Roman (extrait)

Crossroads

Écrivain

Suite de nos prépublications de la rentrée littéraire étrangère avec Jonathan Franzen, bientôt au festival America. La comédie familiale qu’il construit dans son prochain roman (Éditions de l’Olivier, traduction par Olivier Deparis) a lieu dans la banlieue de Chicago. En 1971. C’est l’Avent dans la partie I, puis ce sera Pâques. Des repères religieux pas innocents : Crossroads est le nom du groupe de jeunes animé par un pasteur, qui se la joue cool. Sexe, drogue, rock’n’roll, et Dieu, en pleine province américaine, le Vietnam à l’horizon. Chaque personnage sera sondé avec soin. Premières pages inédites.

Le ciel de New Prospect, où les chênes et les ormes dressaient leurs silhouettes nues, était plein de promesses humides – deux fronts d’air gris complotaient pour apporter de la neige à Noël – quand Russ Hildebrandt, au volant de son break Plymouth Fury, effectua sa tournée matinale auprès de ses paroissiens grabataires et séniles. Une autre de ses ouailles, Mme Frances Cottrell, s’était portée volontaire pour l’aider à livrer des jouets et des conserves à la Community of God cet après-midi-là, et, bien que conscient de ne pouvoir se réjouir de cette initiative autrement qu’en sa qualité de pasteur, il n’aurait pu demander plus beau cadeau de Noël que la perspective de ces quatre heures en tête à tête avec elle.

Après l’humiliation de Russ trois ans plus tôt, Dwight Haefle, le pasteur principal de son Église, avait augmenté sa part de visites pastorales. Comment Dwight employait précisément le temps qu’il lui faisait gagner, hormis en prenant des congés plus fréquents ou en travaillant à son recueil tant attendu de poésie lyrique, Russ l’ignorait, mais il appréciait l’accueil aguicheur que lui réservait Mme O’Dwyer, amputée, qu’un gros œdème clouait à son lit médicalisé dans ce qui avait été sa salle à manger. Il aimait ces contacts réguliers avec ces gens, en particulier ceux qui, contrairement à lui, avaient tout oublié des événements d’il y avait trois ans. À la maison de retraite de Hinsdale, où les odeurs mélangées des couronnes de sapin et des matières fécales des pensionnaires lui rappelaient les latrines des hauteurs de l’Arizona, il donna au vieux Jim Devereaux le nouveau trombinoscope des membres de la paroisse, outil qui leur servait à alimenter les conversations, et lui demanda s’il se souvenait de la famille Pattison. Pour un pasteur enhardi par l’esprit de l’Avent, Jim était un confident idéal, un puits à souhaits où les pièces qu’on jetait n’atteignaient jamais le fond.

— Pattison, répéta Jim.

— Ils avaient une fille, Frances.

Russ tendit la main au-dessus du fauteuil roulant de son paroissien et tourna les pages jusqu’à la lettre C.

— Elle s’est mariée. Elle s’appelle Frances Cottrell, aujourd’hui.

Il ne prononçait jamais son nom chez lui, même lorsqu’il aurait été naturel de le faire, de peur de ce que sa femme pourrait déceler dans sa voix. Jim se pencha plus près de la photo de Frances et de ses deux enfants.

— Ah… Frannie ? Je me souviens de Frannie Pattison. Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

— Elle est revenue à New Prospect. Elle a perdu son mari il y a un an et demi – une histoire atroce. Il était pilote d’essai chez General Dynamics.

— Elle habite où, maintenant ?

— Elle est revenue à New Prospect.

— Tiens. Frannie Pattison. Elle habite où, maintenant ?

— Elle est revenue. Elle s’appelle Frances Cottrell, aujourd’hui. Frances Cottrell, répéta Russ en pointant la photo du doigt.

Elle devait le retrouver sur le parking de la First Reformed Church à deux heures et demie. Tel un petit garçon incapable d’attendre Noël, il y arriva à une heure moins le quart et pique-niqua dans la voiture. Les mauvais jours, et il en avait connu de nombreux ces trois dernières années, il avait recours à un détour compliqué – il entrait dans le temple par la salle d’assemblée, grimpait un escalier, suivait un couloir le long duquel s’entassaient des livres de cantiques bannis, traversait un débarras où étaient remisés des pupitres bancals et les éléments d’une crèche exposés pour la dernière fois onze Avents plus tôt (un méli-mélo de moutons en bois et un unique bœuf à l’air bonasse, gris de poussière, duquel il se sentait tristement proche), descendait un étroit escalier où Dieu seul pouvait le voir et le juger, entrait dans le sanctuaire par la porte « secrète » au milieu des boiseries derrière l’autel et sortait enfin par la porte latérale –, tout cela pour éviter de passer devant le bureau de Rick Ambrose, le directeur du programme jeunesse. Les adolescents massés là dans le couloir étaient trop jeunes pour avoir assisté personnellement à l’humiliation de Russ, mais ils en connaissaient probablement l’histoire, et il lui était impossible de regarder Ambrose sans trahir son incapacité à suivre l’exemple de leur Sauveur et de lui pardonner.

Ce jour-là, en revanche, c’était un très bon jour, et les couloirs de la First Reformed étaient encore déserts. Il gagna directement son bureau, engagea une feuille dans sa machine à écrire et réfléchit au sermon qu’il avait à écrire pour le dimanche d’après Noël, jour où Dwight Haefle serait à nouveau en congé. Avachi dans son fauteuil, il se peigna les sourcils avec les ongles, se pinça l’arête du nez, contacts avec un visage dont il avait appris trop tard que les contours anguleux plaisaient à de nombreuses femmes et non simplement à la sienne, et imagina un sermon sur sa mission de Noël dans le South Side. Il prêchait trop souvent sur le Vietnam, trop souvent sur les Navajos. L’idée de dire avec audace, en chaire, Frances Cottrell et moi avons eu le privilège – de prononcer son nom alors qu’elle l’écouterait, assise au quatrième rang, et que les regards des fidèles, peut-être envieux, la relieraient à lui – était séduisante, mais hélas interdite par sa femme, qui lisait ses sermons au préalable et serait elle aussi assise sur un banc, et qui ignorait que Frances devait le rejoindre ce jour-là.

Sur les murs de son bureau, il y avait les posters de Charlie Parker avec son saxo, de Dylan Thomas avec sa clope ; une photo encadrée de Paul Robeson, à côté d’un tract pour son intervention à la Judson Church en 1952 ; le diplôme de Russ du Biblical Seminary de New York ; une photo agrandie de lui avec deux amis navajos en Arizona, en 1946. Dix ans plus tôt, lorsqu’il avait pris le poste de pasteur associé à New Prospect, ces affirmations d’identité habilement choisies avaient su trouver écho chez les adolescents dont le développement dans le Christ faisait partie de ses attributions, mais aux yeux des gamins qui peuplaient aujourd’hui les couloirs du temple, avec leurs pantalons pattes d’ef, leurs salopettes et leurs bandanas, elles n’étaient synonymes que d’obsolescence. Le bureau de Rick Ambrose, l’homme aux fins cheveux bruns et à la luisante moustache brune à la Fu Manchu, ressemblait à une classe de maternelle, avec, pour orner ses murs et ses étagères, les grossières effusions picturales des jeunes disciples de son occupant, les petits cailloux, les os blanchis et les colliers de fleurs chers à leur cœur qu’ils lui avaient offerts, les affiches sérigraphiées de concerts de bienfaisance sans lien apparent avec aucune religion reconnaissable par Russ. Après son humiliation, il s’était réfugié dans son bureau et avait pansé ses blessures parmi les symboles éculés d’une jeunesse à laquelle seule sa femme s’intéressait encore. Et Marion ne comptait pas, car c’était elle qui l’avait poussé à aller à New York, elle qui lui avait fait découvrir Parker, Thomas et Robeson, elle qui avait vibré en l’écoutant parler des Navajos et l’avait encouragé à répondre à sa vocation religieuse. Marion était indissociable d’une identité qui s’était révélée humiliante. Cette identité, il avait fallu Frances Cottrell pour la réparer.

— Mon Dieu, c’est vous, ça ? s’était-elle étonnée lors de sa première visite dans son bureau, l’été précédent, en examinant la photo de la réserve navajo. On dirait Charlton Heston jeune.

Elle s’était adressée à Russ pour qu’il l’accompagne dans son deuil. Cette mission-là, qui, elle aussi, faisait partie de ses attributions, n’était pas sa préférée, l’être le plus cher qu’il ait perdu jusqu’ici étant Skipper, le chien de son enfance. Il avait été soulagé d’apprendre que le pire mal dont se plaignait Frances, un an après la mort explosive de son mari, était un sentiment de vide. Elle avait balayé de la main sa suggestion de rejoindre le cercle féminin de la First Reformed.

— Je n’ai pas envie d’aller prendre le café avec ces dames, dit-elle. Je sais que j’ai un fils qui entre au lycée, mais je n’ai que trente-six ans.

Mince, le corps ferme, dépourvue de rides, elle semblait en effet pleine de vitalité dans sa robe à motif cachemire, sans manches et bien ajustée. Avec ses cheveux naturellement blonds et coupés court, et ses petites mains carrées, elle avait quelque chose d’un jeune garçon. Il était évident pour Russ qu’elle se remarierait bientôt – que ce vide qu’elle ressentait n’était sans doute rien de plus que l’absence d’un mari –, mais il se souvenait de sa propre colère quand sa mère lui avait demandé, trop tôt après la disparition de Skipper, s’il aimerait avoir un autre chien.

Il existait, expliqua-t-il à Frances, un cercle féminin particulier, différent des autres, dirigé par Russ lui-même, qui travaillait avec les membres d’une Église partenaire de la First Reformed dans le centre-ville, la Community of God.

— Les femmes qui en font partie ne prennent pas le café, dit-il. On repeint des maisons, on débroussaille, on nettoie. On emmène les personnes âgées à leurs rendez-vous, on aide les enfants à faire leurs devoirs. On y consacre un mardi sur deux, toute la journée. Et croyez-moi, j’attends ces mardis avec impatience. C’est l’un des paradoxes de notre foi – plus on donne aux infortunés, plus on se sent rempli par le Christ.

— Vous prononcez son nom si facilement, dit Frances. Ça fait trois mois que je viens au culte le dimanche, et j’attends encore de sentir quelque chose.

— Même mes sermons ne vous ont pas touchée.

Elle rougit un peu, d’une manière charmante.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Vous avez une très belle voix. Simplement…

— En toute franchise, vous avez plus de chances de ressentir quelque chose un mardi qu’un dimanche. Moi-même, je préférerais être dans le South Side que de faire des sermons.

— C’est une Église nègre ?

— Une Église noire, oui. C’est Kitty Reynolds qui est notre meneuse.

— Je l’aime bien, Kitty. C’était ma prof d’anglais en terminale.

Russ aimait bien Kitty lui aussi, mais il avait l’impression qu’elle se méfiait de lui en tant que représentant de la gent masculine ; Marion l’avait invité à envisager la probabilité que Kitty, jamais mariée, soit lesbienne. Elle s’habillait comme un bûcheron pour leurs expéditions bimensuelles dans le South Side, et elle avait rapidement accaparé Frances, insistant pour qu’elle fasse les deux trajets avec elle plutôt que dans le break de Russ. Conscient de sa méfiance envers lui, il avait laissé le champ libre à Kitty et attendu un jour où elle serait souffrante.

Le mardi d’après Thanksgiving, lors d’une épidémie de syndrome grippal, seules trois femmes, toutes veuves, s’étaient présentées sur le parking de la First Reformed. Frances, coiffée d’une casquette de chasse en laine écossaise comme celle que Russ portait enfant, avait sauté à l’avant de la Fury et gardé sa casquette, peut-être parce que le système de chauffage était défectueux et que le pare-brise s’embuait si Russ ne laissait pas une vitre ouverte. Ou mesurait-elle à quel point il la trouvait adorable avec cette casquette, sa beauté androgyne lui faisant l’effet d’un coup de poing dans le ventre et ébranlant sa foi ? Sur la banquette arrière, les deux veuves plus âgées durent le sentir, car tout le long du trajet, tandis qu’ils passaient devant l’aéroport de Midway et s’enfonçaient dans la ville par la 55e Rue, elles harcelèrent Russ de questions qu’il jugea appuyées sur sa femme et ses quatre enfants.

Le temple de la Community of God était un petit bâtiment de brique jaune, sans clocher, bâti à l’origine par des Allemands, avec une maison de quartier attenante au toit goudronné. Sa congrégation, en grande partie féminine, était dirigée par un pasteur quinquagénaire, Theo Crenshaw, qui faisait au cercle la faveur d’accepter sa charité de banlieue aisée sans l’en remercier. Un mardi sur deux, Theo se contentait de remettre à Russ et à Kitty une liste hiérarchisée des tâches à accomplir ; ils ne venaient pas là pour prêcher mais pour aider. Kitty avait manifesté aux côtés de Russ pour les droits civiques, mais Russ avait dû recadrer d’autres femmes du cercle, leur expliquant que ce n’était pas parce que l’anglais « urbain » de leurs interlocuteurs leur posait des problèmes de compréhension qu’elles devaient parler fort et lentement pour se faire comprendre elles-mêmes. Pour celles qui s’amendaient et parvenaient à dépasser leur peur de circuler à pied autour du 6700 South Morgan Street, le cercle était une expérience enrichissante. Quant aux autres – dont certaines rejoignaient le cercle par esprit de compétition, pour ne pas rester sur la touche –, Russ était obligé de leur infliger la même humiliation que lui avait fait subir Rick Ambrose et leur demandait de ne pas revenir.

Kitty ne l’ayant jamais lâchée d’une semelle, Frances n’avait pas encore été testée. À leur arrivée à Morgan Street, elle quitta la voiture avec réticence et attendit qu’on le lui demande avant d’aider Russ et les autres veuves à porter dans la maison de quartier des boîtes à outils et des sacs de vieux vêtements d’hiver. Son hésitation fit surgir un foisonnement de doutes chez Russ – avait-il confondu style et substance ? casquette et esprit d’aventure ? –, doutes bien vite éteints par un élan de compassion lorsque Theo Crenshaw, ignorant Frances, donna des instructions aux deux veuves plus âgées pour qu’elles inventorient un arrivage de manuels d’occasion pour l’école du dimanche. Les deux hommes devaient quant à eux installer un nouveau chauffe-eau au sous-sol.

— Et Frances ? s’enquit Russ.

Elle traînait près de la porte donnant sur la rue. Theo la toisa froidement.

— Il y a beaucoup de livres.

— Venez donc nous aider, Theo et moi, dit Russ.

L’enthousiasme avec lequel elle hocha la tête confirma à Russ qu’il avait eu raison de lui tendre la main, que ce n’était pas en réalité un moyen de lui montrer sa force et ses talents de bricoleur. Au sous-sol, il se mit en maillot de corps, étreignit à la manière d’un ours le vieux chauffe-eau rouillé et le décrocha de son support.

Âgé de quarante-sept ans, il n’était plus un jeune arbre tout en longueur ; il s’était élargi au niveau de la poitrine et des épaules tel un chêne mature. Frances ne pouvait cependant pas faire grand-chose à part regarder, et lorsque le tuyau d’alimentation cassa au ras du mur, nécessitant l’usage d’un burin et d’une filière, il fut lent à remarquer qu’elle avait quitté le sous-sol.

Ce que Russ appréciait le plus chez Theo, c’était sa retenue, qui lui épargnait la vanité d’imaginer possible entre eux une amitié interraciale. De Russ, Theo savait l’essentiel – que le travail ne lui faisait pas peur, qu’il n’avait jamais vécu loin de la pauvreté, qu’il croyait en la divinité de Jésus-Christ –, et il ne posait ni n’accueillait jamais de questions plus ouvertes. À propos de Ronnie, par exemple, le jeune attardé du quartier qui passait au temple en toutes saisons, s’arrêtant parfois pour exécuter une étrange danse oscillante les yeux fermés ou taxer une pièce de monnaie à une fidèle de la First Reformed, il se contentait de dire : « Mieux vaut le laisser tranquille. » Quand Russ avait tenté malgré tout d’engager la conversation avec Ronnie, lui demandant où il habitait, qui était sa mère, Ronnie avait répondu : « Tu me donnes une pièce ? » ; et Theo avait dit à Russ, plus sèchement : « Laisse-le tranquille, ça vaut mieux. »

Cette instruction, Frances ne l’avait pas reçue. En remontant dans la salle commune à l’heure du déjeuner, ils la trouvèrent assise par terre en compagnie de Ronnie avec une boîte de crayons de couleur. À genoux, vêtu d’une parka de seconde main clairement originaire de New Prospect, Ronnie se balançait en regardant Frances dessiner un soleil orange sur une feuille de papier journal. Theo se figea, commença à dire quelque chose, puis secoua la tête. Frances donna son crayon à Ronnie et regarda Russ, l’air réjouie. Elle avait trouvé sa propre manière d’aider et de donner d’elle-même, et il en était ravi pour elle.

Theo, lorsqu’il entra derrière lui dans le sanctuaire, ne l’était pas.

– Il faut que tu lui parles. Dis-lui de ne pas s’approcher de Ronnie.

— Je ne vois vraiment pas où est le mal.

— Le problème n’est pas là.

Theo rentra manger chaud chez sa femme, et Russ, ne voulant pas décourager l’acte de charité de Frances, monta avec son panier-repas dans la salle de classe de l’école du dimanche, où les veuves plus âgées avaient entrepris de tout réorganiser. De la même manière que, lorsqu’on était malade physiquement, on abandonnait son corps à des mains étrangères, lorsqu’on était malade financièrement, on leur abandonnait son environnement. Sans avoir demandé la permission, les veuves avaient trié tous les livres des enfants et confectionné de séduisantes étiquettes de couleurs vives pour les y apposer. On avait parfois besoin, lorsqu’on était pauvre, que quelqu’un nous montre ce qu’il fallait faire en le faisant à notre place. Ne pas demander la permission n’était pas venu naturellement à Russ, mais c’était le corollaire de ne pas attendre de remerciements. Lorsqu’il s’aventurait dans une arrière-cour envahie de ronces et d’ambroisie haute jusqu’aux épaules, il ne demandait pas à la vieille dame à qui elle appartenait quels arbustes et quels morceaux de ferraille rouillée valaient la peine d’être conservés, et une fois le travail terminé, bien souvent, la vieille dame ne le remerciait pas. Elle disait : « Ah, c’est quand même mieux comme ça. » Il bavardait avec les deux veuves quand il entendit une porte claquer en bas et une voix de femme en colère. Il se leva d’un bond et descendit en courant jusqu’à la salle commune. Frances, serrant contre elle une feuille de papier journal, était recroquevillée devant une jeune femme qu’il n’avait jamais vue. Elle avait un visage émacié, les cheveux sales. De l’entrée de la salle, il percevait son odeur d’alcool.

— C’est mon fils, tu m’entends ? Mon fils.

Ronnie était toujours à genoux par terre avec ses crayons, en train de se balancer.

— Hé là, hé là, fit Russ.

La jeune femme virevolta.

— T’es le mari ?

— Non, je suis le pasteur.

— Ouais, ben je sais pas qui c’est celle-là, mais dis-lui de foutre la paix à mon fils.

Elle s’adressa à nouveau à Frances :

— Fous-lui la paix, salope ! C’est quoi que t’as dans les mains, d’abord ?

Russ s’interposa entre les deux femmes.

— C’est quoi, hein !

— C’est un dessin, répondit Frances. Un joli dessin. C’est Ronnie qui l’a fait. N’est-ce pas, Ronnie ?

Le dessin en question était un gribouillis rouge informe. La mère de Ronnie l’arracha des mains de Frances.

— Ça t’appartient pas.

— Non, dit Frances. Je crois qu’il l’a fait pour vous.

— Elle continue de me parler, celle-là ? C’est ça que j’entends ?

— Je crois que nous avons tous besoin de nous calmer, ici, dit Russ.

— Qu’elle vire son cul blanc de devant ma gueule et qu’elle arrête d’emmerder mon fils.

— Je suis désolée, dit Frances. Il est si mignon, je voulais seulement…

— Mais pourquoi elle me parle encore !

La mère déchira le dessin en petits morceaux et releva Ronnie en le tirant par le bras.

— Je t’avais dit de pas t’approcher de ces gens. Je te l’avais pas dit ?

— J’sais pas, dit Ronnie.

Elle le gifla.

— Comment ça, tu sais pas ?

— Madame, dit Russ, si vous frappez à nouveau cet enfant, vous allez avoir des problèmes.

— C’est ça, ouais.

Elle se dirigeait vers la sortie.

— Allez, viens, Ronnie. On n’a plus rien à faire ici.

Lorsqu’ils furent partis, et que Frances eut éclaté en sanglots et qu’il l’eut prise dans ses bras – sentant sa peur s’évacuer en frissons, mais remarquant également comment sa forme étroite se logeait parfaitement entre ses bras, sa tête délicate dans sa main –, il ne fut lui-même pas loin des larmes. Ils auraient dû demander la permission. Il aurait dû garder un œil plus protecteur sur elle. Il aurait dû insister pour qu’elle aide les autres femmes avec les livres.

— Je ne sais pas si je suis faite pour ça, dit-elle.

— Vous avez manqué de chance. C’est la première fois que je la vois.

— Mais j’ai peur d’eux. Et elle l’a senti. Vous, vous n’avez pas peur, et elle vous a respecté.

— Ça devient plus facile avec le temps.

Elle secoua la tête, elle n’y croyait pas.

Au retour de Theo Crenshaw après le déjeuner, la honte empêcha Russ d’évoquer l’incident. Il n’avait aucune idée derrière la tête concernant Frances et lui, aucun fantasme particulier, rien de plus que le souhait d’être près d’elle, et à présent, à cause de sa vanité et de son manque de discernement, il avait gâché l’occasion de la voir deux fois par mois. Il était assez faible pour convoiter une autre femme que la sienne, mais même dans la faiblesse il était nul. Quelle tactique épouvantablement passive que de l’avoir attirée au sous-sol ! Imaginer que, en le regardant travailler, elle aurait envie de lui, de la même façon que, en la regardant faire quoi que ce soit, il avait envie d’elle, c’était être le genre d’homme dont le genre de femme qu’elle était ne voulait pas. Le regarder l’avait lassée, et il était responsable de ce qui s’était ensuivi.

Dans sa Fury, sur le lent trajet du retour vers New Prospect, elle resta silencieuse jusqu’à ce que l’une des veuves plus âgées lui demande si son fils, Larry, l’élève de seconde, se plaisait à Crossroads. Russ ignorait alors que son fils avait rejoint le groupe de jeunes de l’Église.

— Rick Ambrose doit être une sorte de génie, dit Frances. Il ne devait pas y avoir trente gamins dans ce groupe à mon époque.

— Vous en faisiez partie ? s’enquit la veuve curieuse.

— Oh, non. Pas assez de garçons mignons. Aucun, même.

Venant de Frances, le mot « génie » fut comme de l’acide sur le cerveau de Russ. Il aurait dû encaisser stoïquement, mais il était parfois incapable de ne pas faire certaines choses qu’il regretterait plus tard. À croire qu’il les faisait précisément pour pouvoir les regretter plus tard. S’accabler de honte rétrospective, s’abaisser dans la solitude, était son moyen de retrouver la miséricorde de Dieu.

— Vous savez pourquoi ce groupe s’appelle Crossroads ? dit-il. C’est parce que Rick Ambrose a pensé qu’un nom tiré d’une chanson de rock pouvait plaire aux jeunes.

Demi-vérité tendancieuse. C’était Russ lui-même qui avait proposé ce nom.

— Et donc, je lui ai demandé – je n’ai pas pu m’en empêcher – s’il connaissait la chanson originale de Robert Johnson. Et là, il m’a regardé avec des yeux ronds. Parce que pour lui, vous comprenez, l’histoire de la musique commence avec les Beatles. Croyez-moi, je connais la version de Cream. Je vois exactement ce que c’est. C’est une bande de jeunes Anglais qui pillent un authentique maître du blues noir américain et qui font comme si c’était leur musique à eux.

Frances, sous sa casquette de chasse, avait les yeux fixés sur le camion devant eux. Les veuves plus âgées retenaient leur souffle pendant que leur pasteur associé taillait une veste au directeur du programme jeunesse.

— Il se trouve que je possède l’enregistrement original de « Cross Road Blues » chanté par Johnson, se vanta-t-il, peu glorieusement. Quand j’habitais Greenwich Village – oui, j’ai habité là-bas, à New York –, je chassais les vieux 78 tours dans les bazars. Pendant la Grande Dépression, les maisons de disques allaient sur le terrain et faisaient enregistrer de formidables chanteurs authentiques – Lead Belly, Charley Patton, Tommy Johnson. Je travaillais dans un centre périscolaire de Harlem et, tous les soirs, quand je rentrais, j’écoutais ces disques et j’étais comme transporté dans le Sud des années vingt. Ces vieilles voix étaient chargées d’une telle souffrance. Ça m’aidait à comprendre celle à laquelle j’étais confronté à Harlem. Parce que c’est ça, la véritable identité du blues. C’est ce qui manquait aux groupes de Blancs quand ils se sont mis à singer ce style. Je n’entends aucune souffrance dans la musique moderne.

Un silence gêné s’installa. Les dernières lueurs de cette journée de novembre teintaient de couleurs pastel les nuages recouvrant l’horizon périurbain. Russ avait à présent largement de quoi nourrir sa honte à venir et se convaincre qu’il méritait d’en baver. C’était grâce à ce sentiment de rectitude qu’il éprouvait lorsqu’il était au fond du trou, à cette impression de retour au pays que lui procuraient ses humiliations, qu’il savait que Dieu existait. Déjà, alors qu’il roulait vers le jour déclinant, il avait un avant-goût de leurs retrouvailles.

Jonathan Franzen, Crossroads, traduit de l’anglais (États-Unis) par Olivier Deparis, © Éditions de l’Olivier, 2022.

En librairie le 23 septembre.


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