Nouvelle

Le requin-baleine

Écrivain

Parti faire de la plongée dans l’océan Indien, Pierre est un homme plutôt solitaire qui, à l’écart du groupe de plongeurs comme lui avides d’une rencontre avec un requin-baleine, fait une expérience de la mer qu’on pourrait dire totale. Car c’est bien de plénitude qu’il s’agit dans cette nouvelle aussi émerveillée qu’attentive dans ses descriptions de la faune, la flore, les minéraux et mouvements marins. On y touche du doigt le désir, la proximité avec soi, peut-être quelque chose comme le nirvana. Un texte inédit d’un écrivain à découvrir.

1.

«Allez, un ultime effort ! » entendit-il au-dessus de lui et, levant la tête, hissé tel un vieux sac par une poignée de main d’une vigueur invraisemblable, il découvrit la tête rigolarde du chef des guides qui n’était pas fâché, visiblement, de l’arracher un bon coup à sa rêverie, et de le ramener sur terre – enfin pour ainsi dire. Car c’est ainsi qu’il passa du dhoani à la proue de gondole qui les avait convoyés du hideux terminal d’Awali, vaste gare chinoise sans âme où accostaient juste des avions et non des trains, au pont de la Maria-Luiza, ancrée un peu plus loin dans la rade.

Les conversations roulaient déjà dans tous les sens – du genre auquel on s’attend dans ces équipées lointaines : totalement impersonnelles (il ne sut jamais exactement ce que faisaient ses compagnons dans le civil, pas même où ils habitaient) malgré le tutoiement de rigueur chez les plongeurs, mais techniques, passionnées, teintées à l’occasion d’une pointe de forfanterie, mais sans malice aucune et comme une manifestation quasi humorale de leur excitation collective : sites légendaires égrenés au long de périples qui dilataient l’imagination (ou chiffonnait l’espace, selon les talents du conteur !), anecdotes savoureuses émaillées de rencontres magiques, d’espèces rarissimes, de profondeurs extraordinaires, mais aussi récits de mésaventures diverses (pas bien méchantes, puisqu’ils étaient tous là, bien vivants, entiers et solides !), sans oublier les explications détaillées, parfois comiquement interminables, des diverses fonctionnalités de tel ou tel gadget électronique ou photographique flambant neuf, déballé de son coffret capitonné sous des regards enfantins et admiratifs, et dont il n’était pas moins que les autres friand, bref, tout un bavardage joyeux quoique pas tout à fait naïf, puisque chacun, en même temps, jaugeait sans rien dire, barricadé derrière une jovialité indéfectible et très également distribuée, les compétences, les risques éventuels, voire les dangers à redouter aux côtés du partenaire-mystère qui lui serait assigné pour le reste de la croisière, et dont il répondrait, plus ou moins, de la vie – bavardage joyeux, donc, mais qui n’étouffait pas complètement chez lui, même s’il s’y joignit d’emblée et de bon cœur, l’observation malaisante qu’il n’y avait, parmi eux, aucune femme.

Il n’était nullement familier de l’océan Indien. Mais il avait réussi à dénicher dans son emploi du temps une huitaine de jours où son absence ne nuirait pas à grand-monde et, fermant son cabinet, il avait entrepris ce voyage très inconfortable, car réservé trop tard dans la saison, fait de sauts de puces et de correspondances épuisantes, au bout duquel Awali, perdue au milieu des anneaux coralligènes bleus clairs qui s’étaient succédé sous leurs yeux lors du dernier vol, avait enfin surgi des flots. Aux dernières nouvelles, ce surgissement pouvait bien n’être qu’assez temporaire, d’ailleurs : car s’il s’était retourné, au lieu de préférer le spectacle des îles de rêve posées comme d’éternelles virgules vertes et blanches sur l’azur infini de la mer, il aurait pris en pleine face l’alignement de tours en béton bicolore, dressées à une hauteur incongrue (il y avait compté, par curiosité, plus de vingt étages) au bout d’une langue de terre gagnée à force de remblai à l’extrémité ouest de l’ancien aérodrome. Les autorités d’Awali, lui avait-on expliqué, logeaient là les « réfugiés climatiques », quelques dizaines de milliers de gens tout de même, forcés d’abandonner leurs îles au sud, parce que l’inexorable montée des eaux, quand elle ne grignotait pas les rives, salait les derniers puits, parce que les jetées en bois de cocotier cédaient sous la houle d’été chaque année plus féroce, ou que les courants, de plus en plus capricieux avec la perturbation des moussons, avaient fait fuir trop au large les thons dont ils vivotaient jusque-là. On les disait heureux, consolés par la vue assurément imprenable dont ils jouissaient de leurs balcons, ébahis en tout cas du confort que ces horribles bâtiments leur offraient (Pierre avait vu leurs prototypes dans les banlieues de Shenzhen, mais beaucoup plus décatis, ceinturés d’autoroutes et noyés dans un brouillard gris sale) – jusqu’à ce que leur sort se précise : leur délicieuse hospitalité d’insulaires, leur gentillesse, rien de cela ne les disposait au service des touristes, tant elles procédaient l’une et l’autre de leur amour farouche de la liberté, et tant qu’il leur restait cette ultime marque de fierté, ils étaient voués à une pauvreté subventionnée.

Aussi l’équipage était-il principalement de la grande île voisine, des Tamouls aux yeux perçants, aux attaches fines, et qui ne paraissaient pas du tout taillés pour les tempêtes, ni même la simple navigation, mais dont les pieds dansants faisaient merveille, leurs muscles s’avérant incroyablement puissants tandis qu’ils mettaient le dhoani à couple. Ils arboraient en toutes circonstances un sourire radieux, dont la sincérité lui parut cependant difficile à évaluer tant ces hommes, jeunes, à la barbe fine et broussailleuse, semblaient pouvoir virer en un rien de temps d’une placidité un peu molle à la rage la plus effrayante. Ils s’adressaient aux passagers dans cet anglais à peu près inintelligible de l’Inde, tout à fait correct syntaxiquement, mais dont l’articulation contredit si violemment le découpage des sons des langues natives qu’il en avait pour ainsi dire mal pour eux quand des mots tout simples leur sortaient de la bouche. Des quelques regards qui se croisèrent fortuitement, Pierre déduisit qu’ils savaient observer leurs observateurs avec acuité, y compris la façon d’observer dont on observait leur façon d’observer, et ne pas en tirer moins de conséquences que lui (ni moins d’amusement, sinon de complicité), mais il y avait encore autre chose dans l’air – comme s’ils s’étaient tous attendus à un événement spécial, à quelque chose dont Pierre ne cernait pas précisément le contour, mais qui n’arrivait pas à son heure, bien qu’ils l’attendissent tous silencieusement, non, se dit-il, religieusement.

De toutes façons, à Awali, bien des choses dépendaient de la perspective. Si les habitants des quartiers neufs s’estimaient privilégiés (du moins au début), c’était plus ou moins la même chose des hôtes des vastes complexes hôteliers qui s’étaient annexés les îles peu à peu vidées de leur population d’origine, les prolongeant de rangées entières de villas sur pilotis. Il avait souvent lu, dans l’avion, justement, ces catalogues de voyagistes vendant des séjours paradisiaques dans des lieux de ce genre, et il se souvenait assez clairement de vastes baies ouvertes dans ces paillottes et de vues étonnantes sur les lagons. De l’intérieur, tout n’était (en général) que luxe, calme et volupté. On offrait aux hôtes une gamme d’expériences suffisamment larges pour satisfaire aussi bien les amateurs de spiritualité orientalisante éclairée à la bougie parfumée que les primitivistes robinsonnisants dévorant papayes et poisson cru à pleines dents – pourvu qu’ils gardent bien sagement leurs maillots sur eux. Mais les mêmes endroits aperçus du dehors et, pour ainsi dire, en série, île après île, produisait un effet tout inverse. L’unique, le sublime, l’absolument « à l’écart de tout », répété quasi à l’identique, finissait par susciter un certain embarras, un vague sentiment de duperie. L’intimité des jeunes mariés (la clientèle usuelle, à Alawi, qui arrivait pour l’essentiel d’Australie et de Nouvelle-Zélande) s’en trouvait pour ainsi dire subtilement violentée, recomposée aux couleurs d’une carte postale ou d’une publicité chic que, peut-être, dans une ou deux décennies, leurs enfants adolescents retrouveraient perdue au fond d’un fichier récupéré sur une vieille clé, à l’occasion d’un déménagement, pour se demander, perplexes, ce que faisaient ces visages, ces sourires et ces corps si juvéniles « d’avant » incrustés dans des pages de magazines anonymes et défraîchis. Et ce serait sans doute pour eux comme forcer la serrure du coffre aux secrets – avec l’espoir, comme jadis, d’y trouver, nouée par un ruban, une correspondance amoureuse qui pourrait expliquer le pourquoi de leur naissance, si possible avec toutes sortes de détails sexuels précis et brûlants –, et de n’y pas même découvrir la traditionnelle rose fanée, mais moins encore : derrière le toc de ces mises en scènes, le cruel miroir de l’excitation factice dont procède toute « venue au monde ».

Mais quand on savait de quel côté bien regarder les choses (et Pierre était devenu avec le temps très habile dans cet exercice), la splendeur du ciel, la tiédeur du vent, l’horizon prometteur des vagues, les tâches vineuses et alternativement argentées du fond où, à la dérobée, tous jetaient un œil comme s’ils avaient pu y faire apparaître à la force du regard une de ces créatures qu’ils désiraient si fort rencontrer, squale rare ou raie-guitare, toute cette autre face du monde encore inviolée (et pourvu qu’on sût tourner résolument le dos à l’autre) commençait à éponger doucement leurs soucis. Et comme la vie en mer est une école de société, ils s’amusaient déjà à s’effacer avec courtoisie dans les escaliers qui circulaient entre les ponts, s’enquéraient les uns les autres de la fatigue de leurs escales, échangeaient de menus conseils et considéraient avec attention les gobelets de leurs voisins de table avant d’y verser l’eau filtrée, au goût dur, qui serait dorénavant leur lot avant les trois immersions quotidiennes. L’équipage porta leurs valises dans une chorégraphie digne de domestiques de l’époque victorienne, et on les répartit dans leurs cabines. Mais ces dernières ne serviraient guère qu’à entreposer les bagages et à faire la sieste de l’après-midi. La plupart d’entre eux passeraient la nuit sur les canapés du carré, ou dans les matelas moelleux du solarium, sur le pont supérieur, se gorgeant les prunelles d’étoiles australes, se berçant du clapot, s’abîmant surtout dans les vapeurs des mélanges au rhum dont on accompagne, en mer, la descente du soleil sur l’horizon. Pas Pierre, toutefois. Il n’aimait pas boire, encore moins en compagnie. Et sa myopie, que l’âge avait aggravé d’autres petites infirmités déplaisantes, lui défendait ces endormissements enchanteurs : il lui aurait fallu se coucher avec ses lunettes et, sous l’eau, il avait désormais besoin d’un masque aux verres spéciaux pour jouir du spectacle. La solution était d’ailleurs excellente, mais il avait pris conscience, en l’adoptant, d’à quel point cela le plaçait comme à distance dudit spectacle, comme si l’expérience de « plongée », au sens fort, qu’il chérissait tant, s’était insidieusement changée à cause de ce nouveau masque en contemplation d’aquariophile – aquariophile mobile, certes, et flottant tout entier dans l’élément liquide de sa vision, mais quand même isolé d’elle par l’épaisseur d’une sorte de vitre devenue, hélas, indispensable.

On attendait encore deux personnes qui devaient embarquer en début de soirée, des habitués de la Maria-Luiza, comprit-il. Il déballa donc avec soin son matériel à bord du dhoani, examina les bouteilles en aluminium et de la contenance qu’il avait réclamée, calcula en conséquence son lestage pour la sortie du lendemain, vérifia les batteries de ses lampes. Il décida de fixer l’attache de son crochet neuf, un crochet à deux griffes dont on lui avait certifié la sécurité, à la boucle de ceinture de son gilet. Il s’était offert un modèle assez joli, chromé, avec deux manilles, dont le câble était enveloppé dans un tortillon de plastique bleu, et il clipa l’autre extrémité à un des anneaux de sa bretelle droite. Les crochets à dérivante de ses compagnons ressemblaient plutôt, pour autant qu’il puisse juger, à de gros hameçons. C’étaient des outils rustiques, noués à des bouts tout simples enroulés à la va-vite, et qui risquaient de faire des nœuds dans la poche latérale où il fallait les ranger de peur qu’ils ne pendillent. Le sien, il l’arborerait tel un bijou barbare, rutilant, sur son torse, d’où il le décliperait d’un geste viril pour se fixer à un coin de récif, et soutenir l’assaut des courants – Awali étant légendaire pour ses remous traîtres, ses flux impétueux et paradoxaux qui se renversaient d’une minute à l’autre dans les passes, attirant une variété extraordinaire de requins, impavides et souverains dans les tourbillons, et à qui un hydrodynamisme surnaturel conférait un avantage létal pour la chasse en pleine eau.

Un frémissement de l’équipage, soudain attentif et tendu, lui fit lever involontairement la tête et suivre leurs regards : un canot à moteur à l’approche amenait les retardataires.

2.

Alexandra Leblé, tenant la main d’un homme nettement plus âgé et qui l’aidait à apponter, lançait un sourire éclatant au chef des guides, assis sur les marches, comme pour des retrouvailles longtemps espérées. Avec un calme qui le surprit lui-même, Pierre, dissimulé derrière le garde-corps du dhoani, qu’on avait surélevé pour y ranger les bouteilles, mais qui n’avait rien perdu du spectacle, remonta sur tribord à l’échelle de coupée de la Maria-Luiza, et se joignit au petit groupe venu observer et saluer les arrivants. Il prit garde, toutefois, à rester un peu en retrait. S’il ne pouvait y avoir aucun doute sur l’identité de la jeune femme, le statut de son compagnon était plus obscur. Ils avaient en tout cas nettement plus de bagages qu’aucun d’entre eux et, outre leurs grandes malles de plongeurs, deux valises, et une quantité impressionnante de sacs multicolores d’un matériau brillant et souple, d’un design spécialement élégant (on lui expliquerait plus tard qu’il s’agissait tout bêtement de néoprène, la matière dans laquelle étaient taillées leurs combinaisons, et qui offrait une ressemblance parfaite avec le cuir sans s’altérer au contact de l’eau). Alexandra Leblé releva la tête pour honorer les rayons du soleil qui jouaient dans ses cheveux (on eût dit qu’ils l’avaient attendue avec impatience tout le jour et qu’ils s’en donnaient enfin à cœur joie). À l’instant, il n’y eut d’yeux que pour elle. Plusieurs têtes hirsutes, farouches, et qu’il ne reverrait pas une fois du reste du voyage, firent une furtive apparition à la porte qui conduisait à l’entrepont, aux quartiers réservés de l’équipage, affichant une expression aussi intense qu’énigmatique. Il fut surtout frappé par la brutale interruption de leur constant babillage : les matelots ne cessaient en effet de s’interpeller les uns les autres d’une voix douce, qu’ils se livrent à une de leurs innombrables tâches, ou déambulent, oisifs, le long des coursives, la prosodie délicieuse de leur langue (du bengali, lui avait-il semblé) détachant chaque syllabe telle une note d’ocarina – avec cet effet remarquable qu’il lui était complètement impossible de deviner quand commençait ou finissait un mot, voire une phrase, mais sans qu’il se lasse jamais de l’écoulement fluide de ces sons mystérieux. Leur soudain silence lui fit l’impression d’un suspens orchestral dramatique. Mais ce n’était pas la simple beauté d’Alexandra Leblé, décidément toujours hors du commun, qui les aimantait, ou qui éveillait en eux une quelconque concupiscence. Du fond de leurs prunelles, rayonnait au contraire un sentiment de distance sacrée, comme si, littéralement, l’avatar d’une divinité d’eux seuls connue s’était soudain matérialisé sur le navire.

Et c’est en se souvenant de la valeur mystique que les Indiens donnent à la peau claire, presque blanche, peau des dieux et des déesses, que Pierre prit conscience d’un phénomène aussi curieux que dérangeant : la pâleur de la jeune femme n’était pas tout à fait une couleur sur sa rétine et, en réalité, là où les yeux des autres rencontraient bien une forme, la surface d’une chair galbée, lui ne voyait à proprement parler rien, comme si sa pâleur diaphane ne faisait réellement plus écran à la lumière. Au point qu’il se demanda un instant si, en fait de vision, il n’avait pas plutôt sous ses yeux (sous ses yeux « intérieurs », bien sûr) une image plus proche du souvenir, voire du souvenir de rêve (il n’osa ajouter « érotique ») que d’aucune perception actuelle. Sur le moment, il ne sut trop quoi en penser. D’autant que cette bizarrerie était au même moment et en continu démentie par ceci que la main de l’homme plus âgé et dont il ne savait rien n’avait visiblement pas saisi celle d’un fantôme quand il l’avait aidée à monter à bord.

Toutefois, le phénomène insistait. Chaque fois qu’il la contemplait, ou qu’il pensait à elle (il n’en rêva justement jamais), il lui paraissait qu’elle « manquait à sa place » sous l’éclat manifeste de sa beauté, et malgré le charme puissant qui émanait de « là » où, aussi bizarre qu’il paraisse, il ne la voyait pas. Parler de phénomène, en l’espèce, avait quelque chose d’ironique : il s’agissait plutôt d’un trou étrange dans le phénoménal, une sorte de non-expérience dont il n’avait jamais rencontré, de toute sa vie, aucun exemple. Mais le phénomène, donc (comment le nommer autrement ?), était labile. Alexandra Leblé se penchait-elle pour attraper son étui à lunettes – en fait, faisait n’importe quel mouvement, surtout un peu vif – et l’impression si curieuse s’évanouissait à l’instant. Il ne pouvait plus alors résister au sentiment de son existence compacte. Puis le temps s’alanguissait, la jeune femme retombait dans une immobilité relative (immobilité rendue d’autant plus fréquente par les longues heures qu’elle consacrerait quotidiennement à parfaire son bronzage en lisant, en anglais, et avec une scrupulosité qui le laissait pantois, le Manuel exhaustif de la nutrition bio. Première partie : légumes et légumineuses) et, aussitôt, elle « s’évanouissait » de nouveau.

Le lendemain, on appareilla.

Chacun s’étant formé sur chacun une opinion suffisamment déterminée, et divers groupes d’affinités s’étant formés en conséquence, Pierre se retrouva enfin entièrement seul. Le guide qui assumait la responsabilité de leur palanquée lui avait assigné pour compagnon de plongée (pour « binôme ») un charmant retraité d’une gentillesse exquise, mais qui, sous l’eau, semblait obéir uniquement aux impulsions et aux lubies de l’énorme appareil photo qu’il portait sur le ventre, fixé par un baudrier (pour soutenir les deux phares puissants qui l’ornaient de chaque côté, et qui évoquaient plus un moins la tête robotique d’un taureau de plastique et d’acier), appareil qui décidait pour lui et de la direction et de la profondeur, sans qu’il se souciât le moins du monde de ce que lui, Pierre, faisait de son côté. Il connaissait bien ce type de chasseurs d’images. Ils peuvent passer de longues minutes à éclairer sous tous les angles un banc de poissons multicolores, un gastéropode improbable, ou un simple jeu de lumière sur le sable et, de façon insidieuse, il se laissa peu à peu aller à ne plus s’en soucier, cherchant égoïstement ce qui pouvait l’intéresser, lui, et se contentant par acquit de conscience d’une inspection circulaire toutes les cinq ou dix minutes. S’il n’était pas ignorant du risque, la tiédeur amollissante de l’eau, la simplicité enfantine des parcours, la constante proximité des autres plongeurs, et surtout l’ivresse induite par le foisonnement sidérant de la vie autour d’eux contribuaient beaucoup à en émousser la pointe. Bien vite, ils n’eurent guère de contacts que pour se signaler rituellement la mi-pression, puis le passage sur la réserve, ce dont Pierre se trouvait fort bien, prolongeant en plongée cette plongée à l’intérieur de lui-même qu’il était venu chercher plus que tout autre chose, retenant ses bulles pour se joindre doucement aux bancs de vivaneaux et de fusiliers qui s’abritaient sous les surplombs, frôlant les plus curieux d’entre eux, ou scrutant le bleu d’où émergeaient, comme les taches d’un Rorschach, mais finalement animées et parfaitement vivantes, raies aigles, carangues à plume, thons véloces et barracudas géants.

Chaque immersion apportait son lot de merveilles, sa rareté plus ou moins inespérée, et les laissait, de retour à la surface, abasourdis, sans mots pour dire leur émotion. Un tel grouillement vital de formes et de couleurs est une expérience « morale », se disait-il chaque fois, dont l’échelle même donnait le vertige. Une fois, en mer rouge, il avait plongé avec un guide féru des créatures cachées de ces univers marins, et qui avait emporté une très forte loupe. Ils étaient restés tous deux plus d’une heure dans cinq ou dix mètres d’eau, voguant d’éponges en buissons de corail, stupéfaits des êtres étranges qui daignaient se révéler à eux pourvu qu’un palmage lent ne les effarouche pas, crabes grands comme un ongle, timides vers foliés, crevettes iridescentes, alevins brassant toutes les nuances de l’arc-en-ciel, symbiotes insoupçonnables, levant à peine la tête pour se reposer les yeux devant le calme ballet des tortues. La vie semblait s’emboîter dans la vie, en abyme et à l’infini, répétant degré par degré ses hiérarchies cruelles, ses occasions de prédation, mais aussi sa fureur splendide de se reproduire coûte que coûte, chaque centimètre cube d’eau salée et planctonneuse hébergeant un monde dont, sans nul doute, les minuscules animaux que révélaient la loupe étaient à leur tour les requins impitoyables et chaque gouttelette gorgée de laitance le théâtre translucide d’accouplements incessants.

Toute cette palpitation érotique et mortelle lui réveillait le cœur.

Le troisième jour, enhardi, et puisqu’il n’était lié à personne à bord à qui il dût une conversation, il s’installa au déjeuner en face d’Alexandra Leblé. Quand leurs regards se croisèrent enfin, ce fut comme le choc de deux billes de porcelaine. Au même instant, du moins lui sembla-t-il, ils en avaient tous deux perçu le tintinnabulement aigu, et (s’il n’avait pas la berlue !) rejeté instinctivement la tête en arrière. Si voir n’est pas regarder, se dit Pierre en souriant, j’en ai désormais une preuve que je ne suis pas près d’oublier… Puis il observa (ce qui stoppa net son rire intérieur) que ce n’était que justice, puisqu’il dardait bien, lui, les yeux vers la jeune femme (ou du moins, c’était ce dont il avait la sensation physique) – mais sans la voir. L’équipage avait raison. Elle était entourée d’un halo d’intouchabilité, d’une bulle élastique mais impénétrable qui défléchissait avec une efficacité sans faille la moindre velléité d’approche. Il est rare de rencontrer des êtres entièrement assurés d’eux-mêmes, tellement à l’abri dans leur plénitude massive qu’ils évoluent en repoussant moelleusement leurs semblables, sans soupçonner tout ce que ces chocs, si doux soient-ils, rouvrent de plaies et, parfois, brisent d’infiniment fragile dans le tréfonds de celles ou ceux qui n’auront, croient-ils, jamais été davantage pour eux qu’une « rencontre de circonstances ». Mais plus rare encore quand cette sphère close sur soi procède d’une authentique beauté. Comment cela était-il advenu à Alexandra Leblé ? Il eût été bien en peine de le dire. À la contempler aujourd’hui, il semblait qu’elle était née ainsi, qu’elle n’avait jamais connu d’autre état – ou, si l’on veut, qu’elle n’avait jamais eu à déchirer cette membrane bizarre où elle s’était probablement formée et dans laquelle, adulte maintenant, elle flottait avec une aisance surnaturelle. L’équipage, oui, avait vu juste. Il y avait là une femme à l’intérieur d’un œuf, flamme de chair brûlante dans son ampoule d’eau des origines, éclaboussure divine perçant miraculeusement les franges de ce monde d’apparences.

Mais pour lui, bien qu’il sût toujours (ce qui ne le rassurait qu’à moitié) où se trouvait et ce que faisait en réalité la jeune femme, sa chair alanguie se vaporisait pour ainsi dire comme les colonnes de buée qui montaient de l’océan vers le ciel et nourrissaient les nuages, de sorte qu’il assistait plutôt, chaque fois qu’elle se « manifestait », à une sorte de défilé de mode complètement absurde. C’était comme si, sur un mannequin transparent, ou des portants de verre admirablement moulés, on lui avait montré toute une série de maillots de bain chics, voire extraordinairement chics et suggestifs. Le jour où elle avait embarqué, elle portait un deux-pièces moiré, dont les couleurs chatoyantes conservaient tout leur éclat même à l’ombre dense du pont où ils prenaient leurs repas, le soutien-gorge à deux coques semblant posé sur elle tel un chaste coquillage ouvert dont la charnière restait complètement invisible, le bas, de face, n’étant guère plus qu’un étroit triangle aux bords légèrement incurvés, dont le jumeau symétrique et inversé se trouvait suspendu, de dos, un peu plus haut, rattaché au premier par le même invisible cordon liant les deux parties du haut. Le lendemain, c’était une pièce d’un noir profond, avec une face et un dos couvrants, tenus ensemble par une chaîne d’anneaux très fins, opalescents, qui courait sur les deux côtés, donnant à chacun de ses mouvements l’impression qu’ils pourraient se rompre et faire littéralement éclater l’ensemble d’un violent coup d’aile. Sur le devant, en haut du tissu couleur ébène, une échancrure d’ivoire se déclinait dans le même matériau, demi-lune dont on ne comprenait pas bien la couture fixante, mais rappel puissant des boucles latérales. Et là, c’était encore un de ces bijoux de tissu, dont il avait déjà vu des exemples, mais celui-ci tout spécialement réussi : la spirale infinie d’un ruban arc-en-ciel qui prenait sur le cou, et descendait tour après tour en se rétrécissant sur le ventre, puis les hanches, puis le haut des cuisses d’impossible façon jusqu’à s’évanouir en pointe entre les jambes (Pierre cligna des yeux devant cet effet d’optique captivant) d’où le ruban remontait graduellement dans le dos, chaque bande séparée de la suivante par un bon centimètre, jusqu’à ce que le serpentin multicolore ait rejoint l’attache du cou. Il se fit la remarque qu’il percevait bien ces surfaces, leur apprêt, leur texture, leur coloris, mais que ses sensations persistaient même les paupières closes. Absente, l’impression demeurait aussi vive – de fait, à la façon des songes, quand un détail intensément coloré luit au cœur de la nuit du sommeil et fixe presque douloureusement l’attention du dormeur.

Au bout de quelques jours, le périple lui parut de toutes façons prendre un air de plus en plus onirique, sentiment bienvenu, parce qu’il se sentait une fois de plus glisser dans cet état d’insomnie indolore qu’il connaissait de plus en plus fréquemment ces dernières années, et qui lui avait fait rechercher pour ses yeux privés de rêves, là des paysages de villes dont les lumières ne s’éteignent jamais, dont la rumeur chuchote aux oreilles l’existence confuse d’autres hommes, ou ici, comme à Alawi, des dômes d’étoiles nouvelles à contempler sans rien dire à quiconque.

Au mouillage, ce soir-là, le capitaine avait fait allumer à la poupe une paire d’énormes phares qui trouaient l’onde de leurs faisceaux. Des myriades d’animalcules s’y agglutinèrent, infimes crustacés de cristal, toutes petites méduses aux filaments imperceptibles, vers ondulants et trépidants, et mille autres formes défiant le dessin, en volutes poudreuses. Ils se postèrent tous sur le pont arrière, sur les coursives, guettant. Au départ, les phares n’attirèrent guère que des requins nourrices – de longues roussettes plutôt que de vrais requins, à la peau uniformément jaune pâle, parfaitement inoffensives (pourvu qu’on ne s’avise pas de placer la main dans leur gueule aspirante !), au milieu desquels il avait d’ailleurs déjà nagé autrefois, et à qui il trouvait un air renfrogné et stupide. Les heures s’allongeaient. Moins persuadés de rater un moment décisif, plusieurs faisaient des allers-retours entre leurs cabines et leurs postes d’observation, et leur concentration se diluait peu à peu en conversations de plus en plus bruyantes. Assis sur un baulard, le chef des guides, lui, ne cessait de scruter l’eau opaque et vide. Lassés, les requins nourrices s’éloignèrent. Les faisceaux lumineux s’étaient maintenant transformés en piliers de mercure, deux colonnes vibrionnantes, pour ainsi dire, aux chapiteaux desquels la Maria-Luiza s’était arrimée, et dont les bases se perdaient dans le flou ou, peut-être, les reflets lointains du sable.

Au centre de ce portique, vers une heure du matin et tandis que la plupart d’entre eux étaient partis se coucher (on se lève tôt sur ces bateaux, pour la première plongée), une raie manta absolument colossale fit son apparition. De la pointe de ses ailes, elle cisailla franchement les faisceaux, ce qui lui faisait une envergure de quatre mètres au bas mot. Et elle en vint rapidement au fait. Elle ne devait pas évoluer bien profond, mais avec une grâce sidérante, alors qu’elle s’éloignait de l’arrière du bateau, vaste ombre noire, elle se renversa soudain en arrière, dessinant une boucle sur elle-même, montrant son immense ventre blanc immaculé et, surtout, sa terrifiante gueule, largement ouverte, dont les membrures osseuses et blafardes firent reculer Pierre de surprise, puis d’effroi à mesure que la raie remontait vivement vers eux, tellement elles étaient nettes, comme une radiographie lugubre et en même temps surexposée que le remous superficiel de la mer déformait, nimbant l’animal d’une aura de cauchemar. Elle dut avaler d’un coup une quantité phénoménale de plancton, mais, à leur émerveillement à tous, elle ne cessa nullement son ingénieuse manœuvre : elle pivotait sans cesse sur elle-même, comme les avions font des loopings, optimisant sa trajectoire pour couper l’une puis l’autre colonne de lumière, et se gaver sans presque fournir aucun effort. Le grouillement de vie se reformait aussitôt, inaltéré malgré les prélèvements énormes de la raie, et ils assistaient, fascinés, à ce festin goulu et interminable.

Pierre attrapa un masque et un tuba qui séchaient là, et demanda à un des guides s’il était possible de descendre l’observer.

« Fais-toi plaisir ! » lui fit-il en riant.

Un peu inquiet tout de même, Pierre se laissa donc glisser dans cette encre tiède, repoussa le bord du bateau d’un grand coup de pied pour se donner du champ, et tourna son visage dans la direction des profondeurs, s’orientant sur les deux grandes stries lumineuses. C’était bien ce qu’il avait espéré : une fois franchi l’écran floutant de la surface, la raie manta et ses rotations devenaient parfaitement nettes. Et le spectacle était tout bonnement magique. La vision cauchemardesque, vue du pont de la Maria-Luiza (ce n’était certes pas pour rien qu’on appelle parfois cette sorte de raie « diable de mer »), se changeait en une danse aérienne, à la fois puissante et incroyablement légère. L’énorme bête, enivrée par l’abondance, ne semblait plus du tout mue par sa voracité, mais se livrer à quelque activité ludique et gratuite, offrant tour à tour au regard son immense ventre uniformément laiteux (il nota que ce spécimen était pour ainsi dire sans tache) et son dos musculeux, d’un bleu-noir plus sombre encore que l’onde nocturne où elle s’évanouissait ponctuellement, comme engloutie dans des plis de velours, avant de rejaillir de nulle part et de reprendre ses cabrioles. On lui avait dit que ces animaux pouvaient vraiment frôler les plongeurs d’un bout d’aile, confiants dans l’étalage assurément intimidant de leur force. Posté à deux mètres à peine, nullement par témérité, mais parce qu’il était descendu, dans sa hâte, sans chausser de palmes, et qu’il ne pouvait pas aisément s’éloigner, il distinguait en revanche très bien ses yeux protubérants, ses branchies, ses spiracles, et ses deux nageoires si curieusement placées de part et d’autre de la gigantesque gueule, qui devaient servir à mieux canaliser le flux de bestioles dont elle se gorgeait avec voracité. À la peur, presque figeante, fit place une sorte de catalepsie. On ne pouvait pas arriver à une quelconque satiété. Ses yeux le tiraient vers là où la bête avait disparu, sa peur se changeait en peur qu’elle ne réapparaisse plus. Et quand il distinguait de nouveau son vol énorme, noir sur noir, dans l’eau sous lui, son cœur cessait de battre. Une sorte de besoin qu’il n’avait jamais soupçonné, caché tout au fond de lui-même, se réveillait là, avide, plus fort que lui, plus fort que toute angoisse, un manque sourd et douloureux, en même temps, dont il lui avait fallu cette chose gigantesque pour prendre confusément la mesure. Et plus la raie dansait, monstre cosmique engloutissant boucle après boucle des nuées d’étoiles, plus ce manque lui devenait sensible, palpable – intime. Puis la manta géante disparut pour de bon. Pierre se laissa flotter, sans un mouvement, un temps qui lui parut très long, un temps d’après le temps qui coule, de ce temps qui fait sphère de l’instant, vous en enveloppe, vous y encapsule et vous propulse en même temps dans toutes les directions, comme si vous pouviez occuper tous les lieux à la fois, toute distance abolie, à la seule force de la pensée. Il ne sut pas du tout comment il avait bien pu quitter cet état de béatitude, mais quand il se remit à nager, se retournant pour rejoindre l’échelle, il aperçut derrière lui Alexandra Leblé le fixant de derrière son masque de plongée. Se renversant en arrière avec élégance, elle fit un tour complet sur elle-même, ce qui leur mit peut-être au même instant un même sourire aux lèvres, puis elle palma avec vigueur pour le précéder à bord.

3.

Le lendemain, au petit-déjeuner, juste après la première plongée (particulièrement réussie, sur un sec éloigné de tout où les grands bancs d’arlequins et de balistes bleus se laissaient approcher de si près qu’on pouvait pour ainsi dire nager en se mêlant à leurs lents tourbillons), ceux qui s’étaient couchés trop tôt buvaient avidement les mots de ceux qui s’étaient montrés plus patients – s’efforçant de se forger le genre de souvenirs qu’ils pourraient plus tard rapporter comme s’ils avaient vu, de leurs yeux vu, ce que les seconds leur donnaient à imaginer.

Pierre se tenait décidément à l’écart, allongé sur le canapé d’osier du solarium, ne sachant que penser. Mais, comme il s’en fit l’observation moqueuse, vu que les gens comme lui ne savent justement que penser, c’était un flux ininterrompu de pensées cherchant à se penser les unes les autres, mais en vain, et où les événements de la veille se bousculaient en se marchant sur les pieds, complètement affolés par des pensées affamées et qui les traquaient de toutes parts. Pierre se sentait, avec un peu d’aigreur, dépossédé (mais pouvait-il vraiment l’être ?) de l’exclusivité de l’expérience qu’il avait vécue, du fait de l’intrusion de la jeune femme dans la bulle qu’il avait cru partager seul à seule avec la raie géante. C’était, se dit-il, un peu comme si, une fois réveillé, vous vous apercevez que vous n’aviez pas remarqué un personnage dans votre propre rêve. Cet accroc dans le tissu du souvenir vous empêche, du coup, de savoir si vous êtes pleinement lucide, ou encore en train de rêver pour réparer un défaut du rêve lui-même, dont la trame ne se laisse pas facilement rajouter ce nouveau fil, mais résiste. Combien de temps Alexandra Leblé était-elle restée, là, à les observer ? Venait-elle de descendre dans l’eau quand il l’avait aperçue ? Ou l’avait-elle suivi peu de temps après qu’il ne se soit laissé glisser sous la poupe ? Elle avait en tout cas surgi dans son champ visuel presque à l’instant où l’animal s’était évaporé dans l’opacité trouble de l’océan, et il dut secouer deux ou trois fois la tête pour chasser un rapprochement absurde, pas vraiment comique, ni « significatif », mais qui tintait en lui tel un grelot. Mais ces ruminations, de toutes façons, ne lui étaient jamais agréables et, se secouant avec difficulté, il se redressa, et prit le parti d’inspecter les eaux où ils naviguaient maintenant, en route vers le sud et ce qui, pour Pierre, était le but ultime de ce voyage.

À bâbord, un lointain cumulo-nimbus, colonne d’orage et de foudre écrasant Dieu sait quelle île sous son pied visqueux et gorgé de pluie, ses membres difformes, en excès, bras et jambes de grisaille par douzaines pétrifiés dans une fureur immobile et monstrueuse, se dressait comme le courroux lui-même changé en donjon sinistre peuplé de titans vaincus.

Mais à tribord, et devant eux, le ciel était entièrement libre, accueillant, prometteur. C’est juste qu’ils n’étaient plus seuls. Déjà, la nuit précédente, Pierre avait noté que le procédé des phares n’avait rien d’inédit : plusieurs autres bateaux au mouillage y avaient eu recours en même temps qu’eux, au point qu’une sorte de compétition s’était installée entre croisières, à qui attirerait plus vite une belle manta. Un bateau n’est pas juste un petit monde illusoirement clos. Il fonctionne comme une extension du moi, au sens où l’on peut s’y sentir seul, ou seuls, mettre entre parenthèses le reste des hommes et s’imaginer presque qu’on y circonscrit réellement l’univers d’un simple tour d’horizon. Mais il y avait quelque chose de déplaisant à penser que les autres voyageurs sur les autres navires faisaient au même moment la même expérience, fût-elle tout aussi illusoire et narcissique que la sienne, et qu’ils éprouvaient donc eux aussi, de son fait, une sorte d’empiètement, comme si toutes leurs rêveries isolées se gênaient finalement aux entournures. Car Alawi attirait du monde. La nature y était encore suffisamment généreuse pour gratifier la plupart des touristes, comme lui, d’une impression d’exceptionnelle richesse, d’aperçus à chaque fois uniques de ses trésors. Il n’en restait pas moins que les signes d’industrialisation de cette nature « intacte » se multipliaient depuis leur départ – et ce n’étaient pas les palanquées nombreuses qu’il leur arrivait de croiser sous l’eau, dans les sites réputés, qui aidaient à l’oublier. Et puis les plongeurs, encore qu’ils n’en parlent jamais, ne savent que trop ce qu’il en est. Dans ses expéditions au bout du monde, Pierre l’avait régulièrement observé : pas une belle plongée qui n’eût un arrière-goût d’adieu. Si tous se remplissaient les yeux de flore et de faune exotique, c’était aussi avec la certitude que leurs enfants, s’ils en avaient, n’en verraient sûrement plus rien. Il avait appris à repérer les insidieuses balafres blanches sur les massifs buissonnants vert pâle et à ne pas se leurrer quand les algues brunes redonnaient une simple apparence de vie aux grands jardins morts. Il se réjouissait de croiser les tortues, mais c’étaient le plus souvent des imbriquées. Les vertes étaient bien rares. Quant aux tortues luths, il n’en avait plus vu depuis dix ans. Leur oraison funèbre, c’était un des guides qui l’avait prononcée, quelques jours plus tôt, à l’apéritif du soir : on peut tant qu’on veut interdire le commerce des écailles, décourager la consommation de viande, ou protéger les lieux de ponte, le sexe de ces reptiles dépend de la température d’incubation des œufs. Enfouis dans le sable, à moins de 29° C, ils donnent des mâles, à 30° C et plus, des femelles. Dans deux ou trois décennies, moins peut-être avec le réchauffement global, il n’y aura plus de mâles pour propager l’espèce. L’ironie de la chose, c’est que pour venir admirer cette beauté et lui rendre, en somme, un dernier hommage, les voyages en avion, obscènes orgies de carbone rejeté par centaines de tonnes dans l’atmosphère, en accélèrent indirectement le déclin. Il avait bien fait rire en faisant remarquer, qu’au moins, eux, les plongeurs, respirant sous l’eau, rendaient un peu de gaz carbonique à l’océan – personne n’était dupe.

Aussi eut-il un mauvais pressentiment quand, commençant à croiser dans les eaux du requin-baleine, le dhoani où ils avaient pris place se trouva littéralement prendre la file dans un cortège de bateaux de toutes tailles et qui s’étirait déjà sur plusieurs miles. Le littoral qu’ils longeaient (ils firent plusieurs allers-retours cette matinée-là) était curieusement urbanisé, et donc laid, les affreuses verrues de ciment où logeaient les Awaliens et les chantiers navals réussissant à percer avec leurs épines rouillées le couvert des cocotiers, des figuiers banians et des arbres à pain. Mais la mer prenait aussi, à perte de vue, une teinte carrément livide. Pierre avait lu qu’il avait fallu des siècles pour qu’on comprenne la valeur de ce très profond détroit (des milliers de mètres, indiquaient les cartes) qui séparait l’archipel en deux moitiés. Depuis toujours, Alawi était connu pour un cimetière de navires, victimes des courants traîtres et des récifs : marchands de perles arabes, jonques chinoises remplies de porcelaines et de rouleaux de soie, caravelles portugaises bourrées d’épices des Moluques, et même un ou deux vaisseaux amiraux de la Compagnie des Indes chargés de l’or maudit des impôts du Bengale, leurs orgueilleux gouverneurs à bord, drossés contre d’invisibles écueils, juste rétribution de leurs exactions, morts sans témoin, les épaves se dissolvant bien vite dans l’eau chaude, ensevelies sous le pullulement des algues et des coraux mous. C’est de ce couloir liquide insondable que, de temps en temps, remontaient des requins-baleines, géants sans égaux parmi les poissons, pour aspirer les masses colossales de plancton dont ils se nourrissent, avant de reprendre leurs circumnavigations vers l’Indonésie, les Philippines, l’Indochine, puis l’Australie et, peut-être (tant leur vie est enveloppée de mystères, nul ne sait même s’ils pondent ou non des œufs, ni où, ni quand ils se reproduisent) revenir au large de Djibouti, où on les observe accompagnés de juvéniles. Assis en tailleur sur le toit du dhoani, un foulard sur le crâne, le chef des guides, un œil sur la surface ridée de la mer, l’autre sur les bateaux concurrents qui se livraient à la même chasse, se crispait, mutique, concentré, attentif aux jeux du soleil et des reflets qui auraient pu trahir l’affleurement du monstre. Le pilote, et l’équipage, comme s’ils lisaient eux aussi une immense page couverte de hiéroglyphes changeants, mais dont ils ne leur communiquaient pas le sens, faisaient de temps en temps dévier leur course d’une interjection tantôt mélodieuse, tantôt gutturale, attirés par une tache marron fugitive, ou par l’apparence d’un sillage brillant, qui, invariablement, se révélaient une illusion d’optique ou une trace d’huile sale flottant entre deux eaux.

Pierre s’était assis à côté du guide, frappé du silence qui était tombé sur eux tous comme une chape. Il comprenait lentement, difficilement, qu’ils étaient tous entre les mains de la fortune, et que la présence régulièrement signalée du requin-baleine dans ces parages ne garantissait pas du tout qu’ils en apercevraient un – chose coulant de source, mais dont il n’arrivait pas à saisir pourquoi elle le blessait à ce point, ni comment il avait pu traverser la moitié du monde mû par la certitude, dont le caractère proprement délirant lui sautait à cet instant aux yeux, qu’un requin-baleine se montrerait à lui. Au contraire, plus les heures passaient, plus l’étendue fripée, opaque de l’océan lui semblait se changer en un écran rigide, impénétrable, hostile, le séparant toujours plus de la « grande chose » obscure mais décisive qu’il avait espérée – cela lui fit une impression pénible de s’observer former en lui une expression si grandiloquente, mais enfin, c’est bien ainsi qu’il se le formula – toute sa vie. Tout se passait comme si le sens de ladite vie, qui n’en avait guère paru très encombrée jusque-là, avait décidé, sans le consulter, et de son propre chef, de se jouer en ce seul instant, le laissant, lui, dans une position passablement horrifiée, spectateur impuissant et même stupide de l’épreuve la plus importante qu’il eût jamais traversée. Ce qui tamponnait juste cette horreur, c’était encore et toujours l’hypnose dans laquelle il tombait, fouillant avec avidité les moindres froissements de la nappe de mercure, striée de tortillons aveuglants, que le soleil au zénith opposait désormais à sa curiosité, c’était le devancement hallucinatoire de la robe gris-noir, ponctuée de taches blanches, dessinant parfois un damier, du gigantesque objet de son désir, le requin-baleine immanquable, la bête dont on racontait qu’elle pouvait atteindre vingt mètres de la tête à la pointe de la queue, et peser des dizaines de tonnes, et qu’il voyait, là, avancer calmement d’un frémissement imperceptible et souverain de ses formidables nageoires.

Au bout de quatre heures, comme il leur avait été annoncé, leur vaine quête cessa. Le pilote du dhoani vira de bord et se mit en route pour rejoindre la Maria-Luiza, au mouillage. Ils longèrent une dernière fois la côte spécialement hideuse de l’atoll, que les autres bateaux d’observation avaient eux aussi, pour la plupart, désertée. Personne à bord n’avait le cœur à parler, personne, d’ailleurs, ne tenta rien en ce sens, comme si la déception les avait anesthésiés, et même leurs regards fuyants n’examinaient plus la mer qu’avec une sorte de lassitude, voire de colère sourde. Pierre remarqua qu’il n’avait jamais ressenti aussi vivement le poids de son cœur dans sa poitrine, comme si quelque chose s’était là changé en une masse de chair amorphe, vaguement étrangère, mais bel et bien gorgée de sang et qui palpitait. C’était en même temps si surprenant, si incongru, qu’il s’étonnait de ne pas en ressentir d’angoisse, juste une gêne physique, plutôt neutre affectivement, et il se demandait avec une froideur détachée elle aussi dérangeante comment elle allait évoluer.

La sensation dura jusqu’au soir et, l’apéritif de ses compagnons de voyage ayant été particulièrement arrosé, les langues se délièrent enfin au dîner. Il s’aperçut, à l’occasion, qu’il était un des très rares à bord à ne jamais avoir vu de requin-baleine. Autour de lui, les anecdotes fusaient, avec cette chose tellement amusante que tous les écoutaient successivement dans un silence recueilli, un peu comme si chaque requin-baleine différait du précédent par des circonstances de rencontre en soi déjà prodigieuses, voire des qualités proprement mystiques, sans que jamais, cependant, il eût l’impression que les uns ou les autres affabulaient : tel l’avait observé presque invisible, englouti dans le banc de thazards qui accompagne très souvent ces poissons-colosses, l’autre se disait un peu déçu de la taille modeste du spécimen qu’il avait croisé en plongée, une fois, qui était lentement passé au-dessus de leur palanquée et qu’il aurait pu, tout bonnement, ne pas remarquer. Un autre encore, ce qui les fit frémir, raconta qu’il avait goûté la viande de l’animal, que des baleiniers avait péché en mer de Chine, et qu’il lui en restait le souvenir d’un goût écœurant de lait de soja caillé. Les récits des guides, en revanche, étaient beaucoup plus nombreux et détaillés, même si la rareté, en fait, du spectacle dont il avait été frustré lui apparaissait maintenant en pleine lumière. Toutes ces histoires se renforçaient l’une l’autre, toutefois et, l’alcool aidant (les petits malins qui s’étaient ingéniés à faire passer à la douane de la vodka dissimulée dans des flacons de shampoing remplissant gaiement les verres sous l’œil atterré de l’équipage), c’était un merveilleux requin-baleine, immense, indemne des affreuses morsures d’orques dont ces animaux sont parfois les proies, flottant immobile dans des eaux éternellement translucides et s’offrant à la contemplation universelle, bref, l’idéal du requin-baleine qui nageait désormais d’une conversation à l’autre, et Pierre observait ce qu’il ne connaissait que trop pour s’en sentir à chaque fois radicalement exclu : d’autres êtres humains autour de lui se léchant mutuellement leurs plaies à petits coup de récits d’imagination et de souvenirs frelatés, retrouvant peu à peu le sourire, et se préparant à une nuit de songes réparateurs.

Seule Alexandra Leblé ne dit rien, buvant les paroles des convives, et notamment celles de son père, puisque c’était son père, que Pierre découvrait donc, qui avait manifestement plongé dans toutes les mers du monde, rebondissant sur chaque anecdote avec une surenchère de précisions spirituelles et fascinantes. Mais ses sourires et ses grands yeux étonnés la rendaient vivante comme jamais – sauf quand son visage se tournait vers Pierre, que ses yeux scrutaient l’espace où il existait pourtant bel et bien (du moins lui semblait-il !) et que se renouvelait le phénomène ahurissant du choc des billes de porcelaine. Ce soir-là, Pierre fut traversé d’une idée qui, pourtant, n’avait rien d’inattendu : que, peut-être, pour toutes sortes de raisons soigneusement enfouies en eux et qu’ils ne tenaient ni l’un ni l’autre à faire remonter à leur conscience, Alexandra Leblé aussi ne le percevait pas de façon tout à fait ordinaire – et, pourquoi pas ?, éprouvait en sa présence quelque chose de très similaire à ce qu’il éprouvait devant elle.

4.

Le cinquième jour, on les leva un peu plus tard. La Maria-Luiza avait pris la nuit pour les conduire à proximité d’une passe navigable, un ava, creusé tel une entaille indigo dans la paroi rose et abrupte d’une bordure d’atoll, et où ils espéraient surprendre de grands requins gris. Le désordre causé par la soudaine multiplication de masses d’eau chaude rendait le calcul des courants particulièrement aléatoire, même aux pilotes awaliens expérimentés. Plus d’une fois, ils avaient dû, sous l’eau, changer leurs plans, tellement les abords des îles réservaient désormais de surprises, et quand les chenaux où ils projetaient de se poster étaient de simples trouées superficielles dans le récif corallien, les flux rentrants et les flux sortants pouvaient s’y inverser d’une minute à l’autre. Mais ce jour-là, le dhoani les laissa à la sortie d’un ava large et profond, l’eau s’écoulant du lagon vers l’océan de façon très lisible, puissante et régulière. Bien reposés, et dûment avertis des difficultés de la longue dérivante qui les attendait, ils s’équipèrent avec soin, doublant les vérifications. Pierre, qui était d’ordinaire d’une distraction pénible à ses partenaires, refit plusieurs fois, mentalement, les gestes qu’il faudrait exécuter tout à l’heure pour s’accrocher et se décrocher aux rochers et, comme on le lui avait plusieurs fois recommandé, il glissa un masque de secours dans la poche de son gilet, qu’il zippa : il n’est pas rare que des remous violents les arrachent aux plongeurs, quand ce n’est pas les embouts ou, plus ennuyeux, les palmes aux fixations trop lâches. Ils se mirent à l’eau par petits groupes, se serrant tous de près, tandis que le dhoani s’éloignait rapidement, pour rejoindre au large le point de récupération, et ils surveillèrent leur immersion pour ne pas se perdre, saisis par la force intimidante du courant. Vers vingt-cinq mètres, du rebord supérieur de l’ava, un plateau plutôt pelé parsemé d’acropores grisâtres, s’ouvrait une perspective superbe sur l’intérieur du lagon. Ils se fixèrent en ligne avec les crochets (Pierre sursauta : sous le rocher qu’il avait choisi, une murène léopard s’était complètement recroquevillée dans un trou, et sa main était en fait passée juste devant la gueule ouverte de la bête, même si celle-ci paraissait complètement étourdie par le déchaînement liquide autour d’elle). Puis ils gonflèrent légèrement leurs gilets pour se redresser et faire face, presque debout, au flot violent. Pierre se laissa enivrer par la pression qu’il sentait écraser son torse. La visibilité, malheureusement, n’était pas vraiment au rendez-vous. Il y avait bien de grands gris, et plusieurs pointes blanches, un peu plus faciles à discerner, mais il lui fallait accommoder son regard pour les deviner. En réalité, les prédateurs, tout comme eux, demeuraient immobiles dans le torrent de particules en suspension qui déferlaient sur eux telles des rafales de neige, y creusant avec le volume de leurs corps fuselés des sortes de trous ombreux. Il fallait d’abord repérer ces derniers, puis laisser lentement les yeux détecter leurs contours, et enfin seulement saturer la forme émergente de son contenu vivant, et c’est donc seulement après plusieurs secondes de ce travail qu’un reflet sur leur peau, ou la vibration d’un aileron, pouvait enfin combler l’attente. Le requin surgissait alors avec une précision surnaturelle, dans ses moindres détails, avec ses fentes brachiales et ses dentelures de queue, en pleine prédation, révélant la force inouïe, en même temps complètement tranquille du fauve, comme si rien du flot monstrueux où tout était emporté ne pouvait même le faire ciller.

Au bout d’une dizaine de minutes, ils décrochèrent. Pierre et son binôme, portés à grande vitesse et planant à deux ou trois mètres du fond vinrent s’abriter derrière une petite avancée du flanc de l’ava, en forme de promontoire, où ils retrouvèrent leur guide et les autres plongeurs de la palanquée. L’eau y était étrangement calme, mais il suffisait de lever la tête pour sentir aussitôt la poussée furieuse. Une excitation intense les animait tous, presque une envie de rire aux éclats ; il y avait là quelque chose de ludique, on avait envie de faire des cabrioles dans ce bain tiède et ses remous incroyables et, malgré la présence de loin en loin des requins, ils n’éprouvaient nulle appréhension. Ils n’étaient pas descendus assez profond pour ressentir les effets de la narcose, et cette joie ne leur semblait pas du tout alarmante. Une fois au complet, le guide donna le signal, et ils reprirent la dérive en pleine eau, prenant grand soin de rester assez près du versant pentu de l’ava et de ne pas se laisser déporter vers l’intérieur du chenal.

Ils s’arrêtèrent de nouveau deux ou trois centaines de mètres plus loin, distance parcourue en deux minutes à peine, et se fixèrent aux aspérités de la roche, examinant les alentours, curieux de requins plus rares, de bouledogues ou de tigres, notamment, que les guides avaient rencontrés là une semaine plus tôt. Pierre, instruit par son expérience avec la murène, examina le plancher sous lui, à la recherche des poissons prudents qui s’étaient éventuellement dissimulés dans les anfractuosités. Il aperçut alors, devant lui, à deux ou mètres, la courroie colorée d’un masque. Déplaçant son crochet, et luttant contre le courant, il finit par l’apercevoir en entier, miraculeusement accroché aux branches d’un buisson de madrépores, à l’extrémité d’un surplomb dont le dessin s’enlevait sur le bleu-noir du gouffre. Il le reconnut aussitôt. C’était celui qu’Alexandra Leblé portait la nuit de la manta. Elle était descendue avec la palanquée précédente, et elle devait les devancer de peu au point de rendez-vous. Avec effort, se plaquant contre le fond, il avança en rampant pour le récupérer, plantant ses crochets dans tout ce qui lui paraissait suffisamment solide pour résister à la poussée qui le rejetait de plus en plus fort en arrière.

Au moment de le saisir enfin, il regarda sa fixation. Il vit le solide pan de rocaille où il pensait s’être arrimé se métamorphoser en un vulgaire et gros galet, qui se souleva lentement comme une pierre tombale dans un vieux film d’horreur, puis se retourna en roulant, et le double crochet lui resta dans la main tandis qu’il était littéralement aspiré dans le courant, vers le bleu, de plus en plus loin de la paroi de l’ava.

Pierre sourit. Il volait, maintenant. L’accélération était formidable. La température, exquise. Il ne tourbillonnait pas sur lui-même, mais planait, bien à l’horizontale. Au-dessus de lui, l’azur laiteux, en-dessous, la nuit insondable. Il savait qu’il devait économiser tout effort, et se laissait voluptueusement porter. Il jeta un œil sur les instruments. Son manomètre indiquait encore une cinquantaine de bars, mais il avait mal jugé de la profondeur et se trouvait encore à une bonne trentaine de mètres. Il amorça donc sa remontée, pour constater avec un peu plus d’inquiétude qu’il avait beau palmer, il ne gagnait pour ainsi dire rien, et restait obstinément collé dans les trente mètres – consommant donc beaucoup trop. La paroi de l’ava défilant devant lui était bien visible, et il y aperçut la palanquée précédente, le chef des guides aux côtés d’Alexandra Leblé, démasquée, tous solidement agrippés, et qui observaient deux énormes squales à l’affût, juste à leur hauteur. Il détacha son phare, l’alluma, et l’agita de haut en bas et de bas en haut, le signal de détresse conventionnel, mais sans grande conviction, parce qu’à cette distance, il y avait peu de chance que l’eau trop trouble et la diffraction leur laissent la moindre chance de l’apercevoir.

Il passa devant eux sans que personne ne remarque rien (et il se dit, pince-sans-rire : comme toujours).

Palmant toujours en vain vers le haut, il décida de jouer de l’effet de bouée et de gonfler davantage son gilet. Il se sentait extrêmement lucide, curieux de connaître la suite, tranquille à l’idée que, de toutes façons, il dérivait en direction du large, que le courant qui le plaquait obstinément dans les trente mètres finirait par s’y diluer, et qu’on saurait par définition où le chercher s’il ne faisait pas au bout du compte surface tout près du dhoani, ancré à la sortie de l’ava. Il n’utilisa même pas l’air de la bouteille pour gonfler son gilet. Par prudence et pour économiser sa réserve, il le remplit à la bouche, en expirant longuement, ce qui eut un effet apaisant, car son cœur commençait à battre la chamade.

Il mit un peu de temps à comprendre le pourquoi de l’alarme stridente qui se déclencha à son poignet. Il regarda, incrédule, vers le haut, le plafond lumineux lui semblait toujours aussi distant, l’abîme violet sous ses pieds toujours aussi lointain. Mais le profondimètre, lui, n’était dupe d’aucune illusion et ses deux oreilles se changèrent soudain en un nid d’aiguilles lui perçant sauvagement le crâne, comme si sa tête se chiffonnait soudain en une vilaine boulette de papier, une page de brouillon vouée au rebut. Puis au bout d’un instant la douleur cessa aussi brutalement qu’elle était venue. Il n’entendait plus rien, pas même son cœur. Ce n’était plus le silence, c’était un non-bruit, et il s’aperçut que, dans cet état vraiment « inouï » – s’il pouvait dire ! – de suppression sensorielle, il ne s’était jamais senti aussi proche de soi. Il remontait, tout simplement, poussé désormais vers le haut à une vitesse prodigieuse. Le courant qui le bloquait jusque-là s’était inopinément inversé à la sortie de la passe, et son gilet gonflé à bloc accélérait encore sa progression mortelle. Il sut tout de suite que le vider ne servirait de rien, ni s’allonger, bras et jambes en croix, ni aucun des artifices futiles qu’on vous enseigne pour ces circonstances. Il eut encore l’idée de s’extraire de la sensation d’oppression atroce qui lui broyait la poitrine, de sa respiration bloquée, changée en hoquets impuissants, et de fuir ces ultimes désagréments avec les dernières bulles qui le précédaient encore, comme s’il avait pu leur confier son esprit et laisser son corps trop lourd, s’il en avait envie, le rejoindre plus tard, là-haut. Il se vit alors, crevant cette surface qu’il n’avait jamais réussi à crever, et retomber dans une grande éclaboussure, fleur sanglante, les poumons déchirés par la surpression, et se laisser revêtir, tout chagrin aboli, dans la soie turquoise d’un linceul liquide, et couler, empli de gratitude, et se dire, ouvrant enfin les yeux, qu’il y avait des fins plus moches.


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