En mémoire de la mémoire
Chapitre I
Le journal d’une autre
Ma tante était morte, la sœur de papa, elle avait un peu plus de quatre-vingts ans. Nous n’étions pas proches, ce qui sous-entendait une longue suite de rancœurs familiales, on ne voyait pas les choses de la même façon ; mes parents avaient, comme on dit, des rapports « pas simples » avec elle. On ne se voyait pas souvent et rien d’intime ne s’était noué entre nous. On s’appelait de temps en temps mais, avec les années, débranchant son téléphone (« Je ne veux plus entendre personne ! »), elle s’était de plus en plus retranchée dans le cadre qu’elle s’était aménagé, s’enfonçant dans l’épaisseur des choses, dans le fourbi qui avait envahi son petit appartement.
Tante Galia vivait dans un rêve de beau : rêve de réorganisation définitive des objets, de rafraîchissement des peintures murales, d’accrochage des rideaux. Des années auparavant, elle s’était lancée dans un grand nettoyage qui avait peu à peu gagné tout son logis, un processus sans fin de secouage et de tri – il fallait absolument classer, systématiser, la moindre tasse demandait réflexion, les livres et les papiers cessaient d’en être pour devenir des envahisseurs, submergeant les lieux en piles, en tas, se dressant en barricade. Elle avait un deux pièces. Au fur et à mesure que les choses investissaient l’espace, Galia déménageait de l’une à l’autre, n’emportant avec elle que le strict nécessaire. Mais le processus de tri et de réévaluation reprenait là aussi. La maison vivait en vidant ses entrailles, incapable de les remettre à leur place. Déjà, il n’était plus rien d’important et de non-important, tout comptait à un titre ou un autre, surtout les journaux jaunis, collectionnés depuis des décennies, les hautes colonnes de coupures de presse qui étayaient les murs et le lit. La maîtresse des lieux ne se trouvait désormais de place que sur le petit sofa avachi. C’est là que nous nous étions installées, au milieu d’un océan déchaîné de cartes postales et de programmes télé, en ce jour qui m’était particulièrement resté en mémoire. Elle voulait à toute force me faire avaler je ne sais quelles courgettes, me gaver de précieux chocolats – réserve spéciale invités – et, mal à l’aise, je refusais en secouant la tête. Au sommet de la colonne la plus proche, un article intitulé « Quelle icône correspond à votre signe astral ? » En haut de la coupure, le nom du journal et la date de publication avaient été soigneusement recopiés – écriture parfaite, encre bleu foncé sur le papier inerte.
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Nous sommes arrivés environ une heure après le coup de téléphone de la garde-malade. L’escalier était dans la pénombre et semblait bourdonner : sur les marches et le palier, se tenaient, debout, assis, des inconnus qui, Dieu sait comment, avaient appris le décès de ma tante et s’étaient précipités les premiers, en volée, pour proposer leurs services funéraires, leur aide pour les papiers – pas de souci, on s’en charge, on fait les démarches, on se débrouille ! Qui les avait informés ? La milice ? Les médecins ? L’un d’eux avait réussi à se glisser avec nous dans la pièce et il restait planté là, sans même retirer son blouson.
Tante Galia était morte dans la soirée du 8 mars, fête soviétique des mimosas et des canetons de cartes postales, un de ces jours fériés où, dans notre famille, on avait coutume de se réunir, ouvrant toute grande la large table du salon ; l’eau gazeuse coulait à flots dans les verres sombres, couleur rubis, on servait obligatoirement quatre salades : carottes et noix, betteraves et ail, salade au fromage, et la « grande égalisatrice » : la salade Olivier[1]. Toutefois, cela ne s’était plus produit chez nous depuis une trentaine d’années, peu avant que mes parents ne s’installent en Allemagne. Furieuse, Galia était restée en Russie où les journaux s’étaient mis à publier des choses troublantes : horoscopes, recettes de cuisine, nouveautés pour se soigner soi-même.
Elle refusait obstinément d’être hospitalisée et avait de bonnes raisons pour cela. Ses parents – mon grand-père et ma grand-mère – étaient morts à l’hôpital, et elle avait fait l’expérience de la médecine d’État. On avait pourtant été à deux doigts d’appeler l’ambulance et elle n’y aurait pas échappé si, à cause des fêtes, il n’avait été décidé d’attendre le lundi suivant et la reprise du travail. Galia avait ainsi eu la possibilité de se coucher sur le flanc et de mourir dans son sommeil.
La seconde pièce, celle de la garde-malade, s’ornait de photos et de dessins de mon père, disposés en damier, il y en avait beaucoup, sur toute la largeur du mur ; plus près de la porte, une photo en noir et blanc, qu’il avait prise dans les années 1960, une de ma série préférée sur la clinique vétérinaire. Une très belle photo : assis le long d’un mur, attendant le médecin, un chien et son maître, un gamin renfrogné et son boxer serré contre lui.
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L’appartement était abasourdi, il se ratatinait, débordant de choses soudain dévaluées. Dans les angles de la grande pièce, les carcasses desséchées, muettes, de téléviseurs. Un énorme réfrigérateur neuf était littéralement farci de chou-fleur et de miches de pain congelés. (« Michenka[2] aime le pain, achètes-en beaucoup ! ») Dans les bibliothèques, ces livres que l’on a coutume de saluer en venant en visite, comme des êtres proches : Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, un Salinger noir avec un gosse sur la couverture, les reliures bleu foncé de la « Bibliothèque du poète », un Tchekhov gris, un Dickens vert. Sur les rayonnages, de vieilles connaissances : un chien en bois, un autre jaune, en plastique, une sorte d’ours sculpté tenant un fanion au bout d’une ficelle. On les eût cru assis avant de partir en voyage[3], doutant, tout soudain, de leur propre utilité.
Quand j’entrepris, quelques jours plus tard, de trier les papiers, je ne trouvai, parmi les photos et les cartes de vœux, pratiquement rien d’écrit. Il y avait des gisements de sous-vêtements chauds et de caleçons d’officier, de jolies vestes et jupes neuves, en prévision de cérémonies spéciales et, de ce fait, jamais portées, exhalant encore une odeur de magasin soviétique. Une chemise d’homme brodée d’avant-guerre, de menues broches en corne, ajourées, pour jeunes filles – une rose, encore une rose, une grue ; elles avaient appartenu à la mère de Galia, ma grand-mère Dora, et n’avaient plus été portées depuis une quarantaine d’années. Il existait un lien direct incontestable entre toutes ces choses qui ne prenaient de sens et de valeur que comme un tout, dans le cadre commun d’une existence. Or ce tout, à présent, tombait à vue d’œil en poussière. J’avais lu dans un livre sur le cerveau que pour prendre la mesure d’un visage humain, pour l’identifier comme tel, il était moins besoin d’un faisceau de caractéristiques que d’un ovale. Impossible de se passer de l’ovale, il est ce qui limite notre histoire, ce qui en fait une unité intelligible. L’ovale peut être la vie elle-même, tant qu’elle dure, ou, post mortem, la ligne continue du récit de ce qui a été. Docile, ayant la brusque sensation d’être ravalé au rang de déchet, le contenu de cette maison s’était brutalement déshumanisé, avait perdu le pouvoir d’être remémoré et de signifier quoi que ce soit.
Penchée sur ce contenu, occupée à faire ce qu’il fallait, je découvrais avec effarement combien, dans cette maison où on lisait, on avait peu écrit. J’appuyais doucement, d’un doigt tremblant, sur les rares touches de mots à même de fonctionner. Des phrases d’un passé récent ou lointain, histoires du propriétaire d’un barbet, questions sur la santé du petit – mon fils, qui grandissait –, récits d’une randonnée à travers champs remontant aux années 1930 : un tissu de mots se volatilisant rapidement, impossible à reconstituer. « Jamais je n’emploierais le mot “chic”, je dirais “luxueux” », me répétait Galia d’un ton sévère, et d’autres choses encore, mon paternel pour mon père, que ma mémoire a perdues. Des nouvelles d’amies et de voisines, les échos d’une vie solitaire qui s’autoalimentait.
Et pourtant, l’appartement avait été un lieu d’écriture, comme je ne tardai pas à le découvrir. Parmi les choses dont tante Galia avait refusé de se séparer jusqu’à son dernier jour, qu’elle réclamait et touchait fiévreusement, se trouvaient quantité d’agendas couverts de notes quotidiennes, chronique de nombreuses années, « pas de jour sans une ligne[*4] », aussi incontournable que le lever et la toilette. Ils reposaient encore à son chevet, dans une grande boîte en bois. Ils remplirent deux gros sacs dans lesquels je les emportai chez moi, ruelle aux Bains, où je me mis aussitôt à les lire, en quête d’un récit, d’une explication, d’un « ovale ». Je les ai lus de A à Z ; c’étaient d’étranges carnets.
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Pour les passionnés de journaux intimes et de carnets, ceux-ci se répartissent en deux catégories. La première a un discours visant à devenir officiel et explicatif, donc à bénéficier d’un auditoire. Le cahier se transforme alors en polygone de débogage et d’essais du « moi extérieur » de l’auteur. Ainsi le journal de Marie Bashkirtseff apparaît-il comme une longue déclaration, un interminable monologue adressé à une instance invisible mais clairement compatissante. Les journaux intimes de l’autre sorte m’intéressent plus, ceux qui se présentent comme un outil de travail ajusté à la main de tel ou tel artisan et qui, de ce fait, ne peut guère servir à d’autres. Un outil de travail – la formule est de Susan Sontag qui, des dizaines d’années durant, a pratiqué le genre. Elle ne me semble pourtant pas tout à fait exacte. Les carnets de Sontag, et pas seulement les siens, ne sont pas un simple moyen de caser dans un sac, façon joue d’écureuil, des idées auxquelles il faudra revenir, ou de jeter sur le papier une ébauche rapide en trois points de ce qui s’est passé, afin d’être en mesure de se le remémorer quand il en sera besoin. Cette pratique est absolument nécessaire à un certain type d’individus, sorte de treillis métallique susceptible de maintenir leur rattachement au réel et leur certitude que ce lien est indissoluble. Ces écrits-là ne visent qu’un lecteur, mais très intéressé. Comment donc ! On ouvre le cahier à n’importe quelle page et on peut se convaincre qu’on ne rêve pas ; il y a là un éventail de preuves tangibles que la vie a une histoire, une durée et, plus encore, que tout point du passé reste à portée de main.
La plupart des choses (si richement présentées dans les notes de Susan Sontag, listes de films et de lectures, inventaires de jolis mots séchés comme des champignons, suc extrait du passé) ne débouchent presque jamais directement sur quoi que ce soit, il n’en découle rien : elles n’évoluent pas en livres-articles-films, ne deviennent pas le fondement ou le point de départ d’un travail réel. Elles n’ont pas vocation à expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit (à la rigueur à celui qui les jette sur le papier, mais à une telle allure et de façon si négligente qu’il est parfois malaisé de retrouver ensuite ce que l’on voulait dire exactement). Ce sont de simples réfrigérateurs ou, comme autrefois, des glacières, des endroits où l’on conserve les denrées périssables de la mémoire, un territoire où l’on engrange témoignages et confirmations, gages matériels de relations immatérielles, pour reprendre la formule de Gontcharov[**] .
Il y a là quelque chose de vaguement déplaisant, ne fût-ce qu’en raison du trop-plein ; je suis d’autant mieux placée pour le dire que je suis de ces gens-là, mes notes de travail me semblent souvent un ballast, un poids mort excédentaire dont j’aimerais me débarrasser. Mais alors, que restera-t-il de moi ? Dans The Silent Woman, Janet Malcolm décrit un intérieur qui rappelle un peu mon cahier – et cette sensation est plutôt désagréable. Y voisinent, je m’en souviens, revues, livres, cendriers débordant de mégots, souvenirs poussiéreux du Pérou, vaisselle sale et cartons de pizzas, bocaux, petites boîtes, ouvre-boîtes, Who’s Who, garants de l’exactitude de ce que l’on sait, et objets garants de rien parce qu’il y a beau temps qu’ils ne ressemblent plus à rien. Pour Malcolm, cet appartement était l’Aleph de Borges, une monstrueuse allégorie de la vérité, une mélasse de faits et de versions non débroussaillés, qui n’avaient finalement jamais acquis l’ordonnancement pur d’une histoire.
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Les journaux de ma tante Galia étaient d’un autre type. Tandis que je les lisais, leur texture, évoquant un maillage grossier, me devenait plus mystérieuse et plus intéressante.
Au temps de mon enfance, dans les grandes expositions de peinture, on voyait toujours un type particulier de visiteurs. Étrangement, c’étaient surtout des femmes, elles passaient d’une toile à l’autre, se penchant pour lire les cartouches, prenant des notes sur des bouts de papier ou dans de petits carnets. J’avais fini par comprendre qu’elles recopiaient bêtement, les uns après les autres, les titres des tableaux, fabriquant une sorte de catalogue fait main, copie presque immatérielle de ce qu’elles avaient vu. Je me demandais à quoi cela leur servait, jusqu’au jour où il me devint clair que c’était une illusion de possession : l’exposition prendrait fin et serait disséminée, mais le papier garderait tel quel l’ordre des tableaux et sculptures qui leur passaient devant le nez, il ne les laisserait pas disparaître.
Les journaux de Galia constituaient une liste similaire d’événements du quotidien, liste étonnamment détaillée et tout aussi étonnamment secrète. Ils rapportaient avec une précision extrême des choses telles que l’heure du lever et du coucher, les titres d’émissions télévisées, le nombre d’appels téléphoniques et le nom des interlocuteurs, ce qu’on avait mangé et ce qu’on avait fait. Galia évitait soigneusement, en revanche, le contenu de la journée, ce qui l’avait remplie. On trouvait, par exemple : « Lu. » Mais lu quoi ? Et quelle était la signification de cette lecture ? Il en allait ainsi de tout ce qui formait sa longue vie si intégralement consignée. Pas un mot sur ce qu’était cette vie, pas un mot sur elle-même et les autres, rien que des informations fractionnées et minutieuses, qui, avec une précision de chroniqueur, fixaient le cours du temps.
Il me semblait qu’à un moment cette vie allait pointer le nez, une unique fois peut-être, mais se montrer et tout dire. Cette vie n’était-elle pas faite de lecture intensive, donc de pensée, ainsi que du discret bouillonnement de foucades et d’avanies en tous genres, qui signifiaient beaucoup pour ma tante et l’occupaient longtemps ? Il devait bien en rester quelque chose, tout cela devait bien se démêler – dans un paragraphe furieux où tante Galia dirait leurs quatre vérités à ce monde et à nous, ses représentants, tout ce qu’elle pensait de nous.
Or il n’y avait rien de tel. Il y avait des nuances, des demi-tons, il y avait des replis du texte qui recelaient des émotions – un « hourra ! » dans les marges, quand papa et moi téléphonions, quelques phrases amères, qui demeuraient hermétiques, pour les anniversaires des parents. Et c’était à peu près tout. À croire que le grand but de chaque note, de chaque volume consciencieusement noirci chaque année, était de laisser un témoignage sûr de sa vie extérieure – en gardant pour elle sa vraie vie, intérieure. Tout montrer. Tout dissimuler. À conserver pour l’éternité.
Qu’y avait-il qui lui tînt tellement à cœur dans ces cahiers ? Pourquoi les avait-elle gardés jusqu’à son dernier souffle, craignant de les perdre et demandant qu’on les place plus près d’elle ? Sans doute ces écrits, ce qu’ils avaient donné – or ils avaient donné un récit sur la solitude et l’imperceptible glissement vers le néant –, avaient-ils malgré tout pour elle la force d’un acte d’accusation : le monde et nous devions lire tout cela et comprendre enfin combien nous avions mal agi envers elle.
Ou bien, on avait peine à l’imaginer, ces événements chiches conservaient pour elle une part de joie qu’elle jugeait important d’immortaliser, de compter au nombre des « manuscrits qui ne brûlent pas[***] » et qui parlent sans chercher d’aucune façon à témoigner. Si c’était cela, elle y avait réussi.
11 octobre 2002
Reprenons par la fin. 1 h 45. Ai mis, à l’instant, à tremper les serviettes de toilette, les nuisettes, etc., tout ce qu’il faut, sauf les couleurs sombres. Les draps, ce sera pour plus tard. Avant, rentré tout ce qui était sur le balcon. Dehors, il fait 3°, et si les légumes risquaient de geler ?! Épluché la citrouille que j’ai mise en morceaux dans une boîte, pour la congeler. Trop lente pour tout ! Y ai passé deux heures et même un peu plus, au son du Méli-mélo[5] de la télé. Avant, pris un thé au lait.
Dormi de 16 heures à 18 heures, épuisée, une sieste s’imposait. Auparavant, coup de fil de T.V., depuis le quartier Voïkovski, pour le téléphone. Avant midi, appel du même : est-ce que la télé marche ? En fait, aucune chaîne depuis ce matin. Levée vers 8 heures, quand Serioja[6] faisait sa toilette. À 9 heures passées, après avoir mis un temps fou à me préparer, suis sortie. Le bus 3 est arrivé à 9 h 45, on l’a attendu longtemps. Aurais dû prendre le 171. La foule partout, déjà, tout prenait un temps incroyable. Rue de l’Oural, gare routière, journaux. Mais acheté une citrouille, la première de la saison, et des carottes. Retour à la maison vers midi. Voulais regarder Colombo. La nuit, à 1 h 45, pris ma tension et avalé un cachet. Attendu qu’elle baisse pour reprendre des médicaments. Tournicoté pendant vingt minutes, après ça pas la peine de mesurer ma tension, me suis couchée à seulement 3 heures du matin.
8 juillet 2004
Dès le matin, beau temps, soleil. On a échappé à la pluie. En me levant, bu mon café avec du lait concentré et suis partie vers 11 heures rue de l’Altaï [7]. Là, la foule. Passé un long moment, jusqu’à 13 heures, près de l’étang. Contemplé la nature, les nuages, le ciel. Chanté. J’étais tellement bien !
Dans les allées, les gens promenaient des chiens, des enfants dans des poussettes, des groupes entiers bronzaient en maillot de bain, se détendaient, s’amusaient.
Payé mes factures, cette fois sans faire la queue, acheté du fromage blanc et repris tranquillement le chemin de la maison. Près de la nouvelle école, une luxuriante végétation – grands trèfles, églantiers – superbe ! Sur le chemin, des gamins jouaient dans une épave de voiture. Ils avaient une bouteille en plastique pleine à ras bord d’espèces de gousses. Il paraît que ça se mange.
11 octobre 2005
Impossible de dormir et pas envie de me lever, de bouger, de faire quoi que ce soit… 10 h 40 : porté le courrier et me suis recouchée. Sveta est venue peu après – elle est tellement dégourdie, elle fera les courses bien mieux que moi ! Pris mon thé et suis restée au lit toute la journée. Remercié Vl. Vass. pour le courrier !…
Il y avait pourtant une note pas comme les autres, du 17 juin 2005.
Dès le matin, téléphoné à Sima. Ensuite, ai sorti mon album. Évidemment, ai dérangé toutes les photos et passé un temps fou à les regarder. Aucun appétit. De remuer ces photos, ça m’a flanqué un cafard ! Pleuré. Tristesse en songeant au passé, à tous ceux qui ne sont plus là et à ma vie stupide, ou plutôt inutile, au vide de mon âme… Ne plus penser à rien.
Me suis recouchée et, bizarrement, ne comprends pas comment, ai dormi toute la journée, sans bouger jusqu’au soir, jusqu’à 20 heures. Bu du lait, fermé les rideaux et me suis remise au lit pour continuer à dormir et quitter la réalité. Dormir, c’est ça qui sauve.
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Les mois, les années avaient passé. Les cahiers de Galia gisaient, épars, se mêlant peu à peu à d’autres papiers, de ceux qu’on laisse au-dessus de la pile, signifiant par là qu’on en aura bientôt un besoin urgent. Les voici donc qui vieillissent à portée de main, comme des objets du quotidien. J’y ai repensé malgré moi lorsque je me suis trouvée à Potchinki.
Petite ville perdue, surnuméraire[8], du district d’Arzamas, à deux cents kilomètres et pas mal de broutilles de Nijni-Novgorod, Potchinki jouissait dans la famille d’une réputation douteuse. Tous en étaient partis soixante-dix ans ou je ne sais combien d’années plus tôt, et personne n’avait envie d’y revenir. Nabokov définit l’existence comme un interstice de pâle lumière entre deux éternités d’une parfaite noirceur. De ces deux éternités, la première est celle où nous ne sommes pas encore – une béance plus grande. Et Potchinki, localité on ne peut plus tranquille, représentait ce genre de trou noir dans la mémoire familiale, n’intéressant personne.
La famille, je crois, y avait été immense, je me rappelais vaguement des histoires de cousins, de cousines, plus d’une dizaine, des photos de télègues[9] attelées et de constructions en bois, le tout masqué par l’histoire plus tardive des incroyables aventures de mon arrière-grand-mère, Sarah Guinzbourg, native de Potchinki. Elle avait eu le temps, Dieu sait comment, au cours de son existence, d’être envoyée en prison au temps du tsarisme, de vivre à Paris, de faire des études de médecine, de soigner les enfants soviétiques, dont maman et moi, et tout ce qu’on racontait sur elle avait un petit goût de lauriers de légende. Mais nul ne se risquait à en vérifier les sources.
Il y avait, malgré tout, quelqu’un dans la famille qui s’apprêtait à se rendre à Potchinki – laquelle, en un siècle, s’était ratatinée jusqu’à devenir un gros bourg –, comme il se serait préparé pour une expédition polaire, et voulait convaincre de partir avec lui parents proches et lointains, dont moi parmi les seconds. Ce quelqu’un avait des yeux incroyablement clairs et, sorte de petit moteur personnel, un enthousiasme permanent, dont il évoquait l’origine avec les aînés. Il était rarement à Moscou et, lors d’une de ses visites au cours de laquelle il souhaitait discuter de son voyage, il ne trouva plus mes parents. Ils vivaient désormais en Allemagne, et c’était moi qui représentais la famille. L’idée d’une de ces équipées sentimentales ne m’avait jamais effleurée, mais elle m’inspira subitement : pour la première fois, le berceau de la famille me parut accessible, donc réel. Et plus mon interlocuteur soulignait les difficultés de l’expédition et les distances qui rendaient ce périple assez peu vraisemblable, exigeant des préparatifs, un plan, une idée, plus il me devenait clair qu’il devait être possible d’atteindre au but. Ce Lionia[10], qui venait de Saratov, voulait aller à Potchinki en famille, songeant par là à quelque chose comme un retour des tribus d’Israël, qui se devaient d’être nombreuses. C’est ainsi que, tout à ses projets, il avait rendu l’âme il y a une dizaine d’années. Potchinki demeurait aussi invisible que Kitej[11].
Or, je m’en rapprochais peu à peu. J’ignore ce qui m’éperonnait et ne voyais vraiment pas ce que j’escomptais y trouver. Toujours est-il qu’à la veille de prendre la route, je m’offris une séance d’internet – un peu comme on fait un focus. Il apparut que l’endroit était vraiment d’outre-tombe. Une vieille carte le montrait loin après Arzamas, dans le district de Loukoïanov, tout près du Boldino de Pouchkine[12], parmi des lieux-dits répondant aux noms d’Outka et de Poguibelka[13]. Les trains ne se montraient jamais dans la région, il fallait compter quelque trois heures de route pour rejoindre la moindre gare de chemin de fer. Il fut décidé d’éviter les fantaisies : on irait en voiture à partir de Nijni.
Le signal du départ fut donné de bon matin, par les avenues roses qui ne s’étaient pas encore remises de l’hiver. Étrange milieu urbain pas tout à fait amnésique, mi-constructions industrielles, mi-maisons en bois, ces dernières, avec leurs palissades et leurs jardinets, ne cédant pas un pouce de terrain aux temps nouveaux, paysage qui plongeait dans des ravins pour revenir ensuite au verre et au vitré. Une fois sur la grand-route, la voiture partit toute seule, prenant une allure insensée, une allure de compétition. Mon conducteur, père d’un garçon de trois mois, gardait les mains sur le volant et un silence dédaigneux. La route montait et descendait en vagues molles, sous les sapins une neige dont nous n’avions plus idée s’étendait en caparaçon. Le monde pâlissait à chaque kilomètre. Dans les hameaux noircis, des églises toutes neuves, blanches comme des couronnes dentaires, luisaient d’un éclat de faïence. Je m’étais munie d’un guide qui me promettait la beauté d’Arzamas, depuis longtemps laissée loin derrière, sur la droite, et d’une brochure sur Potchinki, parue une vingtaine d’années plus tôt. Y était mentionnée l’échoppe du juif Guinzbourg, qui vendait des machines à coudre, et c’était tout. On n’avait pas entendu parler de l’héroïque Sarah.
Nous avons roulé des heures. Enfin sont apparues de mornes collines dans des tons de cuivre sombre, pas celles de la Toscane de Mandelstam, non, celles de l’Ombrie, aussi régulières que des inspirations/expirations. Çà et là, le reflet vite éteint de l’eau. Après la fourche menant vers Boldino, les statues de Pouchkine se multiplièrent ; la légende voulait que son amante paysanne fût native de ce Loukoïanov qui donnait son nom au district. De petits troupeaux d’arbres étaient figés.
La ville était rangée le long de la rue principale, d’où partaient, à droite et à gauche, des perpendiculaires soignées. De l’autre côté de la route, une belle église classique. Sur la place déserte, où l’on n’avait qu’une envie : prendre la tangente au plus vite pour aller là où il y avait des choses à voir et à toucher, nous fûmes accueillis par Maria Alexeïevna Foufaïeva, historienne de la vie de Potchinki. En ce dimanche, on avait ouvert pour nous la bibliothèque, le centre culturel du coin, où avait lieu une exposition : quelqu’un avait envoyé d’Allemagne des aquarelles centenaires représentant des maisons et des rues. Leur auteur appartenait à une famille allemande qui avait vécu à Potchinki à la fin du XIXe siècle, et me revint en mémoire un nom entendu dans l’enfance : Götling. Les tableaux étaient gemütlich, en couleurs. Augusta Götling, la sœur de l’artiste, avait préparé ma toute jeune arrière-grand-mère pour l’entrée au gymnase[14], là-bas, tenez, dans une pimpante maisonnette fleurie de mauves et portant l’enseigne « Pharmacie ». La maison existait encore, recouverte d’une sorte de béton, elle avait perdu une aile, n’avait plus ni fleurs ni entourages de fenêtres sculptés. Où vivait ma Sarah, au début du XIXe siècle, avec sa parentèle, sa vaste cour, sa télègue ? Nul n’en savait rien.
C’était tout, comme dans les journaux de tante Galia, où il fallait se contenter de bulletins météo, d’une liste de courses et de programmes télé. Ce qui se cachait derrière, hésitant, zonzonnant, ne se hâtait guère de se dévoiler et n’avait peut-être pas du tout l’intention de le faire. On nous offrit du thé, on nous mena en promenade. Je fouillais le sol du regard, à croire que j’espérais y trouver un kopeck.
Le bourg n’avait pas gardé, en les resserrant, les contours de ce qui avait été une ville à l’existence centrée sur la plus grosse foire aux chevaux du district, voire de tout le gouvernement[15]. Nous avons traversé l’ancienne place du marché, immense espace aujourd’hui envahi d’arbres, avec, quelque part au centre, une statue de Lénine couleur de plomb ; mais la place s’était visiblement désaccoutumée des humains, trop altière pour se trouver une nouvelle destination. De petites maisons-jouets l’encadraient, qu’on eût dit descendues des tableaux de la bibliothèque ; certaines portaient les stigmates d’une rénovation rapide et forcée. On me montra un autre endroit vide : un carré asphalté en place de l’échoppe de Solomon Guinzbourg, frère aîné de Sarah, et nous nous photographiâmes en vitesse – groupe de femmes racrapotées, vêtues de manteaux et coiffées de chapkas. Le vent soufflait. À la limite de l’herbe et de la chaussée, brillait l’argent d’une autre statue : celle du puissant étalon Caporal, qui avait compté vingt ans de bons et loyaux services reproducteurs dans la région.
Passé le pont sur la Roudnia, à quelque distance se trouvait une entreprise qui avait tout d’une ville en déshérence : les haras du régiment de Cavalerie de la Garde, construits au temps de Pouchkine. L’élevage des chevaux n’avait pas commencé avec eux, il y en avait eu ici bien avant : « étalons argamaks et nagaïs, coursiers, hongres et juments, nogaïs, poulains de troupeaux, poulains russes ». Puis, sous Catherine II, on était passé au stade industriel, et l’immense haras aux lignes classiques, à la blancheur craquelée, à la petite tour centrale affaissée, effondrée, au portail repris en miroir de l’autre côté du carré, avait eu vocation à devenir le rempart de la civilisation, îlot ordonnancé du pétersbourgisme. Le haras ne s’était définitivement étiolé qu’assez récemment, dans les années 1990. La plaine le cernait à présent, léchée à nu par le long hiver. Dans les paddocks ouverts, erraient les derniers chevaux, roux, lourdauds, avec des « franges » blondasses de rustauds. Ils levaient la tête et venaient blottir leur museau dans nos mains tendues. Le ciel était à présent aveuglant – éclairci, le front aérien des nuages[****] ! –, la peinture écaillée révélait des dessous rose chair.
Nous étions repartis et avions parcouru la moitié du chemin quand je compris soudain que je n’avais pas fait le plus important : il était impensable qu’il n’y eût pas ici un cimetière, juif ou autre, où reposeraient tous les miens. Le conducteur fonçait à cent à l’heure, des noms de lieux défilaient, Sourovatika, Pechelan. J’entrepris de téléphoner à la Foufaïeva : il n’y avait plus de cimetière depuis beau temps, comme il n’y avait plus de juifs à Potchinki. En fait, si, il en restait un, elle le connaissait et connaissait son nom. Étrangement, il s’appelait Gourevitch. Comme ma mère.
Maria Stepanova, En mémoire de la mémoire, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, © Éditions Stock, 2022.
En librairie le 7 septembre.