Roman (extrait)

Le Lapin

Graphiste, Écrivaine

Voici venu le moment de notre série consacrée aux auteurs « en herbe ». Alors que se termine l’année universitaire, place est faite aux étudiants en création littéraire. Nous commençons aujourd’hui avec un texte remarquable de tenue et d’énergie : l’extrait du roman en cours d’écriture d’une jeune artiste dans le cadre de son master à La Cambre (Bruxelles). Ça fait dix ans. Ulysse retourne à Bécon-les-Bruyères. Il a rendez-vous avec Pauline ce soir. Il a le temps, c’est dans quelques heures.

Sur la place du marché, les gens installent les stands, les barres de métal gueulent, les marchands aussi, les chiens aussi, les voisins aussi, la place gueule, puis l’église aussi (sept fois), puis le petit jour s’installe, et ça se bat pour avoir le bout de mur ou la table au soleil, tout le monde est accroché à la matinée, colériques et connaisseurs, il est sept heures du matin, la coiffeuse tape son paillasson super fort contre le mur mitoyen au serrurier qui vient voir ce qu’il se passe, que même ses machines font pas un boucan pareil, tu veux un café Pierre ? bien sûr que non, suis levé depuis l’aube ; ça sort les fruits des cagettes, ça piaille quand les petits roulent à vélo sur le trottoir : trottoir-territoire, ici, défendre son bout de gras, son bout de pierre. Ronger, longer, les murs et les branches qui dépassent des propriétés, qui donnent sur la rue et assomment les passants, citoyens couronnés, reluisants, journée Quechua et pâtisserie pour le dessert, libraire et restaurateur chinois fument des cigarettes, côte à côte, sentent la poussière et la sauce nuoc-mâm, poisson, poussière, pisse, politesse.

 

C’est de ça que je parle.

 

J’ai suivi les rails parce qu’il n’y a que ça. Des rails, des parkings en crépis et des carrefours en pavés. Ville-îlot sans réunion, ville modèle. Autour : les gares (nombreuses), la traditionnelle pharmacie, l’inévitable bar-tabac, la sensationnelle boulangerie, le supermarché-minute, l’opticien, l’agence immobilière (en fait quatre en tout, sur trois rues), la banque en face du square, derrière le logement social face à l’auto-école qui regarde les travaux de l’angle se finir devant l’épicier et l’arrêt de bus.

 

Il fait beau, c’est d’une douceur folle.

 

Pauline m’a donné rendez-vous ici, son message dit : quelque part autour de la place du marché. J’y ai pas cru tout de suite. La vibration du téléphone s’est propagée, j’ai été propulsé la tête la première. Message bref, expédié comme elle sait faire, elle a eu l’élégance de ne pas laisser peser le temps, droit au but, elle l’a joué light, t’inquiète on se connaît. Après cette bombe en mode vibreur, j’ai mis une semaine à réorganiser mes organes, mon bide en vrac, mes intestins tordus, la greffe du message ne prend toujours pas, je pensais que le passé avait une date de péremption, je me suis essoré, j’ai accepté que les vents de la vie changent, qu’ils me ramènent à Bécon, un jour en semaine, vingt ans après que le temps ait passé. Ce matin, j’ai pris mon café, pris le train, pris le journal, pris mes mains, torturé mes ongles et leurs couronnes de petites peaux décoiffées, j’ai pris mon temps, pris le large, embarqué dans un vieil itinéraire, dans les vielles machines de l’adolescence, rouages craqués par les nouvelles années à faire l’adulte. Jusqu’ici tout va bien, j’ai le temps. J’ai décidé ça, de faire mousser, que le quotidien prenne de l’ampleur, pour une fois, j’avais besoin d’une aventure, j’ai senti qu’il fallait tout rayer, tout dédier à aujourd’hui.

 

Sacrée Pauline.

 

La mairie ouvre la place principale, grandes fontaines, des rues à angles morts, le conservatoire à côté de la passerelle, des ponts au-dessus des voies ferrées, Bécon-les-Bruyères s’avance en jonctions, petits bouts par petits bouts, s’achemine, grandissante, le cinéma théâtre en face à face de places décalées, le quartier relie les villes d’à côté, un microcircuit qui grignote sur les périphéries, les rues sont partagées, un pied à Bécon, un pied à Bois-Colombes, le bout du genou à La Garenne, colonne vertébrale vers Asnières-sur-Seine et main dans la main avec Courbevoie.

 

Boom, un homme à vélo qui manque de renverser une jeune fille avec ses écouteurs, elle regarde à gauche puis à droite, traverse la rue, baisse les yeux devant un groupe éparpillé (elle sort du coiffeur, regrette déjà sa frange), quatre gars, moucherons frémissant autour de l’entrée du Döner Kebab (lui, il la trouvait plutôt charmante, il lui a dit d’ailleurs), l’un d’eux crache vers la boucherie, les poulets tournent, tournent, tournent les uns au-dessus des autres, jonglant (le petit regarde les volailles, il aimerait que ça aille encore plus vite). Ça parfume les caddies des vieilles dames, elles marchent, dandinantes, partition de carreaux et de laine, bonjour Michael, une demi-douzaine de… Le sol tremble derrière le camion à ordures, il passe devant la fenêtre du petit violoniste (c’est leur moment préféré), témoin d’une petite guerre, c’est le bar d’en face qui sort ses poubelles devant les portes du caviste, ils se regardent en fumant et rentrent dans leurs commerces, il est pas possible celui-là. La sonnerie du complexe scolaire Albert-Camus hurle vers la gare, les lycéens s’agglutinent dans les rues, bus, TER et trottinettes (s’ils se donnent la main, c’est trop cramé), la boulangerie est devenue une papeterie, le restaurant indien s’est transformé en barbier, le parc a été entièrement rénové (dommage, le toboggan était jaune avant).

 

Je prends un sandwich club triangle au Coccimarket, un paquet de chips ; sur le quai en face, le train s’arrête, je grignote mes machins depuis le pont, je regarde brûler les cris des freins qui masquent ceux des écoliers, celui de Marco le clodo qui reste à côté des poubelles du bar, il a de la poussière dans les yeux, ses yeux gris couleur béton neuf, coulé la veille sur la sortie du parking de la piscine municipale, là où, le jeudi, le professeur de judo cherche Sylvie du regard, la mère du petit myope (il aime bien parce qu’elle sent la cigarette et le désodorisant à bagnole), sur le toit du complexe sportif, un petit groupe s’est formé, ils parlent vite en voix cassées et leurs corps sont lents, ça pue la fumée et l’aérosol tout frais, deux agents de police ralentissent (son père serait fier de lui), la rumeur de la ville les a amenés ici, le terrain vague est devenu un magasin bio alors il n’y a nulle part où aller, il n’y a plus de marges, plus de fêtes, je tape du pied dans une canette, pouf sur le pneu de la Clio d’en face, de la musique qui sort du balcon, quartier chic, grandes maisons, une bourrasque, les oiseaux s’éparpillent, il y en a partout maintenant, Bécon est assiégée, en danger, puis le son d’une sirène, ciel gris puis bleu, les scooters reviennent de La Défense, se garent en face du Monoprix (bruyant bruyant, mais il est joli dans son pardessus), ça dit que l’immeuble là cache un réseau de prostitution, blanchi par le Pressing juste en bas, je tourne la tête, ville fleurie, le jardin sent le joint, la pluie tombe grasse sur les pares-brises, des gouttes me glissent dans le col, vieux réflexe : je me réfugie chez Auchan.

 

Qu’est-ce que j’en sais, moi, ce qu’elle veut la Pauline.

 

Elle et moi : ni proches ni loin, on faisait des rondes sans se tenir la main, elle et moi ça remonte au lycée – remonter parce que c’est un effort d’y revenir, pour revoir je dois me concentrer, j’ai la mémoire à marée basse et c’est magnétique, la mer emporte les images avec elle. Pauline, c’est le lycée tout entier ; elle a son architecture, son odeur, elle est l’écran qui diffuse ces films dans ma tête, qui me renvoie à une vague honte, à certaines histoires devenues artificielles, distendues et, finalement, opaques. Un rendez-vous j’ai un truc pour toi, qui me fait perdre quinze ans d’un coup. Elle a quand même toujours eu le don pour se mettre dans de sales histoires. Elle : adolescente pleine de fumée, pleine de soif, remplie de soif. Elle petite et vive (si vive c’est dingue), concentration mesurée, impalpable, furtive. Elle : connue pour son corps (surtout ses fesses), admirée pour son énergie et jalousée pour ses complexités, pour ce twist de folie nette qui s’allume derrière ses yeux quand elle défie un homme plutôt que le séduire, défie les horaires, les agendas, les silences, les réveils, l’hygiène, défie les distances, défie aussi son corps qu’elle trimballe entre salle de sport et after party, elle dit t’en veux ? à tout bout de champ, se bat pour la fin d’un joint, pour la fin d’une nuit, peut-être, pour la fin du sandwich ou de la crêpe chocolat.

 

Pauline.

 

Je suis bouillant, devant les rayons surgelés, tout rangés, je peux pas me mentir, le mystère ça m’excite, on va tenter de prendre cette journée par l’ouverture facile, pas défoncer le sachet avec les dents, faire les choses correctement. Y a pas de hasard, la vie te prend sans prévenir, la vie, la fille, la mignonne du lycée, la Pauline. C’est vieux comme le monde, elle n’a pas bougé, il revient, un monde les sépare, ils se sont aimés, c’est vieux comme le monde, mais ça marche, et ça marche très fort. Je vois le truc comme dans un rétro, ça avance, ça arrive vers moi, fast au ralenti, ça reste là comme une menace, course poursuite d’un peu de love. Je me fais des films. À l’abri maintenant, je me retrouve dans l’allée de nourriture pour chat par erreur. C’est marrant cette manie de mettre le rayon animal à côté des produits ménagers. Je cache mon sandwich dans ma poche, qu’ils croient pas que je l’ai volé, c’est toujours pareil dans les supermarchés, tu passes de big roi à gros suspect, je vous jure j’ai rien fait, les vieilles habitudes s’en mettent plein les poches. Même le matin, ça grouille. Celle-là ne prend pas de chariot, l’autre en face a carrément des réserves de sacs pour trois ans, une nana s’attarde sur les rayons odorants (poisson, hygiène, pain minute), un fétiche peut-être. Les couloirs sont familiers, les gens avancent et se croisent, butent sur les caddies des autres, les paniers s’interchangent, tout se troque. L’allée 10 est bloquée par le déstockage, ça stagne dans les rayons, ça se plaint, ça bourdonne, ça crépite, ça va faire un scandale, ça a des stratégies, de toute manière c’est toujours la même chose.

 

Tu connais.

 

Tout s’anime au son de la radio, jingle, pub, jingle, annonce, pub, grésille la pop du moment. Autour de moi s’étalent les liens d’un article à un autre, moi je rangerais les bières pas loin des conserves et des surgelés, mais très loin des légumes et des œufs. Flânerie marketing. Ici, la chair est sous plastique, les bouteilles sont scellées et les articles sont sous vide.

 

Tout est en ordre et j’avance, ils doivent déjà se demander où je suis, vers neuf heures le doute s’immiscera dans leurs petites têtes, vers dix heures y en aura bien un pour s’inquiéter un peu, Ulysse toujours à l’heure, Ulysse réglo, ne fait aucun pas de travers, midi sonnera, la pause café et leur blabla, Ulysse ne rate pas les rendez-vous, répond au téléphone et essuie ses pieds avant d’entrer, Ulysse docile comme tout, il a dû lui arriver un truc, peut-être un accident, peut-être un drame, malade, il doit être malade, petite mine qu’il avait, oui, il ne raterait pas un jour comme celui-là. Je les imagine, je salive un peu, j’inspire l’air interdit, un air de vie hors agenda, les horaires en balades, les meetings muets.

 

Je ne suis pas censé être là.

 

La viande est coincée dans l’emballage, elle transpire, elle jute. Prise comme un œuf dans sa coquille, protégée, divisée dans un film transparent. Reconstitution d’une vache entière avec les parcelles, les bouts de corps exposés dans les vitrines. Je regarde, à droite, une dame hésite entre des tranches rose clair et des filets bruns. J’aurais pris le brun, ça m’inspire confiance, la viande de bœuf a la même couleur que les yeux de ma mère. Le temps se suspend et s’entortille dans les bouches d’aération. Le carrelage respire. La pièce est subdivisée en huit voire quinze allées qui s’alignent selon des lois numériques. En nombre, multipliant les alertes, les couleurs, les traces, les doigts déposés sur des articles placés puis déplacés. J’empoigne et je repose, je bourdonne de plaisir. Des nouilles, des moules surgelées, du pâté de canard, des pastilles au citron vert, du yaourt en pots individuels ; tout ici me satisfait. Mon regard prend de la place, mes yeux gonflent comme devant trop de lumière. Je n’ai pas l’âme d’un inventeur. Si j’aime tant le rangement c’est parce que c’est les autres qui ont construit des étagères. Sur mes bulletins de maternelle : doit faire preuve de plus de patience et de calme. Inventif, une tendance à la digression et à l’autorité. Je suis le moteur d’une grosse voiture, un leader. J’attrape une courgette, je la griffe, je laisse une marque. Une marque, il y en a une dans le parc d’à côté, des coups de clés sur l’écorce croustillante du passé, une marque boursouflée sous les gnons de la croissance, je fixe ma griffe sur la courgette, super héros de supermarché, Zorro 2.0 est passé par ici, et je pense à notre trace tronçonnée, notre bisou mordu dans les couches gratinées d’un platane abandonné. Il est dix heures et dans les rayons l’ambiance est hésitante. Dans la convention des politesses, les gens se regardent pendant plusieurs secondes avant de laisser passer les plus jeunes ou les plus vieux. Cet homme-là est figé à l’angle d’une allée parce qu’un autre gars s’y avance prudemment. Ni l’un ni l’autre ne sait où il veut aller : alors ils restent là, plantés dans le sol, une tension immobile entre leurs corps, paralysés, une foudre invisible.

 

J’avance comme un pic, poussez-vous si vous hésitez.

 

Queue numéro 7. Je tourne la tête en haut, puis je regarde mes mains que j’avais oubliées. Ce matin, la moitié des caisses sont fermées pour cause de manque de personnel, c’est la ville toute entière qui est désertée on dirait, on peut pas toujours compter sur les caissiers pour nous sauver. Je passe ma langue sur mes dents, me demande si ma mâchoire est décentrée, les dents de gauche sont plus loin que celles de droite, mon palais pousse vers mon oreille, je suis de travers. Je fais balancer mes dents de l’avant vers l’arrière, bouche fermée. Grandes montagnes blanches derrière mes lèvres, des renfoncements et des cavités creuses. Amanda est demandée à la caisse, merci ! Amanda à la caisse, merci ; dehors, les sirènes des voitures ricanent, ma langue continue sa caresse dans ma bouche, j’essaye de compter mes molaires, impossible. J’aurai dû faire des études de médecine, j’ai pas peur du sang, c’est vrai, en classe de primaire, je disséquais les souris et les grenouilles avec fièvre, je plongeais dans le petit monde absent des organes, les glouglous mécaniques de leurs corps sortant du freezer, petits êtres mis en pause sur les tables d’écoliers, nous-mêmes chasseurs de frissons, calmés par le gluant des petits poumons, le visqueux des minis-reins, je suis trop pas comme ça à l’intérieur moi, au bout de dix minutes à bourriner dans les entrailles inanimées, mon binôme s’est enfui à l’infirmerie, le scalpel à la main, seul devant la bête, le sang gambadait, grimpait, grouillait dans mes veines ; les petits corps inertes étaient privés du temps, ils étaient ailleurs, ils sentent encore dans le fond de mon nez, quand je regarde les poulets entiers figés dans le plastique, fades et vifs dans le bain de leur jus ; je ralentis, les joues pleines de salives et pleines de mes dents, j’aurais été dentiste pour pas avoir à devenir chasseur, à Bécon il y a plus de bouches à soigner que de forêts à vider.

 

Si je ne joue pas, je m’endors.

 

Sur ce souvenir, l’image est filtrée, elle est loin déjà, donc c’est plus simple de trouver ça joli, en regardant les gens, je me dis que c’est le temps qui fait ça aux choses, les englue dans un formol à la rose, souffle de la vanille sur les souffrances, fait prendre des bains aux regrets pour les transformer en potentiel ; cher client, chère cliente, aujourd’hui Auchan s’aligne sur vos désirs et vous propose… Je m’en fous, je pense à Pauline, j’y pense dans tous les sens, son message remue la vase au fond de la piscine bleue, comme ses yeux, ses billes brillantes dans le béton de ses paupières, je plisse fort les miens pour ne pas oublier les siens, je grimace en attendant de passer à la caisse. Faire la queue : il y a de quoi être révolté, je suis malade d’attendre comme ça, la plante de mes pieds va gonfler puis exploser, il va y avoir des bouts de pieds partout sur les gens et je souhaite ça à personne, même pas à mon pire ennemi. Je n’ai pas besoin d’avoir besoin d’acheter pour acheter, mon panier c’est pour l’amour du sport, y en a c’est les courses de chevaux, d’autres c’est les bagnoles, moi c’est les paquets de gâteaux, les bidons de lessives et les canettes de soda, les centaines de trésors de couleurs, il y a de l’or dans le pain, si c’est pas beau. Je me fais encaisser mes trois conneries, je regarde la dame bien dans les yeux, je lui dis bonjour bonjour quand c’est mon tour (deux fois à cause du timing), je lui tends les articles parce qu’elle est trop rapide, Lucie sur son badge, trop rapide la Lucie, vitesse-caoutchouc. Je fais tout ça bien poliment, presque amicalement, pouf, je mets tout dans les poches et ça part.

 

C’est quand même dingue.

 

La rue s’est assouplie, la rue est plus flex, y a moins de monde, des joggeurs font la course. J’ai envie d’en suivre une, elle ressemble à une star américaine, ses jambes sont proportionnées, son ratio mollets-cuisses est prodigieux, toutes ses foulées me plaisent, je suis séduit. Elle n’a rien eu à faire. Les joggeuses c’est mon type, c’est mon genre, elles prennent soin d’elles devant qui veut, généreuses dans l’effort ; mes préférées c’est celles qui sautillent, celles qui n’en peuvent plus, celles qui vont faire du sur-place au feu rouge, c’est les plus dingues, elles en veulent. Elles bondissent : femmes sportswear, casual, femmes de toutes occasions. Depuis que la basket s’est démocratisée, on a accéléré, on a envie d’aller vite, de plonger les talons dans le sol, que les chemins deviennent mous : se dynamiser, le vêtement prend le dessus sur moi et moi, je prends le dessus sur les autres. Elles sont mobiles, elles sont flexibles, font preuve de réactivité, elles font baskets.

 

Chef, t’as pas du feu, je secoue la tête, bonne soirée à toi, poing sur le cœur carrément, j’ai le même surnom que tous les gars du coin, mais il faut être du coin pour l’avoir, le chef, c’est pas donné à tout le monde, ça se mérite, faut avoir la gueule qui traîne, faut pas faire shérif, pas faire daron, chef c’est ton passeport crédibilité, ton cachet, ton grade de la rue, et si t’as passé des années à en donner à tout le monde, des chefs, des mon gars, des mecs, tu peux être sûr qu’on te les rendra, quand t’auras dans tes mots l’accent de l’habitude qui se la donne style dur, t’es un bon, tu te retrouves adoubé comme ça.

 

J’arrive à la place du marché. Je marche vers le rendez-vous. Je suis passé ici qu’une fois, toutes les autres n’en valent qu’une seule, c’est celle-là, la bonne fois, la seule fois, total drama, j’ai poncé ce sol de ma taille 32 à mon 44 d’aujourd’hui, foulé foulé le béton recoulé six fois, ces bancs-là dans ce centre-ville décentré de tout, ce milieu en escalier qui dessert une rue, s’entortille pour te faire passer devant les cinq nouveaux magasins de fringues et les trois opticiens, lampadaires cracheurs de peu de watts, peu de lumière et pourtant un si grand jour, il y a un autre gars que celui d’avant et la silhouette grise des autres qui rôde qui rôde autour de la place, hachée par des passages piétons et des colonnes en ferraille. Place pas si bien faite, des fontaines creusées et ça gicle dans le grand vide de l’église qui ne sonne pas tout juste, qui s’apprête à sortir quelques bongs du bout des cloches, mais se retient, l’église se met en retard pour moi, immortel à cet instant, immortel à quatre puis dix-sept ans et ces trente ans comme une dissipation, un vortex qui te ramène, te borde de toutes les canettes, de tous les plaisirs, de tous les zips de sweat et de tous les détritus, un resserrement de toutes les années et dans tous les profils sur cette place, pas un seul pour ressembler à Pauline, pas un seul portrait qui prouve qu’elle n’a fait qu’attendre, dépliant son jeans à strass, coupant sa frange, enfilant ses reliques de Converses, enfilant les trous de nos adolescences pour s’habiller, pour assembler le puzzle, partenaires de jeux d’alcool sur les tables basses, de petits rires mesquins, d’ailleurs ça se fout de ma gueule, Pauline t’es pas là, jamais quand il faut, moi : tu me demandes et je suis là, et la Pauline de me prendre pour le dernier des ; et puis un nez qui prend la forme d’un mirage, sous le hall du marché là-bas, un nez en trompette dans le coin du parking, une paillette qui brille sur le dos de la narine, je respire et je brille, c’est ça qu’elle te dit quand elle te regarde dans les yeux, un petit strass comme un phare au milieu de son visage, c’est ici qu’il faut atterrir, sûrement ici qu’il faut appuyer pour que le jus de paroles sortent, mais c’est fou tout ce qu’il faut dire pour finir par se taire, en ce moment, que les cloches sonnent que le temps s’assombrisse, que Bécon réagisse, en face à face.

 

je suis là

 

Ça sera au Carrefour City : on se retrouvera devant et elle sera en avance parce qu’elle est toujours plus appliquée que ce qu’elle veut bien nous faire croire, elle regardera ses pieds, elle lèvera la tête et c’est là qu’on ne se reconnaîtra pas, que mon rythme aura ralenti, parce qu’il faudra s’arrêter pour en être sûr, ne pas s’approcher trop, son souvenir sauvage est une bête et je me méfie, avancer sans tituber, ne pas faire d’erreur, il faudra que dans nos yeux dix fois grandis on se retrouve quand même, on soufflera un bon coup pour chasser les punchs de nos cœurs qui je crois craqueront, on se brisera en dessous du banal, un salut tremblé, et les bips bips et les portes coulissantes et les aboiements et les cris des trains comme la chanson finale qui s’étouffera quand on se retrouvera si proches qu’on ne pourra plus se fantasmer. Putain, j’étais pas sûre que c’était toi, j’étais vraiment pas sûre, une fois pour me le dire à moi, une fois pour s’en rendre compte. Et derrière les convenances il y aura des années de frustration colmatées dans des larmes que tu tousses, parce que, c’est sûr, tu t’étrangleras un peu en rajoutant une mue sur son visage, tu vas updates sa bouille et toutes ces années crayonnées autour de ses yeux, on aura remplacé Pauline par une femme de la même taille que la dernière fois, densifiée par le temps elle aura l’air plus sûre, mais devant toi l’adolescente se trahira.

 

Maintenant c’est plus difficile de s’habituer à sa présence qu’à son absence.

 

Et vous marcherez en faisant toutes les mises à jour, de la ville et de vos vies, vous vous retrouverez assis dans les gradins du stade municipal, vous regarderez des entraînements, fumerez en lorgnant les autres courir sur fond vert, c’est absurde de se vouloir autant de bien, dans les gradins c’est les autres qui seront les spectateurs ignorants de votre histoire, eux qui devront arrêter de jouer pour vous regarder, faire taire le coach pour prendre le temps de voir que deux oiseaux se seront fait un nid de clopes et de canettes, faire taire le grésillement de la centrale des projecteurs pour essayer d’entendre ce qui se joue là, en haut des rangées de sièges en plastique, mettre la lumière sur votre cachette. Je l’écouterai parler avec mon goût de bière dans la bouche, la salive qui s’épaissira, visqueuse, projectile dans les rires et les silences qu’on partagera les jambes croisées pour ne pas aller trop vite, parler d’abord pour se remettre dans la partie, retrouver les tactiques pour se séduire, mettre des tacles aux doutes qui croquent les joues et les font rougir.

 

Et derrière les depuis le temps, putain, mais si t’as pas changé, je sais pas, on se dit que des choses comme des crudités, t’as fini ton CDD ? tu la vois encore Julie ? je te regarde dans les yeux et je te retrouve sous ce qu’on se dit, non, mais ça c’était un échec total, j’aurais jamais dû y aller, je te cherche Pauline, quand tu glousses Pauline, quand tu fronces les sourcils pour choisir une bière Pauline, dans le frigo de la supérette Pauline, mais toi t’habites où maintenant ? rien que ça ! tu sais te mettre bien, t’as toujours su te mettre bien toi, tu manges toujours autant de Kinder ? ah ça, y a des choses qui restent, et je sais que tu me vois Pauline, quand je regarde devant moi Pauline, pour te montrer mon profil Pauline, ma nouvelle pomme d’Adam Pauline, et je tourne les yeux et tu les baisses, et tu vois toujours les autres ? ouais j’ai entendu dire pour Quentin, c’est chaud, et tu te tais Pauline, tu te tais et je te suis Pauline.


Chloé Delchini

Graphiste, Écrivaine