L’emprise du bonheur
J’hésite, tripotant du bout de mes doigts sans audace les tarots que le voyant a disposés en éventail, face cachée, et le soleil donne si fort à travers la vitre que je sens les cartes tiédir. J’ai beaucoup de mal à me décider. Certaines cartes sont très usées. Deux ou trois d’entre elles ont un angle marqué d’une pliure. Je m’oblige à ne pas en tenir compte pour ne pas donner l’impression de tricher. La dernière fois que je me suis fait tirer les cartes, j’avais seize ou dix-sept ans, une copine de lycée m’avait entraînée. Je ne me souviens pas si j’ai consigné l’événement dans mon journal.
Je pianote encore un peu et soudain, avant même de l’avoir décidé, je vois bien que je suis en train de tirer trois lames. Il paraît que les tarots font toujours cet effet, bondissent vers vous, ce sont eux qui vous choisissent, les cartes sont venues se nicher dans ma main, se sont laissé pincer, et le soleil qui m’enveloppe est le souffle chaud de leur sagesse. Du moins je veux le croire.
Face à moi, le cartomancien, droit dans un fauteuil de cuir vert, m’observe avec attention. J’ai la sensation qu’il cherche à voir tous les côtés de ma personnalité en même temps, toutes mes aspérités, mes petitesses. Un bref moment, ce regard m’écœure. Sans doute parce que je me sens, à l’intérieur, dans un désordre gênant.
Puis il retourne lentement les cartes, l’air sévère, avec un claquement sec qui me fait sursauter. Une image me traverse, le croupier au black jack, mais dans un film de gangster, quand ça défouraille et qu’on se jette sous les tables en hurlant de terreur.
— Vous n’avez pas l’air tranquille, dit l’homme.
— La chamade.
— Quand c’est sérieux, on a toujours le trac, conclut-il.
Ce type, on me l’a recommandé. Tout le quartier. Les filles du cours de Pilates. Le coiffeur. Il semble avoir eu une influence rapide et communicative sur presque toutes les clientes du salon. J’ai tout simplement suivi le grand mouvement populaire vers cette espèce de génie de la voyance.
À présent