Ai-je planté le nombre d’arbres correspondant à ma consommation en oxygène ?
Il y a ceux qui contribuent à leur consommation d’oxygène, et ceux qui respirent comme si cet oxygène était acquis ou coulait de source. C’est une autre façon de diviser le monde qui surgit à la lecture d’un article où les données sont simples : un adulte consomme par jour en oxygène la production quotidienne de dix arbres, soit environ quinze mille litres. L’information peut provoquer différentes réactions. Vous vous demandez quels sont ces dix arbres exactement. Vous inspirez en remerciant la nature et continuez votre vie comme avant. Vous faites un câlin à dix arbres de façon aléatoire. Cela vous est égal, l’oxygène est fourni dans le kit de bienvenue sur la Terre. Vous enregistrez l’information pour y penser plus tard car là vous avez justement une forêt à abattre pour le compte d’un groupe pétrolier. Vous en avez planté déjà plus de dix dans votre vie, d’autres respirent donc grâce à vous, vous vous sentez être quelqu’un de bien soudain. Ou vous vous rendez compte que respirer n’est plus un acte anodin, d’autant qu’une crise climatique sans égal est en cours, et vous vous demandez : ai-je planté de quoi assurer ma consommation d’oxygène (sans que ce soit à l’époque pour cette raison, mais cela compte quand même dans le calcul) ?
Je compte rapidement, j’arrive à une vingtaine d’arbres plantés. Mais un arbre en pot compte-t-il comme un arbre en terre ? Je table sur oui mais n’inclus pas dans ce chiffre les plantes de faible gabarit (buissons, plantes aromatiques, bulbes de fleurs) même si l’oxygène peut être aussi produit par des plantes basses ou des champs de culture – il faut alors deux cents mètres carrés par personne, et davantage dans la mesure où l’oxygène est produit par des plantes en croissance, j’en suis loin. Je ne compte que les arbres toujours en vie, ceux plantés et décimés par un été caniculaire où j’étais absent pour les arroser sont absents de ce calcul.
Je m’en sors à priori, mais en poursuivant l’article, les données sont plus problématiques car ce chiffre de dix arbres correspond seulement à l’oxygène nécessaire à la respiration. Si vous roulez en voiture, la combustion de carburant utilise la production annuelle d’un arbre pour faire cent kilomètres – or la moyenne d’un individu étant de quinze mille kilomètres par an, vous avez besoin de cent cinquante arbres pour vous mouvoir. Plus les transports en commun que vous utilisez et vos dépenses en oxygène liées à des activités basiques (se chauffer, se nourrir) qui ne se sont pas comprises dans ces chiffres, ni les avions pris.
Je dois compter aussi la consommation des trois enfants que j’ai mis au monde et qui ne sont pas en âge de planter eux-mêmes les ressources de leur consommation. Ou, s’ils le sont, je l’ajoute à la mienne, incluant aussi celle de ma femme qui n’a pas les mains vertes (leur besoin d’oxygène est compris dans ma charge mentale). La famille que j’ai créée atteint ainsi un besoin moyen de cinquante arbres par an pour pouvoir vivre, ce qui est l’optique minimale, et je n’atteins pas en plantation ce chiffre nécessaire à notre survie. Qui assure alors à ma place la production induite par mes choix de vie et de reproduction ? Y a-t-il un organisme destiné à s’assurer que chacun ait son quota d’oxygène ? Est-ce un travail collectif ?
Il existe le profil inverse, ceux qui plantent sans même penser à leur oxygène et excèdent de loin en plantation leur consommation (par prise de conscience plus tôt du problème ou par manie personnelle, qu’importe). De ceux à travers le monde qui ont lu ou non L’Homme qui plantait des arbres de Jean Giono – nouvelle prophétique parue en 1954 et manifeste écologique avant l’heure où un berger du nom d’Elzéard Bouffier a pour activité principale de planter seul des arbres. Celui-ci veut changer sa région désertique en un havre de verdure et parvient à planter une surface de trois mille trois cents hectares (onze kilomètres de long et trois kilomètres dans sa plus grande largeur, dixit Giono). Elzéard Bouffier est un personnage imaginaire, mais son pendant réel existe.
En Inde, Abdul Kareem a créé en vingt ans une forêt sortie de nulle part (ce sont ses termes). Au Kenya, Wangari Maathai, prix Nobel de la paix en 2004 et surnommée la femme qui plantait des arbres, fonde le Green Belt Movement avec pour objectif de planter plus de trente millions d’arbres afin de restaurer son environnement (elle demandera à être enterrée dans un cercueil fait de bambou et de fibres de jacinthe afin que ne soit pas coupé un arbre de plus pour son cercueil). Sur l’île Waiheke, dans l’océan Pacifique, Donald Leigh Chapple passe les douze dernières années de sa vie à replanter la colline en hauteur de la baie de Matiatia. Le photographe Sebastião Salgado et sa femme ont planté depuis 1999 plus de deux millions d’arbres pour reboiser six cents hectares de forêt tropicale au sud-est du Brésil.
À Sangamner, en Inde, Bhausaheb Thorat lit vraiment Giono et décide ensuite de planter quarante-cinq millions de graines – je pourrais, à défaut de planter beaucoup d’arbres, inspirer par la littérature des gens à le faire, ce serait peut-être plus efficace pour remplir réellement mon contrat et pour la planète. En Inde encore, dans l’État d’Assam à l’extrémité est du pays, Jadav Payeng plante seul depuis 1979 une forêt sur un banc de sable du fleuve Brahmapoutre, le transformant en une réserve forestière plus grande que Central Park (cinq cent cinquante hectares au total).
On respire donc en partie grâce à eux. Mais ont-ils chacun en tête un nombre d’arbres à atteindre ou il faut en planter le plus possible, tous les jours quelques-uns, infiniment jusqu’à sa mort ? Plus généralement, combien faut-il en avoir planté pour se sentir accompli, avoir le sentiment d’avoir fait son devoir d’humain envers les autres et la Nature : le chiffre exact de sa consommation ou davantage ? Car combien d’arbres faut-il pour assurer le mode de vie des habitants de la Terre dans sa globalité ? Quand atteindrons-nous la limite critique où il existera pile le nombre d’arbres correspondant aux besoins des huit milliards que nous sommes ? Cette limite est-elle proche, combien de kilomètres carrés de déforestation ou d’incendies supplémentaires faut-il pour l’atteindre, ou l’avons-nous déjà dépassée ?
Pourquoi surtout la question devenait si présente maintenant ? Pourquoi j’étais réceptif à ces informations – ce chiffre de dix arbres par personne ou un autre du genre avait dû passer avant devant mes yeux, mais il ne me frappait manifestement qu’aujourd’hui ?
Je suis né en 1975. En 1979, à Genève, se tient la première conférence sur le climat. Je suis donc né avec la conscience écologique globale, ou la connaissance des problèmes qui arriveraient, pourtant elle se concrétise plus tard dans ma vie – elle est inévitable aujourd’hui, mes enfants l’ont depuis leur plus jeune âge. De même, j’ai longtemps eu les mains noires (toute nouvelle plante dont je m’occupais, voulant bien faire, finissait morte passés les premiers jours où elles bénéficiaient encore des soins prodigués précédemment). Pourtant depuis peu, je suis plus enclin à planter des arbres et meilleur dans leur survie. Une pratique plus assidue du jardinage me prend même depuis mes quarante ans, l’âge classique pour une entrée en la matière (je rentre dans la phase où je m’intéresse aux roses, ce qui est le développement typique du processus à l’approche de la cinquantaine).
Ce nouveau hobby était-il en fait déjà autre chose ? Une prise de conscience écologique ou citoyenne tardive et souterraine maquillée en loisir face à l’asphyxie générale qui se profile à l’horizon. La volonté de contrer la globalisation à l’échelle générale d’une peur personnelle de suffoquer (comme une attaque de panique mondiale). Une action liée au fait d’être père et de devoir céder une planète en état de marche à la génération suivante. Une tentative d’être de mon époque. Une façon de prendre davantage soin de soi à un moment : on arrête de fumer, on mange plus sainement, on plante aussi des arbres pour avoir de l’oxygène à proximité – ces dix arbres-là près de soi, avec l’idée de consommer directement leur production, comme on crée son potager pour être autosuffisant.
Ou ce nouveau rapport aux arbres était lié à ma pratique de la méditation, un lien renforcé à la Terre, plus contemplatif, interactif, une phase de communication avec la Nature, une façon de remercier la mère nourricière. D’après un ami, c’est une façon d’anticiper la suite, car vient le jour on l’on s’occupe de la terre avant d’y séjourner à jamais, entre quatre planches de bois dont on peut choisir l’essence en connaisseur, les espèces endogènes préférables aux bois exotiques afin de garder dans son dernier acte un bilan carbone bas. À moins que le corps sente à un certain âge qu’il doit payer son tribut à la Terre, se mettre en ordre, régler ses comptes, ne pas laisser une dette d’oxygène.
Il s’agit là uniquement de la problématique arbres/respiration, pas de tous les comportements écologiques vitaux à avoir à présent (mais toute conscience écologique doit bien avoir un commencement). Qu’importe la raison, j’en suis conscient à présent ; je ne regarde plus les arbres de la même manière ni mon défaut en la matière. Il faut dès lors se fixer une règle simple : ne pas consommer d’oxygène à crédit, planter au moins ce qui correspond à soi, avoir un raisonnement du XXIe siècle, ne prendre l’oxygène de personne. Me fixer un chiffre et m’y mettre : cinquante arbres minimum, et idéalement trois cents de plus comme un forfait pour les consommations diverses et compenser les années où j’ai respiré sans en avoir planté suffisamment (hors période où je n’étais pas en mesure de planter ou prendre conscience de tout cela).
Commencer quelque part, planter déjà cela. Ce qui fait dix arbres à planter par an sur les trente-cinq prochaines années – je verrai où : dans des forêts, de façon sauvage dans des parcs ou des jardins privés la nuit, et quels arbres précisément : des chênes ou plutôt des palmiers pour donner une allure tropicale aux campagnes nordiques. L’objectif est réalisable (et mes enfants pourront à un moment se responsabiliser sur leur quota ou m’aider à tenir le mien). Puis, de là, idéalement il faudra continuer, planter plus encore, prendre exemple sur les planteurs intensifs du monde entier – sans pour autant chercher à les battre, que ce soit une compétition, même si la Terre en sortirait gagnante – le surplus d’oxygène mis à disposition afin d’assurer que personne ne soit jamais à court.