Nouvelle

Fugue en cinq temps

Écrivaine

Une femme fuit, se sauve, s’échappe. Et dans une fugue, comme dans l’histoire à l’origine de celle-ci, il peut y avoir plusieurs temps, mouvements et sentiments, qui forment une suite qu’on découvre peu à peu. Gabriela Trujillo, dont on peut lire dans nos colonnes les critiques de cinéma, est aussi romancière. Elle a publié récemment L’Invention de Louvette (Verticales) et fait partie des auteurs et autrices au programme du festival Hors-Limites qui se tient en ce moment et jusqu’au 23 avril en Seine-Saint-Denis. Une nouvelle inédite.

Adagio

Les rues sont hantées par quelque chose de plus noir que la nuit. Piégé entre deux voies, le vent souffle, agitant les reflets de Noël qui s’étirent, paresseux, sans plus y croire. Peut-être que les sapins délaissés sur le trottoir donnent cet air morne au décor de janvier. Tout se tait et les ombres serpentent entre les réverbères indigents. Dans l’auguste quartier parisien un immeuble haussmannien dresse, fier, sa façade en pierre de taille récemment ravalée. À l’étage noble et balcons filants, des plantes. La plupart sont mortes au cours de l’hiver, les jardinières de couleurs vives laissant deviner qu’il y eut, au printemps dernier, ou bien en été, une grande journée de plantes, achats joyeux, compulsifs chez Truffaut, on a embarqué tout ce qu’on a pu, on a probablement loué une voiture pour l’occasion, on voulait un balcon fleuri comme il se doit dans une maison heureuse. Mais ces gens si gais si amoureux n’avaient peut-être pas la main verte, et ce fut tout, plus personne pour s’occuper des plantes du balcon où l’on voit maintenant une femme tenant dans ses bras un chat gris aux yeux de fougère. Elle tente d’enjamber la balustrade, mais ça n’a pas l’air simple.

En plus du chat, la femme porte un petit sac à dos. Elle y a jeté quelques objets à la hâte : un portable cassé, le chargeur du téléphone, un passeport. Sans oublier un stylo, puisqu’elle a aussi pris son journal intime. Et un livre : le premier tome des Essais de Montaigne. Qui sait si elle aura le temps de lire, mais ça la conforte, et c’est ce qu’elle aime le plus au monde, la lecture. Un vice qu’elle a partagé avec celui qu’elle tente de fuir.

En cet instant précis, elle calcule. En sautant de ce deuxième étage, risque-t-elle de mourir ? Il y a des chances. Toutefois, si elle rebondit sur l’auvent en toile de la boutique du rez-de-chaussée, elle pourrait se casser seulement une jambe. Elle sait que ça ne se fait pas, de se laisser tomber sur l’auvent du voisin pour se casser une jambe plutôt que le cou lorsqu’on veut fuir. Tant pis. Mais si elle écrasait le chat en lui tombant dessus, elle ne se le pardonnerait jamais. Alors comment faire ? Le lancer en premier ? Il risque de mal tomber. En plus, cet animal ne lui appartient pas. Encore pire : elle ne saurait pas le rendre heureux. Une femme en fuite n’est jamais de bonne compagnie.

 

Allegro

Le chat habite depuis des années chez Bart, son humain de confiance. Ils occupaient l’immeuble avant son arrivée mais ce fut formidable, cette manière qu’a eu Bart de lui faire de la place dans leur existence comme s’il l’attendait pour mener avec elle et le chat un trio parfait. Dès leur rencontre il a eu la délicatesse de lui écrire, de la bercer de musiques baroques, d’être si cultivé et si seul. Il disait avoir tant souffert à cause des femmes. Heureusement il y avait chez lui ce splendide chat gris avec une menue tache blanche à la place du cœur. Bart était impatient, drôle parfois. Il s’est intéressé à elle de manière si impromptue, si à contretemps. Elle a aimé ce désir qu’il avait d’elle, alors elle s’est laissé prendre la main et tout le reste. À peine avait-il eu le temps d’emballer et de mettre à la cave les affaires de son ex qu’il lui proposait de s’installer dans le grand appartement. Peu après, elle avait entendu dans l’escalier Bart répondre froidement à une inconnue en larmes et c’était très embarrassant, malgré tout, d’être celle qui remplace si vite l’ancienne, même si l’amour, affirmait-il, est plus fort que tout. L’urgence de Bart de la savoir chez lui était un signe du destin, avait-elle pensé, elle s’était sentie attendue, espérée, comme dans un conte de fées. Bart disait aussi que si elle l’aimait, elle devait s’installer chez lui sans tarder, partager le jour, la nuit et les heures qui vont de l’un à l’autre. Vivre avec un chat, un homme et des livres, elle en avait tant rêvé.

Bart lui a raconté : le chat avait sauté une fois, par le passé. Mais il n’y a aucun lien entre cet accident et sa tentative à elle de s’évader par le balcon. Après tout, cela arrive, un chaton imprudent qui passe par la fenêtre. Le pauvre animal s’est cassé la patte arrière, et il a gardé, de cette erreur de jeunesse, une broche à la hanche qui n’a jamais été enlevée, ce qui le fait boiter légèrement. Enfin, c’est ce que Bart a dit.

Au bord de la balustrade elle se dit qu’elle claudiquera moins gracieusement, elle, une fois tombée du deuxième étage. Mais un chat est un chat. Son travail consiste essentiellement à habiter l’appartement cossu de Bart. Il parcourt le salon se frottant au Chesterfield ou aux meubles style ancien. Ses yeux de jade guettent les invités, tous ces intellectuels qui aiment à caresser son poil gris anthracite. Il s’est vite familiarisé avec la nouvelle amoureuse de son maître. Elle s’est avancée vers lui un soir d’automne, émerveillée. Le matin suivant, elle était encore là. Voyant qu’elle était gaie, il a accepté de jouer. Puis l’hiver suivant il y avait quelques robes et de nombreux livres en plus. Elle n’est plus repartie. Toujours de bonne humeur, quelque chose de primitif l’appelait sans cesse à une joie mutine. C’est ce qui avait charmé Bart, il paraît, et ce qu’il lui reprocherait par la suite, d’être une femme qui ne pouvait pas épouser sa tristesse. Au printemps, ils sont partis en voyage, mais quelqu’un est venu donner des croquettes quotidiennes à la bête esseulée. L’été n’a été que jeux. L’automne est arrivé : chat et femme, devenue pensive, s’étaient liés d’une amitié silencieuse, et c’est pourquoi ce soir d’hiver, il se laisse porter dans les bras de cette folle sans se douter qu’elle veut sauter dans le vide.

Encore hésitante, elle repasse par l’embrasure de la porte-fenêtre et se résigne à poser le chat sur le canapé. Après tout, il ne doit pas payer pour Bart, qui caressait la belle et la bête du même geste, de la même lourdeur de paume mesquine, une main de maître s’enorgueillissant du poil brillant de ses animaux de compagnie. Elle était devenue son jouet neuf. Toi non plus, disait-il, tu ne me sers à rien. J’ai été aimé de musiciennes d’écrivaines de théoriciennes toutes plus belles plus riches les unes que les autres, mais – ajoutait-il comme une malédiction magnanime – c’est toi que j’ai choisie, alors tu dois tout me dire, être là pour moi seul. Pâmée devant sa belle fortune, elle n’avait su que le remercier de tant d’amour intrusif. Elle lui donnait l’orchidée sombre de son désir infini et oui, disait le mirage, oui tu es le plus beau désastre de ma vie.

 

Furioso

D’imperceptibles fragments d’orage s’étaient enchâssés dans leur vie heureuse. Bart interdisait qu’elle voie ses amis d’avant. Trop jeunes trop bêtes, disait-il, alors pour éviter toute querelle elle cédait. Il contrôlait son emploi du temps, exigeait une précision d’horlogerie, et par paresse toujours elle se taisait. Persuadé qu’elle rêvait d’un autre, il la réveillait pour exiger le récit de ses songes. Lui jetait de l’eau froide pour la garder éveillée. En se rendormant, elle prenait des trains de nuit, entendait des débuts d’alerte et fuyait dans des abris souterrains, images d’une guerre passée ou future, qui de fait était là. Leur étreinte devenait le lieu où surgissaient de perpétuels effrois. Une nuit tendue de draps, la joie fut mise en berne. L’étourdissement du sanglot était son frêle refuge. Alors elle a tout donné, clés, mots de passe, pour qu’il fasse la chasse au rien, et la laisse tranquille quelques heures. Et lorsque l’aube s’est couverte de chagrins, la peur du réveil a été plus forte. Elle ne rêvait plus cette horreur, il hurlait vraiment à ses côtés. Elle est restée muette puisque depuis un an elle n’avait fait que l’aimer de tout son cœur.

Comme tu es devenue laide, a sifflé Bart en la voyant s’effondrer à bout de nerfs.

Maintenant que le chat se repose sur le canapé, elle se tient à la balustrade, fume une cigarette repensant à l’aveu qu’elle lui a fait le soir même. Elle a vu un psy mais Bart n’a pas supporté qu’elle parle de lui. Il a cassé des affaires – à elle. Ordinateur, téléphone, ce dont elle aurait besoin pour appeler à l’aide. Bart avait créé un monde de filature, de tromperie, mais en vérité il ne restait plus que les débris d’une éblouissante aventure et la haine du chasseur pour sa proie vaincue. Il a pris tous les jeux de clés, est parti en verrouillant les portes de l’extérieur. Elle est restée seule dans l’appartement avec le chat, évadée des sentiments, exilée de toute tendresse, enfermée à trouble tour. Pourtant la veille elle avait encore juré l’aimer.

Elle finit sa cigarette décidée à quitter la minuscule cage d’amour par la fenêtre. Effacer l’encre invisible des réveils angoissés, disparaître par le balcon : il lui reste juste assez de nuit pour fuir.

 

Moderato

Alerté par la silhouette d’une femme enjambant la balustrade, le voisin avait dû prévenir la police. Une fois la porte forcée, l’agent, tout de sécurité habillé, veut bien l’écouter. Il la regarde : c’est un monsieur important, vous savez. Et ce n’est pas la première fois que ça lui arrive, ajoute le voisin. Porter plainte ? c’est une démarche longue et douloureuse, je ne vous le conseille pas, ajoute le policier. Vous avez vu votre tête ? Vous ne tenez plus debout. Elle se rend compte à quel point c’est dérangeant, une femme effarée. Il consent pourtant : deux hommes pour garder l’entrée de l’immeuble, mais ne traînez pas trop, ajoute-t-il, les scènes de ménage c’est pas notre truc.

Dans son élan panique, elle caresse le chat qui cligne des yeux couleur d’aube, puis ronronne et se roule en boule.

Elle n’a pas osé partir avec le chat, elle n’a pas porté plainte contre Bart, ni libéré les femmes d’avant. Aimer à en perdre la raison, le pauvre, ont dit certains pour l’excuser. Haut masque pour vil monsieur, leur a-t-elle répondu, haussant les épaules le cœur brisé. Elle est devenue un jouet enragé. Bart préférerait ne pas la savoir de ce monde, si elle pouvait disparaître, ne jamais avoir existé, ça l’arrangerait. Elle a la taille de sa honte, la démesure de l’horreur dont il est capable. Et puis, assez de temps perdu : il doit refaire de la place pour la prochaine.

 

Andante

Il y a quelque part un chat auquel elle pense de temps à autre. Chaque nuit, les gestes cruels de Bart s’effacent dans les renflements du cauchemar. Du dévoreur de femmes, seuls resteront les reflets bleutés de sa barbe comme dans le conte de Perrault. Mais mémoire a promis vengeance : sitôt le dernier mot écrit, à cinq, elle l’oubliera.

 

Texte publié en partenariat avec Hors limites, festival littéraire en Seine-Saint-Denis (1er avril-23 avril).

 


Gabriela Trujillo

Écrivaine, Directrice de la Cinémathèque de Grenoble

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