Récit

Contre toute attente

Écrivain, reporter

Une femme. Un homme. Le caractère passager de l’histoire n’empêche pas le désir de naître, évoluer, mourir – avoir sa vie propre. C’est qu’on oublie parfois que le désir est lui aussi un personnage de ladite histoire. Et si la difficulté peut être de susciter celui de l’autre, ou de savoir comment y répondre, consentir au sien propre n’en est pas moins au cœur de l’affaire : ne pas dénier son désir comme son non-désir. Un moment (de chagrin) d’amour inédit.

Comme je vous rejoignais au salon et que, quittant la fenêtre, vous avanciez vers moi ; comme je vous demandais « que faisiez-vous ? » – « je regardais la vue », votre visage très tourné vers le mien, votre sourire très grand, j’ai perçu quelque chose venant de vous qui n’y était pas l’instant d’avant.

Votre corps et le mien ont rejoint ensemble l’embrasure de la porte, s’y sont arrêtés. Le mien s’apprêtait à vous laisser passer ; il était bientôt l’heure pour vous de repartir.

 

Tandis que je vous regardais vous arrêter à ma hauteur, il m’a semblé voir, venant de votre visage, une intention nouvelle, qui n’y était pas au moment de vous laisser seul au salon quelques minutes avant. Mon corps d’abord l’a éprouvé. J’ai hésité à comprendre de quel ordre elle était, bien que sachant déjà. Quelque chose de vous contre toute attente approchait, un désir, le vôtre, dont j’avais pourtant tenu à distance la possibilité, m’interdisant de l’imaginer, et le contraindre plus encore, ou le provoquer.

Si votre désir venait, qu’il émane de vous seul et non comme un fruit de mon imagination ou de mon empressement ou de ma capacité à le créer chez vous. Rien de plus simple, on le sait, plus éphémère, volatile, qu’un désir suscité par le théâtre des avances et des suggestions que j’aurais pu faire naître. Vous envelopper, j’aurais pu, vous séduire vous conquérir vous entraver. Je m’y refusais. Une distance d’âge suffisante nous séparait pour que votre désir ne puisse et ne doive venir que de vous. Ni effet d’épaule ni parures ; je vous avais prévenu, je serai sans escarpins ni talons. Nous étions dimanche, nous avions prévu d’aller marcher ; que votre désir se manifeste éventuellement mais alors il émanerait de vous davantage que de mes seuls atouts, de mes seuls atours, de mes seuls tours de force, de roue, de prestidigitation.

 

J’ai presque interrompu mon geste devant l’embrasure de la porte en éprouvant ce regard que vous portiez sur moi, du désir s’arrêtant à son objet avant de le rejoindre, cette chose un instant si chargé de soi et de l’autre, à en être presque entièrement saturé, cet arrêt presque complet de tout dans ce simple espace d’un mètre à peine ; est-ce que je connais quelque chose saisissant davantage que ce désir une fois admis, consenti, et dès lors seul en course, votre désir venant me laissant libre enfin de consentir moi-même à mon propre désir et au vôtre, cessant enfin de le retenir puisque semble-t-il vous aviez enfin choisi et y consentiez.

Deux consentir se pliant à vos désirs et aux miens, s’y mêlant, s’y confondant : j’éprouve encore comment l’air même s’est raréfié autour de moi à cet instant, condensé, modifié, d’autant que je n’attendais plus ce mouvement venant de vous, ne l’envisageais plus ; vous alliez rentrer bientôt c’était certain et ce serait sans douleur, c’est ce que j’avais pensé en vous rejoignant au salon. Votre geste vers moi annulait et cette perte et ce départ. Ce que votre départ aurait enlevé à l’espace de mon appartement, votre geste portait en lui la promesse de le remplir. Ce moment-là, unique, de quelques secondes, la bascule, le passage. Tout de vous, à cet instant précis, tout de vous et de moi se rejoignait, sans perte, sans reste. Il y avait tout ; ce serait la seule et unique fois.

Est-ce que je connais quelque chose saisissant davantage que cet instant de savoir que l’autre vous veut entre ses doigts, ses lèvres, sa bouche. Non rien je crois sauf peut-être à certains instants lorsqu’il s’agit d’écrire et que de la langue surgit elle aussi comme un point brûlant, inattendu. Sauf peut-être l’avais-je connu aussi en parcourant les quelques mètres séparant Beyrouth Ouest de Beyrouth Est seule, à pied, d’une milice surarmée me regardant partir à l’autre milice surarmée me regardant arriver pendant la guerre, là aussi tout s’était arrêté, condensé ; jamais je n’avais existé autant ni avec un goût si puissant, du contact de mes pieds au sol au contact de mes mains à l’air au contact de mes yeux avec ces hommes surarmés me regardant venir et dont je ne savais rien.

Le point de rencontre est là, dans cette seconde. Vous, consentant à ce désir dont pourtant vous ne sembliez pas disposer une heure auparavant. Vous, instantanément modifié ; votre visage même, votre façon d’avancer votre corps, votre regard surtout, comme me contenant. Une densité nouvelle venant de vous. Me voyant enfin, me regardant, m’appréhendant. Quelque chose de vous brillait, se désentravait ; quelque chose allait au désir, au plaisir de désirer, à cette joie presque. Vous étiez à cet instant sans contrainte, m’a-t-il semblé, vous avez eu à nouveau dix- huit ans comme lorsque nous marchions sur les quais. Vous vous affranchissiez, à l’instant de franchir simultanément l’espace infime à votre désir, au mien.

C’est à mon désir aussi, sans doute, que vous avez consenti à cet instant, autant qu’au vôtre. C’est cela que vous avez franchi. Que vous avez admis. Ce n’était pas rien, venant de vous, de ce qui nous différenciait, nous tenait à l’écart l’un de l’autre dans nos existences, nos âges, nos façons d’être et de faire, de dire, de savoir, d’être là. Je n’étais pas de ceux dont vous aviez l’habitude, de celles encore moins ; raison pour laquelle vous aviez choisi pourtant de venir vers moi. J’en avais ri de vous sur les quais, connaissez-vous Van Gogh au moins ?, avais je lancé, provocante, façon de demander avons-nous ça au moins en commun ?, vous éraflant un peu au passage ; que vous cessiez de confondre nos patrimoines et nos plaisirs, que vous saisissiez simplement ce qui avait lieu là.

Pourquoi avez-vous franchi ce passage, je l’ignore. Je vous avais laissé seul un instant au salon ; à mon retour vous aviez changé.

 

J’ai tourné davantage la tête vers vous en m’avançant, sans croire encore ce qui pourtant était là, la pièce en a été pleine aussitôt, votre corps venait, j’ai tenté un instant encore de l’ignorer, je ne voulais pas me méprendre, ne surtout rien imaginer, ne pas prendre un geste pour ce qu’il n’était pas. J’avais éprouvé vos réserves, vos retenues dans ce qui s’était installé entre nous depuis votre arrivée ; c’était un dimanche matin de printemps, quelque chose d’assez heureux et simple, contenant la promenade que nous venions de faire sur les quais, le bras que j’avais glissé sous le vôtre après vous avoir demandé si cela vous dérangeait, le vôtre que vous aviez glissé sous le mien, cette avancée précoce de printemps attisant tout dehors, bleus très bleus, odeurs déjà, et pour tout cela je vous laisserais repartir comme vous étiez venu si tel était votre désir, je n’imposerais rien, nous l’avions voulu ainsi, je ne contraindrais rien, n’orchestrerais rien pour vous retenir.

Je l’avais même évoqué nettement devant vous sur les quais pendant que nous marchions, je vous avais posé la question de cette retenue que j’éprouvais venant de vous, que je comprenais. Je voulais que vous puissiez vous dégager librement si vous étiez sans désir, j’aimais suffisamment le moment que nous partagions pour ça, il resterait un moment si vous ne vouliez rien d’autre, cela me convenait.

Vous aviez eu une phrase confuse en réponse, doublement négative, quelque chose disant non pas que vous étiez sans recul mais que si vous n’aviez pas été satisfait d’être là les choses auraient été différentes. Je n’avais pas compris votre réponse, seulement votre embarras. Je vous avais imaginé davantage capable d’exprimer votre désir, son absence également mais je suis moi-même, mieux que quiconque, capable parfois de ne rien répondre de ce qui réellement me traverse, m’émeut, m’embarrasse. Pourquoi l’auriez-vous su davantage que moi ?

 

Il était inutile d’insister plus. À votre réponse ambiguë sur les quais, j’avais décidé de ne rien faire pour en obtenir davantage, aucune initiative. Votre désir de ne pas me toucher primerait si tel était votre désir ; toucher est un accès si puissant. Laisser que chaque désir l’emporte, y compris de ne rien en faire, j’ai appris cela.

 

Nous avions suffisamment parlé avant de nous rencontrer, écrit aussi, aimé ça, l’attirance progressive avec les mots, les mouvements internes nouveaux, s’approchant. J’avais aimé aussi votre bouche sèche au téléphone avant notre rendez-vous, votre gêne, votre désir de lenteur et de nous rencontrer, simplement ça, nous voir sans rien vouloir d’autre dans un premier temps. Je vous donnais raison, cette lenteur était contraire à ma nature impulsive, je vous l’admirais même un peu, ne pas vouloir tout tout de suite. Vous aimiez ma voix au téléphone, je savais pourquoi. C’était ces écarts entre nous, dans nos existences, de ce que ça vous faisait, vous attirait, mêlait chez vous excitation et crainte. Je l’avais éprouvé aussi, violemment, une fois, sentant le désir de vous rencontrer monter trop haut.

 

Je m’étais montrée nerveuse avant votre arrivée. Vous l’étiez. Je désirais vous plaire et que vous me plaisiez ; vous aussi. Que ferions-nous de ce qui nous avait séduits jusque-là, cela résisterait-il à nos visages, peaux, corps, leurs façons d’être là ou pas ?

Un instant avant votre arrivée, tout est redevenu très calme. Le désir saurait ce qu’il avait à faire, j’en avais la certitude ; qu’il dise en son nom propre. Consentir n’est pas autre chose, c’est consentir à soi, au désir en soi qui passe et parfois reste, aigu ou doux, ou lent, ou trop violent, à celui parfois inattendu qui s’impose, ou se défausse, ou s’excuse avant de disparaître. Cela je le savais. C’est en le sachant que je suis descendue vous ouvrir, que je vous ai vu dehors, que je vous ai dit de monter puisque vous aviez si froid. Vous avez souri largement. Cette chose-là venant de vous je la reconnaissais, je l’ai reconnue, d’emblée, quelque chose dans le sourire que vous ameniez si largement.

Il n’y avait jamais eu d’homme dans cet appartement que j’habitais depuis peu, jamais d’amant. J’ignorais si vous le deviendriez. J’ai pensé que non dans la cuisine en vous préparant un café à votre arrivée pour vous réchauffer, en parlant avec vous. Je retrouvais nos écarts, ils ne me gênaient pas. J’aimais cette présence simple dans la cuisine, vos sourires. Je n’ai pas éprouvé de désir venant de vous.

Plus tard je vous ai proposé que nous allions marcher, j’y tenais. Marcher avec vous, être dehors. La légèreté est revenue dehors, le plaisir ; nous avons rajeuni peu à peu en filant sous les quais, en explorant les dessous de pontons, jusqu’à se retrouver à peu près au même âge, un peu avant dix-huit ans. Cela nous l’avions en commun ; nous retrouvions peu à peu les plaisirs que nous avions eus dans nos échanges, nous reprenions langue, retrouvions du commun.

Quand je vous ai demandé sur les quais si tout allait bien, quand je vous ai dit je sens chez vous une retenue, qu’y a-t-il ?, je vous l’ai dit avec ce sentiment simple qui se maintenait ; j’aimais que vous soyez là, j’admettais que vous repartiez sans avoir éprouvé de désir pour moi.

Cette décision de vous laisser libre du désir de partir sans m’avoir touchée n’entamait rien à votre gaieté ni la mienne ; j’ai suffisamment reçu déjà et amplement de ces jeux, de ces gestes, suffisamment désiré et éprouvé ; les désirs libres n’ont le goût d’aucun autre, la texture d’aucun. J’avais acheté pour rien au marché la veille une robe italienne en laine très simple très belle si italienne, ajouté simplement des baskets puisque nous allions marcher et un pull en laine, je vous avais prévenu en riant que je ne serais pas en talons, vous aviez dit que vous ne seriez pas endimanché ; je n’avais jamais fait le lien jusqu’à ce message de votre part, du mot avec le jour dimanche. Vous ne viendriez pas en habit de dimanche.

 

L’écart d’âge entre nous me rendait très libre de mes mouvements ; vous laisser le loisir de me désirer ou pas. Ce serait un simple dimanche de début de printemps plein de parfums. Ne rien contraindre nourrissait ces parfums, j’aimais pouvoir le faire ; ne rien contraindre nourrissait ma propre légèreté. On ne désire pas à la place de l’autre. Jamais. C’est une chose que j’avais apprise récemment, définitive. La phrase était venue en une fois, ne m’avait plus quittée. Quelle chance de pouvoir s’en tenir à ça. Savoir quelque chose de son désir à soi, attendre de savoir ce qu’il en sera du désir de l’autre, ne rien pouvoir imposer. Des gestes, éventuellement. Pas du désir. Proposer éventuellement mais attendre de savoir, ne rien décider avant, admettre de ne rien en savoir jusqu’à se que se découvre l’autre désir.

 

Comme vous vous avanciez vers moi et que je vous rejoignais dans le salon, votre corps et le mien ont franchi au même instant l’embrasure de la porte ; j’ai perçu quelque chose de votre buste peut-être avançant vers le mien, ça s’est joué à rien, quelque chose a changé dans l’air, je vous ai vu approcher, j’ai perçu que les parfums changeaient, je n’avais plus de geste, je ne sais plus comment votre bouche est venue se poser à la pliure de mon cou, précisément cet endroit que je préfère entre mille, vous ne le saviez pas ; ah ce baiser de lèvres intouchées jusque-là, cette disparition soudaine de l’écart, cette entrée dans l’eau, ce goût de fruit, cette façon dont les corps n’attendent pas une seconde de plus pour savoir ce qu’ils savent, affronter ce qu’ils affrontent, offrir ce qu’ils offrent, saisir, vouloir et goûter ; puisque vous en avez décidé j’ai cessé de vous protéger de moi. Le désir prime. Seul le désir m’offre cette voie entière, royale, les deux affrontés.

 

Votre bouche à ma nuque, vous l’ignoriez, me faisait franchir instantanément ce qui aurait pu me retenir encore un peu ; les corps savent parfois d’instinct ce que désire cet autre corps, le vôtre était je crois de ces corps d’homme qui savent, votre bouche venait là où tout de moi en premier plierait, c’était sans contraintes, simplement plier, me plier, commencer à cesser de savoir. Je ne me souviens que d’une main, la mienne, soulevant un de vos vêtements, de cette première avancée à la peau. Vous avez dit que ma peau était douce, je me suis demandé encore une fois ce qu’était une peau de femme qui ne serait pas douce, ma main atteignait la vôtre ; ah ce premier posé, l’inégalable. Non plus vous et moi mais peau à peau, cessant de chercher à se reconnaître, se contentant d’admettre la présence.

Nous avons franchi le couloir vers la chambre sans que j’en sache rien. Les mouvements naissaient des mouvements, les désirs des désirs. Les vêtements tombaient. Les bouches ne cessaient pas. Les mains, lèvres, doigts. Passer d’une verticale devenue périlleuse à la sultane horizontale ; reprendre corps, main, odeur. Éprouver cette surface, cette charge, cette ampleur physique, littéralement physique. Cet accord toujours inattendu, imprévisible.

Des maladresses aussi parfois venaient, quelques écarts, des imperfections surgissaient, elles me semblaient sans importance, les corps en leurs demeures, parfois inaboutis, n’entendant pas tout, ne tendant pas suffisamment l’oreille peut-être, nous avions des passés, le flot semblait un peu moins dense. Votre montre n’avait pas quitté votre poignet. Nous avons ri. Vous avez parlé de retard. Vous avez demandé que je vous regarde. Vous avez joui. Vous étiez en retard. Vous vous êtes nettoyé. J’ai remis la robe italienne. Je vous ai raccompagné. La gaieté n’avait pas cessé.

Vous êtes reparti. Plus tard je vous ai envoyé un mot vous remerciant de votre visite, vous m’avez répondu, me remerciant de mon accueil.

 

J’ai choisi de ne pas insister, vous laisser libre d’en dire quelque chose de plus, ou pas. Nous avions eu suffisamment de conversations avant ce dimanche pour vous en savoir capable.

Vous n’avez plus rien dit de la journée. Je me suis demandé si vous auriez pris l’initiative d’envoyer un message après votre départ si je ne l’avais pas fait. Votre sourire pourtant n’avait pas semblé différent sur le pas de la porte tandis que vous repartiez ni le baiser échangé. J’ai opté pour suspendre, ne rien forcer ; je saurais bien assez tôt pourquoi vous n’en disiez presque rien.

 

Je vous ai envoyé le lendemain matin une nouvelle photo de ce bleu très profond que vous aimiez tant, en retournant sur les quais. J’ai ajouté advienne que pourra à la photo, ce sont les mots qui sont venus, j’ai ajouté advienne que désirera ; j’éprouvais quelque chose je crois, j’ignorais quoi. Vous avez répondu presque aussitôt un long message, quelque chose de compliqué, comme sur les quais. Il y était question de différence d’âge dont vous auriez pensé faire fi, de cette maîtresse avant moi que vous ne pouviez oublier, d’autres choses que j’ai effacées presque aussitôt, dont je ne me souviens pas.

Je me souviens de l’arrêt, ce qui s’arrêtait tandis que je découvrais ce que vous veniez d’écrire. Vous arrêtiez vos baisers à mon cou et les miens, vos soupirs vos désirs votre sexe désirant, votre jouissance. Vous l’interrompiez. Vous reveniez sur tout ça. Ce désir auquel m’avait-il semblé vous consentiez pleinement, que je vous avais laissé le loisir d’éprouver ou pas ; auquel je vous avais laissé le loisir de consentir ou pas. Vous vouliez que ça s’efface, que ça n’en soit pas, pas de salon pas d’embrasure, pas de désir, pas de sexe bandé, pas de jouissance, pas de vos mains sur moi en moi, pas de ce baiser léger en se séparant. Vous en reveniez, vous n’en étiez plus. Je me souviens la brève sensation d’un vertige, une perte très brève, très brusque, brutale.

 

Je vous ai répondu avec sécheresse que tout ça vous regardait. C’est le mot qui m’est venu, la certitude. Je n’avais pas à le savoir, ça ne m’intéressait pas, je n’y croyais pas, c’était l’éternelle fiction refaite au retour chez soi, le récit repris, reconfiguré. À avoir consenti, vous ne consentiez plus. De cet homme vous ne vouliez pas. De cette femme vous ne vouliez pas. Et ce n’était plus mon affaire.

Cet écart d’âge dont vous ne saviez que faire, cette ancienne maîtresse dont vous ne saviez que faire ; tout cela ne me regardait pas, ne regardait que vous et vous ne saviez qu’en faire. Ma colère était grande. Vous annuliez votre consentement. Je me retrouvais seule avec le mien. Avec le vôtre aussi peut-être.

 

Je vous ai écrit que tout ça vous auriez dû me le faire savoir lorsque je vous avais posé sur les quais la question de cette retenue que j’éprouvais, venant de vous. J’avais interrogé votre désir, sagement, simplement. Je comprendrais que vous ne me désiriez pas, monsieur ; j’y consentirais, il suffit que vous me le fassiez savoir. Mais vous n’aviez pas voulu de cet effacement simple, vous aviez voulu de désir qui quand même vous traversait.

Au moment que vous veniez en moi, vous m’aviez dit n’avoir rien prévu, aucune protection, rien apporté pour ça. Dans un de vos derniers messages avant que nous nous rencontrions, vous aviez évoqué en effet que ce dimanche serait une simple rencontre, un temps simplement pour se voir, faire connaissance, dont vous auriez personnellement besoin.

J’avais ri couchée près de vous de cette impréparation, l’avais trouvée charmante. Il me restait peut-être quelque chose comme ça d’un ancien déménagement. J’étais touchée que vous n’ayez rien prévu. Venu les mains dans les poches. Une absence d’intention qui me plaisait. Le désir, alors, était bien venu de lui-même.

 

C’est ce désir que dans votre message vous tentiez d’effacer. Je comprenais ce que vous faisiez. Vous tentiez d’annuler quelque chose, de me dire que vous n’en aviez pas voulu, de me blesser. Vous ajoutiez une phrase disant que vous ne souhaitiez pas me blesser. Une négation. Le geste et sa négation.

Je me suis demandé si vous m’auriez envoyé un message en l’absence du mien. Peut-être pas après tout. Vous aviez dû rentrer chez vous et retrouver l’homme que vous aviez laissé chez vous en venant me rejoindre. Cet homme avait dû être surpris par celui qui revenait, le désir qui l’avait traversé, la jouissance qui avait été la sienne.

J’ai coupé court. Très net. Très sec. Effacé les messages.

Vous refusiez de consentir au désir qui vous avait traversé, qui avait primé, que vous aviez fait naître également et auquel devant moi vous aviez consenti. Vous le retourniez contre moi en quelque sorte, comme souvent ceux et celles se refusant à consentir à eux-mêmes. Oui il y avait cet écart entre nous que vous connaissiez et il pouvait interrompre votre désir. Je vous en avais laissé libre, je le connaissais. Il ne me regardait pas, ne regardait que vous ; que vous le vouliez ou pas. Et c’est de cette liberté que vous veniez me demander des comptes.

 

Avez-vous eu peur de ressembler à cet homme désirant la femme que je suis malgré cet écart entre nous ? Pris de doute après cette jouissance, avez-vous eu besoin de l’annuler ? N’est-ce pas simplement à vous que vous ne consentiez pas, cet homme que vous découvriez désirant cette femme malgré nos écarts.

Ce sont ces écarts qui vous avaient attirés, que vous étiez venu chercher, c’est pour ces écarts que vous étiez venu me chercher, vous aviez dit de moi « vous n’êtes pas comme les autres c’est agréable ». C’est votre écart que vous cherchiez, de l’écart avec vous-même, avec cet homme dont plus tard j’ai su qu’il ne vous convenait plus. M’auriez-vous désirée si vous n’aviez désiré cet espace que vous franchissiez, cet interdit de vous à vous, ce tu ne vas tout de même pas te lancer avec cette femme.

 

De ce désir je ne voulais pas, dit en substance celui ou celle qui après-coup se rétracte, tentant d’annuler son élan, ce qu’il contenait, le faisant à l’encontre de celui ou celle qui le suscita.

Coupable, il ou elle devient de l’avoir suscité. Regardez-vous, comment vous aurais-je désirée.

 

Vous l’avez laissé entendre lors de notre toute dernière et très brève conversation, lorsque ma colère fut moins grande, que je vous ai demandé pourquoi vous étiez venu vers moi à la porte. Votre réponse fut évidemment que vous ne le saviez pas. C’est la raison même pour laquelle vous avez cessé de consentir à vous-même ; non bien sûr vous ne saviez pas, vous aviez laissé faire l’instinct, tenté de reprendre le contrôle ensuite. Il y a eu du désir bien sûr, avez-vous ajouté. J’ai ri : oui, j’ai vu votre désir en effet. Comment être cet homme désirant cette femme ne correspondant pas aux critères censés l’emporter dans la vie d’un homme comme vous. Vous avez évoqué au téléphone cette boule dans le ventre, toutes ces inconnues face à vous, cet inconnu face à vous, votre voix redevenait sèche ; c’est à cet inconnu que vous n’avez pas consenti.

 

Ce n’est pas moi qu’il fallait regarder pour comprendre ce qui avait failli. C’est vous que vous ne vouliez pas voir me désirant. C’était votre désir pour moi qui vous changeait, cet homme me désirant qu’il vous a fallu annuler, auquel vous ne pouviez consentir.

 

À mon désir pour vous j’avais consenti, à votre désir pour moi également malgré écarts et maladresses de votre part et de la mienne, quelque chose dans votre main saisissant la mienne fermement pour descendre l’escalier vertigineux des quais, quelque chose dans le sourire sans contrainte que vous m’aviez adressé devant la porte, quelque chose dans votre curiosité, votre crainte de me rencontrer, quelque chose dans ce qui sans cesse alimente en moi ce désir d’un autre, là, différent, à part, dans cette chair si résolument sienne.

 

Je me suis retrouvée seule, après votre retrait, à consentir au désir qui nous avait traversés. C’est la trace que vous souhaitiez me laisser. Je devenais la trace de ce passage, de ce mutuel consentement, vous ayant retiré le vôtre ; c’est ce que vous avez fait. Je ne désirais pas retirer le mien, il avait été réel, j’avais aimé le vôtre également. J’ai détesté que vous disiez : cela n’en était pas, je n’y consens pas, à cet homme que j’ai été avec vous, que vous avez fait de moi, que vous rencontrer a fait de moi, comme à cette femme que j’ai fait de vous. Consentir à soi n’est pas un sacrifice ou alors sacrifier ce qui contrevient à ce consentement à soi qu’offrent désirs et jouissances, dans le sexe et ailleurs. Consentir à quitter sa ville natale, sa terre natale, sa vocation présupposée, sa névrose, son anxiété. Consentir à soi peut être un deuil à faire ça et là d’images. Vous auriez consenti, le lendemain, si mon image avait coïncidé à celle d’une femme que vous auriez pu désirer. Il ne s’agissait pas même d’un écart d’âge. Il existe des consentements préétablis pour toutes les formes de couple. Il m’aurait fallu sans doute plus de talons de jupes de rouge aux lèvres de cheveux plus bruns, plus durs, alors ce que vous êtes n’aurait pas eu à douter, l’image était déjà prête, établie, votre consentement n’aurait pas eu à rougir de lui-même.

 

C’est tout l’enjeu du consentir, bien plus puissant que prévu. Non pas de consentir au désir de l’autre, même si ça fait pour soi question, mais au sien propre. Consentir à désirer. Être celui ou celle désirant cet autre. Parfois ne pas tout à fait s’y reconnaître, consentir à ce trouble, cette perte légère, cet écart ; cet égard aussi, un égard pour soi.

Consentir à ne pas désirer aussi. À son désir comme à son non-désir. École exigeante. Éthique pour soi. Consentir à son désir, consentir à soi, voie royale d’un consentir vers l’autre, pour soi, mais possiblement rocailleuse, alpiniste, se découvrir des désirs autrefois inconcevables, inaudibles, voire irreprésentables, découvrir que ce corps incertain devant soi, travaillé par l’âge est pourtant désirable, que cette chair dont les mains et le sexe veulent, l’image de soi dans le miroir des autres la rejetterait volontiers.

 

Vous m’avez laissée seule témoin finalement de nos consentements ; vous m’en avez laissée seule comptable, seule juge, gardienne presque ; chez moi désormais persistait votre trace, vous aviez emporté le reste, effacé peut-être. L’homme qui ne consentit pas à lui même, à son sexe désirant, à sa bouche effleurant, à sa main pénétrant. On ne désire pas à la place de l’autre. On ne consent pas non plus pour lui, pour elle, son désir, son regret, son remords, son je ne voulais pas, son j’en voudrais encore, son qu’avez vous fait de moi, son vous n’auriez pas dû.


Dominique Sigaud

Écrivain, reporter

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