En mémoire de la mémoire
Chapitre I
Le journal d’une autre
Ma tante était morte, la sœur de papa, elle avait un peu plus de quatre-vingts ans. Nous n’étions pas proches, ce qui sous-entendait une longue suite de rancœurs familiales, on ne voyait pas les choses de la même façon ; mes parents avaient, comme on dit, des rapports « pas simples » avec elle. On ne se voyait pas souvent et rien d’intime ne s’était noué entre nous. On s’appelait de temps en temps mais, avec les années, débranchant son téléphone (« Je ne veux plus entendre personne ! »), elle s’était de plus en plus retranchée dans le cadre qu’elle s’était aménagé, s’enfonçant dans l’épaisseur des choses, dans le fourbi qui avait envahi son petit appartement.
Tante Galia vivait dans un rêve de beau : rêve de réorganisation définitive des objets, de rafraîchissement des peintures murales, d’accrochage des rideaux. Des années auparavant, elle s’était lancée dans un grand nettoyage qui avait peu à peu gagné tout son logis, un processus sans fin de secouage et de tri – il fallait absolument classer, systématiser, la moindre tasse demandait réflexion, les livres et les papiers cessaient d’en être pour devenir des envahisseurs, submergeant les lieux en piles, en tas, se dressant en barricade. Elle avait un deux pièces. Au fur et à mesure que les choses investissaient l’espace, Galia déménageait de l’une à l’autre, n’emportant avec elle que le strict nécessaire. Mais le processus de tri et de réévaluation reprenait là aussi. La maison vivait en vidant ses entrailles, incapable de les remettre à leur place. Déjà, il n’était plus rien d’important et de non-important, tout comptait à un titre ou un autre, surtout les journaux jaunis, collectionnés depuis des décennies, les hautes colonnes de coupures de presse qui étayaient les murs et le lit. La maîtresse des lieux ne se trouvait désormais de place que sur le petit sofa avachi. C’est là que nous nous étions installées, au milieu d’un océan déchaîné de cartes postales et de programmes télé,