Récit

À quoi est-ce qu’il pense quand il enfile son uniforme

Artiste, écrivaine

Comment peut-on être policier ? Face au trop évident antagonisme entre un flic et une manifestante, et pour résister autant aux préjugés qu’à la naïve croyance en une possible réconciliation, la jeune artiste Mattea Riu a trouvé une forme originale pour travailler au corps les idées préconçues : penser, sentir, se représenter, exclusivement de manière interrogative. Un questionnement démultiplié, qui n’en déroule pas moins un récit.

Est-ce qu’il était mauvais en mathématiques, mais n’avait pas trop envie de se diriger vers les lettres ? Puisque notre système scolaire est ainsi fait, n’est-ce pas ? Séparation binaire entre sciences dures et sciences molles, si j’ai bien compris ? Entre les hommes et les femmes, c’est bien ça ? Est-ce qu’il était bon en sport, ou même pas, est-ce qu’il a eu des rêves enfant, d’autres perspectives, est-ce qu’il voulait devenir footballeur ? Astronaute ?

Est-ce qu’il est fier de lui ? Est-ce que lorsqu’il rentre chez lui, il repense à sa journée ? Est-ce qu’il raconte en riant des anecdotes qu’on pourrait trouver particulièrement terribles à certains de ses proches ? Est-ce qu’il jouit de sa posture ? Est-ce qu’il est persuadé de l’importance de son rôle ? De sa place ? Est-ce qu’il se soucie de sa place ou de sa position dans « le monde » ? Est-ce qu’il éprouve du plaisir à entendre quelqu’un crier de douleur ? Est-ce qu’il éprouve du plaisir à monter en grade ? Est-ce qu’il éprouve du plaisir quand on le remercie d’avoir obéi ? Est-ce qu’il a l’impression d’avoir des responsabilités ? Est-ce qu’il souhaiterait avoir des responsabilités ? Est-ce qu’il éprouve du plaisir à répondre à ses responsabilités ? Est-ce qu’il a déjà réfléchi à ce que c’est : le « pouvoir » ? Est- ce qu’il aimerait avoir plus de pouvoir ? Est-ce qu’il a l’impression d’avoir du pouvoir et est-ce que ça lui plaît ?

À quoi est-ce qu’il pense lorsqu’il enfile son uniforme ? Est-ce que le tissu de l’uniforme est rêche ? Est-ce qu’il transpire à l’intérieur ? Est-ce qu’il a mal quelque part ? Est-ce qu’il sent son cœur battre plus fort qu’au quotidien ou bien est-ce qu’il a appris à le dresser, son cœur, de manière à ce qu’il conserve un rythme raisonnable et régulier, sans que les différentes situations ne puissent jamais influer sur lui ? Est-ce que ce matin, en pensant à la journée qu’il allait vivre, il a eu de la diarrhée ? Est-ce que l’excitation procurée par l’anticipation de cette journée l’a empêché de dormir ? Quel est le dernier rêve qu’il a fait ?

Est-ce qu’il a peur ? Est-ce qu’il ressent une forme d’adrénaline ? Est-ce qu’il se dit que toutes les personnes lui faisant face ont tort et qu’elles méritent d’être punies ? Est-ce qu’il sent dans ses bras et ses jambes un flux, une tension, quelques tressautements, est-ce qu’en lui se matérialise d’une quelconque manière une forme d’impatience ?

Depuis quand est-il raciste ? Est-ce qu’il est raciste pleinement, par conviction, ou par convention, par esprit de corps ? Est-ce que certains de ses proches sont concerné.es par le racisme ? Est-ce qu’il a déjà réfléchi aux inégalités entre les hommes et les femmes ? Aux questions de genre ? Est-ce qu’il a déjà eu des rapports homosexuels ? Est-ce qu’il en a honte, est-ce qu’il n’y voit aucun problème ?

Est-ce qu’il a déjà frappé quelqu’un ? Insulté quelqu’un ? Blessé quelqu’un ? Violé quelqu’un ?

Est-ce qu’il préfère ne plus penser à son travail lorsqu’il est en civil ? Comment on fait la séparation ? Dans quelle mesure est-ce possible de construire une limite nette ? Comment est-ce qu’il arrive à ne pas penser à son travail lorsqu’il se promène avec des amis ? Lorsqu’il va dîner chez ses parents ? Est-ce que des amorces de questions se posent s’imposent à lui, mais il parvient à les repousser sans cesse ? Est-ce qu’il a honte de douter, est-ce qu’inconsciemment il perçoit l’hésitation comme une atteinte à sa virilité ?

Qu’est-ce qui a changé chez lui depuis qu’il est entré dans la police ? Quel âge a-t-il ? Quel est son meilleur souvenir de l’école de police ? Quel est le pire souvenir de sa carrière ? Est-ce qu’il a déjà assisté à des choses qu’il n’osera jamais raconter ? Est-ce qu’il a déjà agi d’une manière qu’il n’osera jamais raconter ? Est-ce qu’il a déjà assisté à une situation, ou commis quelque chose qui l’a fait pleurer ? Ou qui lui a donné mal au ventre ? Est-ce qu’il s’est confié à quelqu’un, ou est-ce qu’il a enfoui, étouffé, banalisé ? Jusqu’à quel degré de violence et de culpabilité est-il capable d’encaisser, de nier ?

Quand est-ce qu’il a pleuré pour la dernière fois, et pourquoi ?

Est-ce que le morceau de sol que j’ai lancé a rebondi sur son casque à lui ? Est-ce que le palet lacrymogène qui a brûlé la lanière de mon sac provient d’un de ses tirs à lui ? Est-ce que si nos regards se croisaient dans le métro, tous les deux habillé.es tout autrement, le corps laxe et l’esprit charmé par les potentiels hasards d’une ville aussi grande que Paris, on se sourirait ? Est-ce que si je me perdais, comme ça m’arrive souvent, il accepterait de m’indiquer mon chemin ? Est-ce qu’il est possible que nous aimions la même musique, même un seul morceau ? Est-ce que peut-être il aime bien… Dalida ? Est-ce qu’il aime se baigner dans la mer ? Est-ce que parfois devant un coucher de soleil, une vue imprenable, tout en haut d’un quelconque sommet, il est épris d’un sentiment difficile à définir sans tomber dans un stéréotype mais très puissant, qu’on pourrait qualifier d’appartenance, d’émoi, de sentiment océanique ?

Qu’est-ce qu’il pense de moi ? Qu’est-ce qu’il pense de nous ? Qu’est-ce qu’il pense de ce qui se passe, aujourd’hui, en ce moment ? Est-ce qu’il pense qu’il n’a pas vraiment la légitimité, le droit ou le devoir d’en penser quelque chose ? Est-ce qu’il est tout à fait ailleurs, dans un état de conscience très différent ? Est-ce que rester statique et à l’affût, à attendre des ordres puis les exécuter, puis se remettre en position, peut s’approcher d’un état de transe ?

Est-ce qu’il s’emmerde ? Peut-être qu’il attend juste que ça se passe, non ? Peut-être qu’il essaie d’une quelconque manière de se désolidariser de son propre corps, de l’offrir à un rang, mais jusqu’à quel degré est-ce que c’est possible de faire ça ?

Est-ce qu’il a choisi ce métier sans aucune autre idée en tête que celle d’avoir un salaire ? Est-ce qu’il a vraiment choisi ce métier, ou est-ce qu’il s’est laissé porter jusqu’à ce poste ? Quel métier faisaient ses parents ? Est-ce qu’il a déjà eu des problèmes d’argent ?

Aime-t-il quelque chose qui le dépasse ? Aime-t-il « le monde », la race humaine, les vies, la nature, le mystère, la beauté, la France ? Est-ce qu’il se dit : C’est pour défendre la France que je fais ce métier ? Est-ce qu’il souhaite la défendre par amour, ou par sens du devoir ? Est-ce qu’il sait contre quoi ou qui il souhaiterait la défendre ? Est-ce qu’il a déjà réfléchi à ce qu’était la France, à ce que voulait dire « un pays » ? Est-ce qu’il a déjà réfléchi aux frontières ? Ou aux constructions sociales ?

Pourquoi je me focalise sur un individu ? Est-ce que c’est pas complètement transformer le problème ? C’est évident que c’est un problème de structure, et pas d’individu, non ? Est-ce que ça fait peur de détester des inconnus, simplement à cause de ce qu’ils représentent pour nous, à un moment précis ? Est-ce qu’on y est contraints, malgré nous, pour être efficaces ? Pourquoi j’essaie d’avoir de l’empathie pour un flic ? Est-ce que j’ai honte d’avoir de l’empathie pour un flic ?

Est-ce que dans la cour de récréation, il a déjà joué le voleur qui se fait poursuivre par la police ? Est-ce qu’il allait souvent au coin ? Jusqu’à quand a-t-il cru au Père Noël ? Est-ce qu’il s’amusait à arracher les pattes à des fourmis ? Est-ce qu’il donnait des noms à ses jouets ? Est-ce qu’il aimait ramasser des cailloux et des glands, qu’il finissait par oublier dans ses poches ? Quelle était sa couleur préférée ?

Est-ce qu’il sait qu’il peut encore changer de métier ? Je vais lui dire, mais est-ce qu’il m’entendra vraiment ? Est-ce que je peux me permettre d’être de celles et ceux qui lui crient à lui et ses collègues : « SUICIDEZ-VOUS ! SUICIDEZ-VOUS ! » ? Est-ce que c’est super niais et contradictoire d’accepter de hurler certains slogans ultra-violents, mais pas celui-ci ? C’est sûrement parce que ça me parle plus intimement, c’est ça ? Quelles différences existent entre un suicide adolescent et le suicide d’un flic ? Est-ce que le fait que la police est un des corps de métiers les plus massivement concernés par le suicide peut laisser penser qu’un certain nombre de flics sont finalement contre la police, ou du moins qu’ils souhaitaient la quitter ? Qu’est-ce qui empêche un policier de ne plus être policier ? Est-ce que ce sont les mêmes questions qui empêchent un prof de ne plus être prof, par exemple ? Qu’est-ce qui fait qu’un policier reste dans la police ? Qu’est-ce qui a fait exactement que jamais je ne serais dans la police ?

Est-ce qu’il y a une chance pour qu’il quitte la police ? Et s’il n’y en a pas, pourquoi est-ce que je lui crie de la quitter ?


Mattea Riu

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