Poème

l—ombre

Artiste, Écrivain

Étudiant du master de création littéraire de l’Ecole supérieure d’art et design du Havre, Brice Liaud est aussi auto-éditeur. Le texte que nous publions aujourd’hui, qui prend place dans notre série dédiée aux « plumes en herbe », peut être lu comme une sorte d’hommage au livre considéré dans sa matérialité, dans sa dimension plastique. Un livre, posé, à plat, dans l’ombre : la situation est simple, et le tableau, tel une nature morte, ouvre l’imagination.

on imagine qu’il y avait dans l’ombre. avait un livre là posé. le livre était posé à plat. où il était précisément pourquoi il était là ce qu’il faisait on ne saurait trop le dire ni à qui il était et ce qu’il racontait ; s’il avait un propriétaire et s’il racontait même quelque chose personne ne le savait. personne ne le savait puisqu’il n’y avait personne ni là ni ailleurs ni nulle part. le livre était donc toujours là posé comme à attendre peut-être une lecture qu’on le lise à haute voix ou en chuchotant ou en murmurant ou dans sa tête en silence ; peut-être qu’on l’emporte ; on pourrait juste le feuilleter ou l’écrire.

on imagine qu’il y a donc clairement un livre dans l’ombre oui dans l’ombre posé sur le dos. il avait presque quelque chose d’un corps étendu comme un gisant dans le calme plat des vocables au repos. on ne sait pas pourquoi c’est si calme et qu’il n’y a toujours personne non vraiment personne pour lire dire penser.

aucun mouvement du livre lui-même car il est fermé et que personne ne l’ouvre puisque personne n’est là car l’espace est vide. il n’y a pas de mouvement d’air. l’atmosphère est pesante et prégnante même s’il n’y a rien à prendre sauf le livre que personne ne prend puisqu’il n’y a personne. l’éther enveloppe seul le volume celui qui est là il est comme massif. il enserre toute chose bien que le vide s’étende à perte de vue et qu’on ne voie rien puisqu’il fait noir car il n’y a pas de lumière puisqu’il fait sombre car dans cette pénombre toute chose est plongée dans l’espace. espace monstrueux qui dévore de son immense étendue sans fin toute chose qui est plongée dedans. inexplicablement. insensément. inextricablement.

il fait noir. on imagine. on imagine qu’il fait noir ; que le noir est là partout. c’est comme ça que s’établit la perception. il y a beaucoup d’ombre. presque que de l’ombre. de l’ombre à perte de vue ; la perte de la vue dans l’ombre pesante. l’ombre elle avale tout et de tout ce qui est rentré rien ne sort car il n’y a pas de dehors. s’il ne fait pas clair on est en revanche certain du livre. le livre reste posé là. on imagine qu’il est posé car il est dans l’ombre et qu’on ne le voit pas.

le livre est posé à plat sur le dos dans l’ombre qui l’enserre comme l’éther qui emplit tout le volume de l’espace dans lequel l’ombre enserre le livre qui est posé à plat dans l’ombre où est plongé le livre qui gît à plat posé sur le dos comme un corps étendu ferme imperturbable. personne ne l’ouvre. il est fermé. il n’est pas vu. il n’est pas lu. pas dit. pas déclamé. pas souligné. pas déchiré. pas corné.

le livre est écrit. plein de vocables. de mots. de phrases. d’alinéas. de folios. de titres. de texte et architexte. l’écriture est dans une langue ; en son for intérieur. le corps des lettres sied en le corps du livre. le livre est relié. il est collé. il est enserré de rainages pour le pli. pour l’ouvrir. pour le lire. pour le dire. pour le voir. pour le regarder. l’observer.

les pages sont couvertes. des signes constellent l’intérieur du dedans. là des caractères. partout la parole muette. le silence du mot a épaissi les fibres. le papier dit en silence. le silence dans le noir de la parole absente. aucun sens dans les noirs ; entre les noirs. si trop de noir alors le caractère sur lui-même se confond. de l’absence pour mieux dire la présence. faire le vide pour le plein. enlever pour mieux montrer. se taire pour dire.

on imagine. l’imagination est là. on sait que le noir enserre le livre seul couché sur le dos de son corps à plat dans le noir dans le silence et personne pour le lire le dire le penser l’ouvrir et le déclamer dans ces caractères imprimés tracés déposés en la surface des fibres du papier plié relié collé enserré dans le rainage de la couverture refermé dans le noir dans l’ombre dans le silence ; c’est ce qu’on imagine.

 

soudain une main. alors une main. la main est maintenant aussi dans l’espace. il y a deux présences celle de la main et du livre qui se répondent dans leur existence réciproque chacune l’une et l’autre qui semblent se lier. elles se lient. par leur existence elles se placent sur le même pied d’égalité une même qualité d’acte qui est celui de se perpétuer dans le présent du temps.

main. livre. possibilité d’un geste. le livre gît. dans le possible la main agit. il est possible que la main bouge. entrevoir une ouverture un feuilletage. l’action est latente dans le poids de l’espace pesant et sombre dans lequel le livre est allongé la main apparue qui peut agir et faire le geste de la lecture qui pourrait se faire dans le possible du mouvement des feuilles une à une effeuillées à la suite en une succession.

que se passe-t-il ? qu’est-ce que cela qui se passe ? l’inconnu se poursuit et le mystère s’institue. il faut un geste. le geste doit advenir. l’envie du geste pourrait percer toute chose et ébranler l’éther. que l’acte vienne.

dans l’espace se trouve le livre sombre dans l’ombre. il est allongé sur le dos. fermé. sa tranche est son armure. il contient la langue enferme les mots. clôt. paroles endormies. signes ensommeillés. vocables assoupis. le repos du dépôt. le recueillement après la naissance de l’impression avant le déluge de l’expression. un état d’attente du signe. l’activation d’un mécanisme. mise en route logique.

alors la main ouvre. la couverture s’écarte. dans l’entrebâillement sourd le sens qui jaillit. irruption soudaine de l’écrit sans son sans cri. un éclatement paisible ; une explosion muette ; un effacement indicible. la main qui ouvre laisse tout s’échapper dans la bourrasque de l’ouverture. le livre est ouvert. la main c’est elle qui a ouvert le livre dans le noir des paroles de l’encre qui imbibe les fibres de l’éther de l’espace des caractères. une étendue de signes hors du livre. les mots en liberté dans le présent. le vivant de l’instant. livre ouvert par la main. la main posée sur le feuillage. la main contre la couverture. la main qui pointe qui suit qui lie et relie. l’index indique. tourne.

les pages du livre en le noir. il y a feuilletage c’est certain. on le voit même malgré l’ombre qui fait se mettre le noir dans l’espace où malgré l’ombre dans le noir sombre se fait le feuilletage du livre allongé entrouvert dans l’ombre malgré le noir dont la main agite la nuit obscure. la main prend les pages du livre dans le noir. c’est là qu’a lieu le feuilletage. ce sont les doigts qui pincent les fibres agglomérées en pages reliées en cahiers cousues en livre. le livre qui est là est maintenant parcouru. le parcours a lieu. l’action est advenue et s’est appliquée au livre. dans le livre il y a les pages les unes à la suite des autres elles se succèdent dans un ordre précis qui peut être lu lorsque le geste de lecture est là.

mais quel est cela qui est en train de se passer ? dans l’ombre il y a le livre. il y a aussi la main. la main a fini par parcourir le livre. elle a une à une effeuillé le volume de l’ouvrage dans le noir espace où il était auparavant allongé. ce que dit le livre le noir de l’espace le garde pour lui. il est impossible de savoir dans l’ombre du noir de la nuit à cause de la sombre pénombre qui enserre. l’espace garde. regarde tout.

 

il n’y a rien. rien que le livre et l’ombre. le livre ombre. livre-ombre. l—ombre.

 


Brice Liaud

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