans ta vanité ennuyeuse, attendue et toi qui, au prétexte de ne pas vouloir nourrir une prétendue mauvaise curiosité des autres à ton égard, ne racontes jamais le moindre épisode de ton existence par ailleurs banalement bienséante.

Je m’aperçus alors que son visage, dont je fixais toujours le reflet méchant dans la vitre, s’était apaisé. Je fis volte-face, pleine d’espoir. Le visage de ma mère se montra lisse et rosé, presque satiné de bon-vouloir. Elle déclara d’une voix tranquille qu’elle n’avait pas, elle, la générosité de quelqu’un comme, par exemple, puisque nous en avions parlé, le bon Denis. Je soufflai : Denis Rouxel ? – Si tu veux, dit-elle agacée, je te parle tout simplement de Denis. Lui, ses rares vêtements, il les donnait. Il n’aimait pas posséder, vois-tu. À ma place, oui, il aurait distribué le gilet et le corsage et la chemise. Mais je n’ai pas la bonté de Denis et je n’aurais jamais fait une chose pareille. Pourquoi donc ? Je ne suis pas lui.

 

Quand, le soir de ce même jour, je rapportai à mon mari ce que ma mère m’avait appris et qui m’avait tant secouée, à savoir, d’une part, qu’elle avait laissé tomber mon père et non l’inverse et que, d’autre part, le bon Denis avait été l’éducateur affectueux, vigilant de mes deux ou trois premières années, il s’éloigna de la grande fenêtre du salon, au prix d’un effort que je devinai et qui me toucha, suspendant ainsi sa contemplation hébétée, torpide de notre jardin gris et délaissé, des champs de maïs au-delà, des collines mauves au loin. Je lui pris une main, la posai sur ma joue. Elle palpitait contre ma peau comme un cœur alarmé. À défaut d’une plus notable satisfaction je me trouvai soudain assez contente de pouvoir faire part à mon mari d’une question qui me tourmentait et de le soustraire ainsi, en éveillant son inquiétude pour moi, à sa mélancolie, fût-ce pour peu de temps. Il avait tenu pendant vingt-cinq ans un magasin d’antiquités, au rez-de-chaussée de notre maison, dans cette petite ville du Gers que j’ai quittée depuis. Ce magasin, austère, sombre, moral et ardemment pur ne proposait que des représentations de la Vierge Marie, qu’elles fussent peintes, de marbre, de plâtre, de bois ou de verre, qu’elles fussent, même, ce qui offusquait certains, blasphématrices ou gauchement obscènes. Mon mari n’avait aucune prédilection pour la gravelure, pour l’offense au sacré. Il réprouvait habituellement l’outrage et plus encore l’obsession pour celui-ci dont lui semblaient témoigner certaines des créations profanatrices, ostentatoires qu’il offrait à la vente. Mais la profonde honnêteté et, peut-être même, la rectitude maniaque sur lesquelles se fondait son plaisir à vendre de vieux objets inutiles lui avaient toujours interdit de mettre de côté les ouvrages qui le rebutaient, de sorte qu’il lui était arrivé d’exposer en vitrine telle vierge se masturbant sous sa robe de plâtre au motif que son aversion pour un tel thème non seulement ne devait pas l’empêcher de le montrer mais lui en faisait une sorte de devoir : il savait qu’il aurait, n’obéissant qu’à ses goûts foncièrement chastes, spontanément banni de son commerce cet article provocateur mais qui entrait cependant exactement dans le champ de sa marotte (Marie !), alors il lui importait de l’exhiber pour qu’on ne pût soupçonner qu’il sélectionnait en fonction de sa morale ordinaire, privée, inintéressante et non de sa rigueur de savant. Tel était cet homme, mon mari, un homme probe jusqu’à risquer parfois d’en être grisé et aveuglé, tel était celui qui put feindre ce soir-là d’oublier son spleen pour me raconter ce qu’il savait du bon Denis. Il me laissa d’abord lui prendre la main, la soupeser délicatement entre les miennes comme un petit organe précieux. Depuis des mois nous ne nous touchions plus d’aucune manière. Il était en faillite. Son magasin n’avait pas survécu aux confinements successifs et nous avions sous nos pieds un stock de Vierges qu’il peinait à vendre sur internet et n’avait même plus l’énergie de dépoussiérer – au vrai nous éprouvions tous deux une étrange terreur à l’idée de nous approcher d’elles, maintenant que la boutique était fermée à jamais sans doute, comme si elles avaient pu soudain s’éveiller et nous demander des comptes, planter dans les nôtres leurs yeux bleuâtres, animés et nous murmurer peut-être : pourquoi nous fascinons-vous autant ? Je le connais, ce bon Denis, me dit-il alors. Je ne l’ai jamais rencontré, non, bien sûr. Il me sourit, ce qu’il n’avait pas fait, me sembla-t-il, depuis bien longtemps. Ta mère m’a parlé de lui il y a quelques années de ça, quand nous avions organisé cette petite fête à la maison, tu te souviens ? – Oui, répondis-je promptement, le 3 juin 2017. – Ce soir-là elle s’est rendue vraiment pompette, dit mon mari toujours souriant, non plus à moi mais au souvenir de cette scène, impossible pensai-je aussitôt, où il aurait été amené à voir ma mère soûle. – Elle ne boit jamais, dis-je très calmement. – Je veux bien le croire, dit-il avec un léger amusement, mais, écoute, toujours est-il que ce soir-là elle avait son compte et peut-être, ah oui c’est vrai, je n’y avais pas pensé, peut-être parce qu’elle voulait se cacher de toi persuadée qu’elle ne boit jamais, elle s’est réfugiée ou peut-être, oui, cachée dans le fond du jardin, là tu sais où nous entassons l’herbe des tontes, et il se trouve que j’y suis allé voir pour je ne sais quelle raison et qu’elle était là, gentille, vraiment partie mais gaie et rigolote, toute seule au fond du jardin avec son verre bien plein, et nous avons bavardé plus librement que nous ne l’avions jamais fait, il faut bien l’avouer. – Elle ne buvait que du thé glacé, dis-je, profondément désorientée mais sachant que je pouvais, par cette phrase ingénue, ainsi amuser mon mari qui se morfondait depuis tant de mois. – Alors il y avait pas mal de gin ou de vodka dans son thé, s’exclama-t-il joyeusement. Nous restâmes de longues minutes sans rien ajouter. Et alors, repris-je étonnée d’avoir à le relancer, le bon Denis ? – Ah oui. Mon mari s’écarta, s’approcha de nouveau de la fenêtre à travers laquelle il noyait son regard fixe, perplexe et morne. Ta mère, ce soir-là, m’a raconté, oui, qu’elle s’était mise en ménage avec un certain Denis quand tu étais encore presque bébé. Elle était, comme je te le disais, vraiment soûle, si bien que je l’ai écoutée d’une oreille assez inattentive et que je ne me souviens pas des détails mais, dans mon souvenir, il ressort de ce récit que la bonté de Denis, puisque cette vague qualité semblait le dépeindre tout entier, n’aurait pu nullement être illustrée par une histoire de vêtements donnés dans une maison de retraite. Ta mère aurait quitté Denis parce qu’elle ne se sentait pas à la hauteur morale de ce qu’impliquait apparemment, sans qu’il dise rien, exige rien, se rende compte de rien même peut-être, la vie aux côtés de cet homme. – Mais quoi ? Elle ne t’a pas donné d’exemples ? – Des exemples ? Je sentis alors, à sa voix sourde et lasse, que le sujet ne le captivait plus, qu’il avait même, sans doute, à sa façon discrète, cessé de m’écouter comme de se rendre compte que j’étais là, bien présente, auprès de lui. Oui, dis-je, des manifestations bien concrètes de sa bonté ? Quelle expression avait-elle dans la vie quotidienne ? Maman ne t’a rien raconté de précis ? – Oh non, non, rien de précis. Je ne sais pas si elle l’aurait pu, d’ailleurs. – Pourquoi ? Mon ton était soudain plus nerveux que je ne l’aurais souhaité. Parce qu’elle était ivre ? Il fit, je le voyais, un effort important et méritoire pour se rappeler ce dont nous parlions exactement, pour rassembler le peu de vitalité dont il disposait afin de réfléchir à ma question et d’y répondre aussi honnêtement que possible. – Non, elle m’a parlé de lui avec sagacité et pénétration, son ivresse la rendait lucide, cruelle, vaguement désespérée mais avec ironie. Je crois qu’il n’y a pas d’exemples. Ce Denis était apparemment ordinaire, peut-être même effacé il me semble. Sa bonté était comme… un parfum. – Un parfum ? – Qui émanait de lui mais dont il aurait été le seul à ne rien percevoir. Cette essence, semble-t-il, s’imposait à ceux qui la discernaient comme une obligation à quelque chose dont ils n’avaient pas toujours le courage ou la force ou je ne sais quoi, je ne sais quoi… Mon mari laissa mourir sa voix non sans une légère ostentation – quelque chose d’un peu joué, me signifiant sans doute : je suis épuisé d’avoir ainsi, pour toi, rassemblé des souvenirs de peu d’envergure, maintenant laisse-nous en paix, mon spleen et moi. N’avais-je pourtant pas fait pour lui bien davantage depuis trente-cinq ans que nous vivions ensemble ? Pour l’aider en plusieurs occasions j’avais rappelé à ma mémoire des histoires qui ne m’étaient en rien agréables, et puis je l’avais bien souvent soutenu, encouragé, pansé, caressé. Pourquoi ne voulait-il m’aider à comprendre de quelle nature avait été la bonté de Denis Rouxel, ce que je devais à celle-là et à celui-ci, et si j’avais envers cet homme une façon de dette, l’obligation morale de le retrouver pour avoir pris soin de moi ou si, au contraire, il me fallait bannir toute idée de le rencontrer parce qu’il aurait été comptable, malgré ou à cause de sa fameuse bonté, de mes plus grandes faiblesses, de mes défauts les mieux cachés mais les plus condamnables au tribunal de ma conscience ? Me donner un baiser compensatoire ne lui vint pas même à l’esprit et mon mari reprit son observation butée, ahurie des monts violets au loin, son dos amaigri et voûté soudain subtilement redressé et cabré contre toute velléité de l’amener à s’expliquer davantage.

 

Mais il avait, lui, parlé raisonnablement avec ma mère, ce qui m’était désormais interdit, ou presque, et qu’elle eût, selon les dires de mon mari, été soûle ce fameux soir dans le jardin n’en faisait pas moins une informatrice plus précieuse car certainement plus exacte et sincère que la vieille dame soupçonneuse, dissimulée à laquelle j’avais affaire maintenant. Il me semblait qu’elle inventait des secrets pour mieux m’éloigner de la prescience des vrais, ceux qu’elle scellait farouchement en son cœur devenu sauvage, fier, primitif. Je soupçonnais qu’elle ne s’en souvenait pas, des noirs secrets authentiques. Elle se rappelait qu’elle avait des secrets, mais pas lesquels, et peu lui importait. Les secrets doivent se cacher – ainsi pratiquait-elle, en grande prêtresse ahurie mais mécaniquement fidèle aux gestes fondamentaux de son culte. C’est pourquoi, lorsque je retournai la visiter en son « foyer funeste » (comme elle se plaisait à nommer l’établissement), non seulement j’apportai une bouteille de champagne et deux flûtes de cristal mais je fis sauter le bouchon d’un geste flegmatique et sans regarder ma mère, comme si j’accomplissais ce qui aurait été, entre nous, une opération de routine. Elle me regarda froidement lui tendre le verre. Immobile, elle secoua la tête. Je ne bois jamais, ma pauvre fille, tu l’as oublié ? Que sais-tu de moi ? Elle eut un petit rire sarcastique cependant, je le voyais, que ses yeux se troublaient. Elle chercha de l’aide vers la vitre noire, tenta de tordre sa bouche en un rictus qui m’aurait apeurée. Elle savait donc que je la voyais, elle travaillait son reflet afin de m’abuser ! C’est fini, maman, c’est fini, lui criai-je muettement. Et encore : Tu tâches vainement de m’intimider ! Je posai sur la table de nuit la flûte qu’elle avait refusée. Je versai tranquillement le vin dans la mienne, bus d’une traite et conclus par un expansif « hum » de délectation. De nouveau tournée vers moi elle me fixait à présent de son œil défiant et critique cependant que sa main droite, doucement, se portait vers la main gauche, l’étreignait pour l’empêcher de trembloter. Maman, dis-je d’une voix sereine et tout en me versant un deuxième verre, parle-moi de Denis Rouxel. – Le bon Denis ? Elle sourit, ironique, mais il me semblait que son regard, comme ses mains, s’agitait. Me vint alors la pensée qu’elle avait repoussé le champagne non, peut-être, parce qu’elle n’en voulait pas ou, depuis longtemps, affectait de ne jamais boire mais parce que ses doigts n’étaient plus capables de tenir un verre fin sans risquer de le faire tomber ou de renverser le liquide. Me blâmant de n’avoir pas envisagé plus tôt une telle hypothèse, j’allai chercher dans la salle de bains son verre à dents, solide gobelet de plastique. Je le remplis à moitié de champagne. Tiens, maman, dis-je d’une voix placide. Et je me composai une expression de grande nonchalance tout en m’efforçant de ne pas la regarder afin qu’elle n’eût pas, elle, à se contrefaire. Elle prit le gobelet et, le serrant de ses deux mains, le monta à ses lèvres. Juste avant la première gorgée elle chuchota, sur un ton qui me parut espiègle : Tchin ma fille ! Puis : Tu n’as pas besoin de me faire boire pour que je te parle du bon Denis, tu sais. Je peux entendre toutes tes questions mais, ma pauvre, je n’aurai pas beaucoup de réponses à leur apporter. – Mais, dis-je légèrement tendue, tu as vécu avec lui un certain temps, et j’étais là. Tu dois bien avoir des souvenirs de nous trois ensemble. – Oh ! À ma grande joie elle finit son verre d’une poignée ferme. Et je lui versai aussitôt, de nouveau, un peu de champagne, me souciant qu’elle n’eût pas à le réclamer. Nulle velléité en elle, à présent, de se tourner vers la vitre obscure qui la transfigurerait ! Elle n’aspirait plus à je ne savais quelle métamorphose qui dresserait entre elle et moi une digue de terreur ! Ne demeurait que l’accueil machinal, altier et doucereux qu’elle réservait à ma curiosité : que veux-tu que je te dise, ma fille ? – Eh bien, déjà, pourquoi l’appelles-tu le bon Denis ? Elle eut un petit rire flirteur ou malin, ou gentil peut-être – je n’étais sûre de rien. – Parce qu’il était pour moi l’incarnation de la bonté la plus pure. – Maman, ce ne sont que des mots. Qu’est-ce qui, dans la vie de tous les jours, te faisait sentir que cet homme était exceptionnellement bon ? Comment se comportait-il avec toi, avec nous ? Alors elle étendit ses bras vers moi, ses bras maigres, musclés, vibrants dont, me sembla-t-il, elle requérait la force encore intacte pour assister les deux mains qui tenaient le gobelet. – Il n’est pas mauvais, ton champagne. Avait-elle jamais tendu vers moi, pour m’enlacer, des bras aimants, consolateurs ? Sans doute même si je ne m’en souvenais pas. Je la servis de nouveau. Une délicate roseur montait à ses joues, lui donnant l’air non d’être fardée mais que la jeune femme toujours palpitante en elle et qu’enfermait l’étui de la décrépitude avait trouvé, grâce au champagne, une faille pour apparaître. – Eh bien, commença-t-elle. Elle ferma les yeux, but son verre lentement. Puis je le lui retirai afin qu’elle n’eût pas à faire l’effort de le poser. Elle souriait, lointaine, gracieuse. Elle se pencha vers moi, murmura : Denis, vois-tu, était un homme de gauche. – Mais encore ? demandai-je, haletante. – Oh ! De désarroi ses lèvres frémissaient soudain. Elle secoua les mains devant son visage dont toute couleur avait disparu, elle chuchota, désemparée : Ce n’est pas suffisant pour la bonté ? Les larmes me montèrent aux yeux, moins de tristesse que d’amer désappointement. – Maman, suppliai-je, tout amour-propre remisé, raconte-moi quelque chose ! Rien qu’une scène, je ne sais pas, un moment avec Denis ! – Un moment ? Elle s’assit sur le lit. Ses genoux grêles semblaient prêts à crever le tissu de sa jupe – et les cuisses, squelettiques… Ma mère n’avait jamais été, comme on dit, bien épaisse mais je ne pouvais éviter de constater qu’elle s’était, depuis son arrivée dans cette belle maison de retraite, énormément amaigrie. – Tu manges bien ici, maman ? C’est bon ? – Je ne sais pas, je m’en moque. Agacée elle leva l’index près de sa tempe pour me faire comprendre que mes questions stériles perturbaient sa cogitation. Elle me fixait d’un œil sévère et froid mais qui, à mon soulagement, ne me voyait pas et scrutait plutôt, sur mon visage nu, neutre, indéterminé, l’avènement de ses propres souvenirs – comme sur un écran où son esprit sommé de se rappeler eût projeté les images attendues ou espérées. – Tiens, tu parles de manger, commença-t-elle, souriant alors d’un sourire franc, pur, amusé qui ne s’adressait pas à moi, ainsi que je le ressentais, mais aux visions qui lui apparaissaient sur ma figure. Denis est un fin cuisinier, il me défend de préparer les repas, je suis moins habile que lui, c’est indéniable. Il prépare des plats merveilleux pour ma fillette. Seuls les meilleurs aliments doivent être introduits dans ce petit corps, répète-t-il gentiment. Ah, oui, quel cuisinier que mon bon Denis ! Elle ferma les yeux, les rouvrit, ainsi revint à moi et reprit cette expression nouvelle de léger effroi quant à ce que j’attendais d’elle. Elle craignait maintenant de me décevoir ! Ne préférais-je pas le reflet de son œil mauvais dans la vitre noire ? Ne la préférais-je pas sauvage, injuste, cruelle et folle ? Plutôt que quémandeuse et quand bien même il s’agissait, pour l’heure, de rendre justice à mon souhait, à mon besoin d’apprendre sur moi-même davantage que ce que je pouvais me rappeler ? Merci, maman. Dis-moi, as-tu une idée de l’endroit où vit Denis aujourd’hui ? Je lui parlais d’une voix enjôleuse, suave, pour le coup si basse qu’elle ne me comprit pas. Coquette, elle feignit pourtant d’avoir bien entendu. Oui, oui, Denis est toujours en vie, j’en suis persuadée. Vois-tu, ma fille (elle eut un petit rire) les bons Denis meurent toujours après les autres et ce n’est que justice ! Ton père n’était pas bon, il est mort. Qu’est-ce qu’il en sera de moi ?


Marie NDiaye

Écrivain, Dramaturge