Récit

Notes pour une apocalypse

Journaliste, Écrivaine

Nous poursuivons notre série de textes écrits par des auteurs « débutants » avec cette non-fiction signée d’une journaliste et écrivaine étudiante du master Écopoétique & création de l’université d’Aix-Marseille. Amélie Mouton vit dans la péninsule arabique, où elle travaille à l’écriture d’un récit sur le pétrole et le changement climatique. Quatre temps et lieux dans une journée et autant dans ce texte pour observer, avec finesse, humilité et précision, les traces convergentes « des augures qui surgissent à chacun de nos pas ».

1. Sur la plage, à l’aube

Nous avançons sur l’estran, le regard rivé sur le sable qui s’étire en pente douce vers les dunes. Quatre femmes, et deux fillettes. Détectives amateurs, à l’exception d’une chercheuse en biologie marine employée par l’un des hôtels 5 étoiles du coin. Il est tôt. Une raie se repose contre la rive, un héron s’envole lourdement, chargé de sa prise. Au loin, des mouettes pêchent à grands cris. C’est l’heure de l’eau miroitante, des reflets dorés sur le sable, qui ondulent tels des serpents lumineux.

Nous cherchons les traces du passage nocturne d’une tortue à bec de faucon. Elles sont encore quelques-unes à venir pondre ici, chaque année, mues par cette boussole mystérieuse qui les guide vers leur lieu de naissance. Elles arrivent au printemps, quand les températures commencent à monter. Les œufs éclosent environ soixante jours plus tard. Il fait si chaud, à ce moment-là, que les prédateurs se font rares. Mais si nous patrouillons aujourd’hui, comme d’autres le font chaque jour en cette saison, c’est avant tout pour sauver les tortues de nous-mêmes.

Nous ramassons des emballages mangés par l’eau salée, le reste d’un ballon baudruche auquel est attaché un long ruban meurtrier, l’anse d’un seau de plage, un nombre invraisemblable de bouteilles en plastique. Triste moisson, sur une plage nettoyée tous les jours, qui nous dit l’ampleur de ce qui se joue sur les rivages de toutes les mers et océans. Nous trouvons aussi une racine de mangrove. Elle a flotté jusqu’ici, dans l’espoir de pouvoir s’ancrer dans le sable. Messagère de la forêt maritime, elle est venue nous rappeler la possibilité de se nouer au monde en beauté.

Nous sommes à l’affût d’une coulée où se devine le mouvement de nageoires tirant une lourde carapace. La semaine dernière, des patrouilleurs en ont trouvé une, en même temps que 90 kg de déchets. Comme d’habitude, la tortue avait tenté de brouiller les pistes, à coup de battements frénétiques autour du nid. Une ruse destinée à faire douter les pillards de la position véritable de la couvée. Le vrai danger était ailleurs : elle avait pondu trop près de la zone de balancement des marées. Une seule goutte d’eau, et sa descendance serait réduite à néant. Alors Eleanor, la biologiste, a sorti les soixante œufs un à un, très délicatement, pour les reposer dans un autre trou, creusé quelques mètres plus haut.

D’où l’importance de patrouiller chaque jour, commente-t-elle. À ce stade, aucun embryon ne s’est encore formé, et la manœuvre est moins risquée. L’image de cette jeune femme transportant des bulles transparentes dans la paume de sa main est belle, mais où nous mène-t-elle ? L’atmosphère se réchauffe, la mer monte, et entre les ordures et la marée meurtrière, le champ des possibles se réduit tous les jours un peu plus pour les porteuses de carapaces. Combien d’Eleanor pour les protéger ? Combien de patrouilleurs pour repérer les couvées ?

Nous observons le nid, délimité par quatre piquets et un ruban de signalisation rouge et blanc. Les yeux d’Eleanor se voilent ; il n’est pas rare que les promeneurs prennent ce modeste sanctuaire pour une poubelle. Pourquoi ne pas mettre un signe annonçant qu’il s’agit d’un nid de tortue ? Impossible, soupire la biologiste. Poussés par la curiosité ou le vice, nombre d’entre eux s’empressent alors de creuser. Nous restons silencieuses, puis nous nous remettons en route, profitant du retour pour ramasser d’autres rebuts de la pétrochimie. D’ici une heure ou deux, la chaleur sera accablante, et la lumière avalera tout. Tout le monde ira se cacher, les hommes, comme les bêtes.

2. Sur une île, au coucher du soleil

C’est une langue de sable comme il en existe beaucoup au large d’Abu Dhabi, si petite qu’on peut en faire le tour en quinze minutes. Notre bateau de location y a fait escale pour un barbecue au coucher de soleil. La plage est jonchée d’ordures, mais les deux capitaines, d’anciens pêcheurs du Kerala, ne semblent pas les voir. Imperturbables, ils préparent le banquet au milieu de centaines de bouteilles en plastique dans des états variés de décomposition.

Rebutés par ce décor, nous nous aventurons au-delà de la barrière végétale qui masque l’autre partie de l’île. De ce côté-là, aucune trace d’Homo detritus. Le sable blond et spongieux s’étire harmonieusement le long des flots turquoise. Le clapotis paisible nous ouvre un passage vers un autre monde. Non loin du rivage, une structure attire notre attention. De longues tiges en métal plantées dans la mer forment une spirale mystérieuse. Sur l’une d’elles est attachée une caméra, pointée vers l’eau.

Alors que nous marchons dans sa direction, une empreinte prend possession de tout le paysage. Ses contours sont parfaitement rendus par la texture à la fois molle et ferme du sable. Trois coussinets à l’arrière, deux devant, quatre griffes effilées. Un chien ? Une photo envoyée à un groupe de naturalistes amateurs, et la réponse arrive rapidement : un renard. Que fait-il ici, dans ces parages minuscules ? Peut-il survivre sur un territoire si petit ? Est-il capable de nager jusqu’aux îles avoisinantes s’il vient à manquer de tout ?

Cet omnivore trouve apparemment ici tout ce qui convient à son menu : crabes, insectes, poissons, et en certaines saisons, œufs de tortue. Le renard roux d’Arabie est chez lui partout, de l’île déserte aux terrains vagues, jusqu’au cœur de la ville. Hélas, il est mal aimé. Une naturaliste raconte en avoir vu pendus à des arbres, à plusieurs reprises, cruelle mise en scène destinée à éloigner les autres.

Nos pensées cavalent avec le renard. Ses empreintes semblent décrire une fuite. Il nous a entendus approcher, il s’est caché quelque part. Peut-être dans une de ces cavités qui semblent marquer l’entrée d’un terrier. Il nous épie en ce moment même, frémissant. Ses traces jouxtent celles d’un oiseau dont les longues pattes ont dessiné un autre chemin. Probablement un échassier. Se sont-ils rencontrés ? Les empreintes se sont-elles superposées à deux moments différents de la journée ? S’ils se sont croisés, se sont-ils ignorés ? Deux mangeurs de crabes, sur leur motte de sable.

La perspective tangue. Le renard nous détache de la ville qui fait danser ses lumières au loin. Ses empreintes nous parlent d’été torride, de pluie torrentielle qui tombe comme un miracle. Elles racontent le poisson qui s’échoue sur la plage, la tortue qui se hisse sur le sable au printemps. Elles disent un temps dont seuls quelques vieux bédouins se souviennent encore. La ville, elle, a perdu sa trace et avance sans boussole. Elle gagne sur la mer, s’étend dans le désert, produit des détritus emportés par les vagues. Elle envoie des bateaux à moteur, d’où descendent des humains, qui en laissant leurs empreintes à côté de celle d’un renard, s’en trouvent chavirés.

3. Dans la ville, à midi

Sur la corniche, longue bande de béton arrachée à la mer, le défilé des voitures est incessant. Les 4X4 blanches, Nissan Patrol, Pajero, et autres Land Cruiser, dominent l’asphalte. Leur couleur est immaculée comme la dishdasha des hommes de ce pays, cette longue robe claire qui les distingue de ceux venus par millions ramasser les miettes du gâteau pétrolier. L’habit des femmes, l’abaya, se décline en noir. Ici, la citoyenneté a l’aspect d’un damier.

Du haut de son promontoire motorisé, le conducteur ne peut manquer les panneaux qui jalonnent l’accotement à intervalles réguliers. Le pays y déploie ses états d’âme, et ses élans patriotiques. Pour l’instant, les émirs ont la tête dans les étoiles. Leur silhouette se découpe sur une photographie en gros plan de la planète rouge, au côté d’une inscription en épais caractères : « Les Arabes sont sur Mars ». Ce jour-là, la sonde al-Amal, qui veut dire « espoir » en arabe, a réussi sa mise en orbite autour de Mars. L’exploit est réel pour un pays à peine plus âgé que Microsoft. Son hubris se reflète au firmament.

« Espoir » est parti étudier l’atmosphère de la planète rouge. Dotée d’une caméra EXI et de spectromètres, la sonde capture des images scrutées par une armée d’astrophysiciens, qui tentent de comprendre le système climatique martien. Ce qu’ils veulent surtout savoir, c’est pourquoi la planète a perdu son eau. Entre les paysages désolés de Mars, et ceux de la péninsule arabique, l’analogie est inévitable. Les arbres ici semblent frappés de stupeur, alors qu’ils attendent la pluie, et qu’ils affrontent, au cœur de l’été, des températures dépassant les 50 degrés. Des avions décollent toutes les semaines pour ensemencer les nuages qui s’aventurent par ici. Les réserves aquifères se vident, les usines de dessalement turbinent, au point de menacer de transformer le Golfe arabo-persique en gigantesque marais salant.

Cette course folle, personne ne sait quand elle s’arrêtera. Il faut sans doute prendre au sérieux ce qui est dit sur les affiches. « Mars, la nouvelle frontière ». Le gouvernement affirme sans sourciller qu’il y établira une colonie en 2117. Trajectoire verticale, comme celle qui propulse le brut hors des sous-sols. La croûte terrestre nous a tout donné, allons-voir ailleurs. Et les renards ? Et les tortues ? Seront-ils du voyage ? Ce jeu de piste n’offre aucun itinéraire balisé. Ne reste que la divination.

4. Sous la voûte céleste

Le renard de l’île regarde-t-il parfois le ciel étoilé ? Lui arrive-t-il d’apercevoir Mars, au hasard d’une nuit où repu, il digère tranquillement ? Cette pensée en entraîne une autre, inattendue. L’image d’un canidé s’imprime sur la voûte céleste. C’est Laïka. Chienne mise en orbite, à plus de 3 000 kilomètres au-dessus des rues de Moscou où elle avait passé jusque-là le plus clair de son temps. Le 3 novembre 1957, à bord de Sputnik 2, il est 5h30 du matin quand elle commence à ressentir les effets d’une gravité 5 fois supérieure à ce qu’elle connaît sur Terre. Son cœur bat vite, trois fois plus vite que d’habitude. Elle est toujours vivante lorsque la capsule se met en orbite, après 103 minutes. Mais un défaut dans le système de régulation de la température l’arrache rapidement à la vie. Il fait 90 degrés dans l’habitacle quand elle meurt. Pauvre Laïka, icône sacrificielle de la guerre froide et de la mégalomanie humaine.

Alors que je fais des recherches sur cette victime de la conquête spatiale, je tombe – il n’y a pas de hasard – sur un timbre coloré. On y voit la chienne, langue pendante, l’air joyeux, dans son vaisseau spatial en orbite dans les étoiles. Le timbre a été émis par Ajman, l’un de sept émirats que compte ce pays, juste un mois avant la formation de la fédération qui les a réunis en décembre 1971. Ainsi, l’échappée vers les étoiles était-elle au programme depuis le début. À cette époque, le pétrole n’avait pas encore entièrement transformé la physionomie de ce paysage de mer et de montagnes noyé sous le soleil brûlant.

Sans le pétrole, il n’y aurait pas eu de fusées dans l’espace. Mais l’immensité interstellaire, elle, n’a jamais eu besoin de combustible pour nous visiter. Dans les années 30, Harry St. John Philby entreprit l’exploration du Rub Al Khali, le « Quart vide ». La plus grande étendue ininterrompue de sable au monde s’étend sur 650 000 kilomètres carré, et l’on peut y entrer non loin d’ici. C’est un désert somptueux, mortel, où l’on va chercher des réponses au mystère de la vie. Philby, espion, explorateur, écrivain et agent double, espérait y découvrir les vestiges d’une Atlantis disparue ; la mythique Ubar, riche et décadente, étape obligée des caravanes sur la route de l’encens. Allah, raconte-t-on, décida de punir l’insolente en lui envoyant un vent furieux, qui l’enfouit à jamais sous le sable.

St. John Philby ne trouva jamais la cité perdue. À la place, c’est un cratère géant formé par l’impact d’une météorite qui décida de lui faire signe. Que fallait-il comprendre ? L’artiste koweitienne Monira Al Qadiri s’est rendue sur les lieux où l’univers a rendu cet oracle. Autour des cratères, la chaleur dégagée par la collision céleste a vitrifié la surface du désert, créant des perles sombres que les locaux appellent wabar. L’une d’elles serait peut-être la fameuse pierre noire enchâssée dans la Kabaa, à la Mecque. Dans l’installation de l’artiste, baptisée « Holy Quarter » (le Quart sacré), des wabar regardent la steppe stérile qui défile sur un écran. D’une voix spectrale, elles annoncent la malédiction : « La Terre a de plus en plus soif. Une grande maladie est en train de la briser. » Les perles noires, comme les œufs de tortue enfouis sous le sable, roulent dans notre esprit. Elles insistent : que faisons-nous des augures qui surgissent à chacun de nos pas ?


Amélie Mouton

Journaliste, Écrivaine

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