Roman (extrait)

La ligne de nage

Écrivaine

Les nageurs et nageuses de la piscine « là en bas », tous différents « là en haut », constituent une même humanité à laquelle Julie Otsuka, invitée du prochain Festival America en septembre, accorde une douce attention. Nager allège les fardeaux, semble-t-il, et sans doute permet de les exprimer. Comme lorsque apparaît une fissure au fond du grand bassin, à l’image de celle qui consume le cerveau d’Alice et mélange sa mémoire. Ainsi la narratrice raconte-t-elle le lent départ de sa mère. Et ainsi continuons-nous notre série de prépublications de romans étrangers de la rentrée avec les premières pages de celui-ci, à paraître chez Gallimard et traduit par Carine Chichereau.

La piscine en sous-sol

La piscine est profondément enfoncée sous terre, dans un vaste espace caverneux à plusieurs mètres sous les rues de notre ville. Certains d’entre nous viennent ici parce qu’ils sont blessés et cherchent à guérir. Nous avons des problèmes de dos, d’affaissement du pied, d’anxiété, de rêves brisés, d’anhédonie, de mélancolie, bref, les maux habituels qu’on rencontre là-haut. D’autres travaillent pour l’université toute proche et préfèrent prendre leur pause déjeuner là en bas, dans l’eau, loin du rude regard de nos pairs et de nos écrans. Certains encore se réfugient ici pour fuir, ne serait-ce qu’une heure, un mariage décevant. Beaucoup d’entre nous vivent dans le quartier, et aiment simplement nager. Une en particulier – Alice, ancienne technicienne de laboratoire à la retraite qui en est aux premiers stades de la démence – vient ici parce qu’elle y vient depuis toujours. Et même si elle ne se rappelle plus le code de son casier, ni où elle a mis sa serviette, dès l’instant où elle se glisse dans l’eau, elle sait ce qu’il faut faire. Les mouvements de ses bras sont longs et fluides, son battement de pieds puissant, son esprit clair. « Là-haut, dit-elle, je ne suis qu’une vieille dame parmi d’autres. Mais ici, à la piscine, je suis moi-même. »

En allant à la piscine, la plupart du temps, nous laissons nos problèmes là-haut, sur terre. Les peintres ratés brassent avec élégance. Les professeurs remplaçants fendent l’eau, tels des requins, à une vitesse vertigineuse. Le directeur des ressources humaines récemment divorcé attrape une planche en polystyrène d’un rouge passé et se met à fouetter des pieds en toute impunité. L’homme-sandwich, réduit à sa plus simple expression, flotte sur le dos, telle une otarie, en contemplant les nuages sur le ciel bleu pâle peint au plafond, et pour la première fois de la journée il ne pense absolument à rien. Lâche-toi. Les anxieux cessent de se ronger les sangs. Les veuves éplorées en oublient leur deuil. Les comé


Julie Otsuka

Écrivaine