Récit

Dawn

Écrivaine

Il était une fois Daughter of Dawn, un film tourné en 1920 sur les terres des Comanches et des Kiowas, une histoire indienne jouée par eux-mêmes, 300 Indiens sortis de leurs réserves pour l’occasion, authentiques tomahawks compris. Un film conçu par deux hommes oubliés du cinéma américain, devenu invisible, transmis comme une légende, et que les descendants de ces « vrais Indiens » verront infiniment plus tard. Après les photographies d’explorateurs disparus de son roman Un monde sans rivage (2019), Hélène Gaudy retrace ici d’autres images, en dévoile l’invisibilité, offre une nouvelle boucle à cette incroyable histoire.

Avant que soient sculptées les figures monumentales des présidents américains dans la roche du Mont Rushmore, c’était un site sacré pour les Amérindiens.

Ils le nommaient The Six Grandfathers.

Lors d’une vision, un homme-médecine y avait discerné les six directions sacrées : le Nord, le Sud, l’Est, l’Ouest, le haut et le bas.

Si on y voyait des visages, c’était dans les rides profondes de la pierre.

La lumière y creusait sans cesse des figures différentes, jusqu’à ce que le territoire tombe aux mains des Américains et que le sculpteur Gutzon Borglum, ancien membre du Ku-Klux-Klan, grave les quatre visages monolithiques des présidents là où la roche en avait mille.

L’invisible est devenu visible, le mouvant est devenu fixe, comme l’image fige ce que la parole ne cesse de repriser, de reprendre – que faire d’une histoire qu’on ne peut plus transformer, amender chaque soir ?

 

Beaucoup d’histoires commencent par un problème d’argent. Celle-ci remonte à la surface en 2003 parce qu’un détective privé de Caroline du Nord n’arrive pas à se faire payer par l’un de ses clients. Peut-être a-t-il couru après une épouse, cherché un frère, un magot, un enfant, sans doute a-t-il passé des heures à attendre au volant, à espionner des inconnus qui se refilent des paquets en douce, s’embrassent à pleine bouche, des inconnus qui, la plupart du temps, ne font rien de spécial, qui se contentent de vivre leur vie ordinaire. C’est son travail, et tout travail mérite salaire, mais celui-là, impossible de l’empocher, alors le détective s’impatiente, et son client fauché finit par lui proposer un autre moyen de paiement.

Un film.

Cinq bobines exactement, bien plus précieuses, promet-il, que les quelques dollars de sa dette.

 

Le film s’appelle Daughter of Dawn. C’est une curiosité. Il a été entièrement joué, à l’été 1920, par « de vrais Indiens dans un pays indien » : trois cents Comanches et Kiowas à peine sortis de leurs réserves, déferlant de nouveau sur les plaines pour les beaux yeux de la caméra. Le détective accepte le marché. Bientôt, il contacte l’Oklahoma Historical Society, qui possédait déjà le script et quelques images fixes, pour lui confier les pellicules.

Ainsi le film remonte à la surface.

Ainsi le détective disparaît de l’histoire.

 

Ce film n’existait dans aucune archive mais le souvenir de son tournage avait traversé les années. Dans les réserves de l’Oklahoma, les Comanches et les Kiowas en connaissaient les grandes lignes, tirées d’un mythe familier. Ils se racontaient cette histoire que d’autres avaient écrite pour eux, dont ils étaient devenus les personnages. Sans doute la déformaient-ils à leur tour pour qu’elle redevienne la leur, à force d’être racontée. Jusqu’à ce que l’unique copie du film fasse remonter la légende et la détruise dans le même mouvement – il n’y aurait désormais qu’une version de l’histoire.

 

Le film est visionné, restauré. Certaines sections sont jointes avec du ruban adhésif, comblant les vides, tissant de nouveau le fil.

Les lumières s’éteignent.

L’écran s’allume.

 

L’image est brûlée sur les bords comme du papier qui se consume, les montagnes changées en or par la patine de la pellicule – parois abruptes, canyons où apparaissent et disparaissent des cavaliers dans le silence des films muets, ce monde où l’herbe se couche lentement, où la gueule des chevaux s’ouvre sur un silence, où les mots d’amour s’écrivent en lettres blanches.

À quoi sert le cinéma sinon à fabriquer une preuve matérielle de nos rêves ?

 

Ce rêve-là est celui d’un certain Richard Banks, propriétaire de la Texas Film Company, qui a vécu et travaillé 25 ans parmi les tribus amérindiennes. Il a exhumé une vieille légende comanche et l’a passée à la moulinettes de la fiction américaine : de l’amour, de l’action, des sentiments grands comme les plaines. Il veut en faire un film unique, une plongée au cœur d’un mode de vie qui n’existe plus, comme si personne n’avait exterminé ceux qui vivaient là et noyé leurs légendes dans celles de la ruée vers l’or et du cinéma.

 

Quelques années plus tôt, en 1916, Banks a rencontré, sur un plateau de tournage, un acteur nommé Norbert Myles. Tombé en disgrâce à Hollywood, ce Virginien ombrageux a joué du Shakespeare comme des vaudevilles, il passe partout sans réussir nulle part, il n’a pas grand-chose à perdre : il est l’homme de la situation.

Banks a écrit l’histoire, Myles va la réaliser. Pour cela, il commence par réunir son casting parmi les membres des tribus, dont beaucoup ne parlent pas anglais, avec qui il devra communiquer par signes, sans jamais savoir s’ils n’en profitent pas pour se faire passer dans son dos des messages.

Banks a exigé de drôles de conditions de tournage : pas de costumes, à part les vêtements que les Comanches et les Kiowas avaient remisés au placard, tout en lumière naturelle – celle, changeante, éblouissante, casse-gueule, des montagnes de l’Oklahoma. Pas d’accessoires, seulement les fonds de tiroirs des acteurs, les reliques de leurs ancêtres. À ce moment-là, cela fait moins de cinquante ans que les peuples des plaines et des montagnes vivent dans les réserves. Il doit bien leur rester des tipis, des lances et des tomahawks à ressortir à moindres frais.

 

Le film mêlera intérêt ethnographique et sensations fortes, curiosités et bons sentiments, il contentera tout le monde, il ne ressemblera à rien, Banks s’emballe, Myles le suit, bientôt il prend le train pour Lawton, sur un territoire attribué aux Comanches, aux Kiowas et aux Apaches jusqu’à ce que le Congrès des États-Unis les convainque de laisser s’y installer des colonies américaines qui en ont pris le contrôle pour deux millions de dollars.

C’est une ville presque déserte, aux rues tracées au cordeau, que Myles traverse dans un souffle avant de rejoindre les plaines, ces surfaces qui se déposent dans l’œil et se succèdent, toujours différentes, toujours un peu les mêmes, terres brunes et blondes ombrées de rares feuillages, fourrure rase vue de loin, boisseau d’insectes quand on s’y plonge, laissant dans l’œil comme un larsen, une sécheresse. Un drap qui claque et qui attrape tout le soleil.

 

Soudain, des failles verticales replient le paysage : c’est le Wichita Mountains Wildlife Refuge, réserve nationale du sud-ouest de l’État.

La lumière déferle.

Le tournage démarre.

 

Au commencement, il y a un homme qui guette les bisons sur la plaine. Haute silhouette dressée sur un chaos rocheux, longues nattes striant son torse nu, il attend. Il regarde. C’est White-Eagle, Aigle-Blanc, joué par White Parker, fils de Quanah Parker, grand chef comanche, dernier des guerriers libres des plaines.

Quanah dont le nom signifie parfum, Quanah aux pommettes saillantes, aux nattes épaisses dépassant de son chapeau melon quand il s’habillait à l’européenne, Quanah qui gagnait toutes les batailles et s’était lancé, à la tête de 700 hommes, contre un camp fortifié de chasseurs de bisons bien mieux armés, Quanah qui repartit, avec ses troupes décimées, jusque dans les Staked Plains, sèches, inhospitalières, où les vivres manquèrent, où le soleil ne se cachait jamais. Quanah qui vit ses hommes mourir avant d’être déporté en Oklahoma et de s’y éteindre à son tour.

 

Voilà l’héritage de son fils, White Parker, qui, à l’écran, porte la main en visière devant son visage, cherchant les bêtes qui forment de nouveau, comme par miracle, une ligne fragile à l’ombre de sa paume.

L’horizon vibre, prend du relief, le paysage révèle sa part animale, musculeuse – fourrure, cornes, gueules qui s’ouvrent, yeux qui luisent, et ces mufles comme des trous dans leurs têtes épaisses, ces dos qui semblent couverts de boue, de fange.

Ils ouvrent un œil, lèvent une oreille, ces bisons qui végétaient dans un zoo de New York avant d’être réintroduits, en 1907, à l’initiative de l’American Bison Society, dans les plaines où la plupart d’entre eux avaient été exterminés par les colons, ces bisons ayant connu la vie en captivité, une main à travers les barreaux leur tendant une touffe d’herbe, puis les wagons à bestiaux à travers les plaines, empruntant, pour revenir chez eux, le chemin de fer dont la construction avait accéléré leur disparition.

D’un coup, c’était de nouveau les grands espaces, de nouveau l’herbe grasse. Ils avaient recommencé à se reproduire avec l’assentiment des hommes, ces hommes qui, maintenant, reviennent faire semblant de les chasser comme s’ils n’avaient jamais été rayés de la carte, comme s’ils n’avaient jamais parcouru l’Amérique en train tels des voyageurs en costume.

La caméra fait revenir un temps perdu, dont White Parker est à la fois le figurant et le témoin.

 

Un cheval semble sortir de la plaine, émerger des hautes herbes. Les hommes sur leurs montures apparaissent, petits points qui se précisent, soulignent la courbe des montagnes. Ils ont gardé le vent sous les pas des chevaux, ils montent à cru comme leurs parents cinquante ans plus tôt, ils galopent sans qu’on n’entende le bruit des sabots des bêtes ou de leur souffle court.

L’équipe technique étant réduite à l’essentiel, presque rien ne vient démonter l’artifice, empêcher d’y croire. Quand un homme tombe de son cheval lancé au galop, quand un bison le heurte et qu’il perd l’équilibre, c’est bien lui qui se blesse, ce n’est pas une cascade. Les acteurs réactivent les vieux gestes qui traînaient quelque part. Il n’y a rien à leur apprendre : il suffit de les laisser retrouver, peu à peu, l’étendue de ce qu’ils ont perdu.

Ils font ce qu’ils auraient fait si les blancs n’étaient pas venus, et ils le font pour eux, pour les blancs – ce film est un vertige et c’est pour ça qu’on ne peut, attiré par le vide, s’empêcher de le regarder.

 

Ils retrouvent la gifle de l’herbe et les bisons qui s’enfuient, dos ployés, ventre à terre. Le paysage entier reflue vers la droite de l’écran, vers l’unique caméraman capturant la course, les cavaliers le dépassent et peut-être qu’ils continuent, comme s’il n’existait pas, à lancer leurs chevaux sur la plaine, à l’abri des regards, hors-champ.

 

Les acteurs jouent le rôle qu’on leur a attribué. Ils s’aiment, se jalousent, s’épient, et nous, nous les regardons singer la vie de leurs ancêtres à travers l’œil de la caméra comme les scrutaient, dans leur longue vue, les anciens explorateurs.

 

Daughter-of-Dawn, La-Fille-de-L’Aube, sort de son tipi comme un petit génie d’une lanterne magique, visage pointu, joues encadrées de lourdes nattes. Sa robe paraît trop grande et son bandeau, factice. Elle porte comme un fardeau une sorte de grâce fragile. Ses paupières sont lourdes et on dirait sa tunique claire coupée par des ciseaux d’enfant.

Les amoureux se retrouvent dans les plaines, les forêts. Leurs corps glissent entre les arbres, marchent le jour dans le soleil, la nuit dans une image bleutée, comme si on avait fermé les yeux sur une couche plus profonde du rêve.

Là, il y a un lac qui n’existe que dans ce moment bleu du film, ce moment bleu de nuit. Les troncs des conifères transpercent l’eau, le ciel, libérant sur l’écran des traits d’ombres chinoises. Ils parlent, et des mots mystérieux s’échappent de leurs lèvres. Puisqu’on n’entend ni leurs voix ni le souffle du paysage, c’est le lent mouvement des cimes, les stries des masses d’air sur les plaines, qui nous montrent ce que leurs bouches chuchotent – l’amour déçu, la trahison, le désespoir.

Aile-Rouge, la femme bafouée, plonge un couteau dans sa poitrine près du cadavre de Loup-Noir.

Elle se penche, sur la terre.

 

La femme qui joue Aile-Rouge s’appelle Wanada Parker.

Sœur de White, elle est aussi fille de Quanah, le dernier chef comanche.

Quanah qui gagnait toutes les batailles, jusqu’à la dernière.

Quanah qui était lui-même le fils de Cynthia Ann Parker, Américaine enlevée à neuf ans par des Comanches, intégrée à leur communauté au point d’en épouser le chef et d’avoir avec lui trois enfants.

Cynthia Ann qui, quand la Texas Ranger Division attaqua le camp pour la libérer, retrouva sa vie à regrets.

Cynthia-Ann qui ne voulait pas être sauvée.

Plusieurs fois, elle tenta de s’échapper. Personne ne comprenait ce qu’elle cherchait ainsi, à courir après ces sauvages qui l’avaient arrachée aux siens, qui avaient tué plusieurs membres de sa famille.

Chez les Comanches, elle s’appelait Nauta : « elle porte elle-même avec grâce et dignité ».

 

Voilà l’héritage de Wanada Parker, Aile-Rouge, dont le triste visage garde quelque chose de celui, large et hagard, de sa grand-mère Cynthia-Ann, quelque chose de la photographie terrible où cette dernière pose, après le meurtre de son mari amérindien, son enfant tout contre son sein, dans des habits de ville qui ne sont plus les siens – déguisée en une autre elle-même dont la bouche s’est crispée, les yeux bleus, délavés, ignorant que sa petite-fille revêtirait un jour, pour les besoins d’un film, les vêtements qu’on l’avait forcée à ôter.

 

 

Entre deux scènes de chasse, deux scènes d’amour, ils tournent des scènes de danse. Ils martèlent la terre en cercle, des hommes âgés, des hommes maigres, aux jambes grenues et glabres, qui frappent le sol dans le silence des images.

Ils ont en main des tambours, des flèches, des plumes, des armes. On sent la terre poudreuse qui se détache du sol et alourdit les langues, on devine le son du bois, du métal, et le chant inaudible répandu dans l’espace.

 

À la fin du XIXe siècle, alors que le territoire des Amérindiens s’était déjà réduit à quelques réserves, ils dansaient pour attirer la pluie et les ours, pour que les bisons reviennent, pour habiter quelque part, pour les récoltes, pour la bataille, pour que les morts grossissent les rangs clairsemés des vivants, qu’ils leur donnent du courage et leur rendent les souvenirs, parce qu’avant, on dansait.

Ils dansaient sans craindre les balles, jusqu’à ce que les danseurs soient massacrés, parce qu’il n’y avait pas de menace plus grande, pour leurs ennemis, que cette danse qui méprise jusqu’à la mort du corps qui danse.

 

Certains disaient qu’ils recevraient une terre nouvelle, appelée par la danse. Un homme-médecine l’avait vue en rêve. Elle viendrait remplacer celle qu’on leur avait volée, s’étendre sur la terre morte comme un immense drap fertile, recouvrant les fusils de chasse et les roues des chariots jonchant encore les plaines, les villes construites en plein désert, la peau prise sur les bisons et les corps écorchés.

Ce serait la vie nouvelle.

La vie neuve et fière.

Pour ne pas être engloutis avec l’ancien monde, pour ne pas sombrer sous la terre créée par le martèlement des pas, il faudrait continuer à danser sans jamais fléchir, il faudrait se tenir, légers, sur la crête de la vague, sur sa surface vibrante.

 

Là, devant la caméra, ils rejouent l’ancienne danse des fantômes dans l’espace éphémère du film qui déborde, se dilate. Ils dansent pour ceux qui ont volé la danse, pour la version d’eux-mêmes qui s’est perdue en chemin, ils dansent à blanc mais dansent encore, et peut-être que quelque chose, à travers ces images, finira par atteindre ceux qui les regardent tandis qu’ils continuent de danser, quelque part, sur la crête de la vague.

 

Sur le tournage, les acteurs se prennent au jeu. Bientôt, trois cents Kiowas et Comanches se rassemblent dans un camp à proximité et se mettent à danser. D’abord pour la caméra, pour se faire photographier, et bientôt pour eux-mêmes.

Craignant que la situation devienne tout à fait incontrôlable, le bureau des affaires indiennes nomme une adjointe à la surveillance, qui fait un rapport et demande à ce que le camp soit démantelé. Elle invoque la fatigue, la santé que ces Indiens se ruinent à danser nuit et jour – les acteurs sont fatigués, d’ailleurs ce ne sont pas des acteurs à proprement parler. On se demande à quoi on les paie, en tout cas pas à danser. Mais ils ne veulent rien entendre : les conditions financières seront les leurs, ils danseront s’ils veulent danser. Ils négocient leurs contrats d’une main de fer. Si ça continue, ils vont refuser de vivre sur la réserve et même revendiquer leurs terres.

 

Mais le temps s’accélère.

Bientôt, le tournage sera terminé.

Le temps qu’il reste à danser ne cesse de se réduire – la cordelette cramée d’un bâton de dynamite.

 

La carrière de réalisateur de Norbert Myles ne survivra pas à l’avènement du cinéma parlant. Il ne réalisera plus aucun film notable – il apparaît pour la dernière fois au cinéma en 1933, dans un film à petit budget intitulé Secrets of Hollywood. La trace qu’il a laissée a été silencieuse. Pourtant, on dirait qu’il a saisi, peut-être à son corps défendant, quelque chose de plus profond que sa vieille légende comanche à la sauce américaine. Avec le temps, ce vernis d’action et de sentiments s’est dissous dans une matière plus noble, plus durable : la beauté de ces images qui ne ressemblent à aucune autre parce qu’il y a l’artifice, le spectacle et la perte, mais parce qu’il y a aussi ce qui reste de joie. La trace de ces retrouvailles avec un temps perdu où l’on faisait partie d’un lieu, où l’on n’était rien de plus, rien de moins qu’une pierre, une cavalcade, une lumière.

À trop fixer l’écran, on ressent comme une gêne au coin de la paupière. On se frotte l’œil, quelque chose reste – l’irritation, persistante et tenace, de ce qu’on a détruit et qui se manifeste.

 

Une fois le film retrouvé, il est projeté à Anadarko, Carnegie et Lawton en Oklahoma, devant les descendants des acteurs comanches et kiowas. Les images, alors, ne sont plus tout à fait muettes : la composition d’une musique a été confiée en 2008 à un Comanche nommé David Yeagley. Il a fait le choix d’une symphonie classique, excluant tambours et rythmes traditionnels. Créée par un Amérindien selon les règles des blancs, cette bande-son achève de faire du film un spectacle hybride qui rend aux spectateurs leur passé déformé, étrange comme un rêve qu’on n’est plus sûr d’avoir fait.

 

Ils entendent les cordes, les vents. À l’écran, ils reconnaissent la fille, le fils du dernier chef, et parfois un grand-oncle, une grand-mère. Ils voient leurs ancêtres se tenir les mains. Danser. Parfois, ils reconnaissent un vêtement, un objet. Ces reliques qui ne servaient plus, qui n’étaient que plis et poussière, ils les voient se lever et envelopper des corps, des corps familiers.

 

Dans la salle, les commentaires fusent et les conversations se prolongent après la projection. En plus des membres de leurs familles, ils sont plusieurs à avoir reconnu autre chose : un tipi. Celui où vit l’héroïne, Daughter-of-Dawn, souvent placé au centre du cadre, et mieux orné que les autres. Il s’agit d’un tipi célèbre, qui a été donné par les Cheyennes aux Kiowas comme symbole de paix – un tipi précieux, en peau de bison ornée de bandes horizontales et agrémentée, en 1916, par les peintures figuratives de célèbres artistes natifs, Silverhorn et Steven Mopope.

 

Ce tipi, qui avait disparu depuis 1928, est retrouvé quelque temps après la projection du film, dans une obscure étagère de l’Oklahoma History Center. On exhume la toile ornée, on la déroule. Sous les yeux des descendants des habitants des plaines se reforment les peintures anciennes.

Ce tipi, c’est le film qui l’a fait remonter à la surface, c’est le cinéma qui le leur a rendu. Il leur devait bien ça, le cinéma, après en avoir fait les méchants des westerns, leur avoir arraché jusqu’à la terre où le poser.

 

Ce n’est pas grand-chose, un tipi. Une lanterne rouge allumée sur la nuit. Une pellicule de peau entre soi et le vent. Une fierté. Un écran. Un refuge qui n’a pas suffi.

Ne reste qu’une enveloppe dressée autour d’un vide.

Ne restent que les signes qui racontent les guerriers, les chevaux.

Ne restent que les histoires – un corps où personne ne danse plus.

 


Hélène Gaudy

Écrivaine

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